La philosophie, en Occident, se donne volontiers pour une activité autonome de la raison, libre à l’égard des autorités et ne rendant de compte qu’à elle-même. Chacun serait seul responsable de sa propre pensée, et non pas héritier d’une tradition ou d’une opinion. Le symbole en est Socrate, tel qu’on le voit dans les premiers dialogues de Platon, refusant le rapport de maître à disciple, n’enseignant pas une doctrine préétablie, et se contentant de vérifier la solidité des opinions de son interlocuteur. L’accord de deux personnes, s’il est fondé en vérité, apparaît alors comme supérieur à l’approbation d’une multitude, si elle ne s’appuie que sur le vraisemblable.
Cette attitude de libre examen n’exclut cependant pas une certaine structure magistrale, inséparable de l’idée que la philosophie produit de la vérité. À la fin de son dialogue Phèdre, Platon raconte l’histoire de Teuth et Thamous. Le dieu égyptien Teuth (Toth, le fondateur des arts), entre autres découvertes, a inventé l’écriture ; il l’apporte au roi Thamous, en escomptant des félicitations. Le roi le félicite, en effet, pour certaines de ses inventions, le blâme pour d’autres ; mais, à propos de l’écriture, il lui reproche vertement d’avoir fait le contraire de ce qu’il s’était promis : il voulait lutter contre l’oubli, or voilà que les hommes vont perdre leur mémoire parce qu’ils feront confiance aux textes déposés dans des lettres inanimées.
Et Socrate, qui raconte l’histoire, approuve : un texte écrit est orphelin, c’est un discours sans père que nul ne vient défendre. On ne peut lui demander d’explication supplémentaire comme à un interlocuteur ; il est d’autant plus désarmé qu’il est livré à tout un chacun : « quand une fois pour toutes il a été écrit, chaque discours s’en va rouler de droite et de gauche, indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent et, pareillement, auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire et il ne sait pas quels sont ceux auxquels justement il doit ou non s’adresser ».
Du devin au chef d’école
La fable ne tient donc que par une certaine idée de la vérité, à savoir que celle-ci, loin de valoir par elle-même, n’a de consistance que sous-tendue par la parole d’un maître. Ni Thamous, ni Socrate n’accusent le discours écrit d’être faux. Il peut être vrai, mais cette vérité est errante : il lui faut quelqu’un pour l’orienter, pour savoir à qui l’enseigner et de qui la préserver. Pour savoir, aussi, comment l’enseigner : car l’enseignement ne consiste pas seulement à la réciter, mais à la défendre et à l’expliquer face aux objections que l’écrit ne peut prévoir. L’auditeur se trouve ainsi placé dans la position du disciple ; le discours doit non seulement lui dire le vrai, mais le lui dire comme il faut, quand il faut. Il n’est donc pas de vérité sans magistère.
Cette position livre une clef de la structure des dialogues de Platon, ceux qui suivent le Phèdre comme ceux qui le précèdent. Dans les derniers dialogues, Socrate (ou l’étranger d’Athènes qui le remplace) énonce une doctrine : il enseigne ce qu’est le bien, ce qu’il en est du plaisir, comment construire une Cité juste. Dans les premiers dialogues, Socrate, à défaut de dire le vrai, énonce les conditions de l’accord d’où le vrai sortira : c’est lorsque nous serons d’accord, dit-il, que nous admettrons une thèse comme exacte.
Ainsi Socrate qui n’écrit pas, qui n’enseigne pas, apparaît-il comme le maître de la vérité, moins par ce qu’elle contient que par les conditions dans lesquelles elle s’obtient. Il incarne là une situation caractéristique de la pensée grecque, antérieure même au platonisme. Dès la période homérique, le poète joue un rôle d’énonciateur du vrai, comme aussi le devin et le roi : sa parole n’a pas besoin d’être démontrée ou contestée, la qualité seule de celui qui l’énonce, comme le souligne l’helléniste français Marcel Détienne, suffit à la fonder. La pensée apparaît ainsi comme liée à certains hommes, eux-mêmes liés à des fonctions sociales — l’exercice du pouvoir ou l’administration du sacré.
