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  • Les dessous de la contestation fiscale

    Il n’est désormais question dans la presse que de « ras l’bol fiscal », de « matraquage fiscal », voire d’« assommoir fiscal ».

    Le quotidien Les Echos dont je suis un fidèle lecteur, car c’est le journal de référence en économie et qu’il est remarquablement informé, n’y échappe pas. Voici quelques titres de « Une » : le 14 octobre, « Impôts : le cri d’alarme des banques », et en sous-titre « Leur taux d’imposition bat des records ». Le 9 octobre : « Le ras-le-bol fiscal mobilise 2.000 patrons à Lyon », le 8 octobre : « L’impôt sur les sociétés porté à un niveau record ». Le 10 octobre, Eric Le Boucher, éditorialiste, affirme que « l’impératif budgétaire écrase tout, jusqu’au bon sens ». Le 17 octobre, Xavier Fontanet, chroniqueur (et professeur à HEC) parle de « l’effarante montée des impôts » qui « assomment les assujettis », reprenant ainsi un thème qu’il avait déjà développé les 3 et 10 octobre où il proposait d’aligner la dépense publique française (56 % du PIB) sur la moyenne OCDE (45 %). Edouard Tétreau, autre chroniqueur régulier, dénonce le 9 octobre les « faux emplois subventionnés à profusion et de moins en moins qualifiés, financés par des taxes sans fin ».

    Mais le champion toute catégorie, véritable sniper tirant sur tout impôt qui bouge, c’est Jean-Francis Pécresse, dont tous les éditoriaux depuis un mois et demi portent sur ce thème. Ainsi, le 9 octobre, il écrit : « quand 2 % des ménages acquittent à eux seuls 40 % du produit de l’impôt sur le revenu – eux qui ne perçoivent que 13 % des revenus -, la moindre hausse de la pression fiscale a des effets d’éviction passifs. »

    L’affirmation de Jean-Francis Pécresse sur la part de l’impôt (sur le revenu) acquitté par les 2 % les plus aisés n’est pas fausse. Elle est seulement insuffisante. Car ce cinquantième le plus riche de la population – 1,3 millions de personnes, 600.000 ménages – détient aussi un quart du patrimoine total et, s’il payait en 2011 en moyenne 38.000 € d’impôt (sur le revenu et l’habitation) par an et par ménage, c’est parce que son revenu avant impôts était en moyenne de 300.000 €. Après impôts, il lui restait donc, en revenu disponible, 262.000 €, un peu plus de 20.000 € par mois. Soit 8 fois plus que le ménage moyen, et 25 fois plus que chacun des ménages du dixième le plus pauvre.

    J.-F. Pécresse préférerait-il que l’impôt pèse sur ce dixième le plus pauvre (mais à eux tous, ces pauvres n’ont pas de quoi payer moitié de l’impôt et il ne leur resterait rien pour vivre) ? Ou même, peser d’un montant égal sur chacun des ménages (chacun verrait alors son revenu annuel amputé de 2.200 €) ? Que les 2 % les plus riches payent 3 fois plus d’impôts que leur part dans le revenu disponible des ménages ne me paraît pas anormal : c’est l’objet même d’un impôt progressif. Est-ce trop ? Je ne le pense pas. Mais sans doute, si j’étais dans ces 2 %, mon appréciation rejoindrait celle de J.-F. Pécresse. Au fond, y a-t-il un seul ménage en France qui ne se trouve trop imposé par rapport aux autres ?

    Ceci dit, les prélèvements obligatoires augmentent, c’est vrai : en 2014, ils devraient représenter 46 % du PIB, contre 43 % en 2008 [1]. Soit un des plus hauts niveaux de l’Union européenne (avec le Danemark). Mais si, dans l’OCDE, les dépenses publiques sont moindres qu’en France, cela tient essentiellement au fait que certaines dépenses – en matière de santé, d’éducation ou d’assurance vieillesse – sont nettement moins socialisées qu’en France.

    Par exemple, selon l’OCDE, 77 % des dépenses de santé sont couvertes par les prélèvements obligatoires en France, contre 48 % aux Etats-Unis. Même chose pour les retraites publiques : elles pèsent 6 % du PIB aux Etats-Unis, 12 % en France. Ces deux seuls postes représentent donc, pour les Etats-Unis, une « économie » apparente de dépenses publiques de l’ordre de 10 % du PIB. Mais en contrepartie, les ménages doivent en assumer la charge sous forme de dépenses privées qui réduisent d’autant leur niveau de vie effectif.

    Contrairement à ce que laissent penser les partisans d’une baisse drastique de la dépense publique, celle-ci devrait donc porter essentiellement sur la protection sociale. Certes, on peut sans doute réduire quelque peu la dépense publique sans toucher à la qualité des services publics, notamment en réduisant le fameux « mille-feuilles administratif ». Mais ne nous leurrons pas. Les économies possibles dans ce domaine portent au plus sur 2 à 3 points de PIB [2] : au-delà, c’est forcément la qualité des services publics qui se dégraderait. Selon la comptabilité nationale, hors protection sociale et santé, la dépense publique française représentait 24 % du PIB en 2012 (dont 6 % pour l’enseignement), une proportion similaire à celle des autres pays de l’OCDE.

    En revanche, nos dépenses sociales (protection sociale et santé), représentent 32 % du PIB, contre 22 % dans l’ensemble de l’OCDE. Dans le domaine de la santé et de la retraite, une part des dépenses plus élevée qu’ailleurs est socialisée. Ce qui permet de réduire les inégalités et d’assurer à peu près à tous un accès aux soins et à une retraite acceptable. Si les dépenses publiques dans ces deux domaines étaient réduites de 10 points de PIB, elles ne disparaîtraient pas, mais seraient transférées aux ménages, et la partie la plus modeste d’entre eux ne pourrait sans doute pas les assumer, ce qui réduirait leur accès aux soins et à une retraite décente.

    Certes, en théorie, réduire de 10 points de PIB les prélèvements obligatoires finançant la santé et les retraites, serait une opération blanche : par exemple, le salaire net serait majoré du montant des cotisations qui ne seraient plus prélevées sur le brut, ce qui permettrait de cotiser à des organismes privés assurant les mêmes garanties. Passons sur le fait que ces organismes privés, en concurrence, seraient sans doute plus coûteux (les frais de gestion de l’assurance maladie publique en France sont, proportionnellement, cinq fois moins coûteux que ceux des complémentaires santé). Car ce n’est qu’un aspect secondaire du problème.

    En fait, si la partie la plus aisée de la population met en cause la protection sociale, c’est que celle-ci comporte un aspect redistributif relativement important, même dans sa partie « assurantielle » (comme les retraites ou la santé). En gros, les couches populaires (le dernier tiers de la population) payent nettement moins pour leur protection sociale qu’elles ne perçoivent, tandis que c’est l’inverse dans le tiers le plus favorisé de la population. Et ce caractère redistributif (présent dès la création des « assurances sociales » en 1945) s’est accentué au fil du temps, en bas de l’échelle par le biais de cotisations de plus en plus réduites pour les plus modestes (exonération de CSG pour les plus pauvres, fortes réductions de cotisations patronales pour les salaires proches du Smic), et de financements de plus en plus élevés pour les mieux lotis (plafonnement du quotient familial, mise sous condition de ressources de certaines prestations familiales, hausse des prélèvements sociaux sur les revenus de placement, etc.).

    Ce tiers favorisé accepte de moins en moins de payer pour les autres et, du coup, la protection sociale qui repose largement sur des formes plus ou moins accentuées de mutualisation (très forte pour l’aide sociale, forte pour les prestations familiales et la santé, moindre pour les retraites) est aujourd’hui au cœur de la contestation fiscale. Les pigeons, poussins et autres volatiles s’estiment plumés, ils le disent haut et fort, et ce discours trouve un écho même dans les couches moyennes (le tiers central de la distribution), voire populaires, qui ont tendance à s’estimer victimes également, mais au bénéfice des immigrés, ce qui fait les affaires du FN.

    La question de la dette publique, on le voit, dépasse beaucoup en réalité l’aspect comptable apparent, et met désormais en jeu la cohésion sociale tout entière. Dénoncer le « matraquage fiscal », en réalité, c’est refuser la solidarité.

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    Notes :

    [1] Les recettes non fiscales – revenus du domaine public, remboursement de prêts publics, participation des ménages à certaines dépenses publiques comme les inscriptions à l’Université ou en bibliothèque municipale par exemple – représentent chaque année entre 7 et 8 % du PIB, si bien que 56 % de dépenses publiques devraient être couvertes par 49 % de prélèvements obligatoires (au lieu de 46 % actuellement) pour qu’il n’y ait pas de déficit public. Un « détail » qu’omet Xavier Fontanet dans sa chronique.

    [2] Ce qui, entre parenthèses, signifie que la suppression du déficit public (actuellement de 4,5 % du PIB) ne peut passer que par une hausse des prélèvements, et pas seulement par une baisse des dépenses, sauf à retrouver rapidement un rythme plus élevé de croissance économique sensible (1 point de croissance économique engendre 0,5 point de PIB de recettes publiques), soit, à défaut, à faire porter la hache sur la protection sociale (retraites notamment).

    Denis Clerc

    http://fortune.fdesouche.com/330071-les-dessous-de-la-contestation-fiscale#more-330071

  • « La Grande Séparation » d’Hervé Juvin

    « La solidarité ne peut exister que dans de véritables communautés ; la planète uniformisée et atomisée que Jacques Attali appelle de ses vœux serait un enfer dans lequel la cupidité anonyme règnerait sans limites. »
    Après « Le Renversement du monde », Hervé Juvin publie un nouveau livre majeur : « La Grande Séparation ». Il y analyse le recul de la mondialisation, le retour des frontières, la montée des affirmations identitaires. Un essai brillant et documenté et pourtant aussi plaisant à lire qu’un roman. Un roman de l’identité. Bruno Guillard en livre ici l’analyse en parallèle avec celle de « La Conquête sociale de la terre », d’Edward O. Wilson, qui montre l’importance de la socialité pour l’humanité. Compte tenu de son importance Polémia reviendra sur l’ouvrage d’Hervé Juvin dont nous ne pouvons que vivement conseiller l’achat à nos lecteurs.
    Polémia.
    Hervé Juvin vient de publier le troisième ouvrage d’une trilogie dont les deux premiers étaient intitulés L’Avènement du corps et Produire le monde ; cet ouvrage est intitulé La Grande Séparation et est une ode à la diversité du monde naturel en général et humain en particulier. Cet ouvrage est particulièrement bienvenu à un moment où les sociétés occidentales tendent à détruire le premier et à unifier le second.

