Francis Ross : La Russie tente de reprendre sa place dans l’échiquier géopolitique indépendamment du contentieux qui l’oppose à Washington à propos du projet américain de bouclier antimissiles. En dépit de cette zone d’ombre qui brouille ses relations avec les États-Unis, le Kremlin semble considérer son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce comme une priorité majeure. Quelles concessions, selon vous, devront accompagner cette admission tant convoitée au sein de la communauté d’échanges internationale ?
• JMV : Toute chose a un prix et chacun sait que si Paris vaut bien une messe (le futur Henri IV abjurant le protestantisme pour voir les portes de Paris s’ouvrir devant lui), Washington détient les clefs qui permettront à la Russie de se voir admettre dans le club ultra libre-échangiste mondial… Dire quel intérêt elle en escompte n’entre pas dans le cadre de votre question, laquelle met cependant le doigt sur l’ambivalence actuelle de la Russie vis-à-vis de ce qu’il convient d’appeler le monde occidental, Japon compris. La Russie est en effet prête à un certain nombre de concessions pour être admise, de façon générale, dans le club occidentaliste… Le terme « occidentaliste » est repris de l’ex ministre socialiste, Hubert Védrine, et désigne l’ensemble des multiples protectorats et des « alliés » des États-Unis et du Royaume-Uni au sein d’une zone d’influence à dimension planétaire.
Zone d’influence qui couvre le bassin Asie-Pacifique et l’Océan indien, de la mer de Chine (avec la Corée du Sud, Taïwan, le Japon), à l’Afrique de l’Est avec les reliquats anglophones de l’Empire britannique, auxquels viendra bientôt certainement s’ajouter le Sud Soudan devenu indépendant… En un mot, le Commonwealth britannique.
Ce pourquoi il nous faut parler d’une sphère d’influence anglo-américaine qui comprend au premier chef l’Atlantique Nord et l’Union européenne dont l’expansion à l’Est progresse presque aussi vite que son intégration économique et commerciale avec le continent Nord-américain… Intégration au sein d’un vaste marché commun transatlantique qui devrait être achevé en 2018.
Aussi quand nous parlons de « club occidentaliste », il ne s’agit pas seulement pour la Russie d’adhérer à l’OMC mais également de devenir membre à part entière de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Adhésion par laquelle la Fédération de Russie pourrait trouver des garanties pour sa propre sécurité : n’oublions pas que l’une des constantes de la politique américaine depuis soixante ans a toujours été l’endiguement de la puissance continentale, hier soviétique, russe à présent. Une politique toujours active aujourd’hui comme le montre le système antimissile supposé devoir contrer une très hypothétique menace transcontinentale iranienne !
Quant aux concessions consenties par la Russie pour se faire admettre au sein d’une Communauté internationale dominée par le monde anglo-américain, ces concessions se trouvent conditionnées par une sorte de double contrainte. D’un côté le Président Medvedev qui apparemment s’est laissé ensorceler par les sirènes occidentalistes est prêt à lâcher plus et autrement que ne le fera le Premier Ministre Poutine, bête noire des euratlantistes, lesquels n’auront de cesse qu’ils ne parviennent à l’éliminer de la scène politique, ceci afin de reconduire dans ses fonctions un Medvedev sans doute plus « docile ».
On voit cet effet de cisaille à l’œuvre sur des dossiers sensibles tels la vente de systèmes de défense antiaérienne S300 PMU-2 à l’Iran avec des annonces totalement contradictoires entre les services relevant de la présidence russe et celle des Affaires étrangères, en l’occurrence du ministre Sergueï Lavrov. Mais les dissonances ne se limitent pas à ce cas…
Bref, parmi les concessions déjà faites ou à venir, il semble que le dossier du nucléaire iranien y occupera, plus que le Caucase, une place déterminante. Déjà, la Russie a voté, le 11 juin 2009, au Conseil de Sécurité des NU des sanctions renforcées à l’encontre de l’Iran ; cependant dans le même temps des pourparlers étaient ouverts avec Téhéran pour la construction de nouvelles centrales nucléaires après la mise en service de la centrale de Bouchehr… centrale dont la montée en puissance est en cours à l’heure actuelle. Ajoutons que la Russie, à la suite du vote de sanctions internationales – lesquelles soit dit en passant ont offert le prétexte aux É-U et à l’UE de resserrer leur propre dispositif d’étranglement de l’économie iranienne – n’a pas suivi les occidentalistes et n’a décrété aucun embargo sur les produits pétroliers raffinés aux contraire de l’UE et des É-U. Précisons que l’Iran, pays exportateur de brut, doit importer en grande partie sa propre consommation d’hydrocarbures car ne disposant pas du parc de raffineries nécessaire à la satisfaction de sa demande intérieure.
Pour nous résumer, l’étendue des concessions accordées à l’Occident sur le dossier iranien en contrepartie d’une admission à l’OMC sera essentiellement fonction de l’avantage pris par le camp présidentiel ou par celui du premier ministre dont les positions apparaissent comme de plus en plus divergentes par rapport à celles des occidentalistes russes. Il est cependant à peu près assuré que la Russie, dans sa continuité historique et politique, ne resterait pas indifférente, voire passive, en cas d’une attaque contre les installations nucléaires iraniennes par une coalition de forces israélo-américaines… Autant dire qu’au-delà des divergences réelles existant en Russie entre occidentalistes et grands russiens, des terrains consensuels existent potentiellement en raison de l’intérêt bien compris de la Fédération russe.
Ainsi, la Russie a ouvert ses voies aériennes (et terrestres) aux frets nécessaires à l’approvisionnement des quelque 150 000 américano-européens combattant en Afghanistan alors que la résistance pachtoune a rendu vulnérables les flux logistiques depuis le Pakistan par la Passe de Kyber… Patriotes et internationalistes russes savent qu’ils doivent marchander, ou imposer, aux occidentaux, leur présence, ou mieux leur participation, dans le règlement de la guerre afghano-pakistanaise. Cela aussi a un prix et chacun avance ses pions, ou en concède à l’adversaire, volontairement ou involontairement, sur le grand échiquier géoplitique.
