Arnaud Leclercq - Le Russie puissance d'Eurasie ; Histoire géopolitique des origines à Poutine - Chap. 4 L'Empire eurasiatique fait la synthèse et ouvre sur le monde - I. La construction d'un empire eurasiatique - pp. 139 à 141 - aux éditions ellipses.
Une fois débarrassées de la menace tatare, les terres noires du sud exercent un fort pouvoir d'attraction pour la paysannerie russe mais il en va de même pour les régions forestières de l'Oural. C'est une famille de marchands - les Stroganov, spécialisés dans le commerce du sel et des fourrures - qui joue ici un rôle décisif, avec le soutien du tsar qui leur accorde de vastes concessions dans les régions, considérées comme vides, du bassin de la Kama supérieure. Ils y organisent une véritable colonisation puis lancent plus à l'est des expéditions, qui, franchissant la barrière très modeste de l'Oural, partent reconnaitre le bassin de l'Ob. Ils font appel pour cela aux Cosaques, habitués au combat livrés sur les zones frontalières du sud de la Russie. A la mort d'Ivan le Terrible, survenue en 1584, le territoire moscovite s'étend sur près de cinq millions de km² mais les gains obtenus au sud-est et à l'est contrastent avec l'échec des tentatives conduites en direction de la Baltique, là où les Russes se heurtent à des États constitués plus puissants. Sous le règne de Fédor Ier, le traité de Tyavzin, conclu en 1595, permet de récupérer les territoires perdus douze ans plus tôt au profit de la Suède. Mais c'est en Sibérie que la poussée apparaît la plus spectaculaire. Dés 1585, les Russes installent une première base de colonisations au-delà de l'Oural, à Obskyi Gorodok en territoire bachkir. En 1586, l'ancienne capitale de Koutchoum, le khan de Sibir, devient Tioumen et Toboslk est fondée en 1587, au confluent de l'Irtych et du Tobol. Les acquis de la seconde moitié du XVIe siècle sont dangereusement mis en cause avec le "temps des troubles" né de la disparition, sans héritier, de Fédor Ier. Correspondant à une crise dynastique, politique et sociale majeure, cette sombre période voit aussi les pays voisins, notamment la Suède et la Pologne, tentés de profiter de la situation, au point que l'existence même de l’État russe se retrouve menacée, aussi bien par les révoltes intérieures que par les invasions étrangères. Smolensk retombe alors aux mains des Polonais alors que Novgorod passe sous le contrôle des Suédois... La sortie de cette crise, qui va de pair avec la proclamation de la nouvelle dynastie des Romanov, témoigne du sursaut patriotique et orthodoxe qui a mobilisé contre l'envahisseur polonais mais le pays sort épuisé de l'épreuve et enregistre sur ses marges des pertes territoriales significatives. La paix de Stobovo conclue avec la Suède en 1617 permet certes à la Russie de récupérer Novgorod mais elle perd de nouveau l'Ingrie et la région du lac Ladoga, ce qui la prive de tout accès à la Baltique, Face aux polonais, Smolensk est perdue.
La prudence qui s'impose face à des adversaires tels que la Suède, la Pologne ou l'Empire ottoman à l'ouest et au sud ne vaut pas en Sibérie où - à l'initiative, le plus souvent, des conquérants cosaques - la présence russe va s'affirmer toujours plus loin vers l'est. Dispersés en groupe ethniques aussi différents qu'éloignés les uns des autres, les autochtones sibériens ne pouvaient guère s'opposer aux Russes, qui bénéficiaient d'une large supériorité militaire. Dés 1600, l'embouchure de l'Ob sur l'océan Arctique est atteinte , au cours des années suivantes, ce sont les rives de l'Ienisseï et les populations locales - Samoyèdes et Toungouzes - sont soumises. Les Russes arrivent sur les bords de Léna en 1632 et les Iakoutes sont contraints de ses soumettre à leur tour. Dés 1639, les côtes du Pacifique sont atteintes à l'issue d'une progression d'ouest en est de près de cinq mille kilomètres, réalisée en l'espace d'une trentaine d'années. Les Cosaques sont à la pointe de ce mouvement et c'est l'un d'entre eux, Simon Dejnev qui, parti de l'embouchure de la Kolyma, franchit le premier, en 1648, le détroit qui prendra ultérieurement le nom du navigateur danois Béring, parti le reconnaître en 1728 pour le compte du tsar. La pénétration de ces nouvelles terres est rapidement suivie de l'installation d'ostrogi, ces postes fortifiés entourés d'une palissade de bois qui témoignent de la souveraineté russe sur ces immenses étendues à peu près vides. Tomsk est fondée en 1604 en Sibérie occidentale et Iakoutsk l'est sur la Léna dés 1632, avant que l'établissement d'Okhotsk, sur la côte pacifique, ne conclue, en 1649, cette spectaculaire poussée vers l'est. Plus au sud, Irkoutsk est fondée sir les bords du lac Baïkal dés 1652, mais la résistance indigènes bouriates est plus forte face aux nouveaux venus. L'arrivée sur le cours supérieur de l'Amour entraîne également des accrochages avec des troupes chinoises de l'empereur mandchou, qui perdurent jusqu'à la conclusion, en 1685, du traité sino-russe de Nertchinsk, qui limite pour un temps l'expansion russe à la chaîne des monts Stanovoï. (à suivre...)