Pierre de Lauzun (X et ENA), ancien directeur général de la Fédération bancaire française et délégué général de l’Association française des marchés financiers (AMAFI), vient de publier “Pour un grand retournement politique. Faces aux impasses du paradigme actuel“. Nous l’avons interrogé :
Dans votre ouvrage, vous proposez “un grand retournement politique” sur les bases de la pensée classique. Mais pensez-vous que notre société puisse sortir de ce que vous nommez “le paradigme actuel” ? Suffira-t-il de créer des médias alternatifs, des écoles libres, de manifester massivement… ?
Un paradigme, c’est ce qui structure la pensée collective et son expression publique. Le paradigme actuel date de plus de trois siècles, mais il n’a atteint le plein développement qui est désormais le sien que dans les années 60-70 du siècle dernier – notamment dans ce mélange de relativisme au niveau des idées, de reniement de la culture collective et de l’attachement national, et de sape en matière de mœurs, qui caractérise désormais notre vie publique. Le ‘politiquement correct’ qui domine nos médias (et de plus en plus nos lois) en est une expression. Mais changer de paradigme est une opération lourde, un grand retournement, et cela suppose la constatation collective explicite de son échec. Nous n’en sommes pas encore là. Mais ce qui est sûr, c’est que ce grand retournement se prépare, en travaillant les alternatives. Notamment à deux niveaux. Le culturel d’abord, et l’éducation et l’école sont ici essentiels, car il faut des outils de pensée et des références pour remplacer celles qui dominent. Et le politique, plus exactement les batailles politiques, même quand la prédominance du paradigme rend la victoire difficile – comme on le voit avec le mariage pour tous ou la PMA. Car par là au minimum la prise de conscience se renforce, on mesure la profondeur de ce qui sépare une société saine de celle qui s’étale sous nos yeux, et donc l’ampleur du changement nécessaire.
C’est pourquoi je plaide dans ce livre pour le retour à la pensée politique classique, celle d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Non seulement parce que c’est la pensée la plus équilibrée et la plus juste pour comprendre le fonctionnement sain des sociétés humaines. Mais surtout parce qu’un retournement de pensée en profondeur suppose aussi, à côté des mouvements dans la société, le recours à une pensée forte et construite, enracinée dans le réel. D’autant qu’une telle pensée civilisée aide à éviter d’autres dérives, plus ou moins barbares, que l’échec probable à terme de nos sociétés peut tout aussi bien susciter.
Au vu de l’immigration, ne pensez-vous pas que nous risquons de sortir du paradigme actuel pour tomber aux mains de l’islam ?
C’est un des points les plus inquiétants de notre situation actuelle. On peut être tenté de trouver long le temps nécessaire à la reconversion en profondeur des esprits qui est à mon sens nécessaire, si on le compare avec l’accélération des mouvements migratoires et de leurs effets. Selon J. Fourquet de l’IFOP, notre pays compte environ 20% de personnes suffisamment peu assimilées pour donner à leur enfant un prénom arabo-islamique. Ce pourcentage était négligeable il y a 30-40 ans. Une simple extrapolation des données actuelles conduirait à prévoir une majorité d’enfants similaires dans un peu plus d’une génération. D’autant que l’explosion démographique africaine combinée à une bien plus grande familiarisation des candidats avec la situation de nos pays a bien des chances d’accélérer les migrations. Or dans le cas de la France les pays de départ sont en majorité musulmans. Ce sont des extrapolations mais elles sont assez suggestives pour montrer l’importance d’agir.
Mais inversement on voit bien que sans changement en profondeur de nos priorités collectives, de notre esprit public, nous sommes hors d’état de réagir. Comme d’ailleurs de proposer une véritable assimilation à la partie des immigrés qui voudrait s’orienter en ce sens.
Cela dit, les migrations bouleverseront de façon croissante la problématique de nos sociétés et la position de notre paradigme relativiste. Les migrants viennent d’une horizon radicalement différent ; l’idéologie dominante chez nous ne vient évidemment pas d’eux, même si elle favorise leur arrivée tout en inhibant tout réflexe de défense. Mais au fur et à mesure que la proportion s’élèvera et que les problèmes se multiplieront, la contradiction éclatera entre l’idéologie actuellement dominante et cette population nouvelle qui lui est totalement étrangère. En clair, dans la figure limite d’une France qui s’islamiserait largement, nos progressistes auraient de moins en moins de place. L’Islam leur fera la peau. Leur contradiction est totale.
Dit autrement, la question de la migration est le cas le plus évident de l’échec de ce paradigme à résoudre un problème majeur. Or c’est comme cela que de tels paradigmes sont historiquement dépassés : quand on a compris qu’ils mènent à des impasses, et qu’il faut chercher ailleurs.