• Francis Ross : L’élargissement de l’Europe a créé un conglomérat de pays particulièrement hétérogènes. Une association d’États disparate mais soumise à un pouvoir central comparable par bien des côtés, à celui l’ex Union soviétique. Alors que dire de cet « ensemble gazeux » comme l’a désigné Hubert Védrine, sans frontières tangibles et sans limites définies ?
• JMV : « Sans frontières tangibles et sans limites définies » dites-vous. C’est d’autant plus vrai que Bruxelles fait aujourd’hui les gros yeux à la Grèce parce que celle-ci construit une barrière de séparation sur sa frontière avec la Turquie zone par où transitent 90% de l’immigration clandestine (africaine, asiatique entre autres) qui pénètre dans l’Union européenne… Selon l’agence intergouvernementale Frontex 33000 migrants illégaux auraient ainsi franchi la ligne de démarcation depuis le 1er janvier 2011 !
Cette question des frontières passoires – laquelle illustre à bien des égards le mode de fonctionnement totalement divaguant de la Commission de Bruxelles incapable de gérer ses propres contradictions – est représentative d’une construction européenne sans architecture véritable, sans colonne vertébrale pourrait-on presque dire, mais basée sur le consensus mou des « Droits de l’Homme »… Droits parfaitement insuffisants à définir et à mettre en œuvre une politique européenne cohérente et surtout efficace face aux défis de la mondialisation avec ses déplacements massifs de populations des zones pauvres de l’Est ou du Sud vers les zones de relative prospérité du grand Ouest… D’où l’impuissance de nos eurocrates prisonniers de leur dogmatique ultralibérale – les Droits de l’homme n’en étant que le volet, l’aspect humanitarien - à penser ou à gérer l’évaporation des activités manufacturières, d’arrêter l’hémorragie des emplois liée à la migration industrielle vers l’Asie ou l’Europe orientale.
Rappelons que la dogmatique ultralibérale fait un devoir absolu à chaque État – ne parlons pas de cette aberration tragique que constitue le dogme tragique de la concurrence pure, libre et parfaite ! – de vivre jour et nuit portes et fenêtres ouvertes et tant pis si au passage des pillards viennent se servir, le libre marché est à ce prix… Et ceux qui auraient l’audace de se plaindre sont aussitôt désignés comme « ennemis du genre humain » et du droit fondamental pour chacun d’aller et venir, d’acheter, de vendre ou de voler à sa guise.
Ce laisser faire, laisser passer à outrance, évangile des ultralibéraux a déjà ruiné l’Europe. Les crises, les nouvelles formes de pauvreté en témoignent. Comme on juge l’arbre à ses fruits, on doit juger l’Europe de Bruxelles à cette aune… Une eurocrature intrinsèquement liée au Nouvel Ordre International, autrement dit une Europe entièrement dévolue à l’Unification du Marché mondial… Or, cette « globalisation » n’a d’autre vocation que d’instaurer un monothéisme du marché qui ne saurait se développer que sur les cadavres des nations précurseurs de l’agonie des peuples !
Car ne nous y trompons pas la Crise actuelle ne doit pas grand chose au hasard ou à la malchance, cette crise n’est in fine que l’expression visible, immédiatement expérimentale, de la reconfiguration du hypercapitalistique du monde. Il en existe d’autres manifestations, moins directement évidentes mais d’autant plus terribles si l’on songe aux conflits en cours et à venir au Proche Orient (Liban, Iran ?) et en Asie centrale. Des guerres provoquées et criminelles qui sont l’autre versant de la mondialisation et nous en montre la face immonde et nous en révèle l’ultima ratio… L’Europe est à l’image du monde, elle se déconstruit en s’étendant sans limites ni frontières, tout cela pour placer les hommes sous la férule d’une économie dégénérée… Une économie que je qualifie de « dégénérée » parce que sa finalité n’est plus de servir le développement humain, le développement de l’homme en tant qu’Humain. Une économie qui n’est plus au service de la Vie, de son épanouissement, est déjà, au moins en partie, totalitaire.
Pour ceux qui n’auraient pas tout à fait compris où nous conduisent les mauvais bergers de Bruxelles, l’Union européenne ne peut que s’étendre de façon indéfinie vers l’Est puis qu’elle n’est rien d’autre que le marché unifié en marche. Ce pourquoi nos idéocrates et européistes chevronnés l’ont conçue comme une entité abstraite, un contrat passé entre États destinés à dépérir inexorablement avant de périr tout à fait comme le prophétisait Karl Marx. Un contrat social de suicide programmé mais adossé à des « valeurs » dont la noblesse d’intention devait garantir une segmentation et une fluidité maximale des marchés ex-nationaux et justifier par avance toutes les guerres d’ingérence dite humanitaire.
Bref, pour ceux qui donc ne l’auraient pas encore deviné, l’Union européenne n’a rien à voir avec l’Europe. Entendons l’Europe réelle, charnelle… Quand « ils » nous parlent d’Europe c’est pour mieux nous tromper par la confusion des mots. L’Union ne bâtit pas l’Europe mais sa destruction. L’Union européenne n’est pas l’Europe mais un carrefour d’échanges et de commerce, une tâche d’encre qui s’étend peu à peu sur le reste du Continent… Védrine a donc fortement raison lorsqu’il parle d’un « ensemble gazeux, diffus »… L’UE n’est pas une réalité organique, historique et culturelle, c’est un espace ouvert, anonyme, massifié laboratoire d’un Marché mondial en voie d’unification.