Cette structure se développe ensuite sous d’autres formes lorsque la philosophie devient autonome. La nouveauté, de taille il est vrai, tient au fait que les maîtres du vrai n’ont plus d’autre fonction sociale que cette véracité. Alors le philosophe ne tire plus sa garantie d’un devin ou d’un poète ; mais souvent il la tire d’un chef d’école. Pour penser, il faudra se ranger parmi les aristotéliciens, ou les stoïciens, ou les cyniques, ou les sceptiques. Les oppositions des écoles, avec leur succession de chefs, les “scholarques”, leur perpétuelle référence au fondateur, deviennent la caractéristique de la pensée hellénistique, puis de l’héritage romain.
Cette conception du vrai comme enseignement d’un maître confère certains traits communs à toutes les écoles, même lorsqu’elles divergent dans la doctrine : personnalisation, remémoration, orthodoxie. Le rapport d’apprentissage rejoue la relation de maître à disciple à un autre niveau : ainsi les élèves d’Épictète focalisent sur lui l’idéal du stoïcisme ; chaque maître intermédiaire vient assumer transitoirement la figure du maître fondateur ; il faut reprendre et repenser les arguments. Il faut s’imprégner de la philosophie avant de philosopher. Apprendre semble être le meilleur moyen de découvrir, et imiter une voie sûre pour apprendre.
La parole intérieure
On peut voir là une culture de l’épigone ; mais aussi une pensée de la tradition, et la preuve que la cohérence d’une pensée ne s’identifie pas nécessairement avec une fondation radicalement individuelle. C’est là un schéma que l’on retrouve à d’autres moments de l’histoire de la pensée occidentale : dans les commentaires scolastiques ou, plus tard, dans les écoles cartésiennes, kantiennes, hégéliennes, qui perpétuent un système et le diffusent dans les universités. Les religions du livre vont-elles renoncer à ce schéma ? Elles vont parfois le reconduire et le perpétuer ; elles vont surtout, plus fondamentalement, l’intérioriser.
Ce que nous enseigne un maître humain, c’est la vérité, mais cette vérité ne peut pénétrer en nous, remarque saint Augustin, que si elle est déjà attendue par la vérité interne, laquelle est la présence de Dieu au fond de notre être. Le refus de l’hétéronomie mène ici à la découverte d’un autre maître, autrement savant et convaincant : « Quand par leurs paroles les maîtres ont expliqué toutes ces sciences qu’ils font profession d’enseigner, même la vertu et la sagesse, ceux qu’on appelle disciples examinent au fond d’eux mêmes si ces propos sont vrais en regardant selon leurs forces cette vérité intérieure » (Saint Augustin, De Magistro, XIV).
C’est alors qu’ils apprennent, et les louanges qu’ils adressent à leurs maîtres extérieurs vont tout autant à ce maître qu’ils ont en eux. Ici s’instaure une autre pratique de la philosophie : celle qui prend plutôt la forme de la méditation ou de la confession. Au lieu de se tourner, dans sa réflexion, vers celui qui l’a précédé, l’homme s’approche des secrets de son âme : toute une part de la démarche philosophique consiste à écarter l’inessentiel pour cheminer vers l’«âme de l’âme» — là où se découvre la règle cachée de ses pensées et de ses actions. L’âme est le lieu où réside le Maître, qui, à ce déplacement, a gagné en puissance.
La vérité sans attaches
Est-il possible de penser le vrai sans se conformer aux paroles d’un maître ? ou sans se donner soi-même comme maître ? C’est ce qu’ont tenté de faire les philosophies du XVIIe siècle, comme le montre en particulier celle de Spinoza. Le soin avec lequel le philosophe hollandais efface son nom de ses œuvres est déjà révélateur. On peut y voir, certes, un souci de prudence : Spinoza, sachant que sa doctrine entre en contradiction avec celle des Églises de son temps, ne veut pas s’attirer de persécution. Le principal livre qu’il publie de son vivant, le Traité théologico-politique, ne comporte pas de nom d’auteur et ses indications de lieu et d’éditeur, pour déjouer les recherches, sont fausses.
