1 – L’Indo-Européen reconstruit
Les concordances régulières entre leurs déclinaisons nominales, leurs conjugaisons verbales, leurs suffixes de dérivation, et une part notable de leurs vocabulaires prouvent l’existence d’une parenté entre les langues dites Indo-Européennes, c’est‑à‑dire celle d’une langue commune qui s’est différenciée et dont les parlers ont divergé d’abord sur place, sous la forme d’ondes d’innovations, puis, à la suite de migrations, sous la forme de scissions que figure l’arbre généalogique, avant de donner naissance à de nouvelles langues communes, selon le schéma universel de l’évolution des langues, qu’on retrouve par exemple avec le latin et les langues romanes qui en sont issues.
2 – L’Indo-Européen «attesté»: l’hydronymie vieil européenne
Les noms de cours d’eau des régions du centre de l’Europe, de la Baltique aux îles britanniques, à l’Italie et à l’Espagne, avec des prolongements asiatiques, présentent une forme unitaire qui n’est pas celle de telle ou telle langue Indo-Européenne, mais qui représente une attestation directe de l’indoeuropéen commun encore indifférencié. Sur ce vaste territoire, qui sera notamment celui des langues baltiques, germaniques, celtiques, italiques on trouve des noms de cours d’eau identiques: tirés d’un nom de l’eau, la Vézère et la Weser ‑ le Var et le Wôrnitz allemand, le Salon et la Saale allemande; tirés d’un nom du flot: le Drac, le Drau et le Dravos, affluent du Danube, tirés d’un nom de la source: les Avance, Avançon, Avenchet et les Avantia, Aventio d’Italie; tirés d’un nom du lit du cours d’eau: l’Amance, les Amantia d’Italie et l’Ems; tirés d’un qualificatif, «blanc»: l’Aube et l’Elbe, l’Argence, l’Argençon et les *Argentia d’Allemagne, l’*Argenti d’Irlande.
Les plus notables des prolongements asiatiques sont le nom de l’Avanti indienne, qui correspond aux Avance, etc., et celui de l’Indus, vieil‑indien sindhu‑, apparenté à celui du Sinn affluent du Main, et du Shannon irlandais; mais leur faible proportion montre qu’il ne s’agit que de l’application de noms anciens à de nouveaux cours d’eau.
Le statut privilégié de l’hydronymie s’accorde avec la théorie de Boettcher (1999) selon laquelle les premiers Indo-Européens, «vikings de l’âge de pierre», se seraient introduits en Europe en remontant les cours d’eau à partir de la mer du nord.
3 – De l’Indo-Européen aux Indo-Européens
Toute langue a des locuteurs: ceux qui la parlent. Ces locuteurs constituent le plus souvent un peuple. Les deux seules exceptions sont celles des langues «véhiculaires» qui servent à plusieurs peuples et les langues mixtes (sabirs, créoles) qui servent à une population mélangée. Ces deux situations sont manifestement inapplicables à l’Indo-Européen: les sabirs et les créoles qui en sont issus ont un système morphologique rudimentaire et souvent flottant. Les langues véhiculaires servent uniquement à communiquer avec l’étranger; chacun des peuples qui l’utilisent conserve sa propre tradition, liée à sa langue nationale, alors qu’il existe une «tradition Indo-Européenne».
4 – La notion de «tradition Indo-Européenne»
Cette notion recouvre un ensemble de concordances entre formules, entre groupes de notions, entre conceptions spécifiques; des images, des symboles, des pratiques, des institutions peuvent leur correspondre.
4.1 – Le formulaire
Plusieurs centaines de concordances rigoureuses entre formules représentées dans plusieurs langues Indo-Européennes ont été identifiées depuis 1850, où l’a été celle de la «gloire intarissable». Une première synthèse publiée par Rüdiger Schmitt en 1967, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit (Wiesbaden: Otto Harrassowitz) fait l’historique de la recherche (ch. 1) et passe en revue les thèmes principaux qui figurent dans les formules reconstruites: d’abord la gloire «notion centrale de la poésie héroïque indo‑européenne» (ch. 2), les autres traces de la poésie héroïque (eh. 3), la poésie mythologique (ch. 4), la poésie sacrale (ch. 5), diverses concordances phraséologiques (ch. 6), les éléments formels de la langue poétique (ch. 8), le poète et son œuvre (ch. 9); c’est ici qu’on trouve la célèbre concordance formulaire relevée en 1878 par Firaniste James Darmesteter dans laquelle le nom de la parole figure comme complément du verbe *teks «charpenter», lointaine origine de notre désignation du texte. L’ouvrage se termine par quelques indications sur la métrique Indo-Européenne (ch. 10). Le rôle de ces formules traditionnelles est double: elles expriment les idéaux, les valeurs, les préoccupations majeures; elles servent de matériau pour la composition dite «orale et formulaire» des poèmes.
4.2 – Les groupes de notions
Il s’agit d’associations d’idées qui constituent le résumé d’une vision du monde, ou celui d’un discours et le schéma d’un type de comportement, à la façon des «devises».
Les trois fonctions (Georges Dumézil): groupement de trois notions, souveraineté magique et religieuse, guerre, production et reproduction, qui n’ont pas d’expression fixée dans la langue, mais dont le groupement est attesté dans une foule de textes (histoire légendaire inventée à partir d’elles, apologues trifonctionnels, comme le jugement de Pâris), de structures (triades divines, panthéons ternaires) et d’institutions (les trois castes des Indo‑Iraniens et des Celtes, les trois ordres de l’Occident médiéval).
Avant de symboliser les trois fonctions, les trois couleurs, blanc, rouge et noir, ont eu leur signification propre, de nature cosmique (§ 8).
Pensée, parole, action: trois notions fréquemment associées dans l’Avesta, dans l’Inde classique, en Grèce, et dans plusieurs autres domaines, l’expression de ces trois notions est en partie fixée, comme celle des formules.
Le rôle de ces groupes de notions est analogue à celui du formulaire: elles servent à la fois à exprimer des préoccupations majeures (la hiérarchie des fonctions) et à fournir une trame narrative (les portraits de héros fondés sur la triade pensée, parole, action).
Certains groupes de notions se présentent à l’occasion comme des formules : ainsi traverser l’eau de la ténèbre hivernale, dont les attestations consistent soit en récits fondés sur ces quatre notions (la traversée d’une étendue d’eau, la nuit, en hiver) soit en expressions à caractère formulaire.
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Jean Haudry
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