Si l’Europe doit exister, ou simplement survivre, ce sera nécessairement contre l’Union européenne. Ce sera l’une ou l’autre. Par conséquent l’Europe pour exister et s’édifier en tant que puissance émergente doit, en premier lieu, tourner le dos à l’Union euratlantique et échapper à la condition de l’homo æconomicus devenu une marchandise comme les autres dans un monde où tout se vend et s’achète, à commencer par les consciences et le respect des lois… L’Europe ayant emboîté le pas aux États-Unis ne sombre-t-elle pas dans la corruption avouée et totale de ses élites dirigeantes ? Inutile de donner des noms ou des exemples au moment où les premières condamnations pleuvent sur les parlementaires anglais coupables de malversations et de détournements de fonds publics et alors que la Chambre des députés vote une loi d’absolution préalable pour tout représentant ayant truqué ses déclarations de patrimoine…
• Francis Ross : Dans le cadre d’un retour à une Europe réelle, nécessaire à relever les défis du XXIe Siècle, doit-on envisager à terme l’entrée de la Russie dans l’Europe ?
• JMV : Certainement, mais ça ne semble pas pour être dans l’immédiat… Encore que, l’histoire s’accélérant, les crises aidant – et parmi les crises je pense aux guerres régionales qui peuvent déferler dans les années à venir – les choses aillent plus vite que nous ne pouvons aujourd’hui le concevoir.
Arrimer la Russie à l’Europe, de Brest à Brest-Litovsk – ou comme de Gaulle « de l’Atlantique à l’Oural » - paraît tout à fait essentiel… Pour des raisons de sécurité d’abord une grande alliance continentale s’impose, même si, comme c’est à prévoir, il sera nécessaire de rétablir peu ou prou des frontières nationales à l’intérieur d’un espace européen qui reste pour le moment à redéfinir. Frontières extérieures à l’Europe, frontières intérieures parce que la liberté de circulation n’est pas une liberté abstraite, une liberté totale et une idole qu’il faudrait adorer les yeux fermés. La « Liberté » ou la permissivité inhérente au laisser faire des libéraux et des mercantis, ne sont pas à confondre avec « les libertés » concrètes, celles que nous devons farouchement défendre et garantir pour tous. Encore faut-il au préalable les définir et les fixer.
La Russie ne saurait enfin rester hors de l’Europe, en prenant ce seul exemple, pour une raison aussi triviale que la pérennisation de nos approvisionnements énergétiques et d’abord gaziers. Notre énergie ne nous est pas fournie par la grande Amérique mais par la Fédération de Russie. La saine politique commence par une vision claire de ce que sont et où se situent les intérêts premiers. Ajoutons que la Russie de Nicolas Gogol, de Dostoïevski, de Konstantin Leontiev, de Soljenitsyne, participe au fonds culturel européen dans toute l’acception du terme… la continuité culturelle est totale, n’en déplaise au sieur Huntington (Cf. « Le choc des civilisations » 1996), entre peuples germanophones, latins et slaves, entre catholicité et orthodoxie. Voir les différences qui existent entre les peuples et les cultures d’Europe ne doit pas nous rendre aveugle quant au formidable socle commun de Culture, de Foi et d’Histoire qui fonde l’Europe des peuples… Celle que l’ex ministre socialiste de l’Intérieur et de la Défense, Jean-Pierre Chevènement appelle de ses vœux dans son dernier livre « La France est-elle finie ? » - et qui, un jour, unira, espérons-le, des peuples certes distincts mais dont le destin est de s’allier pour le meilleur et surtout pas pour le pire comme à l’heure actuelle, à l’heure des crises qui vont précipiter la chute de l’eurocrassie européiste.
Pour Geopolintel, le 11 janvier 2011
culture et histoire - Page 1942
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Russie, Europe et Mondialisation : Entretien avec Jean-Michel Vernochet
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Un ouvrage collectif sur Schopenhauer (ou 8 raisons de le relire)
Le 200ème anniversaire de la naissance de Schopenhauer a amorcé un intérêt pour sa personne et sa philosophie. Ce philosophe demeure d'actualité, pense Reinhard Margreiter, vice-président de la Internationale Schopenhauer-Vereinigung, pour 8 raisons essentielles :
* 1) Il a développé un discours philosophique double : académique d'une part, populaire d'autre part.
* 2) Il insiste sur la vérité et cultive un affect anti-idéologique.
* 3) Il donne la priorité à la réflexion par rapport à l’intuition.
* 4) Il est l'un des premiers, en Europe, à abandonner l'euro-centrisme philosophique de façon conséquente.
* 5) Il déploie une éthique ontologique, non anthropocentrique.
* 6) Il entonne un plaidoyer pour une mystique non obscurantiste, ancrée dans les phénomènes.
* 7) Il jette les bases d’une phénomenologie critique des religions.
* 8) Il traite de façon originale le problem de la dialectique.
I. Discours académique et discours populaire
Les premiers adeptes de Schopenhauer ne furent pas seulement des universitaires mais aussi des gens issus de tous les milieux sociaux et professionnels. Cette hétérogénéité du public crée une communauté de communication, où s'échangent des vues et se commentent des expériences très différentes les unes des autres, provoquant l'émergence d'un discours interdisciplinaire de nature plurielle et « exotérique ». C'est dans cette volonté de limiter l'ésotéricité du discours philosophique et de promouvoir l’exotéricité de la philosophie que réside l'actualité de Schopenhauer. Dans le discours pluriel qui en découle, les éléments philosophiques, scientifiques, existentiels, etc., interagissent les uns sur les autres et la philosophie doit explorer ces plages d'interaction, tout en résistant à la tentation de s'abstraire de ce tumulte. La philosophie, placée à l'intersection du savoir et de la vie quotidienne, doit servir de pont.
