Impolitique est un adjectif de la langue soutenue qui se rapporte à un manque d’habilité dans une situation où des intérêts sont en jeu. Dans un nouvel essai, L’effacement du politique, Pierre Le Vigan ne l’utilise pas et, pourtant, l’actuelle politogenèse (pseudo-)européenne ou « construction euro-atlantiste » à vocation mondialiste et d’ambition oligarchique correspond parfaitement à cette définition. Pis, elle la dépasse en excluant le politique de son champ d’horizon. L’auteur constate en effet que « notre continent est sans existence politique, sans volonté, sans défense. Un embryon de gouvernement européen existe, mais en fait, ce sont des équipes de technocrates. Le pouvoir européen n’a pas de légitimité démocratique. Il n’a pas non plus acquis une légitimité par son efficacité. Il a beaucoup réglementé mais n’a guère construit (pp. 21 – 22) ». A contrario, « tout vrai projet politique repose sur la vision d’une singularité de civilisation. C’est pourquoi il est absurde de dire que seule la politique extérieure compte. Extérieure à quoi ? De quel intérieur est-elle l’envers ? C’est toujours la question à se poser. Politique intérieure et politique extérieure sont toujours profondément liées (p. 121) ». Mieux encore, « il n’y a pas de politique sans identités collectives (p. 27) ».
La phobie du politique qu’il discerne dans les discours et les actes officiels de la bureaucratie euro-atlantiste provient en droite ligne du refus d’affirmer l’identité propre de l’Europe. « L’Europe actuelle se veut d’abord universaliste. Sa seule identité serait d’être le réceptacle des identités des autres. On y célèbre tout ce qui n’est pas nôtre (p. 22). » Il faut reconnaître, à sa décharge, que « l’Europe a eu comme destin l’Occident, qui a fini par nier l’Europe elle-même. C’est-à-dire que l’Europe a eu comme destin la démesure, l’hubris. […] L’occidentalisation du monde est devenue la déseuropéanisation de l’Europe. L’Europe n’a pas vocation à offrir un modèle au monde (p. 159) ».
Mais comment définir alors l’identité européenne ? « La géographie donne des indications (Bornéo, non, ce n’est décidément pas l’Europe) mais pas de réponses indiscutables à la question des frontières. C’est le politique qui doit trancher (p. 61). » Il examine ensuite d’autres critères comme le fait ethnique. Sur ce point, Pierre Le Vigan dénie l’ancestralité indo-européenne et rejette la thèse du foyer boréen originel circumpolaire qu’il trouve absurde. Il passe ensuite l’Europe au crible de la religion, puis des valeurs sans, finalement, les estimer déterminantes. Aucune définition ne lui convient parfaitement. En fait, l’auteur récuse toute idée essentialiste de l’Europe. Si une délimitation floue demeure concernant les frontières orientales de l’Europe, l’identité fondamentale européenne repose sur un riche patrimoine spirituel commun et une anthropologie évidente d’ordre bio-culturel partagée entre des peuples issus du même terreau auxquels se rattachèrent d’autres peuples européanisés (Finnois, Estoniens, Lapons, Hongrois, Gagaouzes, etc.). Si son présent est certes marqué par l’impuissance et l’affliction mémorielle, son avenir peut être riche en espoir ou… en désespérance.
Cette désespérance semble prendre le pas sur toutes les tentatives, vénielles et partielles, de renaissance continentale. Du fait de la sécularisation, « le pouvoir politique va s’obliger à ne croire en rien d’ultime. Il va se restreindre à une croyance évidente et minimale : que les hommes veulent la liberté et le bonheur. L’État va donc devenir l’État garant des droits de l’homme (p. 43) ». Désormais, « le processus démocratique consiste en une production sans fin de nouveaux droits de l’homme (p. 90) » si bien que « c’est l’homme qui déclare ses propres droits (p. 87) ». Cette lourde tendance fait que « notre société n’est plus régulée que par le Droit et par le Marché (p. 156) » d’autant que « la pensée libérale est du côté du commerce, et des puissances maritimes. Elle privilégie la morale et l’économie par rapport au politique et à l’État (p. 80) ». La conséquence la plus visible est, à part l’hypertrophie du secteur médiatique au point qu’il phagocyte le minable petit personnel politicien, l’exagération du « pouvoir judiciaire [qui] est une façon de ne pas faire de la politique ou plutôt de la laisser faire par les juges, car il ne suffit pas de nier le politique pour le dissoudre (p. 136) ». Parallèlement, la neutralisation du politique bouleverse la fonction même de l’État. « L’État est fort pour assurer un certain nombre de missions. S’il ne le fait pas, il perd sa légitimité (p. 132). » À croire qu’on arrive au terme d’un cycle historique !