En exposant la diversité des régimes politiques, vous écrivez qu’un peuple peut retirer le pouvoir à quelqu’un qui l’exerce mal. A l’heure des gilets jaunes et des grandes contestations “populistes”, pensez-vous que cette situation soit actuelle ?
Deux choses sont vraies en même temps, que la pensée classique a toujours soulignées. D’un côté, la méthode révolutionnaire pour changer de régime politique s’est avérée historiquement contre-productive et souvent catastrophique. D’un autre côté, la légitimité ultime, même des régimes monarchiques, est dans le peuple, non au niveau des votes mais dans la conviction que ce peuple a de la légitimité du régime politique, lui reconnaissant pleinement le droit d’exercer son pouvoir. Quand la situation se dégrade au point que le régime en place n’a plus les ressources pour assurer les services qu’on attend de lui, il est alors normal et justifié d’envisager de la changer. Mais dans la pensée classique cela suppose, comme pour la guerre juste, non seulement d’être sûr de sa cause, mais aussi qu’on soit convaincu que le changement apportera une amélioration réelle, avec des chances élevées de succès. Ce qui suppose une alternative crédible et construite.
Manifestement les Gilets jaunes n’étaient pas dans ce cas de figure. Outre leur relative ambiguïté sur le fond, le point central est leur refus obstiné et structurel, dès le début, de se construire comme mouvement politique. Ce n’était donc pas une alternative crédible. Quant aux populismes, leur faiblesse dans l’analyse, les programmes et les politiques proposées ne leur permettent pas, ou pas encore, d’être une alternative d’ensemble. Du moins en Europe occidentale.
Vous n’hésitez pas à effectuer un rapprochement entre nazisme et transhumanisme. Cette analyse ne pêche-t-elle pas par excès (le fameux point Godwin) ou faut-il vraiment s’inquiéter du militantisme en faveur d’une nouvelle race supérieure ?
Le rapprochement n’est évidemment que partiel : il s’agit notamment de mettre en évidence ce qu’on refuse communément de voir, à savoir la profonde modernité du nazisme dans ses côtés les plus monstrueux. Certes sa prétendue base scientifique était inconsistante. Mais il adhérait à l’idée d’un usage massif de la science pour créer une humanité nouvelle. Ce faisant il n’était pas isolé : par exemple l’eugénisme, la sélection orientée de l’espèce humaine, était populaire à l’époque, notamment dans une partie de la gauche qui se voulait ‘progressiste’. D’où aussi l’euthanasie, pièce majeure du dispositif nazi, commune à ce régime et à cette gauche.
Le transhumanisme part évidemment d’un base historique et politique radicalement différente par bien des aspects. Mais lui aussi ambitionne d’agir par des moyens qui se veulent scientifiques afin de transformer l’espèce humaine, comprise essentiellement comme un fait biologique. L’affinité avec le nazisme est sur ce plan réelle.
Sur le libéralisme, vous appelez au discernement en distinguant libéralisme philosophique, par nature relativiste, et le libéralisme économique, avec lequel nous pouvons être parfois en accord. Vous vous démarquez ainsi d’une analyse qui estime que l’on ne peut pas séparer ces deux aspects du libéralisme, lequel doit donc être rejeté en bloc. Ou alors y a-t-il plusieurs libéralismes économiques ?
La question est d’abord ici de vocabulaire. Le libéralisme philosophique se fonde sur le refus de la vérité et du bien objectifs qui sont au cœur de la pensée classique, et il glisse naturellement vers le relativisme : chacun se fabrique ses vérités et ses valeurs comme il l’entend.
En politique comme en économie la situation est en partie différente. Il y a un libéralisme politique qui est la conséquence dans ce champ du libéralisme philosophique dans un sens relativiste. Ainsi dans la PMA et la GPA. Mais il y a aussi un usage du mot libéral en politique qui recouvre des réalités positives, comme l’état de droit ou le souci des libertés. Un Tocqueville est très représentatif de ce positionnement intermédiaire, qui se dit libéral, mais qui est très proche des classiques par certains traits. De même, un certain libéralisme économique, refusant tout souci éthique ou culturel en économie, toute action politique, et prétendant n’avoir pour seul guide que le jeu du marché, prolonge évidemment dans ce champ le libéralisme économique. Mais on peut aussi dans le langage usuel parler d’économie libérale pour désigner une économie d’entreprise fondée sur l’initiative des personnes et leur confrontation sur des marchés, admettant une certaine régulation publique et surtout la nécessaire orientation des choix économiques en référence à des valeurs éthiques et culturelles. Comme celle que promeut la Doctrine sociale de l’Eglise : Jean-Paul II avait d’ailleurs très bien fait la distinction. Critiquer ‘le’ libéralisme suppose donc de s’assurer qu’on s’est bien compris : la critique d’un corpus idéologique d’ensemble se justifie à condition de ne pas être entraîné par le vocabulaire à rejeter des biens essentiel.
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