Selon Ingrid Riocreux :
Son traitement médiatique étant identique, année après année, inutile d’attendre lundi prochain pour observer ce qu’en ont dit les médias.
Les journalistes n’aiment rien tant que passer en mode « que va dire Machin ? » et nous révéler, avec plusieurs jours d’avance, le contenu d’une prise de parole (ou d’une lettre présidentielle…). Ce n’est pas ce qu’on leur demande ; personne n’attend d’eux des prophéties. Puisqu’ils ne se gênent pas, faisons de même.
Les gratuits du métro, mais également d’autres journaux, comme le Parisien par exemple, consacreront à la « Marche pour la vie » un petit encart de 3,5 x 3 cm sans photo, dans la rubrique « Et aussi » ou « l’Actu en bref » et relaieront l’évaluation la plus basse du nombre de participants.
Les journaux féminins en parleront pour rappeler la nécessité de « continuer le combat » : en 2019, il y a encore en France des gens qui s’opposent à l’avortement ! On mettra peut-être une photo parce que la presse féminine est une presse de l’image. Mais l’article tiendra en trois phrases, dont la dernière sera : « rappelons que près d’une femme sur deux a aujourd’hui recours à l’IVG au cours de sa vie ». Implicitement : être pro-life est une aberration, ces gens ne pèsent rien, leur existence même est une infraction au sens de l’histoire.
Les grands journaux sérieux, type Le Monde, traiteront l’événement sérieusement, lui consacrant un petit article d’apparence assez neutre (bref retour sur l’histoire et les objectifs de cette manifestation), qui comportera toutefois une citation d’officielle (Ministre de la santé ou présidente du Planning Familial) rappelant avec angoisse que la remise en cause de l’IVG a été mentionnée lors de l’évocation des grands débats voulus par les Français pendant la crise des Gilets Jaunes (preuve que lesdits Gilets sont des gens plutôt puants). Le texte se conclura sur la montée des populismes en Europe, ou peut-être sur une allusion à Trump, ou bien à Bolsonaro. Au choix.
Guillaume Meurice sera à la « Marche pour la Vie » : c’est un fidèle de l’événement. Il tendra son micro France Inter à quelques hurluberlus qui les cherchent et les attirent et qui lui expliqueront doctement que la légalisation de l’IVG est une invention des Juifs pour se venger de la Shoah ou une stratégie maçonnique au service du Grand Remplacement (« 200 000 avortements par an, 200 000 immigrés par an, vous croyez que c’est un hasard ? »). Guillaume Meurice boira du petit lait et on se bidonnera en studio le lendemain en diffusant les extraits enregistrés par le courageux comique, tout en se flattant de donner à entendre la vérité sur cette manifestation réactionnaire. A entendre, hein ? Parce que la radio ne permet pas de montrer les images. Et autorise donc à dire n’importe quoi. Guillaume Meurice recasera son calembour préféré : « je sais pourquoi ils appellent ça « Marche pour la Vie », c’est parce que la vie pour eux, elle est bientôt finie (franche rigolade), on n’est pas très jeune à la Marche pour la Vie : à croire que ce combat serait dépassé, d’arrière-garde, pas très moderne, quoi » (après, il nous diffuse la voix chevrotante d’une petite vieille et mazette, qu’est-ce qu’on se marre).
D’autres journalistes viennent avec des caméras et ne peuvent donc pas rire autant que Guillaume Meurice. A l’instar des reporters de France 5 l’année dernière (« Avortement, les croisés contre-attaquent »), ils font, au contraire, le constat que les manifestants de la « Marche pour la Vie » sont très majoritairement des jeunes. Et cela les inquiète. Ils n’ont qu’à faire comme Guillaume Meurice : dire que ce sont des vieux.
Elles aussi, elles seront là, bien sûr. Les Femen. Sans elles, on rirait moins (et elles sont tranquilles, le petit Meurice ne viendra pas les embêter, dommage on rirait plus) : Ces gueulardes mal baisées viennent chaque année à la « Marche pour la Vie » goûter la seule perversion qui puisse leur procurer un semblant d’orgasme : exhiber leur tétons inutiles devant des curés en soutane et des gamins en Cyrillus.
Pour ma part, je veux bien défiler contre l’IVG ou contre l’euthanasie. Mais j’ai du mal à marcher pour la Vie. Je ne crois pas à l’efficacité rhétorique des mots d’ordre qui accompagnent le choix du nom « Marche pour la Vie » : chanter que la « vie est belle » quand, pour tant de gens en ce bas monde, elle ne l’est pas du tout ; clamer, le regard baigné d’une béatitude allergisante, que « la vie est un cadeau », quand pour bien des gens, ce cadeau paraît empoisonné ; voilà qui est, à mon sens, contre-productif. Et j’ai toujours trouvé une certaine vérité à cette phrase de Rivarol : « il faut tant de raisons pour vivre qu’il n’en faut pas pour mourir ». Notez toutefois qu’il ne dit pas « pour tuer ». Au vrai, la vie n’est belle que si on la rend telle, en commençant par rendre belle celle des autres. Les militants de dimanche prochain le savent pourtant mieux que personne, eux pour qui l’aide aux femmes ne se limite pas à la signature d’un certificat de grossesse antidaté leur permettant « d’avorter quand même », ce qui n’embellit la vie de personne. Eux pour qui éviter à une femme d’avorter signifie assurer un accueil sûr, des années durant s’il le faut, à elle et à son enfant, cacher parfois chez soi une femme qui fuit un avortement forcé, accompagner à la maternité, au beau milieu de la nuit, une femme enceinte, abandonnée de son conjoint, de ses amies, de ses parents.
La lutte contre l’IVG est un combat pour la décence et la cohérence. Mère de famille nombreuse, j’ai vécu chez le gynécologue ces instants vertigineux où, voyant apparaître sur l’écran noir et blanc un petit être frétillant, je lui ai murmuré : « rends-toi compte qu’en ce pays, il suffirait que je le veuille pour que ton cœur cesse de battre ». Et quelques jours plus tard : « Salut toi, tu n’as pas beaucoup changé depuis la dernière fois, mais tu peux être rassuré, même si je le voulais, je n’ai plus le droit de te tuer depuis hier matin, va comprendre ! ».
Je ne me reconnais aucun droit sur la vie de personne et ne reconnaît à personne aucun droit sur la vie de quiconque.Si je ne marche pas pour la vie, je veux marcher moi, pour le respect de la liberté la plus absolue, la plus désirable, celle dont j’ai le bonheur de jouir ; un bonheur que je partage avec beaucoup de frères humains qui ont fini leur vie dans la poubelle des déchets biologiques. La liberté de n’avoir point été ni voulu, ni programmé, de n’avoir fait l’objet d’aucune « planification ». La liberté vraie de ceux qui, avant même de venir au monde, lui lancent le beau mot d’Aimé Césaire : « accommodez-vous de moi ! ».
Et je dédie ce texte à huit millions de libertés dont le monde n’a pas voulu s’accommoder, et en particulier à ma nièce – ou à mon neveu (je ne saurai jamais).