    Comment peut-on être de Guémené (*) en 2013 ?

    C’est sur cette interrogation, qui peut surprendre, que s’ouvre ce livre dérangeant et important. En effet, comment peut-on se réclamer d’un terroir et d’une tribu en ces temps de nomadisme ? Comment peut-on préférer, parmi tous les terroirs magnifiques que compte notre planète, l’un d’entre eux en particulier et comment peut-on avoir besoin de cultiver des liens privilégiés avec les indigènes de ce terroir en ces temps d’individualisme obligatoire ? Contrairement à ce que disent en boucle les chantres de la mondialisation heureuse, l’enracinement dans une communauté n’est pas haine de l’autre mais il établit une distinction qui seule est à même de permettre la solidarité ; car, comme l’a bien compris le philosophe Jean-Claude Michéa, la solidarité ne peut exister que dans de véritables communautés ; la planète uniformisée et atomisée que Jacques Attali appelle de ses vœux serait un enfer dans lequel la cupidité anonyme règnerait sans limites.

    Il est évident que la division de l’humanité en communautés dotées de leurs propres cultures et de leurs propres intérêts est susceptible de générer des conflits mais, comme l’a écrit Claude Lévi-Strauss, c’est le prix à payer pour maintenir la diversité humaine. Par ailleurs, l’argument des mondialistes qui affirme que la paix éternelle et universelle impose la création d’un Etat mondial ne vaut rien parce qu’un tel Etat supprimerait sans doute les guerres inter-étatiques mais non les guerres civiles, lesquelles sont les plus dures. En fait, l’unification mondialiste ne peut venir à bout du conflit, lequel est au cœur de notre nature. La suppression des frontières étatiques ne marque pas la fin des conflits de nature économique, sociale, religieuse ou ethnique et, quand les Etats historiques disparaissent, de nouvelles tribus se forment, en général sur des bases ethniques ou religieuses. L’organisation du monde sur la base d’Etats souverains telle que nous l’avons connue au cours des derniers siècles a permis une diminution importante de la mortalité guerrière par rapport aux périodes antérieures, comme l’a montré Jean Guilaine dans son livre intitulé Sur le sentier de la guerre.

    Le Même et l’Autre

    Une des caractéristiques principales de la civilisation occidentale réside dans son refus de l’Autre, dans sa volonté d’imposer la Mêmeté ; mais cette obsession de l’uniformisation est une autre forme du racisme, un racisme qui nie l’Autre et qui lui impose de se fondre dans le Même.

    Le livre d’Hervé Juvin est un plaidoyer en faveur de l’Autre, de tous les Autres, un plaidoyer en faveur de la différence et de la pluralité. Ce livre, qui est consacré à la problématique essentielle du XXIe siècle, universalisme versus pluralité, est une vraie bouffée d’air frais et le signe d’un changement qu’il décrit. L’humanité a goûté au cosmopolitisme pendant quelques décennies et en a déjà fait le tour ; elle a constaté tout ce que cette idéologie avait de pervers. Hervé Juvin lève le voile sur ses fondements véritables qui sont tout sauf désintéressés : « La proclamation d’une ère post-nationale, les agressions organisées contre les nations européennes et les peuples du monde ont le même objectif : assurer à la révolution capitaliste la maîtrise d’un monde unique et d’une société planétaire d’individus à disposition. »

    La grande séparation

    Il y a deux façons d’envisager la grande séparation : celle des oligarques mondialistes, qui séparent les hommes verticalement – dirigeants de l’ordre libéral mondialisé d’une part, exécutants de l’autre, eux-mêmes séparés en sous-catégories plus ou moins éloignées de la caste dirigeante ; et il y a celle des partisans d’une anthropologie pluraliste, qui sépare horizontalement l’humanité en communautés « organiques ». La deuxième façon de séparer, qui est celle que promeut Hervé Juvin et qui participe de ce qu’on peut appeler la cause des peuples (il écrit : « Il faut inverser radicalement la proposition des droits de l’homme : les droits des peuples d’abord, comme la conférence d’Alger les avait affirmés en 1974, les droits de l’individu ensuite »), présente deux avantages : elle permet la pratique d’une vraie solidarité et la satisfaction de notre besoin d’identité. Quant à la première, elle permet de satisfaire l’égo de certains mais elle mène à l’anomie car, comme l’écrit Hervé Juvin : « L’anomie qui guette nos sociétés en voie de décomposition ethnique, morale et sociale rapide n’est pas un dommage collatéral de l’avènement de l’individu, du constructivisme juridique et de la primauté de l’économie. Elle en est une composante essentielle ». Elle mène aussi, du fait de l’affaissement des solidarités, à l’injustice et à la montée des inégalités, comme nous le constatons depuis trente ans.

    Ces deux modes de séparation sont présents simultanément : d’un côté, les firmes transnationales sont de plus en plus puissantes, les organisations néo-libérales (OMC, FMI, Banque mondiale) et les oligarchies régionales qui leur sont liées continuent d’appliquer leur programme visant à l’éradication des Etats historiques, tout particulièrement en Europe où l’organisation de Bruxelles continue sa marche frénétique vers l’atomisation des peuples ; d’un autre côté, on constate une augmentation permanente du nombre des Etats et des résurgences de plus en plus fréquentes d’identités ethniques ou religieuses. Il y a aussi une renaissance des patriotismes traditionnels ; ainsi en Europe, le choc de la mondialisation imposée par Bruxelles a provoqué la naissance de révoltes patriotiques et anti-européistes qu’on ne croyait plus possibles depuis 1968.

    L’apport de la psychologie évolutive

    Les spécialistes de psychologie évolutionniste tels qu’Edward O. Wilson (il fut le créateur de ce qu’on appela la sociobiologie), qui vient de publier un livre intitulé La Conquête sociale de la terre, nous disent que notre nature est profondément tribale et territoriale ; notre nature tribale est liée au fait que nos ancêtres ont évolué principalement sous l’effet d’une sélection de groupe et secondairement seulement sous l’effet d’une sélection individuelle. Cette évolution à plusieurs niveaux explique que nous soyons toujours tiraillés entre altruisme et égoïsme : l’altruisme, qui est une conséquence de la sélection de groupe, est une dimension essentielle du tribalisme parce qu’il induit une forte cohésion de la tribu face aux tribus concurrentes ; tandis que l’égoïsme permet seulement aux membres de cette tribu de tirer le meilleur parti de leur appartenance à celle-ci. Edward Wilson insiste sur le fait que le succès évolutif de l’humanité tout comme celui des fourmis repose sur le fait que ces espèces ont évolué vers la socialité dont l’altruisme tribal est le fondement principal.

    Wilson écrit dans ce livre : « L’altruisme authentique est fondé sur un instinct biologique pour le bien commun de la tribu, mis en place par la sélection de groupe et qui a permis aux groupes d’altruistes dans la préhistoire de l’emporter sur les groupes d’individus désorganisés par l’égoïsme. Notre espèce n’est pas celle de l’homo economicus ». Notons que du fait que la sélection de groupe a prévalu sur la sélection individuelle, nous sommes des êtres avant tout sociaux comme l’avait bien compris Aristote. Cela permet de récuser l’anthropologie individualiste qui est commune à tous les libéraux de droite et de gauche ainsi qu’aux individualistes de tendance collectiviste. Les histoires d’individus solitaires se réunissant après avoir passé contrat sont des fables sans fondement ou de pures constructions intellectuelles n’ayant aucun rapport avec le réel.

    Nous pourrions écrire beaucoup plus longuement sur l’ouvrage, riche et dense, d’Hervé Juvin que tous ceux qui refusent l’unification, l’uniformisation et la mise à sac de notre planète trouveront du plaisir à lire. Quant à celui d’Edward Wilson, il marque un tournant dans l’avancée de la psychologie évolutive.

    Bruno Guillard, 25/10/2013

    (*) Guémené-Penfao, d’où est originaire Hervé Juvin, est une commune de Haute-Bretagne située tout au nord du département de Loire-Atlantique dans ce que les indigènes, dont je suis, appellent le Pays de la Mée.

    Hervé Juvin, La Grande Séparation/ Pour une écologie des civilisations, Gallimard collection Idées, 10/10/2013, 400 p.