II. La « vérité » et l'affect anti-idéologique
Quand Schopenhauer se concentre sur la « vérité », il ne cherche pas un monde au-delà du monde, un « double » du monde (pour reprendre une expression de Clément Rosset qui lui a consacré une biographie dans la collection SUP des PUF) (1), mais marque sa volonté d'aller à l'essentiel en toute indépendance sans avoir à dépendre d'institutions ou de donateurs. L'insistance sur la « vérité » est aussi refus du culte des personnalités (qui ne sont dès lors que gesticulations éphémères) et de l'hypocrisie de toutes les orthodoxies (qui impliquent fermeture au monde). Les idéologies étant les travestissements d'un optimisme béat, Schopenhauer les combat parce qu'elles empêchent le philosophe de mener à fond sa quête intellectuelle, de parfaire sa recherche des ressorts ultimes du monde, ressorts qui n'autorisent en rien l'optimisme historicisant.
III. Réflexion et intuition
À l'époque où Schopenhauer formule sa philosophie, les principaux idéalistes allemands, Fichte, Schelling et Hegel, plaçaient l'intuition au-dessus de la réflexion. Pour Schopenhauer, c’est ouvrir la porte à toutes les charlataneries. La réflexion intellectuelle a ses droits et elle n’est pas le contraire de l’Anschaulichkeit, c’est-à-dire de la vision directe, inspirée et spontanée du concret. Elle n'est évidemment pas but en soi mais moyen de ne pas basculer dans l'obscurantisme. Pour Margreiter, ce rôle dévolu à la réflexion doit nous interpeller à nouveau, à notre époque dite « postmoderne », où une certaine postmodernité sauvage, diffuse, charlatanesque, risqué d’étouffer l’éclosion d’une postmodernité précise et sérieuse (2). Schopenhauer défendait la réflexion contre l’intuitionnisme aveugle et acritique en vogue à son époque. Dans son plaidoyer pour la “réflexion”, on peut tirer bon nombre de leçons pour notre actuelle “ère du vide”, qui permet à quantité de déviances mystico-farfelues et de subjectivismes délétères d'envahir notre univers réflexif.
IV. Pour en finir avec l'euro-centrisme
Schopenhauer annonce la fin de l'euro-centrisme en philosophie. Après lui, tout ce qui s'est pensé et se pense en dehors d'Europe n'est plus simple objet d'intérêt exotique mais matière à dialogue. C'est l'amorce d'un dialogue interculturel, d'un dialogue mondial entre les cultures. Mais cette reconnaissance des créations philosophiques extra-européennes ne s'accompagne pas, chez Schopenhauer, d'une fébrilité de converti. Il ne se pose pas comme « déserteur de l'Europe », pour reprendre l'expression de Max Weber. En réhabilitant la pensée indienne, Schopenhauer réintroduit dans le discours philosophique des linéaments aussi importants que l'idée du malheur structurel et incontournable inhérent à la vie humaine et animale, l'égalité en rang du règne animal et du règne humain, un principe de réalité non intellectuel, etc. Cet arsenal d'idées, de méthodes inconnues ou oubliées en Europe, de questions et de réponses, permet un fantastique jeu de corrections et, surtout, la réappropriation d'une vision de l'harmonie qui est non chrétienne.
V. Une éthique ontologique, non anthropocentrique
L'agir humain, pour Schopenhauer, se réfère systématiquement à l'Être, lequel est la totalité de notre réel. D'où les normes de notre agir, pour autant qu'elles existent, sont structures de ce réel et ne lui sont pas étrangères, ne sont pas plaquées sur le réel à la manière d'un “tu dois” extérieur. Quant au réel, il n'est pas un socle rassurant, une base fiable cachée par la prolixité des phénomènes, mais un gouffre insondable auquel correspond le gouffre insondable de la nature humaine. Les stratégies et calculs anthropocentriques ne sont alors que des dérivatifs, visant à masquer ce chaos qui est fond-de-monde. L'historicisme, le pragmatisme, même le décisionnisme vitaliste et le “nihilisme de l'action” de Nietzsche, ne sont pas des réponses satisfaisantes. Toute “identité”, ou plus exactement toute “pose” que nous voulons bien nous donner ou nous forger, est par conséquence irréelle, éphémère, factice. Comme les volontés fébriles sont souvent mises en œuvre par les hommes pour se construire ces identities rassurantes et factices, Schopenhauer prône l'abandon des volontés illusoires pour regarder avec lucidité l'Abgrund, l'abîme, le chaos, le monde sans double.
Schopenhauer, dans la facette exotérique de son œuvre, démontre que les volontés, couplées aux chimères du rationalisme équarisseur et moralisant, ont mis les mondes animal, végétal, biochimique, etc., à disposition de l'homme et entraîné, par voie de conséquence, un processus d'holocide, un processus destructeur de l'écosystème, de la vie. La Machbarkeit rationaliste est anthropocentrique, ne tient donc pas compte de tout le réel et oublie l'abîme constitutif de ce réel. D'où la vision schopenhauérienne est double : le monde et les hommes sont interpellés par deux catégories de faits ; 1) les volontés qui s'entre-déchirent parce qu'elles sont mues par le principium individuationis et 2) l'harmonie du tat-tvamasi, que nous enseigne la philosophie hindoue et qui nous apaise et nous conduit à la solidarité. L'éthique de Schopenhauer, au vu de l'infécondité fondamentale des constructivismes et de la la raison prescriptive, nous amène à accepter une phénoménologie descriptive, prenant en compte le comportement humain tel qu'il est, se référant à une ontologie du chaos et de l'abîme (sans aucun arrière-monde consolateur), s'identifiant à une mystique réalitaire, celle du tat-tvamasi postulant l'unité de tout le vivant. Par le biais de cette unité, cette éthique peut être qualifiée d'“écologique”, ce qui la repropulse aussitôt dans notre actualité, où il y a urgence en matière écologique et où les pesanteurs d'une politique politicienne anachronique sont ébranlées par un vote écologiste. Le dépassement de l'anthropocentrisme, par l'ontologie de l'abîme, implique simultanément un dépassement des formes prescriptives et impératives de la vieille éthique reposant sur Dieu, la Raison ou le positivisme optimiste. La démarche de Schopenhauer consiste donc en un « saut cosmologique » qui quitte le domaine étroit du sociétaire, étouffoir des « perspectives aquilines ».
