Paul Lafargue publie en 1887 un ouvrage humoristique intitulé « La religion du capital » où l’auteur invente un Congrès de la bourgeoisie capitaliste se tenant à Londres et décidant de l’instauration d’un Dieu de la Modernité, le Dieu du Capital avec son credo, ses prières, ses élus, … et qui remplacerait les anciens dieux et les anciennes croyances.
L’ouvrage se divise en plusieurs parties qui fondent une sorte de dogme du capitalisme. Remarquablement bien mené, à l’instar du Droit à la paresse, l’auteur se montre une nouvelle fois visionnaire. En peu de pages et peu de mots, Paul Lafargue présente dans cet ouvrage toute la logique qui sous-tend le capitalisme.
Dans un premier temps, les représentants des différentes nations, de même que le Légat du Pape et le cocardier revanchard Déroulède sont réunis pour échanger au sein de ce Congrès fictif ou nous pouvons lire page 12 « Pourquoi […] ne remplacerions-nous pas les vertus théologales par les vertus libérales, la Foi, l’Espérance et la Charité par la Liberté, l’Egalité et la Fraternité ? ». Le ton est donné, l’auteur n’est pas vraiment un adepte de la « République »… L’époux de Laura Marx délivre toute sa maîtrise de l’écrit dans un deuxième chapitre qui consiste en un question/réponse sur la religion du Capital où un salarié fictif explique en quoi consiste la religion du Capital (privation, etc…). Vient ensuite dans un troisième chapitre le sermon de la courtisane, texte inventé et superbement bien tourné, où l’auteur pointe du doigt le rôle central joué par le sexe dans le système capitaliste. Enfin, dans les trois derniers chapitres, il imagine des textes qui fondent les dogmes de la religion du Capital : L’Ecclesiaste ou le livre du capitalisme, Prières capitalistes qui proclame l’adoration de l’or et les Lamentations de Job Rothschild, le capitaliste.
Au-delà de la traditionnelle dénonciation du capitalisme sur des questions socio-économiques, classique dans la pensée socialiste et particulièrement la pensée marxiste, Paul Lafargue démontre que le capitalisme implique une révolution anthropologique et un projet global de société. Comme dans le Droit à la presse, il montre le rôle joué par le positivisme d’Auguste Comte. Ces quelques remarques sont d’ailleurs très intéressantes car nos soit disant communistes et socialistes « officiels » n’ont absolument rien en commun avec la pensée de Paul Lafargue mais bien plus avec celle d’Auguste Comte. Jugez-en de vous-même :
« La courtisane appartient au troisième sexe ; elle laisse à la femme vulgaire la sale et pénible besogne d’enfanter l’humanité. » p.37. Vous avez bien lu « le troisième sexe », ça ne vous rappelle rien ? Cette phrase est accompagnée de la note de bas de page suivante : « Les rédacteurs du sermon* se sont inspirés de la pensée d’Auguste Comte. Le fondateur du positivisme prédisait la formation d’une race supérieure de femmes, débarrassées de la gestation et de la parturition. La courtisane réalise en effet l’idéal du bourgeois philosophe. » C’est on ne peut plus limpide… Plus loin il poursuit : « Le Dieu-Capital apporte au monde une morale nouvelle ; il proclame le dogme de la Liberté humaine : sachez que l’on n’obtient la liberté qu’en conquérant le droit de se vendre. Libérez-vous de l’esclavage conjugal, en vous vendant. » p.38 Après cela, toujours des volontaires pour nous expliquer que le socialisme est à l’origine du mariage gay et du gender ? Ne serait-ce pas plutôt le libéralisme, le capitalisme et les positivistes de tout poil qui sont derrière ces projets de destruction de la femme, de la famille et qui placent la marchandisation du corps au cœur de leur projet de société ?
Un autre élément parmi d’autres évoqués dans le livre a suscité mon intérêt. Paul Lafargue explique par deux fois que le capitalisme est universel et que le projet du Dieu Capital est intrinsèquement globaliste.
Ainsi nous pouvons lire page 10 : « Le Capital ne connaît ni patrie, ni frontière, ni couleur, ni races, ni âges, ni sexes ; il est le Dieu international, le Dieu universel, il courbera sous sa loi tous les enfants des hommes ! » puis page 48 « Il s’élève au dessus des vaines démarcations qui parquent les mortels dans une patrie ou dans un parti ; avant d’être russe ou polonais, français ou prussien, anglais ou irlandais, blanc ou noir, l’élu est exploiteur. […] L’or a une couleur ; mais devant lui, les opinions des capitalistes n’ont point de couleur. » Là encore, bien qu’il adresse par une brève remarque au début de l’ouvrage un « tacle » au patriote Déroulède, nulle trace de sans-frontiérisme chez le gendre de Marx…
Mais ce ne sont pas les seuls passages croustillants de ce livre, après avoir brocardé les « Droits de l’homme » dans le Droit à la paresse, Paul Lafargue s’attaque aussi plus fortement au système électoral et démontre même que le suffrage universel est encore plus profitable aux capitalistes ! Sur la même base il démontre que c’est pour servir les intérêts du Capital que des humanitaristes comme Victor Hugo ont dénoncé la peine de mort…
Nul besoin d’écrire des ouvrages long pour faire comprendre que le système capitaliste est nuisible à nos sociétés et dépasse très largement la question socio-économique. Les tenants et les aboutissements du capitalisme sont très bien exposés ici. La lecture de La religion du Capital me semble encore plus fondamentale que celle du Droit à la paresse. Paul Lafargue est un auteur qui se révèle très fin dans ses analyses et qui appréhende l’ensemble des influences du capitalisme et de la Modernité.
Jean
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