    Edward O. Wilson, La Conquête sociale de la terre, Flammarion.

    http://www.polemia.com/la-grande-separation-dherve-juvin/

  • Sahel : une guerre islamiste très algérienne (arch 2010)

    LES otages français du Sahel - dont une vidéo censée attester qu'ils sont toujours en vie, a été diffusée le 30 septembre par Al Jezirah et aussitôt reprise par toutes les télévisions - sont des pierres qui cachent l'étendue du désert. En réalité des pays, qui furent d'anciennes colonies de Paris, sont jugés faibles par une mouvance islamique se réclamant d'Al Qaïda. Cette déstabilisation se heurte aux intérêts énergétiques de la France, notre nucléaire ayant besoin de l'uranium de cette région et donc de régimes amis. Il y a bien objectivement conflit d'intérêts.
    LA CRÉATION D'UN CALIFAT DES SABLES
    Le tout compliqué par des trafics et peut-être l'arrière-pensée des islamistes de créer un califat des sables leur permettant de partir à la conquête du pays d'où ils ont été partiellement chassés, l'Algérie, tout en continuant leur guerre contre le roumi haï.
    Ces islamistes sont liés à l'Algérie, leur guerre au Sahel est contre les intérêts français et elle est destinée à se donner les moyens de revenir en force sur le théâtre algérien. Une sorte de guerre islamiste d'Algérie exportée au Sahel sur fond d'uranium et de participations à la lutte américaine contre la nébuleuse terroriste islamiste. La France est devenue le gendarme auxiliaire américain de cette région de l'Afrique.
    Dans la nuit du 15 au 16 septembre, cinq Français dont un Antillais, un Togolais et un Malgache, collaborateurs des sociétés françaises Areva et Satom (groupe Vinci), ont été enlevés à leur domicile à Arlit, dans le nord du Niger. L'enlèvement a été par la suite revendiqué par Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) qui a précisé qu'elle ferait parvenir ultérieurement des « demandes légitimes » à la France. Le ministre français de la Défense Hervé Morin a ouvert la porte dès le jeudi 23 septembre à une forme de négociation, déclarant que la France espérait « pouvoir entrer en contact avec Al-Qaïda ». La France avait déjà privilégié, malgré des critiques, la voie de la négociation, directe ou indirecte, dans l'affaire de l'enlèvement d'un otage français au Mali, Pierre Camatte, relâché fin février par Aqmi qui avait obtenu la remise en liberté par Bamako de quatre islamistes. Mais cette stratégie n'avait pas été possible, selon les autorités françaises, pour l'ingénieur septuagénaire Michel Germaneau, dont Aqmi a annoncé l'exécution fin juillet, en représailles à un raid franco-mauritanien au Mali, au cours duquel sept djihadistes avaient été tués.
    Le groupe nucléaire français Areva est au centre de la tempête des sables. Il a fini par obtenir gain de cause au Niger. Début janvier 2009, il a signé avec le gouvernement de Niamey une convention lui permettant d'exploiter le gisement d'uranium d'Imouraren, le plus grand d'Afrique et le deuxième au monde (le premier est celui de Olympic Dam en Australie).
    PRISES D'OTAGE ET MENACES SONT MONNAIE COURANTE
    Le Niger est incapable de garantir sa souveraineté nationale et partant d'assurer l'exploitation des gisements d'Arlit face aux coups de boutoir répétés des islamistes d'Al Qaïda au Maghreb. D'où l'appel à des sociétés de sécurité privées mais apparemment ces dernières recrutent sur place des éléments infiltrés ou peu sûrs. Des prises d'otages et des menaces en tout genre se répètent épisodiquement donc dans cette 'zone de non-droit. Certains y voient, notamment en Algérie, la main de la France et un prétexte pour intervenir plus directement.
    Et revoilà la France accusée de s' immiscer dans les affaires intérieures d'un pays, le Niger, voire le Mali ou cette fois l'allié mauritanien, qui constituent stratégiquement le ventre mou d'une immense région aux ressources fabuleuses devenues également un enjeu stratégique. Les enlèvements fourniraient donc à la France le prétexte d'intervenir militairement dans cette zone et de protéger ainsi son accès aux mines d'uranium, la majorité des réacteurs nucléaires français étant alimentés par l'uranium du Niger.
    Il semble bien que la nébuleuse tente de profiter de la présence énergétique française pour tenter de recruter. Mais cette nébuleuse qui a ses racines historiques en Algérie est très difficile à cerner, à évaluer et semble pour le moins divisée.
    UN PERSONNAGE CLÉ : L"'ÉMIR" ABDELHAMID ABOU ZEID
    Abdelhamid Abou Zeid, qui a indiqué le 22 septembre qu'il avait dirigé l'enlèvement de cinq Français la semaine précédente au Niger, est un nom cité dans toutes les affaires de rapt d'Occidentaux au Sahel depuis trois ans. Le parcours de cet "émir" de 44 ans illustre bien l'évolution de la guérilla islamiste en Algérie depuis l'arrivée au pouvoir du président Bouteflika en 1999. Natif du Sud-est algérien, frontalier de la Tunisie, connu pour sa tradition rigoriste, il a rejoint le maquis dès les premières années de l'insurrection islamiste armée en 1992. En 2000, il évolue sous les ordres d'un chef islamiste déjà fameux, Abderezak El Para, au sein du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC).
    Cette organisation refuse alors la concorde civile, offre de grâce amnistiante, négociée et acceptée par la principale guérilla, l'Armée islamique du salut (AIS). Son objectif resterait cependant l'Algérie. Contrairement à ce que pensent trop vite des analystes étrangers, le renforcement du GSPC dans sa zone 9, le sud de l'Algérie, ne vise pas à déstabiliser le Sahel. Il s'agit de résoudre un problème de logistique : lever de l'argent et acheminer des armes. Selon des milieux proches des services algériens, le GSPC, devenu Aqmi début 2007, « sous-traite politiquement le Sahel pour AI-Qaida ». Mais il n'a jamais abandonné son objectif de départ : installer un régime islamiste à Alger. C'est ici qu'intervient l'acteur historique de l'islamisme armé dans le Sahara algérien : Mokhtar Ben Mokhtar. Il est aussi le grand parrain de trafics en tous genres entre les pays du Sahel et l'Algérie : tabac, denrées diverses et acheminement de clandestins. Il reste puissant dans la région et son conflit ouvert avec Abou Zeid pourrait précipiter la chute de ce dernier et fausser les plans d'Aqmi.
    La situation est mouvante comme les dunes. Entre fantasmes de néocolonialisme et d'islamisme radical, il est sûr que les pays concernés ont des raisons de s'inquiéter et pas seulement de la baisse des touristes. Quant à la France, la voilà à nouveau au contact d'une guerre sinon d'Algérie, du moins très algérienne.
    Pierre-Patrice BELESTA. Rivarol du 8 octobre 2010

  • Les Sentinelles à Chambéry

    Aujourd'hui, devant le palais de justice :

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    Michel Janva

  • Julius Evola : « L’affaiblissement des mots »

    Une des preuves que le cours de l’histoire n’a pas suivi, en dehors du plan purement matériel, une direction de progrès, c’est la pauvreté des langues modernes par rapport à de nombreuses langues anciennes. Pas une seule des « langues vivantes » occidentales ne peut soutenir la comparaison, en matière d’organicité, de précision et de souplesse, avec, par exemple, le latin ou le sanskrit. Parmi toutes les langues européennes, il n’y a peut-être que l’allemand qui ait conservé quelque chose de la structure archaïque (et c’est pour cela que la langue allemande a la réputation d’être « si difficile »), alors que la langue anglaise et celles des peuples scandinaves ont également subi un processus d’érosion et d’affaiblissement. D’une manière générale, on peut dire que les langues anciennes étaient tridimensionnelles, tandis que les langues modernes sont bidimensionnelles. Le temps a agi, ici aussi, dans un sens corrosif ; il a rendu les langues « fluides » et « pratiques » au détriment, justement, du caractère organique. Ceci n’est qu’un reflet de ce qui s’est vérifié dans bien d’autres domaines de la culture et de l’existence. Les mots, eux aussi, ont leur histoire et, souvent, le changement qu’ont subi leurs contenus est un indice barométrique intéressant de modifications correspondantes de la sensibilité générale et de la vision du monde. En particulier, il serait intéressant de comparer le sens qu’eurent certains mots dans la vieille langue latine et le sens propre à des termes, restés pratiquement les mêmes, de la langue italienne et d’autres langues romanes également. On observe généralement une chute de niveau. Le sens le plus ancien a été perdu, ou ne survit sous une forme résiduelle que dans certaines acceptions ou locutions particulières, mais ne correspond plus au sens désormais courant ou, encore, semble tout à fait déformé et fréquemment banalisé. Nous donnerons ici quelques exemples.

    1 – Le cas le plus typique et le plus connu, c’est peut-être celui du mot virtus. La « vertu » au sens moderne n’a rien à voir avec la virtus antique. Virtus désignait la force de caractère, le courage, la prouesse, la fermeté virile. Ce terme dérivait de vir, l’homme véritable, non l’homme dans un sens général et naturaliste. Le même terme a pris, dans la langue moderne, un sens essentiellement moraliste, très souvent associé à des préjugés d’ordre sexuel, au point que, se référant à lui, Vilfredo Pareto a forgé le terme « vertuisme » pour désigner la morale bourgeoise puritaine et sexophobe. Quant on dit une « personne vertueuse », on pense aujourd’hui à quelque chose de bien différent de ce que pouvaient signifier par exemple, à l’aide d’une réitération efficace, des expressions comme celle-ci : vir virtute praeditus. II n’est pas rare que la différence se transforme en opposition. En effet, une âme forte, fière, intrépide, héroïque est le contraire de ce que veut dire une personne « vertueuse » au sens moraliste et conformiste moderne. Le sens de virtus comme force efficiente ne s’est maintenu que dans certaines locutions particulières : la « vertu » d’une plante ou d’un médicament, « en vertu » de ceci ou de cela.

    2 – Honestus. Lié à l’idée d’honos, ce terme eut pour les Anciens le sens prédominant d’honorable, noble, de noble rang. De cela, que s’est-il conservé dans le terme moderne correspondant ? Une personne « honnête », c’est aujourd’hui un représentant « bien-pensant » de la société bourgeoise, quelqu’un qui ne se livre pas à de mauvaises actions. L’expression « né de parents honnêtes » a même de nos jours une nuance quasiment ironique, tandis que dans la Rome antique elle servait à désigner précisément une noblesse de naissance, qui était souvent liée aussi à une noblesse biologique. Vir honesta facie signifiait en effet un homme de belle prestance, de même qu’en sanskrit le terme arya se référait à la fois à une personne digne d’être honorée et à une noblesse aussi bien intérieure que physique.

    3 – Gentilis, gentilitas. Aujourd’hui chacun pense à une personne courtoise, affable, bien élevée. Le terme antique renvoyait par contre à la notion de gens, la race, la caste ou le lignage. Pour les Romains, était « gentil » celui qui possédait les qualités dérivant d’un lignage et d’un sang bien différenciés, lesquelles peuvent éventuellement, et comme par réflexion, déterminer une attitude de courtoisie détachée, chose très différente des « bonnes manières » que peut aussi posséder le parvenu après avoir lu un manuel de savoir-vivre – et différente, également, de la vague notion moderne de « gentillesse ». Peu de gens sont aujourd’hui capables de saisir le sens le plus profond d’expressions comme « un esprit gentil » et autres, restées comme des prolongements isolés chez des écrivains d’autres temps que le nôtre.