VI. Pour une mystique non obscurantiste
L'unité fondamentale de toute chose et de toute vie ne peut se saisir que par une mystique. La mystique saisit donc la réalité au-delà de tout dicible et de tout pensable. C'est la réalité d'avant le langage, la réalité non cognitive, laquelle se borne à “se montrer”, se dévoiler. Schopenhauer a, sur ce plan, inspiré directement Ludwig Wittgenstein pour son Tractatus logico-philosophicus, dont l'un des thèmes centraux est de constater que le langage masque le réel, masque la prolixité féconde et ubiquitaire de l'indicible et de l'impensable, de l'incommensurable. Ce travail de masquage est arbitraire, illusoire, comme les poses et les gesticulations de ceux qui se laissent exclusivement mouvoir par le principium individuationis et en tirent toutes sortes de profits. Chez Schopenhauer, la trame du monde se fonde sur deux logiques : celle de la volonté (expansive, aveugle, exploitrice, etc.) et celle de la négation de la volonté (mystique, harmonique, solidaire, acceptatrice du vivant sous toutes ses formes, etc.). L'intellect humain, d'abord instrument borné de la volonté aveugle, peut, dans l'art ou dans la musique, s'émanciper de cette funeste tutelle et accéder à une saisie des archétypes sans plus se limiter à formuler des généralisations abstraites. C'est cette démarche, à la fois mystique et immanente, qui inspire Wittgenstein, lequel cherche à dépouiller le langage de toutes les traces de cette non-empiricité gesticulatoire, de tous les reliquats d'arbitraire qui vicient sa pertinence, tout en valorisant l'art et la musique, dévoilements de l'indicible et des archétypes. La mystique de Schopenhauer et de Wittgenstein demeure de ce fait immanente et logique ; elle ne part pas à la recherche d'un arrière-monde qui dévaloriserait et masquerait (obscurcirait) ce monde dans lequel nous sommes jetés et qui repose en dernière instance sur l'abîme, le ginnungagap de l'Edda (3). L'obscurantisme étant ici le travail peureux de travestissement, de voilement, d'illusionnisme.
VII. Pour une phénoménologie critique des religions
Le projet rationaliste d'éliminer les religions, de les houspiller en des niches périphériques de la société, a largement échoué. Notre époque assiste à des renaissances religieuses, y compris dans les pays de “socialisme reel” et dans les sociétés libérales où elles offrent du sens et de la transcendance avec plus ou moins de bonheur. Ce retour inattendu des religions prouve que, malgré la charlatanerie obscurantiste que les religiosités marginales véhiculent, surtout aux États-Unis, la religion recouvre un besoin de transcendance inhérent à l'homme. Mais le constat de ce besoin ne conduit pas Schopenhauer à accepter les obscurantismes. Au contraire, sa mystique tragique, réalitaire et consciente du chaos, permet d'élaborer une religion dégagée de tout obscurantisme, de tout recours à des arrière-mondes (Clément Rosset).
VIII. Le problème de la dialectique
Parce qu'elle englobe des contradictions sans les nier ni chercher à les escamoter, la philosophie de Schopenhauer ne relève pas du monisme, n'est pas une philosophie de l'origine (unique) des choses. Schopenhauer est dialecticien car il ne salue pas les contradictions d'un haussement d'épaules et ne les emprisonne pas trop rapidement dans la camisole d'une synthèse. Il prend les contradictions du monde au sérieux ; il les inclut dans sa pensée et les articule à des niveaux multiples et disparates (d'où le reproche de désordre que l'on a souvent adressé à sa philosophie). Sa dialectique est éristique, c'est-à-dire acceptatrice des controverses et des antinomies, notamment celles qui sous-tendent notre connaissance. Les subjectivistes transcendantaux affirment que le monde est le produit de l'esprit humain ; les objectivistes réalistes affirment qu'il est le produit de la matière. Opter pour les uns ou pour les autres, c'est mutiler le monde, mettre entre parenthèses des éventails de perspectives pourtant bel et bien existantes. Mais comme on ne peut raisonner sans base de départ, on est contraint d'opter arbitrairement pour l'esprit ou pour la matière. C'est pourquoi, il faut se ménager une porte de sortie, prévoir un mode rectificateur et se montrer capable de changer de paradigme. De ce fait, Schopenhauer nous enseigne qu'il n'y a pas de “premier absolu”, donc pas de philosophie de l'origine (unique) qui tienne. Schopenhauer suggère une philosophie ouverte, qui échappe aux assertions ultimes de la métaphysique prescriptive tout en rendant possible l'événement d'une métaphysique empirique.
Le volume édité par Schirmacher contient encore plusieurs essais féconds, dont un texte de Wim van Dooren sur le caractère “ouvert” de la philosophie de Schopenhauer ; de Wolfgang Weimer sur la dialectique du corps et de la conscience ; de Dorothée Jansen sur la musique comme dévoilement de la vérité chez Schopenhauer et de Georges Goedert sur les rapports Schopenhauer/Nietzsche dans la critique de la démocratie. Nous reviendrons sur ces textes dans notre série “Nietzscheana”, commencée dans Orientations n°9.
► Robert Steuckers, Orientations n°11, 1989. via VOULOIR
◘ Notes :
* (1) Clément Rosset, Schopenhauer, PUF, 1968. Une réédition de cet ouvrage est parue en 1988 à l'occasion du 200ème anniversaire de la naissance de Schopenhauer dans la collection Quadrige des PUF.
* (2) Pour une définition des postmodernités « diffuse » et « précise » , cf. Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, VCH-Acta Humaniora, Weinheim, 1987. Recension par R. Steuckers in Vouloir n°54/55, 1989.
