Le 10e anniversaire de la crise de 2008 donne lieu à d'intéressantes réflexions. Elles méritent d'être croisées avec les satisfecit que les hommes de l'arc-en-ciel social démocrate se sont auto-accordés autour du 20 août. Ce jour correspondait à la date de sortie officielle de l'État grec de la tutelle technocratique imposée en raison du délabrement de ses finances.
La faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, largement occasionnée par la politique de prêts inconsidérés imposés aux banques américaines par l'État fédéral, conduisit d'ailleurs à la mainmise de la banque centrale de Francfort sur les pays de l'euro-zone, en commençant par le plus fragile.
Ne chipotons pas ici sur les chiffres et les courbes. Quand on lit par exemple, dans un article recommandable par ailleurs que les contribuables européens ont [auraient] versé 289 milliards d’euros de prêts à la Grèce lors de trois plans de sauvetage, la part française s’élevant à 40 milliards d’euros, on doit quand même se demander quelles sommes ont effectivement été prélevées et au profit de qui. On pourrait parler plutôt de jeux d'écritures au bénéfice du système bancaire ouest-européen d'un côté, et, en regard, de l'appauvrissement radical bien réel d'un peuple.
Dans la masse intimidante des statistiques diffusées dans ce contexte, une au moins pourrait faire réfléchir. Résumons-en la substance : au début de la crise le revenu moyen du travail des Grecs était évalué à 12 000 euros. Après le passage des magiciens, il est passé à 7 500 euros par an. Valeur qui est demeurée fixe sous Tsipras. Un salaire ordinaire, y compris pour un jeune diplômé, tourne autour de 500 euros par mois. Rappelons à cet égard que ces très faibles rémunérations sont acquises par une population qui travaille plus de 2 000 heures par an, beaucoup plus que leurs homologues allemands (1 850 heures) et français (1 650 heures)[1].
Peut-on par conséquent, au vu de tels résultats, laisser encenser sans nuances Messieurs Tsipras et Moscovici ? À lire en effet la masse d'approximations publiées autour de l'échéance d'août, promise depuis longtemps à notre admiration, on ne peut que constater une étrange inversion des compliments.
Ceux qui, en France, applaudissent le gouvernement du gauchiste Tsipras se recrutent maintenant parmi les commentateurs agréés de la droite. Ainsi, dès le 28 juin, un hebdomadaire très apprécié des libéraux proeuropéens comme Le Point, pouvait publier[2] un entretien très flatteur, saluant les choix présentés pour courageux du premier ministre le plus explicitement marxiste de l'Union européenne. N'oublions pas non plus qu'il ne doit sa majorité qu'à l'appui d'un des partis les plus antieuropéens du spectre politique continental.
Au nombre des laudateurs droitiers paradoxaux du gouvernement de Tsipras, Nicolas Beytout patron de L'Opinion est allé un peu trop loin. Dans un éditorial plus qu'étrange daté du 19 juin, il a cru nécessaire de rendre hommage à celui qu'il vilipendait en 2015. Il écrit désormais dans les termes suivants : "Félicitations, Monsieur Tsipras, vous avez sorti la Grèce des soins intensifs"[3]. Cette dernière expression fera sans doute sourire amèrement quiconque a pu bénéficier de ce type de traitement dans un hôpital de qualité.
Sur le ton péremptoire qu'on lui connaît, Beytout parle de "l’immense responsabilité des Grecs dans leur propre naufrage". Le mot naufrage contredit quelque peu, dans ce contexte, les communiqués de victoire. Et son écriture eût sonné de manière plus heureuse s'il eût mis plus clairement en cause les dirigeants athéniens. Accuser globalement un peuple en souffrance, en l'identifiant aux politiciens rencontrés dans les cénacles oligarchiques internationaux se situe dans la droite ligne de l'étatisme. L'Europe toujours plus unie, à laquelle prétendent les traités, ne se révèle surtout jusqu'ici qu'un assemblage d'États.
De plus, ce qui a fait faillite en Grèce doit être regardé comme une flamboyante copie de l'étatisme français. On pourrait à cet égard multiplier les parallélismes, de l'insubmersible Constantin Caramanlis jusqu'aux gens du Pasok. Revenus en 1974 de leur exil largement parisien, après avoir rongé leur frein, ils suivirent en 1982 la même voie de l'étatisme et de la gabegie faussement sociale, tracée par Mitterrand en 1981.
C'était donc à l'indispensable Pierre Moscovici qu'il appartenait de diffuser la bonne nouvelle le 20 août. Depuis novembre 2014, l'ex ministre des Finances de François Hollande et de Jean-Marc Ayrault, si brillant, de mai 2012 à mai 2014, a été propulsé, on ne le sait peut-être pas assez dans le grand public, représentant français au sein de la commission Juncker qui, paraît-il, gouverne l'Union européenne. Invité de la matinale de France Inter, il annonçait donc à la Ville et au Monde que la Grèce était enfin sortie d’affaire, après huit années de tutelle technocratique. Grâce à lui, les auditeurs de la radio d'État étaient informés de ce "jour historique pour la Grèce", car celle-ci va pouvoir désormais "marcher seule sur ses deux pieds". Et tant pis pour les esprits chagrins qui le soupçonneraient de vivre dans un monde parallèle[4]. On hésitera cependant à tenir pour un chef d'État d'envergure un dirigeant au motif qu'il a su imposer un changement, forcément salutaire, dans les heures d'ouverture des pharmacies etc.
Certains imaginent répondre aux crises intérieures par des règlements imposés de l'extérieur. Mais ce que les technocrates ne savent peut-être pas prendre en compte c'est le rapport des pays à leur propre réglementation. Ici ou là, les gens l'appliquent de manière fantaisiste sinon poétique. Et cela vaut parfois mieux que de prendre au sérieux des oukases stupides. La question se pose – je sais, je caricature un peu – depuis Dracon et l'affichage des lois en 621. Quant à l'esclavage pour dettes cette horrible institution semblait abolie depuis l'archontat de Solon en 598. 598 avant Jésus-Christ cela va sans dire.
Allons : ne nous efforçons pas de faire boire un âne qui n'a pas soif. N'essayons pas de rappeler l'Histoire à ceux qui l'ignoreront toujours.
JG Malliarakis
Apostilles
[1] cf. article "Les Français sont ceux qui travaillent le moins d'Europe"
[2] cf. article "Grèce - Alexis Tsipras : Personne n'y croyait"
[3] cf. son éditorial de L'Opinion du 19 août 2018
[4] Telle est, par exemple, la formule d'un économiste gauchiste comme Eric Berr publié sur le site de Mediapart.