    4 – Genialitas. Qui est « génial » de nos jours ? Un type d’homme foncièrement individualiste, riche de trouvailles originales et de fantaisie. A la limite, on a le « génie » dans le domaine artistique, auquel la civilisation bourgeoise et humaniste a voué un culte fétichiste, si bien que le « génie » – plus que le héros, l’ascète ou l’aristocrate – a souvent été considéré, dans cette civilisation, comme le type humain le plus élevé. Le terme latin genialis renvoie, lui, à quelque chose de fort peu individualiste et « humaniste ». II provient du mot genius, qui désigna originellement la force formatrice et génératrice, interne, spirituelle et mystique, d’une certaine lignée. On peut donc affirmer que les qualités « géniales » au sens antique eurent une certaine relation avec les qualités « raciales », dans l’acception la plus haute du terme. En opposition au sens moderne, ce qui est « génial » se distingue ici de ce qui est individualiste et arbitraire ; il se rattache à une racine profonde, obéit à une nécessité intérieure par une fidélité aux forces supra-personnelles d’un sang et d’une lignée, donc à ces forces qui, dans toute famille patricienne, étaient en rapport, on le sait, avec une tradition sacrée.

    5 – Pietas. Inutile de rappeler ce que veut dire aujourd’hui une « personne pieuse ». On songe à une attitude sentimentale plus ou moins humanitaire – et « pieux » est parfois synonyme de compatissant. Dans la vieille langue latine, la pietas, par contre, appartenait au domaine du sacré, désignait en premier lieu les rapports que l’homme romain entretenait avec les divinités, en second lieu ses rapports avec d’autres réalités liées au monde de la Tradition, y compris l’État lui-même. Envers les dieux, il s’agissait d’une vénération calme et digne : sentiment d’appartenance et, simultanément, de respect, d’accord reconnaissant, de devoir et d’adhésion aussi, comme renforcement du sentiment que faisait naître la sévère figure du pater familias (ce qui explique aussi la pietas filialis). La pietas pouvait également se manifester dans le domaine politique : pietas in patriam voulait dire fidélité et sens du devoir envers l’État et la patrie. Dans certains cas, le terme en question connote aussi le sens de iustitia. Celui qui ne connaît pas la pietas, celui-là est également l’injuste, presque l’impie, celui qui veut ignorer la place qui est sienne et qu’il doit occuper dans le cadre d’un ordre supérieur, à la fois humain et divin.

    6 – Innocentia. Ce mot évoquait lui aussi l’idée de clarté et de force ; son sens le plus courant dans l’Antiquité exprimait la pureté de l’âme, l’intégrité, le désintérêt, la droiture. Ce terme n’avait donc pas un sens purement négatif : « ne pas être coupable ». II ignorait la nuance de banalité que présente aussi l’expression « un esprit innocent », devenue presque synonyme de simplet. Dans d’autres langues romanes, comme le français par exemple, le même terme, innocent, finit par désigner les idiots, les tarés de naissance, les faibles d’esprit.

    7 – Patientia. Le sens moderne, par rapport au sens ancien, est de nouveau émoussé et affaibli. Quelqu’un de patient, c’est aujourd’hui quelqu’un qui ne se met pas en colère, qui ne s’énerve pas, qui tolère. Dans la langue latine la patientia désignait une des « vertus » fondamentales de l’homme romain : elle connotait l’idée d’une force intérieure, d’une imperturbabilité, faisait allusion à la capacité de tenir bon, de garder l’âme non troublée devant n’importe quel échec et n’importe quelle adversité. C’est pour cela qu’il fut dit de la race de Rome qu’elle avait en propre le pouvoir d’accomplir de grandes choses et d’endurer des malheurs tout aussi grands (cf. la fameuse formule de Livius : et facere et pati fortia romanum est). Le sens moderne est, par rapport à l’autre, complètement déformé. Aujourd’hui, comme exemple d’une nature typiquement « patiente », on se réfère à l’âne.

    8 – Humilitas. Avec la religion qui a fini par prédominer en Occident, l’« humilité » est devenue une « vertu » dans un sens fort peu romain et a été glorifiée par opposition à la force, à la dignité, à l’attitude calmement composée dont nous avons parlé plus haut. Dans la Rome antique elle désigna au contraire l’opposé de toute virtus. Elle voulut dire bassesse, qui mérite le mépris, basse condition, abjection, lâcheté, déshonneur – au point qu’il fallait préférer la mort ou l’exil à l’« humilité » : humilitati vel exilium vel mortem anteponenda esse. Les associations d’idées sont fréquentes, comme par exemple mens humilis et prava, un esprit bas et mauvais. L’expression humilitas causam dicentium se rapporte à la condition inférieure et coupable de ceux qu’on mène devant un tribunal. On rencontre ici aussi une interférence avec l’idée de race ou de caste. Humilis parentis natus signifiait être né du peuple au sens péjoratif, né de la « plèbe », par opposition à la naissance noble, donc avec une différence sensible par rapport au sens moderne de l’expression « de condition humble », surtout si l’on songe que le critère exclusif de la position sociale est aujourd’hui le critère économique. De toute façon, jamais un Romain de la meilleure Rome n’aurait eu l’idée de faire de l’humilitas une vertu, encore moins de s’en vanter et de la prêcher. Quant à une certaine « morale de l’humilité » , on pourrait rappeler la remarque d’un empereur roman, selon laquelle rien n’est plus méprisable que l’orgueil de ceux qui se disent humbles, ce qui ne doit pas être pris pour une façon d’encourager l’arrogance et la prétention.

    9 – Ingenium. Le sens ancien du terme ne s’est conservé que partiellement, et, de nouveau, sous son aspect le moins intéressant. Ingenium désignait aussi en latin la perspicacité, l’agilité d’esprit, la sagacité, la clairvoyance – mais, en même temps, ce terme renvoyait au caractère, à ce qui est, chez chacun, organique, inné, vraiment personnel. Vana ingenia put donc désigner des personnes sans caractère ; redire ad ingenium put signifier revenir à sa propre nature, à un mode de vie conforme à ce que l’on est vraiment. Ce sens profond a été perdu dans le terme moderne, ce qui a donné naissance à une antithèse. En effet, si l’on entend par « intelligence » quelque chose d’intellectualiste et de dialectique, on est alors très loin du second sens inclus dans le terme antique, qui se rapporte aussi au caractère, à un style en accord avec la nature propre ; l’intelligence est alors ce qui est superficiel par rapport à ce qui est organique, elle est mouvement inquiet, brillant et inventif de l’esprit, au lieu d’être un style de pensée rigoureux qui adhère parfaitement au caractère.

    10 – Labor. En ce qui concerne certains changements de valeur des mots qui indiquent clairement un changement radical de la vision du monde, le cas le plus caractéristique est peut-être celui du terme labor. En latin, ce terme avait essentiellement un sens négatif. II pouvait désigner dans certains cas l’activité en général – comme par exemple dans l’expression labor rei militaris, activité dans l’armée. Mais son sens courant exprimait une idée de fatigue, d’épuisement, d’effort désagréable, et parfois même de disgrâce, de tourment, de poids, de peine. [...] Ainsi, laborare pouvait aussi signifier souffrir, être angoissé, tourmenté. Quid ego laboravi ? veut dire : pourquoi me suis-je tourmenté ? Laborare ex renis, ex capite signifie : souffrir du mal de reins ou de tête. Labor itineris : la fatigue, le désagrément du voyage. Et ainsi de suite. De sorte que jamais le Romain n’aurait pensé à faire du labor une espèce de vertu et d’idéal social. Et qu’on ne vienne pas nous dire que la civilisation romaine a été une civilisation de lambins, de fainéants et d’« oisifs ». La vérité, c’est qu’à l’époque on avait le sens des distances. Au « travailler » s’opposait l’agere, l’agir au sens supérieur. Le « travail » correspondait aux formes sombres, serviles, matérielles, anodines de l’activité humaine, en référence à ceux chez qui l’activité n’était provoquée que par un besoin, une nécessité ou un destin malheureux (car l’Antiquité connut aussi une métaphysique de l’esclavage). A eux s’opposaient ceux qui agissent au sens propre du terme, ceux qui entretiennent des formes d’activité libres, non physiques, conscientes, voulues, dans une certaine mesure désintéressées. Pour celui qui exerçait une activité matérielle, certes, mais possédant un certain caractère qualitatif, et qui le faisait à partir d’une vocation authentique et libre, on ne parlait déjà plus de « travail » ; celui-là était un artifex (il y avait également le terme opifexl, et ce point de vue fut aussi conservé dans l’atmosphère et le style des corporations artisanales traditionnelles. Le changement de sens et de valeur du terme en question est par conséquent un signe très clair de la vulgarité plébéienne qui a gagné le monde occidental, une civilisation qui repose toujours plus sur les couches les plus basses de toute hiérarchie sociale complète. Le « culte du travail » moderne est d’autant plus aberrant qu’aujourd’hui plus que jamais, avec l’industrialisation, la mécanisation et la production anonyme de masse, le travail a nécessairement perdu ce qu’il pouvait avoir de meilleur. Cela n’a pourtant pas empêché certains de parler de « religion du travail », d’« humanisme du travail » et même de souhaiter un « État du travail ». On en est arrivé à faire du travail une sorte d’impératif éthique et social insolent, applicable à tous, devant lequel on a envie de répondre par ce proverbe espagnol : El hombre que trabaja perde un tiempo precioso (l’homme qui travaille perd un temps précieux). En une autre occasion, nous avions déjà relevé l’opposition suivante entre le monde traditionnel et le monde moderne : dans le premier, même le « travail » put prendre la forme d’une « action », d’une « oeuvre », d’un art ; dans le second, même l’action et l’art prennent parfois la forme du « travail », c’est-à- dire d’une activité obligatoire, opaque et intéressée, d’une activité qu’on ne poursuit pas en fonction d’une vocation, mais du besoin et, surtout, en vue du profit, du lucre.