Mais l’intention va plus loin puisque les œuvres posthumes paraissent aussi de façon anonyme (n’y sont imprimées que ses initiales). Quant à la prudence, ce n’est pas un argument : Spinoza, sa correspondance en témoigne, n’a jamais hésité à afficher ses convictions, ni à défendre fermement ses opinions. Cet anonymat répond en fait chez lui, au-delà du circonstanciel ou du psychologique, à une conception théorique : dans la recherche de la gloire, Spinoza voit un refuge de la passion sous sa forme intellectuelle. Dans l’Éthique, il raille ceux qui écrivent des traités sur le mépris de la gloire et n’oublient jamais d’y inscrire leur nom. C’est là une citation de Cicéron. Mais ce qui chez l’orateur et philosophe romain n’était qu’un trait de prédication morale s’insère ici dans une analyse des règles de l’opacité passionnelle : aussi longtemps qu’un homme est possédé par le désir, il est mû par l’attachement à sa propre image, que toutes les autres passions viennent renforcer. Le désir étant l’essence de l’individu, la production de la pensée, chaque fois qu’on la considère dans son origine ou son occasion individuelle, ne peut que revêtir cette forme affective. Seul, pourrait-on dire, le passionnel a un nom singulier ; seul il peut donc assumer la figure du maître.
Le modèle mathématique
Dans ces conditions, qu’est-ce qui remplace le maître et permet de se passer de lui ? Le modèle mathématique. L’Éthique, principal ouvrage de Spinoza, indique par son sous-titre qu’elle est exposée « à la façon des géomètres » (more geometrico). Effectivement, elle se présente sous la forme d’une longue suite d’axiomes, de théorèmes et de démonstrations ; mais surtout, plus profondément, elle cherche à enraciner sa rigueur dans un repérage des propriétés des choses qui s’inspire de l’analyse géométrique.
On pourrait objecter que ce modèle est aussi une sorte de maître. Non, car ce modèle ne contrôle pas ses effets. Il met en jeu une puissance (celle de la démonstration), mais cette puissance est offerte à qui veut s’en servir : il y a quelque chose de public dans le raisonnement mathématique, qui l’arrache à la relation duelle, personnalisée, où se tient le rapport de maître à disciple. Certes, il peut y avoir des professeurs de mathématiques. Mais l’apprentissage ne s’y fait pas sous le couvert de la distinction entre l’ésotérique et l’exotérique : seules les capacités et l’avancement de l’élève décident de ce qu’il comprendra. Les mathématiques, en ce sens, viennent occuper l’exacte position assignée à l’écrit par le Phèdre. Il peut paraître étonnant d’opposer les mathématiques à Platon, qui s’en réclamait aussi. Mais si Spinoza et Platon concordent pour reconnaître leur importance, ils divergent radicalement sur le point d’ancrage de la philosophie à leur égard. Ce qu’en retient Spinoza d’abord, c’est la puissance de décrire les causes sans chercher les fins.
Cet anonymat fonde, lui aussi, une autre pratique de la philosophie. On le retrouve chez les libertins de l’âge classique et de l’époque des Lumières, où l’on passe souvent de la philosophie anonyme à la philosophie clandestine : textes sans auteur avoué, circulation des textes et des thèmes, collage des écrits. Les manuscrits qui se diffusent aux XVIIe et XVIIIe siècles sont eux aussi, par force, sans nom d’auteur, pour éviter censure et emprisonnement. Mais au-delà de ces raisons, c’est un nouvel éclatement du magistère qu’ils marquent : leur auteur ignore qui les lira, par quels canaux ils circuleront, qui s’en emparera pour en placer des morceaux dans un nouvel écrit, qui en orientera peut-être différemment les conclusions.
En somme, cette littérature n’est clandestine que parce qu’elle est ouverte. La multiplicité des voies d’accès et de diffusion du vrai exclut la relation spéculaire entre deux sujets — celle de maître à disciple.
► Pierre-François Moreau, Le Courrier de l'UNESCO n°9/1992.
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