* (3) L'abîme constitutif du monde apparaît dans la mythologie hindoue et Schopenhauer s’y réfère (Rgveda, X, 129, 1). La mythologie nordique évoque le ginnungagap, trou béant existant avant que tout n'existe, et que les chrétiens assimileront, avec Adam de Brème, à l'enfer (ghinmendegop en vieil-haut-allemand). Exégète de l'Edda, le professeur de Zürich, Karl A. Wipf, parie pour une traduction plus précise, en l'occurrence « abîme travaillé par la magie », donc un grouillement, un bouillonnement informel d'où jaillira la vie pour y retourner ensuite. Cf. Kart A. Wipf, « Der Weltbau bei den Germanen » in Dieter Korell u. Hermann Maurer (Hrsg), Gesellschaft fur Vor-und Frühgeschichte, Tagung Niederösterreich 1985 Vorträge, Bonn/Wien, numéro spécial de Mannus, 3/41985. -
L'autre signification de l'Être La rencontre Jünger/Heidegger
De qui un homme comme Ernst Jünger se sent-il compris ? Certainement pas par ses adversaires qui ne combattent en lui que sa seule projection élitaire et militariste. Mais il ne doit pas se sentir davantage compris de ses épigones, qui sont incapables de le suivre dans les méandres difficiles de sa pensée et qui, au contraire, cherchent la facilité en vouant un culte simpliste à leur idole. Que reste-t-il dès lors, sinon la « grande conversation des esprits » dont a parlé Nietzsche et qui, à travers les siècles, n'est animée que par des hommes isolés, importants et significatifs.
Il est très rare que de tels isolés engagent un dialogue. Ainsi, Ernst Jünger s'est adressé à Martin Heidegger, à l'occasion des 60 ans de ce philosophe de la Forêt Noire, en écrivant à son intention Über die Linie, un opuscule qui aborde « le grand thème de ces cent dernières années » : le nihilisme. Heidegger s'est senti tellement interpellé par ce texte qu'à son tour, il a consacré à l'écrivain un opuscule, également intitulé Über “die Linie”, à l'occasion des 60 ans de l'auteur du Travailleur en 1955. Cette rencontre a été très prometteuse, on s'en doute. Mais elle n'a pas promis plus qu'elle ne pouvait tenir, surtout à ceux qui s'en faisaient des idées fausses. Et totalement fausse aurait été l'idée, par ex., que Jünger et Heidegger avaient pris délibérément la résolution d'écrire à 2 un manifeste commun, fondateur d'une Révolution conservatrice à laquelle nous pourrions encore adhérer aujourd'hui. Telle n'était pas l'intention de Jünger et de Heidegger : ils sont trop intelligents et trop prudents pour oser de tels exercices.
Métaphysique
Jünger part du principe que le nihilisme constitue un défi pour l'individu. L'individu, ici, est bien l'individu et non pas une classe particulière, ou une race, un parti ou un mouvement. En d'autres termes : le nihilisme n'est pas un problème politique mais un problème métaphysique. C'est là la raison essentielle qui motive Jünger quand il s'adresse à Heidegger car celui-ci a vu que la question décisive réside dans la métaphysique et non pas dans l'économie, la biologie ou la psychologie.
Dans ce domaine, Jünger est bien sur la même longueur d'onde que le philosophe de la Forêt Noire : tous 2 acceptent le fait que l'évolution historique bute contre une limite et qu'il n'est plus possible d'aller au-delà. Telle est la signification de l'image de la “ligne”, que Heidegger reprend à son compte, sans doute en la transformant : tel est bien le diagnostic du nihilisme. Jünger nous en livre une description qui culmine dans cette phrase : « Tout comme on exploite les riches gisements et filons, on exploite dorénavant la tranquilité, on la met entièrement en mouvement ». Le nihilisme est dès lors la perte de toute assise solide et de toute durée, sur lesquelles on pourrait encore construire ou reconstruire quelque chose.
On songe tout de suite aux “idées” et aux “valeurs”. Mais Jünger pense sans nul doute aux attaques en règle qui sont perpétrées contre une « base ultime », une assise primordiale, que nous pourrions parfaitement interpréter dans un sens écologique aujourd'hui. Jünger nous parle du « moment où la rotation d'un moteur devient plus forte, plus significative, que la répétion, des millions de fois, des formules d'une prière ». Ce “moment”, qui pourrait bien durer cent ans ou plus, désigne l'illusion qui veut que toute perfection technique ne peut réussir que sur base de biens donnés par Dieu ou par la nature, biens dont nous dépendons existentiellement et surtout dont nous sommes nous-mêmes une partie. Le “néant” que la modernité nihiliste semble répandre autour d'elle, n'est donc pas néant, rien, mais est en vérité le sol, sur lequel nous nous trouvons, le pain que nous mangeons, et l'âme qui vit en nous. Si nous nous trouvons dans des « paysages arides, gris ou brûlés » (Jünger), il peut nous sembler que rien n'y poussera ni n'y fleurira jamais.
Mais plus nos souvenirs des temps d'abondance s'amenuisent, plus forts seront le besoin et le désir de ce dont nous avons réellement besoin et de ce dont nous manquons. Heidegger ne songe à rien d'autre quand il définit la disparition, l'absence, par la présence, ou quand il voit dans la Verborgenheit (l'obscurité, l'occultement) une sorte de « dépôt de ce qui n'est pas encore dévoilé (dés-occulté) ». Car si nous considérons l'homme dans son existentialité, son Dasein, soit sa détermination par son environnement (Umwelt), alors son Être (Sein) ne peut jamais être mis entièrement à disposition ; dès lors, plus le danger le menace, plus grande est la chance d'une nouvelle appropriation. Heidegger appelle cela l'« autre commencement ».