    11 – Otium. Ce terme a subi le sort exactement contraire du précédent. Il a de nos jours, pratiquement sans exception, un sens négatif. Est oisif, selon l’acception moderne, celui qui est inutile à lui-même et aux autres. Etre oisif et être indolent, distrait, inattentif, paresseux, enclin au « dolce farniente » de l’Italie des mandolines pour touristes, reviennent plus ou moins au même aujourd’hui. Le latin otium avait par contre le sens de temps libre, correspondant essentiellement à un état de recueillement, de calme, de contemplation transparente. L’oisiveté au sens négatif – sens connu aussi de l’Antiquité – n’était que ce à quoi elle peut conduire quand elle est mal employée : dans ce cas uniquement on put dire, par exemple, hebescere otio ou otio dif luere, s’abrutir ou se laisser aller par oisiveté. Mais ce n’est pas le sens courant. Cicéron, Sénèque et d’autres auteurs classiques comprirent l’otium comme la contrepartie, saine et normale, de tout ce qui est activité, et même comme la condition nécessaire afin que l’action soit vraiment activité, non agitation, affairement (negotium), « travail ». On peut aussi se référer aux Grecs puisque Cicéron écrivit : Graeci non solum ingenio atque doctrina, sed etiam otio studioque abundantes – «Les Grecs sont riches non seulement en dons innés et en doctrine, mais aussi en oisiveté et en application ». D’un personnage comme Scipion l’Ancien on avait l’habitude de dire : Nunquam se minus otiosum esse quam cum otiosus esset, aut minus solum esse quam cum solus esset – « II n’était jamais aussi peu oisif que lorsqu’il ne faisait rien, et jamais aussi peu seul que lorsqu’il jouissait de la solitude », ce qui met en évidence une variante « active », au sens supérieur, de l’« oisiveté » et de la solitude. Et Salluste : « Maius commodum ex otio meo quam ex aliorum negotiis reipublicae venturum » – « Mon oisiveté sera plus utile à l’État que l’affairement des autres ». On doit à Sénèque un traité qui s’intitule justement De otio, dans lequel l’« oisiveté » est décrite comme menant progressivement à la contemplation pure. Certaines idées caractéristiques de ce traité valent la peine d’être rapportées ici. Selon Sénèque, il y a deux États : l’un, grand et privé de limites extérieures et contingentes, contient à la fois les hommes et les dieux ; l’autre est l’État particulier, terrestre, auquel on appartient par la naissance. Or, dit Sénèque, il y a des hommes qui servent les deux États à la fois, d’autres qui ne servent que le plus grand, d’autres encore qui ne servent que l’État terrestre. L’État le plus grand, on peut le servir aussi par l’« oisiveté », pour ne pas dire surtout par l’oisiveté – en cherchant donc en quoi consiste la virtus, la force et la dignité viriles : huis maiori rei publicae et in otio deservire possumus, imno vero nescio an in otium melius, ut quaeremus quid sit virtus. L’otium est étroitement lié à la tranquillité d’âme du sage, à ce calme intérieur qui permet d’atteindre les sommets de la contemplation ; laquelle contemplation, pour peu qu’on la comprenne dans son sens juste, traditionnel, n’est ni évasion du monde ni divagation, mais approfondissement intérieur et élévation jusqu’à la perception de l’ordre métaphysique que tout homme véritable ne doit cesser de voir dans sa vie même et dans son combat au sein d’un État terrestre. Du reste, dans le catholicisme lui-même (quand on n’avait pas encore pensé au Christ travailleur qu’il faut honorer le 18 mai et quand on ne pratiquait pas encore l’« ouverture à gauche ») a figuré l’expression sacrum otium, « oisiveté sacrée », en référence, précisément, à une activité contemplative. Mais dans une civilisation où l’action a fini par revêtir les aspects ternes, physiques, mécaniques et mercenaires d’un travail, même quand celui-ci doit tout à la tête (les « travailleurs intellectuels » qui ont naturellement leurs « syndicats » et qui font valoir, eux aussi, des « revendications catégorielles »), le sens positif et traditionnel de la contemplation devait inéluctablement disparaître. C’est pourquoi la civilisation moderne ne doit pas être considérée comme une civilisation « active », mais comme une civilisation d’agités et de névropathes. Comme compensation du « travail » et de l’usure d’une vie qui s’abrutit dans une agnation et une production vaines, l’homme moderne, en effet, ne connaît pas l’otium classique, le recueillement, le silence, l’état de calme et de pause qui permettent de revenir à soi-même et de se retrouver. Non : il ne connaît que la « distraction » (au sens littéral, distraction signifie « dispersion ») ; il cherche des sensations, de nouvelles tensions, de nouveaux excitants, comme autant de stupéfiants psychiques. Tout, pourvu qu’il échappe à lui-même, tout, pourvu qu’il ne se retrouve pas seul avec lui-même, isolé du vacarme du monde extérieur et de la promiscuité avec son « prochain ». D’où radio, télévision, cinéma, croisières organisées, frénésie de meetings sportifs ou politiques dans un régime de masse, besoin d’écouter, chasse au fait nouveau et sensationnel, « supporters » en tout genre et ainsi de suite. Chaque expédient semble avoir été diaboliquement disposé pour que toute vie intérieure soit détruite, pour que toute défense interne de la personnalité soit interdite dès le départ, pour que, tel un être artificiellement galvanisé, l’individu se laisse porter par le courant collectif, lequel, évidemment, selon le fameux « sens de l’histoire », avance vers un progrès illimité.

    12 – Par association d’idées, il nous vient à l’esprit de faire remarquer le changement de sens subi par le terme grec theoria. Quand on parle aujourd’hui de « théories », c’est plus ou moins dans le sens d’« abstractions », de choses éloignées de la réalité, d’affaires « intellectuelles » ; un grand poète a même écrit : « Grise est toute théorie, mais toujours vert est l’arbre éternel de la vie ». De nouveau, on est en présence d’une altération et d’un affaiblissement du sens. Pour les Grecs, ??? [terme manquant, NDLR] ne voulait pas dire intellectualité abstraite mais vision réalisatrice, quelque chose de particulièrement actif, l’acte de ce qu’il y a de plus élevé chez l’être humain, l’intellect olympien (sur lequel nous reviendrons dans un autre chapitre).

    13 – Servitium. Le verbe servio, servire a aussi en latin le sens positif d’être fidèle. Mais la signification négative – être serviteur – prévaut ; c’est ce sens, de toute façon, qu’on retrouve dans servitium, qui désignait précisément l’esclavage, le servage, car dérivé de servus = esclave. Dans les temps modernes, le verbe « servir » s’est répandu de plus en plus en perdant cette connotation négative et avilissante, au point qu’on a pu faire du service en tant que « service social », surtout parmi les peuples anglo-saxons, l’objet d’une éthique, de la seule éthique vraiment moderne. De même qu’on n’a pas compris qu’il était absurde de parler de « travailleurs intellectuels », de même on a pu voir dans le souverain « le premier serviteur de la nation ». Nous avons dit que les Romains ne se présentent pas du tout à nous comme un peuple d’« oisifs ». En ce qui concerne le point qui nous occupe, on peut dire aussi qu’ils nous offrent les exemples les plus élevés de loyalisme politique, de fidélité à l’État et aux chefs. Mais l’atmosphère est très différente. La transformation dé l’âme des mots n’est pas le produit du hasard. Que des mots comme labor, servitium, otium se soient imposés dans l’usage courant avec leur sens moderne, c’est un signe subtil, mais éloquent, d’un changement de perspective qui s’est fait à rebours de toute orientation virile, aristocratique, qualitative.

    14 – Stipendium. N’insistons pas sur ce que signifie le « salaire » de nos jours. On pense immédiatement au petit employé, à la bureaucratie, au fameux 27 du mois des fonctionnaires. Dans la Rome antique, ce terme, par contre, se référait presque exclusivement à l’armée. Stipendium merere voulait dire être militaire, être sous les ordres de tel ou tel chef ou condottiere. Emeritis sti- pendis signifiait : après avoir accompli le service militaire ; homo nullius stipendii désignait celui qui n’avait pas connu la discipline des armes. Stipendis multa habere voulait dire pouvoir s’enorgueillir de nombreuses campagnes, de nombreuses entreprises guerrières. Ici aussi, le glissement de sens n’est pas mince. Le sens profond d’autres mots latins, comme studium et studiosus, n’est aujourd’hui conservé que dans certaines locutions spéciales, comme par exemple l’expression italienne « fare con studio », faire quelque chose exprès ou avec une certaine application. Dans le terme latin était présente l’idée de quelque chose d’intense, d’une chaleur, d’un intérêt profond, qui a disparu dans le vocable moderne car celui-ci fait penser surtout à des disciplines intellectuelles ou universitaires arides. Le latin studium pouvait même dire amour, désir, vive inclination. In re studium ponere signifiait prendre une chose à coeur, s’y intéresser profondément et activement. Studium bellandi désignait le plaisir, l’amour du combat. Homo agendi studiosus : celui qui aime l’action – donc qui était l’opposé, si l’on se souvient de ce que nous avons dit au sujet de labor, de celui pour qui l’action ne peut être que « travail » . Que faut-il penser, aujourd’hui, d’une expression comme studiosi Caesaris ? Elle ne voulait pas dire ceux qui étudient César, mais bien ceux qui le suivent, qui l’admirent, qui se rangent à ses côtés, qui lui sont dévoués et fidèles. Autres termes latins dont le sens antique a été oublié : docilitas, qui ne voulait pas dire docilité mais surtout bonne disposition, ou capacité d’apprendre, de faire sien un enseignement ou un principe ; puis ingenuus, qui n’avait pas du tout le sens d’ingénu, mais désignait l’homme né libre, de condition non servile. Une chose assez connue maintenant : humanitas ne voulait pas dire « humanité » au sens démocratique et fumeux d’aujourd’hui, mais culture de soi- même, plénitude de vie et d’expérience, sans qu’il faille voir là, du moins à l’origine, quelque chose d’« humaniste » à la Humboldt. Un autre exemple assez important : certus. Dans la vieille langue latine la notion de certitude, de chose certaine, était souvent en relation avec l’idée d’une détermination consciente. Certum est mihi veut dire : c’est ma ferme volonté. Certus gladio désigne celui qui peut se fier à son épée, qui est sûr de savoir s’en servir. On connaît aussi la formule diebus certis, qui ne veut pas dire « aux jours certains », mais aux jours fixés, établis. Ceci pourrait nous pousser à des considérations sur une certaine conception de la certitude : conception active, qui la fait dépendre de ce qui rentre dans notre pouvoir déterminant. C’est ce qu’énonça également, en quelque sorte, Gian Battista Vico avec la formule verum et factum convertuntur – mais tout devait finir plus tard dans les divagations de l’« idéalisme absolu » néo-hégélien. Nous mettrons fin à ces observations en examinant le contenu original de trois notions romaines antiques, celles de fatum, de felicitas et de fortuna.