« Au Moyen Âge, les Européens avaient le choix entre trois formes politiques : la Cité, l’Empire, l’Église. La Cité était trop petite, l’Empire trop grand, l’Église trop universelle. Ils ont choisi une forme nouvelle : la nation (p. 136). » Aujourd’hui, le concept de nation apparaît comme une coquille vide, voire comme le serviteur zélé du mondialisme. L’exemple le plus flagrant de ce détournement n’est pas les États-Unis d’Amérique, cette aire peuplé par des strates successives d’immigration, mais la France pervertie par les sottes idées d’une république mortifère. « Les intellectuels de la pensée dominante pensent, non seulement que tout le monde peut devenir français, mais que tout le monde doit souhaiter le devenir, devenir citoyen du “ pays des droits de l’homme ” donc de la seule patrie qui n’est pas une patrie. Ils ont pour le coup raison puisque, être français au sens actuel du terme, cela veut dire : être membre de “ la patrie de la sortie de toutes les patries ”. C’est le comble de l’hypermodernité (ou archimodernité), et par là même c’est le comble de l’humanité. Pourquoi ? Parce que c’est là le stade suprême du dessaisissement de soi, de la rupture avec tous les attachements. C’est la victoire du présentisme intégral (pp. 99 – 100). »
Pierre Le Vigan concède volontiers que « l’Europe actuelle apparaît […] une prison des peuples, une négation de la souveraineté populaire (p. 160) ». En revanche, il assure que « l’Europe actuelle n’est pas fédérale, c’est là l’équivoque qu’il convient de dissiper. Elle est faussement fédérale (p. 162) ». Par cette mise au point, il exprime son attachement à la vocation d’une d’Europe à la fois unie et diverses, d’une Europe politique, véritable garante des procédures démocratiques authentiques. C’est pour l’heure une gageure, « mais qu’entendent les élites par démocratie ? Moins le gouvernement du peuple par lui-même (les élites globalisées ne comprennent tout simplement pas ce que veut dire la notion de “ peuple ”) que le respect de procédures, et des droits individuels : la démocratie, c’est les droits de l’homme. La démocratie selon les élites devient donc un processus de déliaison par rapport au politique : c’est plus de droits de l’homme et moins de droits des citoyens (pp. 58 – 59) » à un moment crucial où « nous vivons une stasis : à la fois une guerre civile interne, moléculaire, et une dissolution de l’intérieur (p. 23) ».
Au terme de son raisonnement de philosophie politique, il considère que la réponse idoine aux défis du XXIe siècle s’appelle l’Empire. Il ne s’agit pas pour lui de relever les vieux slogans totalitaires du XXe. À la suite du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe qui appréhendait le national-socialisme hitlérien comme un humanisme, Pierre Le Vigan, Pierre Le Vigan pense que « le nazisme était essentiellement un vitalisme (p. 124) » et qu’il « était, à sa façon, un progressisme (p. 125) ».
Pourquoi donc l’Empire ? Peut-être parce qu’il « est porteur d’un sacré et d’un universel (p. 51) ». Universel et non universaliste, cela a son importance. Le retour du politique passerait-il nécessairement par un compromis post-moderne entre le holisme d’antan et l’individualisme présent ? Pierre Le Vigan le suppose, lui qui voit en Jean-Jacques Rousseau, le seul penseur apte à dépasser cet antagonisme (cette aporie ?) : « Être libre peut pourtant vouloir dire être libre de s’engager, voire libre d’aliéner sa liberté apparente pour une liberté intérieure plus profonde. Mais la modernité refuse cette forme de liberté. La modernité voit l’engagé convaincu comme un aliéné. Il ne faut que des engagements de circonstances et surtout, des engagements qui n’engagent à rien (p. 94). »
Nul doute que L’effacement du politique de Pierre Le Vigan est un essai qui fera date, au-delà des querelles désuètes et déplacées entre un européisme aveugle et un souverainisme réductionniste.
Georges Feltin-Tracol
• Pierre Le Vigan, L’effacement du politique. La philosophie politique et la genèse de l’impuissance de l’Europe, préface d’Éric Maulin, La Barque d’or (12, rue Léon-Blum, 94600 Choisy-le-Roi), 2014, 163 p., 15 € + 4 € de port.