Refus de la conception linéaire de l'histoire
Tous 2 s'opposent donc à la conception linéaire de l'histoire, à la conception qui voit l'histoire comme une ligne droite, sur laquelle on ne peut qu'avancer ou reculer, partageant du même coup les esprits en “esprits progressistes” et en “esprits conservateurs”. Pour Heidegger comme pour Jünger la ligne est transversale. « Le franchissement de la ligne, le passage du point zéro, écrit Jünger, partage le jeu ; elle indique le milieu, mais non pas la fin ».
Comme dans un cercle, elle recommence sa trajectoire après une rotation, mais à un autre niveau. Heidegger parle ici de la nécessité d'un « retour » ou d'un « retournement » et non pas d'un « recul vers des temps déjà morts, rafraîchis à titre d'expérimentation par le truchement de formes bricolées ». Jünger, lui aussi, a toujours évité ce fourvoiement, ce que l'on ne peut pas dire de tous ses contemporains ! « Le retour » signifie pour Heidegger le lieu où la pensée et l'écriture « ont toujours déjà été d'une certaine façon ».
Heidegger estime aussi que « les idées s'embrasent » face à « cette image d'un sens unique », impliquée par la ligne : c'est là que surgit la problématique du nihilisme — aujourd'hui nous parlerions plutôt de la problématique de la société de consommation ou de la société du throw away. Pourtant le philosophe émet une objection, qui est déjà perceptible dans une toute petite, mais très significative, transformation du titre : chez Jünger, ce titre est Über die Linie, et il veut désigner le franchissement de la ligne ; chez Heidegger, c'est Über « die Linie ».
Il veut par l'adjonction de ces significatifs guillemets expliciter à fond ce qu'est la zone, le lieu de cette ligne. Ce qui chez Jünger est invite à l'action, demeure chez Heidegger contemplation. Il est clair que l'objet de la philosophie n'est pas de lancer des appels, mais d'analyser. Et Heidegger, bien qu'il critique fortement les positions de l'idéalisme platonicien, est assez philosophe pour ne pas laisser passer sans sourciller la volonté activiste de participation de l'écrivain, son vœu et sa volonté de dépasser aussi rapidement que possible le nihilisme.
Sujet & Objet
Heidegger admoneste Jünger, et cette admonestation se justifie théoriquement. À juste titre, Heidegger pense : « L'homme non seulement se trouve dans la zone critique de la ligne, mais il est lui-même, non pas pour soi et certainement pas par soi seulement, cette zone et ainsi cette ligne. En aucun cas cette ligne est... telle qu'elle serait un tracé franchissable placé devant l'homme ». En écrivant cette phrase, Heidegger se rapporte à une idée fondamentale de Sein & Zeit, jamais abandonnée, selon laquelle l'homme n'est pas un “sujet”, placé devant un “objet”, mais est soumis à une détermination existant déjà avant tout rapport sujet/objet. L'« Être » tel qu'évoqué ici, acquiert une signification si différente de celle que lui conférait la métaphysique traditionnelle, que Heidegger, dans son essai, biffe toujours le mot “Être” (Sein), afin qu'on ne puisse plus le lire dans le sens usuel.
Pour le philosophe, une telle précision dans les termes est absolument indispensable, mais, quand on lit l'écrivain, cette précision conduit à des mécompréhensions ou des quiproquos. Jünger, en effet, ne s'en tient pas à la terminologie forgée par Heidegger, mais raisonne avec des mots tels “valeur”, “concept”, “puissance”, “morale”, “décision” et reste de ce fait dans le « langage de la métaphysique » et surtout dans celui du « métaphycisien inversé » que fut Nietzsche.
Pourtant, l'écrivain ne peut pas être jugé à l'aune d'une philosophie du sujet, manifestement dépassée. C'est cependant ce que Heidegger tente de faire. Mais son jugement pose problème quand on repère le passage où Jünger se rapproche le plus de cet “autre” dans sa formulation : « Le moment où la ligne est franchie, apporte un nouvel agencement de l'Être, et alors ce qui est réel se met à étinceler, à briller ». Une fois de plus, Heidegger, après avoir lu cette phrase, pose une question très précise : l'Être peut-il être quelque chose pour soi ? Et le philosophe de la Forêt Noire corrige : « Probablement cet agencement nouveau est-il lui-même, mais de manière cachante, occultante, dissimulante, ce que nous appelons confusément et imprécisément “l'Être” ».
Jünger complète Heidegger
De telles remarques nous aident à mieux comprendre Heidegger, mais ne sont presque d'aucune utilité quand nous interprétons l'écriture de Jünger. Le philosophe nous dit bien que « de tels doutes ne peuvent nullement égratigner la force éclairante des images », mais cela ne le conduit pas à un examen plus précis du langage de Jünger. Par coquetterie, Heidegger évoque la confusion et l'imprécision de Jünger mais reste, lui, ferme sur sa propre voie, dans sa propre logique de penser, et ne cherche pas à comprendre les autres possibles. Quand Heidegger constate : « Votre jugement sur la situation trans lineam et mon explication de linea sont liés l'un à l'autre », il reste finalement assez laconique.
Quoi qu'il en soit, la position de Jünger complète la pensée de Heidegger. Nous avons dit, en début d'exposé, que le nihilisme était une attitude de l'individu : en effet, toute question métaphysique ne concerne que chaque individu personnellement. Aucun ordre socio-politique ne peut changer quoi que ce soit au fait que chacun d'entre nous soit exposé aux dangers du monde, soit soumis à l'angoisse que cette exposition, cette Ausgesetzheit, suscite. Voilà pourquoi cela ne fait pas une grosse différence — à ce sujet Jünger et Heidegger sont d'accord — si le nihilisme se présente à nous sous la forme ou l'expression d'une dictature fasciste, ou sous celle d'un socialisme réel ou d'une démocratie de masse.