    15 – Fatum. Selon l’acception moderne la plus courante, le « destin » est une puissance aveugle qui plane sur les hommes, qui s’impose à eux en faisant que se réalise ce qu’ils souhaitent le moins, en les poussant éventuellement vers la tragédie et le malheur. Fatum a ainsi donné naissance au mot « fatalisme », qui est l’opposé de toute initiative libre et efficace. Selon la vision fataliste du monde, l’individu n’est rien ; son action, en dépit de toute apparence de libre- arbitre, est prédestinée ou vaine, et les événements se succèdent en obéissant à une puissance ou une loi qui le transcende et qui ne le prend pas en compte. « Fatal » est un adjectif qui a essentiellement une connotation négative : issue « fatale », accident « fatal », l’« heure fatale de la mort » , etc. Selon la conception antique, le fatum correspondait par contre à la loi de manifestation continue du monde ; cette loi n’était pas réputée aveugle, irrationnelle et automatique – «fatale » au sens moderne du mot – , mais chargée de sens et comme procédant d’une volonté intelligente, surtout de la volonté des puissances olympiennes. Le fatum romain renvoyait, de même que le rta indoeuropéen, à la conception du monde en tant que cosmos, en tant qu’ordre, et en particulier à la conception de l’histoire comme un développement de causes et d’événements reflétant une signification supérieure. Même les Moires de la tradition grecque, tout en présentant certains aspects maléfiques et « infernaux » (dus à l’influence de cultes pré- helléniques et pré-indo-européens), apparaissent souvent comme des personnifications de la loi intelligente et juste qui préside au gouvernement de l’univers, dans certaines de ses expressions. Mais c’est surtout à Rome que l’idée de fatum prend une importance toute particulière. Et ce parce que la civilisation romaine fut, de toutes les civilisations de caractère traditionnel et sacré, celle qui se concentra le plus sur le plan de l’action et de la réalité historique. Pour elle, il fut donc moins important de connaître l’ordre cosmique comme une loi supra-temporelle et métaphysique que de le connaître comme force en acte dans la réalité, comme vouloir divin qui ordonne les événements. C’est à cela que se rattachait le fatum pour les Romains. Ce terme vient du verbe fari, d’où dérive aussi le mot fas, le droit comme loi divine. Ainsi, fatum renvoie à la « parole » – à la parole révélée, surtout à celle des divinités olympiennes qui permet de connaître la norme juste (fas) en tant que celle-ci annonce ce qui va arriver. On doit ajouter, à propos de ce second aspect, que les oracles, par lesquels un art traditionnel précis cherchait à saisir en germe des situations devant se réaliser, s’appelaient aussi fata ; ils étaient pratiquement la parole révélée de la divinité. Mais, pour bien comprendre ce que nous sommes en train d’étudier, il faut se souvenir du rapport que l’homme entretenait, dans la Rome antique et dans les civilisations traditionnelles en général, avec l’ordre global du monde. C’était un rapport très différent de celui qui devait s’instaurer plus tard. Pour l’homme antique, l’idée d’une loi universelle et d’un vouloir divin n’annulait pas la liberté humaine ; mais sa préoccupation constante était de mener sa vie et son action de sorte qu’elles fussent la continuation de l’ordre global et, pour ainsi dire, comme le prolongement ou le développement de cet ordre. A partir de la pietas, c’est-à-dire, pour un Romain, de la reconnaissance et de la vénération des forces divines, on se fixe comme tâche de pressentir la direction de ces forces divines dans l’histoire de façon à pouvoir y accorder opportunément l’action, à la rendre extrêmement efficace et chargée de sens. D’où le rôle très important que jouèrent dans le monde romain, jusque dans le domaine des affaires publiques et de l’art militaire, les oracles et les augures. Le Romain avait la ferme conviction que les pires mésaventures, et notamment les défaites militaires, dépendaient moins d’erreurs, de faiblesses ou de travers humains que du fait d’avoir négligé les augures, c’est-à-dire, pour en revenir à l’essentiel, d’avoir agi de façon désordonnée et arbitraire, en suivant de simples critères humains, en rompant les liens avec le monde supérieur (donc, pour un Romain, cela voulait dire avoir agi sans religio, sans « rattachement »), sans tenir compte des « directions d’efficacité » et du « moment juste » indispensa- bles à une action couronnée de succès. On remarque que la fortuna et la felicitas ne sont souvent, dans la Rome antique, que l’autre face du fatum, sa face proprement positive. L’homme, le chef ou le peuple qui emploient leur liberté pour agir en conformité avec les forces divines cachées dans les choses connaissent le succès, réussissent, triomphent – et cela signifiait, dans l’Anti- quité, être «fortuné » et être « heureux » (ce sens s’est conservé dans des locutions comme « une heureuse initiative » , une « heureuse manoeuvre », etc.). Un historien contemporain, Franz Altheim, a cru pouvoir déceler dans cette attitude la cause effective de la grandeur de Rome. Pour éclairer encore mieux les rapports qui unissent le « destin » à l’action humaine, on peut recourir à la technique moderne. II y a certaines lois régissant choses et phénomènes, qui peuvent être connues ou ignorées, dont on peut tenir compte ou ne pas tenir compte. Face à ces lois l’homme reste foncièrement libre. II peut même agir de façon contraire à ce que ces lois lui conseilleraient, avec pour résultat l’échec ou l’atteinte du but après un gaspillage d’énergie et d’innombrables difficultés. La technique moderne correspond à la possibilité opposée : on cherche à connaître le mieux possible les lois des choses pour pouvoir les exploiter, pour qu’elles montrent le point de moindre résistance et donc d’efficacité maximale quant à la réalisation d’un objectif donné. II en va de même sur un plan où il ne s’agit plus des lois de la matière, mais de forces spirituelles et « divines ». L’homme de l’Antiquité estimait essentiel de connaître ou, du moins, de pressentir ces forces, afin de pouvoir se faire une idée des conditions propices à une action donnée et, éventuellement, une idée de ce qu’il devrait faire ou ne pas faire. Défier le destin, s’élever contre le destin, n’avait pour lui rien de « prométhéen » , au sens romantique de ce terme exalté par les modernes ; c’était tout simplement une sottise. L’impiété (le contraire de la piété qui se rapporte donc à l’être privé de religio, sans « rattachement » et sans compréhension respectueuse de l’ordre cosmique) équivalait plus ou moins, pour l’homme de l’Antiquité, à la stupidité, à l’infantilisme, à la fatuité. La comparaison avec la technique moderne n’est défectueuse que sur un point : parce que les lois de la réalité historique ne se présentaient pas comme froidement « objectives », tout à fait détachées de l’homme et de ses buts. On pourrait répondre ainsi : passée une certaine limite, l’ordre divin objectif lié au « destin » cesse d’être déterminant et devient incertain (ce que dit aussi la fameuse formule astrologique : astra inclinant non determinant). Ici commence le monde humain et historique au sens pro- pre. En toute rigueur, ce monde devrait continuer le précédent, la volonté humaine devrait prolonger la volonté « divine ». Que cela advienne, ou non, dépend essentiellement de la liberté : il faut le vouloir. Dans le cas positif, ce qui était seulement en puissance devient, grâce à l’action humaine, réalité. Le monde humain se présentera alors comme une continuation de l’ordre divin et l’histoire même revêtira les contours d’une révélation et d’une « histoire sacrée » ; alors, l’homme ne vaut plus et n’agit plus pour lui-même mais recouvert d’une dignité divine, et l’ordre humain acquiert, d’une certaine façon, une dimension supérieure. On voit donc qu’il ne s’agit pas ici de « fatalisme » . De même qu’une action contre le « destin » est sotte et irrationnelle, de même une action harmonisée avec le « destin » est non seulement efficace, mais aussi transfigurante. Celui qui ne tient pas compte du fatum est presque toujours emporté passivement par les événements ; celui qui le connaît, l’assume et s’y conforme est par contre guidé vers un accomplissement supérieur, chargé d’un sens qui dépasse l’individu. Telle est la signification de la maxime selon laquelle les fata « nolentem trahunt, volentem ducunt ». Dans le monde romain antique et dans l’histoire romaine, on trouve un grand nombre d’épisodes, de situations et d’institutions où est justement mise en lumière l’impression de rencontres « fatidiques » entre le monde humain et le monde divin. Des forces supérieures sont à l’oeuvre dans l’histoire et se manifestent à travers les forces humaines. Pour nous contenter d’un seul exemple, rappelons que « le moment culminant du culte romain de Jupiter était constitué par un acte où le dieu affirme sa présence, chez un homme, en qualité de vainqueur, de triomphateur. Ce n’est pas que Jupiter soit la seule cause de la victoire, il est lui-même le vainqueur ; on ne célèbre pas le triomphe en son honneur, mais c’est lui le triomphateur. C’est pour cette raison que l’imperator revêt les insignes du dieu » (K. Kerényi, F. Altheim). Actualiser le divin – parfois prudemment, parfois audacieusement – dans l’action et dans l’existence fut un principe directeur que la Rome antique appliqua aussi à l’ordre politique. C’est pourquoi certains auteurs ont fait remarquer avec raison que Rome ignora, à la différence d’autres civilisations, le mythe au sens abstrait et anhistorique ; à Rome le mythe se fait histoire, et l’histoire, à son tour, prend un aspect « fatal », devient mythique. D’où une conséquence importante. Dans des cas comme celui évoqué, c’est une identité véritable qui se réalise. Il ne s’agit pas d’une parole divine qui peut être entendue ou non entendue. II s’agit d’un déploiement des forces supérieures. On est ici en présence d’une conception spéciale, objective, nous serions tenté de dire transcendantale, de la liberté. En m’opposant au fatum, je peux bien sûr revendiquer pour moi un libre-arbitre, mais celui-ci est stérile, est un simple « geste » qui ne saurait avoir beaucoup d’incidence sur la trame de la réalité. Par contre, quand je fais en sorte que ma volonté continue un ordre supérieur, soit seulement l’instrument par lequel cet ordre se réalise dans l’histoire, ce que je veux dans un tel état de coïncidence ou de syntonie peut se traduire éventuellement par une injonction adressée à des forces objectives qui, autrement, ne se seraient pas pliées facilement ou qui n’auraient pas eu d’égard pour ce que les hommes veulent et espèrent.

