« La civilisation française, héritière de la civilisation hellénique, a travaillé pendant des siècles pour former des hommes libres, c'est-à-dire pleinement responsables de leurs actes : la France refuse d'entrer dans le Paradis des Robots. »
Georges Bernanos, La France contre les robots
Cette nouvelle rubrique a pour objet de proposer des textes pour aider tout un chacun à réfléchir sur des sujets précis et si possible, d'actualité, aujourd'hui : la Patrie. (2)
Jeanne d'Arc aux sources du patriotisme français
A Brignoles en Provence
Au début du XVème siècle, Brignoles était l'une des huit sénéchaussées de la Basse Provence. Sa situation géographique la mettait, semble-t-il, bien à l'écart de la terrible guerre avec les Anglais, qui ravageait surtout le Nord et le Sud-ouest de la France. Le paisible roi René y séjournait souvent. Comme les autres provinces, la Provence avait son parlement, ses franchises ; elle était gouvernée en 1429 par Louis II, comte de Provence, fils de la reine Yolande (1417 –1434).
Quel pouvait bien y être le sentiment patriotique français ? Comment pouvait-on y ressentir l'occupation anglaise, qui n'affectait pas cette région ? La Normandie, la Guyenne, la Bourgogne étaient loin ! L'unité française était constituée d'un réseau complexe de suzerainetés qui, nous dit-on dans les manuels républicains, ne concernait les populations que de très loin !
Et puis, les communications étaient longues et difficiles ! Pas de trains, pas de téléphones, pas de journaux ! Que pouvait-on savoir, à Brignoles, d'un siège des Anglais devant Orléans, ou du dauphin Charles VII, encerclé dans son Berry, et pas même couronné ou sacré roi de France ?
Qu'était même la France pour les Provençaux ?
Orléans n'était-il pas à 600 kilomètres (à vol d'oiseau) de Brignoles, en un temps où le meilleur cavalier ne pouvait parcourir que quelques 50 kilomètres par jours ?
Toutes ces questions, que l'on peut se poser, trouvent une étonnante réponse dans l'analyse d'un « compte trésoraire de Brignoles », que nous avons découvert dans une monographie de F. Mireur, intitulée : "Procession d'actions de grâces à Brignoles en l'honneur de la délivrance d'Orléans par Jeanne d'Arc en 1429".(Communication faite au congrès des sociétés savantes à la Sorbonne en avril 1893).
Dans les anciennes chroniques provençales, on trouve bien mention de la dureté du temps, mais cependant bien lointaine.
Honoré Bouche parle des « temps calamiteux de l'occupation d'une grande partie de la France par les Anglais et du temps de la Pucelle d'Orléans, si renommée dans les histoires, environ l'an 1429 .... » (1)
C'est « arrivé en l'année 1429, dit Nostradamus, que la pucelle Jeanne, tant illustrement chantée par les histoires françoises, allait au secours de sa ville, couverte d'armes blanches contre les Anglois, ausquels elle fit quitter et abandonner le siège d'Orléans. » (1)
Mais, selon notre auteur (2) aucune de ces chroniques « n'ont produit aucun témoignage direct et contemporain de l'impression que les nouvelles extraordinaires de France causèrent en Provence. »
Or voici que 550 ans après, l'analyse d'un feuillet comptable de la ville de Brignoles, au fin fond de la Provence, nous livre le témoignage d'une explosion spontanée de joie et de liesse populaire, lorsque, quelques jours après le 8 mai 1429, la nouvelle de la délivrance parvient au peuple de cette bourgade.
La France vient de remporter une victoire décisive contre l'envahisseur. Pas en Provence, qui vit en paix à cette heure, mais bien en France, avec laquelle tout le petit peuple vibre et souffre.
Certes les souverains sont parents. Le comte Louis II de Provence est le beau-frère de Charles VII. Sa mère, la reine Yolande, joue un rôle politique important à la cour de France. Mais ce ne sont pas les grands qui descendent dans la rue pour fêter l'événement ; c'est le peuple. Le peuple qui est la famille de ses princes, et qui est chez lui, dans sa patrie, en Provence comme à Orléans !