    On peut maintenant se poser la question suivante : comment en est-on arrivé à cette conception moderne qui fait du destin une puissance obscure et aveugle ? Comme tant d’autres, un tel glissement de sens n’a rien de fortuit. II reflète un changement de niveau intérieur et s’explique, essentiellement, par l’avènement de l’individualisme et de l’« humanisme » compris dans un sens général, c’est- à-dire en rapport avec une civilisation et une vision du monde uniquement fondées sur ce qui est humain et terrestre. II est évident que, cette scission s’étant produite, on ne pouvait plus saisir un ordre intelligible du monde, mais seulement un pouvoir obscur et étranger. Le « destin » devint alors le symbole de toutes les forces les plus profondes qui agissent et sur lesquelles l’homme, malgré sa maîtrise du monde physique, ne peut pas grand-chose parce qu’il ne les comprend plus, parce qu’il s’est détaché d’elles ; mais aussi d’autres forces que l’homme, par son attitude même, a libérées et rendues souveraines dans différents domaines de sa propre existence.

    C’est avec cette étude des deux conceptions, l’antique et la moderne, du fatum, que s’achève ce chapitre. Notre étude pourra déjà donner une idée de l’intérêt et de l’importance que présenterait une philologie éclairée. Nous le répétons : les mots ont une âme et une vie, si bien que, dans ce secteur également, se référer aux origines peut souvent ouvrir des perspectives insoupçonnées. Ce travail, d’ailleurs, serait encore plus fécond s’il ne se contentait pas de reculer jusqu’au latin en partant des langues « romanes », mais si le latin lui-même était rattaché au tronc commun des langues indo-européennes dont il n’est, dans ses éléments fondamentaux, qu’une simple branche.

    Julius Evola, Chapitre V de « L’arc et la massue » (PDF)

    http://la-dissidence.org/2013/07/26/julius-evola-laffaiblissement-des-mots/

  • Près de 700 migrants secourus dans le canal de Sicile

    « Le Camp des Saints » ? Nous y sommes… »
    Au moins six opérations différentes de sauvetage ont permis de secourir près de 700 migrants dans le canal de Sicile, dans la nuit du jeudi 24 au vendredi 25 octobre, parmi lesquels des femmes et des enfants, a indiqué la marine militaire italienne.
    Le patrouilleur Cigala-Fulgosi a d’abord secouru un groupe de 99 personnes, dont deux femmes et dix mineurs qui se trouvaient sur une embarcation à la dérive à environ 185 kilomètres au sud de la petite île de Lampedusa. La corvette militaire Chimera a, quant à elle, secouru un autre groupe de 219 personnes, dont 37 enfants et 43 femmes, qui se trouvaient également sur une embarcation à la dérive à près de 70 kilomètres de l’île.
    L’immigration clandestine au menu du sommet de l’UE
    Les deux groupes ont été transférés sur un grand navire amphibie, le San-Marco, tandis que les deux autres bateaux militaires ont repris leurs patrouilles dans le canal de Sicile. Trois embarcations des garde-côtes italiens ont par ailleurs secouru un total d’environ trois cents migrants qui se trouvaient à bord de deux embarcations distinctes tandis qu’un cargo battant pavillon panaméen a secouru un dernier groupe composé de quatre-vingt-dix migrants à environ deux cents kilomètres au sud de Lampedusa.
    Pour mieux se prémunir contre les drames migratoires qui surviennent en Méditerranée, les chefs de la diplomatie européenne ont donné leur feu vert à la création d’un nouveau système de surveillance des frontières de l’Union, baptisé Eurosur.
    Ce système, qui doit théoriquement entrer en vigueur en décembre, a pour objectif de renforcer les contrôles aux frontières extérieures, terrestres et maritimes, de l’espace Schengen. Il instaurera en particulier un mécanisme permettant aux Etats membres, chargées de la surveillance des frontières, d’échanger des informations opérationnelles et de coopérer, avec un accent mis sur la prévention, selon les participants.
    Une enveloppe annuelle de 35 millions d’euros pour Eurosur a été évoquée en commission parlementaire, dont 19 millions prélevés sur le budget de Frontex, l’agence de surveillance des frontières européennes.
    Manifestation de réfugiés érythréens à Rome
    Une centaine de réfugiés érythréens ont manifesté vendredi devant le Parlement italien après le naufrage de Lampedusa qui plus de 360 morts, essentiellement leurs compatriotes. Les manifestants ont réclamé davantage de droits pour les réfugiés en Italie et ont également protesté contre le régime érythréen, responsable à leurs yeux de cette émigration massive.
    Mais l’ONU estime que jusqu’à 3 000 Erythréens fuient tous les mois leur pays, sa dure répression et sa conscription forcée, à destination du Soudan et de l’Ethiopie.
    Les manifestants ont également voulu commémorer la tragédie de Lampedusa, estimant que la cérémonie, organisée lundi en Sicile par le gouvernement italien et en présence de religieux musulmans et chrétiens en l’honneur des victimes, était une mascarade.
    >> Lire nos explications L’Erythrée, pays mi-prison mi-caserne
    Le Monde.fr avec AFP, 25.10.2013
    http://www.polemia.com/pres-de-700-migrants-secourus-dans-le-canal-de-sicile/

  • Faits et Documents n°365 du 1er au 15 novembre 2013 : Le Siècle mouture 2013 (nouveaux inscrits)

    Le nouveau numéro de Faits & Documents du 1er au 15 novembre 2013 va bientôt paraître, avec (entre autres) les portraits des nouveaux membres du club “Le Siècle”. Extrait.

    Principale centrale occulte de France depuis plus de cinquante ans, le club Le Siècle continue à recruter les élites d’aujourd’hui et à pousser celles de demain, de manière à pouvoir contrôler, par cet incroyable réseau unique en son genre, l’essentiel des pouvoirs politique, financier, économique, intellectuel et culturel. Voici, en exclusivité évidemment, la biographie détaillée des nouveaux entrants.

    Faits et Documents n°365 du 1er au 15 novembre 2013 : Le Siècle mouture 2013 (nouveaux inscrits)

    Faits et Documents n°365 du 1er au 15 novembre 2013 : Le Siècle mouture 2013 (nouveaux inscrits)

    Thomas Andrieu. Né le 15 décembre 1976 à Paris XIVe, ce pur héritier (au sens de Pierre Bourdieu) est le fils du préfet Jacques Andrieu (lui-même fils du préfet Robert Andrieu) et de l’universitaire Claire Postel-Vinay. Cette dernière est la fille d’André Postel-Vinay, résistant gaulliste et inspecteur général des Finances, qui sera notamment directeur général de la Caisse centrale de coopération économique (devenue l’Agence française de développement), président de la Commission des opérations de bourse, et brièvement secrétaire aux Travailleurs immigrés du 28 mai au 22 juillet 1974 (Premier ministre : Jacques Chirac). Sa fille, Claire Andrieu, est professeur d’histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Paris. Elle a signé plusieurs ouvrages sur la résistance, De Gaulle ou la déportation des Juifs, comme La Persécution des Juifs de France (1940-1944), La Banque sous l’Occupation, Pour l’amour de la République. Le club Jean Moulin (1958-1970), etc.
    Thomas Andrieu a épousé Marguerite Bérard, inspectrice des finances, chargée de mission de Jean-Pierre Jouyet à l’Inspection générale des Finances (2004-2007), conseillère technique de Nicolas Sarközy pour l’emploi, la formation et la protection sociale, membre du Siècle (cf. sa notice détaillée dans Au cœur du pouvoir), fille du préfet Jean-Michel Bérard, lui-même membre du Siècle (cf. sa notice détaillée dans Au cœur du pouvoir). Marguerite Bérard est la petite-fille d’un « artisan juif ukrainien, fabricant de bracelets-montres à Belleville […] et d’une secrétaire dans une organisation israélite » (Le Figaro, 20 juillet 1998) et la fille de Marie-Hélène Bérard (divorcée Bérard, née Genstein), membre du Siècle, ancienne militante trotskiste, membre de SOS Racisme, chargée de mission de Simone Veil, conseillère pour les Affaires sociales de Jacques Chirac, PDG de MHB (société conseil pour les pays de l’Est), trésorière de la Fondation Jacques Chirac, etc. (cf. sa notice détaillée dans Au cœur du pouvoir).
    Passé par le Lycée Poincaré de Nancy et diplômé de Sciences-Po Paris, Thomas Andrieu est un ancien élève de l’Ena (promotion Léopold Sédar Senghor, 2002-2004). Ayant rejoint le Conseil d’État, il y a été auditeur (2004-2007), puis maître des requêtes (2007) et secrétaire général adjoint à partir de la même année. Secrétaire général de la Commission pour la transparence financière de la vie politique, il est directeur adjoint du cabinet du ministre de l’Intérieur Manuel Valls depuis mai 2012. Incarnation (comme sa femme) de la gauche caviar qui sait toujours se ménager des places dans la fausse droite, il est également un tenant du mondialisme ayant été chevening scholar du British Council (1998) et Marshall Memorial Fellow du German Marshall Fund of the United States (2008).

    Chantal Arens. Née Dieval le 10 août 1953 à Laxou (Meurthe-et-Moselle), cette licenciée en droit et titulaire du CAPA a été nommée auditeur de justice en janvier 1977 à sa sortie de l’École nationale de la magistrature. Juge au TGI de Sarreguemines, puis de Metz (1980-1984), de Thionville et de Chartres, elle est promue vice-présidente du TGI de Versailles en 1989. Premier substitut au TGI de Paris (y dirigeant la section de la délinquance astucieuse de 1993 à 1999), elle obtient la présidence du TGI d’Evreux en 2002, puis de Nanterre en 2008. En 2010, elle est enfin nommée présidente du TGI de Paris. À quelques trimestres de la retraite, elle a bien entendu été cooptée pour les fonctions qu’elle occupe.

    François Banon. Né le 3 août 1964 à Oujda (Maroc), il est le fils d’Armand Banon, gérant de société, et d’Andrée Benichou, enseignante. Passé par le Lycée Florent Schmitt de Saint-Cloud et Sciences-Po Paris, ce titulaire d’une maîtrise de (…)

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    Crédit photo : thausj via Flickr (cc)

    http://fr.novopress.info/143022/le-siecle-2013-nouveaux-inscrits/#more-143022

  • Retour sur la Guerre froide

    L'ouverture partielle des archives soviétiques, la déclassification d'archives occidentales apportent un nouvel éclairage sur l'histoire secrète des relations Est-Ouest. Un transfuge francophile, un agent soviétique en exil et un journaliste enquêtant sur la CIA nous révèlent un passé effarant.
    La détermination d'un seul homme a-t-elle suffi à ébranler l'URSS au point d'en provoquer l'écroulement ? La question se pose s'agissant de Vladimir Vetrov, lieutenant-colonel du KGB, fusillé à Moscou le 23 janvier 1985 pour haute trahison. Un quart de siècle après, l'homme et le rôle qu'il tint demeurent également mal connus, même si l'on commence à prendre la mesure de leur importance. Un film récent, L'Affaire Farewell, a popularisé le personnage et donné envie d'en savoir davantage sur lui. Il le mérite.
    L'homme qui mit l'URSS à genoux
    Pour mieux comprendre, une seule source fiable : le livre qu'un journaliste russe, Sergueï Kostine, lui consacra en 1996, aujourd'hui repris en collaboration avec le Français Éric Raynaud sous un nouveau titre, Adieu Farewell, qui tente de reconstituer les faits et leur déroulement de la manière la plus exacte possible, sinon toujours la plus crédible.
    Automne 1980 : depuis quelques mois, la tension monte entre l'Est et l'Ouest au point de faire craindre un conflit. Un succès de la Gauche à la prochaine présidentielle française amènerait les communistes au gouvernement, hypothèse qui plonge les Américains dans l'inquiétude. C'est dans ce contexte qu'advient un événement improbable mais déterminant lorsque la DST est, depuis Moscou, approchée par le colonel Vetrov. Le personnage ne lui est pas inconnu. Identifié pour ses activités d'espionnage technologique sous couverture diplomatique, Vetrov était en poste à Paris dans les années soixante.
    À l'époque, ce francophile qui avait pris goût au capitalisme avait failli se laisser retourner mais le patriotisme, l'angoisse pour les parents laissés là-bas l'avaient emporté. Depuis, la DST n'avait plus de nouvelles. Pendant un an, Vetrov, prenant des risques considérables va, chaque semaine, livrer les secrets de l'espionnage technologique du KGB, sur lequel repose l'essentiel de l'économie soviétique et, surtout, la capacité de l'URSS à rester dans la course aux armements. Leur exploitation suffira à mettre le régime communiste dans une situation intenable.
    Chacun connaît la suite.
    Le défaut du plan, et Vetrov, excellent professionnel, le connaît, c'est qu'exploiter les renseignements équivaut à condamner la source. Tôt ou tard, ses collègues comprendront qui est Farewell. Pourtant, Vetrov refuse tout : l'argent, les papiers français pour son fils et lui, l'exfiltration qu'il sait irréalisable, la DST ne pouvant l'aider si loin de ses bases. Pourquoi joue-t-il ainsi sa vie ? Amour de la France, haine du régime communiste, désir d'offrir à son fils et à son pays la liberté, besoin de se venger du KGB qui n'a pas su reconnaître ses talents exceptionnels ? Nul ne le saura jamais.
    Le fait est que cet agent brillant relégué au fond d'un bureau va détruire le système, et mettre l'URSS à genoux. Il en mourra, évidemment, au terme de péripéties qui contribuent à brouiller un peu plus son image. Ce n'est pas sa correspondance avec sa famille durant son emprisonnement qui aidera à comprendre, Vetrov la savait lue ; ni les interrogatoires de son procès. Quant à sa "confession", rédigée avant son exécution, elle disait si nettement ce qu'il pensait du modèle socialiste que le KGB renonça à la rendre publique...
    Le KGB n'était pas invincible
    La tentative d'analyse psychologique est d'ailleurs la partie la plus faible d'un livre qui se lit comme le plus haletant des romans d'espionnage. Traître ou héros, pauvre type vindicatif qui noyait ses échecs dans l'alcool ou génie méconnu de la guerre secrète, le colonel Vetrov, entre ombre et lumière, prend une dimension singulière. Le fait est que nous lui devons beaucoup.
    À son traitant français qui lui demandait pourquoi il faisait cela, Vetrov dit un jour : « Parce qu'ils sont dangereux, et ils sont dangereux parce qu'ils sont c... ! ».
    Opinion autorisée que ne réfute pas un autre ancien du KGB, le colonel Vassili Mitrokhine. À l'époque où Vetrov livrait à la France de quoi faire sauter l'URSS, Mitrokhine s'employait à une besogne moins urgente mais qui lui aurait coûté tout aussi cher s'il s'était fait prendre : responsable des archives de l'espionnage soviétique, et conscient que l'on faisait disparaître les dossiers les plus sensibles, il entreprit, en effet, de recopier systématiquement les documents qui, de 1917 aux années quatre-vingt, apportaient la preuve des crimes et des manipulations du régime.
    En 1991, époque moins dangereuse, Mitrokhine, contre l'asile politique, livra cette énorme documentation aux Britanniques, permettant d'éclairer certains pans obscurs de l'histoire contemporaine mais aussi de faire arrêter de très nombreux collaborateurs du Renseignement soviétique. Il y eut quelques scandales retentissants quand il s'agissait d'hommes politiques ou de célébrités. Même s'il ne faut pas exclure que "les archives Mitrokhine" publiées sous un titre accrocheur, Le KGB contre l'Ouest, comportent un certain nombre de faux destinés à désinformer ou intoxiquer l'opinion internationale, elles restent, dix ans après leur divulgation, un document indispensable pour mieux comprendre, de l'intérieur, ce que furent l'Union soviétique, ses dirigeants, ses ambitions, et le mal qu'ils firent.
    D'abord à la Russie. En quoi une conversation entre Mitrokhine et l'un de ses camarades est révélatrice de l'écoeurement généralisé des mieux informés : « Tout cela vous donne honte d'être russe... » « Non, cela donne honte d'être soviétique. » L'on comprend mieux pourquoi les meilleurs firent en sorte de n'avoir plus honte.
    La CIA non plus
    Le travail de Vetrov comme celui de Mitrokhine démontre que le KGB, pour très efficace et dangereux qu'il fût, n'était cependant pas le monstre invincible et tout puissant que ses adversaires avaient fini par imaginer. La CIA, dont les Russes avaient une peur équivalente, ne l'était pas davantage. Tant s'en faut !
    L'incapacité du Renseignement américain à anticiper les attentats du 11 Septembre a mis en évidence les faiblesses du service, attribuées à une mauvaise reconversion de l'espionnage des USA, incapable de s'adapter au monde et aux périls de l'après-Guerre froide. Une enquête du journaliste Tim Weiner, Des cendres en héritage, l'histoire de la CIA, oblige à reconsidérer la question et démontre que les faiblesses découvertes en 2001 existaient depuis le début ; en soixante ans, l'essentiel du travail de l'agence fut de dissimuler aux présidents américains, au Congrès et à l'opinion son manque d'efficacité, ses erreurs cataclysmiques et le prix à payer pour tout cela.
    Créée, non sans peine car elle entrait en contradiction avec les principes fondamentaux de la déclaration d'indépendance, en 1947 afin de lutter contre l'URSS, la CIA se fixa pour but de détruire le communisme, obtint pour y parvenir des sommes colossales dont elle ne justifiait pas l'utilisation, et ne prit jamais les mesures nécessaires pour arriver à ses fins. Parfaitement ignorante des réalités du monde extérieur, ne jurant que par l'action, le plus souvent improvisée, sans agent capable de pratiquer une langue étrangère, l'agence déstabilisa des puissances amies et provoqua des désastres sur tous les fronts, qu'elle camoufla supérieurement en réussites.
    La survie du monde libre confiée à des "clowns"
    Le lecteur reste accablé en songeant que la survie du monde libre reposait en partie sur ceux que Nixon qualifiait aimablement de "clowns" ... Des clowns dangereux, cependant, à l'instar de leurs confrères du KGB. Il faut n'avoir pas lu Weiner pour se demander pourquoi Vetrov s'adressa aux Français plutôt qu'aux Américains. Découvrir cet angoissant envers de l'histoire contemporaine est indispensable. Sans toutefois perdre de vue que l'auteur, très américain, ne comprend pas toujours les situations qu'il décrit. Cela explique pourquoi il est porté à excuser les coups tordus de l'agence lorsqu'ils visaient des monarchies, des pouvoirs nationalistes ou catholiques. En cela, l'analyse de l'assassinat du président vietnamien Ngo Din Diem est très révélatrice. Une réalité à ne jamais perdre de vue s'agissant des États-Unis.
    Anne Bernet L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 18 février au 3 mars 2010
    ✓ Sergueï Kostine et Éric Raynaud : Adieu Farewell ; Robert Laffont, 425 p., 22 euros.
    ✓ Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine : Le KGB contre l'Ouest ; Fayard, 980 p., 30 euros.
    ✓ Tim Weiner : Des cendres en héritage, l'histoire de la CIA ; Fallois, 540 p., 23 euros.