Et puis, tous savent bien que si Orléans tombe, bien qu'elle soit loin ; si Charles VII est détrôné, bien qu'il soit loin... qui arrêtera l'Anglais et l'empêchera d'arriver jusqu'à Brignoles avec ses bandes, et son cortège de sang et de misère ?
L'élan populaire est tel que les syndics en exercice sont débordés, et prennent sur eux les dépenses dont ce feuillet de compte atteste, sans même réunir le conseil pour les soumettre à sa délibération.
Or on ne plaisantait pas à Brignoles sur ce chapitre. Les registres en témoignent. Pas un sou ne devait sortir des caisses sans vote du conseil pour en donner l'aval.
Ici, dans l'urgence, cette règle n'a pas été respectée. Écoutons notre auteur : (2)
« Le bruit s'étant répandu dans cette ville (Brignoles) de la délivrance d'Orléans, l'enthousiasme fut si soudain que, sans même consulter comme d'ordinaire le conseil, on organisa des réjouissances publiques pour fêter l'éclatant succès dû à l'intervention de cette jeune fille étrange illius Piuselle dont la renommée avait volé jusqu'en notre lointaine contrée. Une procession d'actions de grâces fut ordonnée, et, pour en relever l'éclat, les syndics de la communauté prirent sur eux d'y envoyer des ménétriers (3), aux frais de la ville, certains d'avance de l'adhésion de leurs collègues du conseil. »
"Item ponit Idem thesaurarius solvisse, ex precepto sindicorum, menisteriis qui fecerunt festum, dum fecerunt processionem ad amorem Dei, dum venerunt nova illius Piuselle que erat in partibus Francie, videlicet grossum unum." (4)
Ce texte de ce qu'on est convenu d'appeler le "bas-latin" (en somme le latin vivant de l'époque), peut se traduire ainsi :
« De même, le même trésorier pour rendre grâce, à la demande du syndic, paye des ménestrels (3) qui font la fête, pendant une procession pour l'amour de Dieu, quand venaient des nouvelles de cette pucelle qui était dans la partie de la France, visiblement une chose capitale. »
Mais ce qui n'est pas moins étonnant, c'est la rapidité avec laquelle cette nouvelle est arrivée à Brignoles.
Notre savant archiviste, par divers recoupements, situe la date de cette procession et de ces réjouissances entre le 15 mai 1429, et au plus tard le 20 juin. Plus probablement peu après le 15 mai.
Or la date de la délivrance d'Orléans peut être fixée au 8 mai. Et il est bien improbable que dès le lendemain, un courrier soit parti directement pour Brignoles. Même si c'eut été le cas, par monts et par vaux, et en changeant de cheval chaque jour, il lui fallait au moins 15 jours pour franchir les 6 à 700 kilomètres qui séparent Orléans de Brignoles, en tenant compte de l'état des routes de l'époque, et des nombreux obstacles tels que fleuves, forêts peu sûres, montagnes, etc.
Une étude chrono topographique serait d'ailleurs nécessaire pour obtenir un trajet et un décompte de temps fiable.
Mais bien plutôt que l'hypothèse peu vraisemblable d'un messager visant spécialement Brignoles, c'est celle de la rumeur publique, propagée de proche en proche par le bouche à oreille, qui doit être retenue. Ce qui donne une idée très vivante de l'anxiété de nos provinces, avides de nouvelles, et de la joiepopulaire déclenchée par cette bonne nouvelle tant espérée par le patriotisme français, en éveil dans le fond des coeurs de nos plus lointaines provinces !
Enfin la chance a tourné !
Enfin Dieu prend la France en pitié.
Alors « faisons procession pour l'amour de Dieu ! »
Et concluons avec notre auteur : (2)
« La véritable importance historique du document (4), son intérêt général, résident surtout dans le témoignage nouveau qu'il nous apporte de l'étonnante popularité de Jeanne, et du grand et rapide retentissement de son admirable campagne d'Orléans. »
Adrien Loubier
Extrait de : « Sous la Bannière ».
Numéro 107, mai – juin 2003.
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