Dans de tels contextes, la démarche de Heidegger a été la suivante : Heidegger a travaillé sur l'isolement de l'homme avec une précision jusqu'alors inégalée, en utilisant tout spécialement les ressorts de la critique du langage ; ensuite, sa philosophie a constitué une tentative de transposer l'angoissante dépendance du moi, soi-disant “libre”, dans une sorte de “sécurité” (Geborgenheit), site d'apaisement des tensions, site de sérénité, où s'épanouit enfin la vraie liberté. En opérant ce retournement, il nous semble, que Heidegger perçoit l'homme comme sur le point de disparaître, écrasé sous le poids d'un sombre destin planétaire, et donne l'impression de devenir fataliste.
Mais cela, Heidegger ne l'a pas voulu, et ne l'a pas dit de cette façon. Et c'est pourquoi, nous apprécions ce discours post-idéaliste de Jünger insistant sur la « force chevaleresque de l'individu », sur sa « décision » et sur la volonté de l'homme libre de se maintenir envers et contre tout. Car si le moi n'est même plus autorisé à formuler des projets, il est contraint de résister à son propre « empêtrement », résistance qui, seule, appelera le démarrage d'un nouveau mouvement historique.
« Le poète et le penseur habitent des sommets voisins », a dit un jour Heidegger. Leurs demeures sont haut perchées mais séparées par un gouffre. C'est bien ce que nous avons pu constater en comparant les positions de Jünger et de Heidegger. Mais ne se pourrait-il pas que ce soit précisément ce gouffre qui fait tout l'intérêt de la rencontre Jünger/Heidegger. « Si l'on délibère, dit Jünger dans Le recours aux forêts (un ouvrage très proche d'Über die Linie), alors il est bon qu'on le fasse durement, au bord du gouffre ».
Dr.Angelika Willig, Vouloir n°123/125, 1995. (article paru dans Junge Freiheit n°12/1995) http://www.archiveseroe.eu
➜ Références :
• Ernst Jünger, « Über die Linie », in Anteile : Martin Heidegger zum 60. Geburtstag, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1950, pp. 245-283 ; tirage à part du texte légèrement augmenté. Tr. fr. : Sur l’homme et le temps. Essais, vol. 3 : Le nœud gordien - Passage de la ligne, Rocher, 1958, tr. H. Plard ; 2e éd. augm. d’un avant-propos de Jünger et d’une préface de J. Hervier : Passage de la ligne, Passeur-Cecofop, Nantes, 1993 ; 3e éd. : Christian Bourgois, 1997, 104 p.
• Martin Heidegger, « Über ,Die Linie' », in : Freundschaftliche Begegnungen : Festschrift für Ernst Jünger zum 60. Geburtstag, Armin Mohler (Hrsg.), V. Klostermann, Frankfurt/M., 1955, republié ultérieurement sous un nouveau titre : Zur Seinsfrage. Tr. fr. : « Contribution à la question de l’Être », in Questions I, Gal., 1968, tr. G. Granel. -
Le Paganisme, recours spirituel et identitaire de l’Europe
Gilbert Sincyr démontre ce qui oppose sémites et européens, dans leurs spiritualités comparées. De Stonehenge au Parthénon en passant par Lascaux.D’Odinn à Homère et Athéna, l’auteur nous explique ce qui est spécifique du Paganisme européen, comparé aux valeurs bibliques du Judéo-christianisme. Plus généralement il oppose l’esprit du Paganisme européen à celui du monothéisme moyen-oriental.« Le Paganisme est une Vue du monde basée sur un sens du sacré, qui rejette le fatalisme. Il est fondé sur le sens de l’honneur et de la responsabilité de l’Homme, face aux évènements de la vie. »Entretien avec Gilbert Sincyr, auteur du livre Le Paganisme. Recours spirituel et identitaire de l’Europe (préface d’Alain de Benoist).Votre livre « Le Paganisme, recours spirituel et identitaire de l’Europe » est un succès. Pourtant ce thème peut paraître quelque peu « décalé » à notre époque.Bien au contraire : si les églises se vident, ce n’est pas parce que l’homme a perdu le sens du sacré, c’est parce que l’Européen se sent mal à l’aise vis-à-vis d’une religion qui ne répond pas à sa sensibilité. L’Européen est un être qui aspire à la liberté et à la responsabilité. Or, lui répéter que son destin dépend du bon vouloir d’un Dieu étranger, que dès sa naissance il est marqué par le péché, et qu’il devra passer sa vie à demander le pardon de ses soi-disant fautes, n’est pas ce que l’on peut appeler être un adulte maître de son destin. Plus les populations sont évoluées, plus on constate leur rejet de l’approche monothéiste avec un Dieu responsable de tout ce qui est bon, mais jamais du mal ou de la souffrance, et devant qui il convient de se prosterner. Maintenant que l’Église n’a plus son pouvoir dominateur sur le peuple, on constate une évolution vers une aspiration à la liberté de l’esprit. C’est un chemin à rebours de la condamnation évangélique, originelle et perpétuelle.Alors, qu’est-ce que le Paganisme ?C’est d’abord un qualificatif choisi par l’Église pour désigner d’un mot l’ensemble des religions européennes, puisqu’à l’évidence elles reposaient sur des valeurs communes. C’est donc le terme qui englobe l’héritage spirituel et culturel des Indo-européens. Le Paganisme est une Vue du monde basée sur un sens du sacré, qui rejette le fatalisme. Il est fondé sur le sens de l’honneur et de la responsabilité de l’Homme, face aux évènements de la vie. Ce mental de combat s’est élaboré depuis le néolithique au fil de milliers d’années nous donnant une façon de penser, une attitude face au monde. Il est à l’opposé de l’assujettissement traditionnel moyen-oriental devant une force extérieure, la volonté divine, qui contrôle le destin de chacun. Ainsi donc, le Paganisme contient et exprime l’identité que se sont forgés les Européens, du néolithique à la révolution chrétienne.Vous voulez donc remplacer un Dieu par plusieurs ?Pas du tout. Les temps ne sont plus à l’adoration. Les Hommes ont acquis des connaissances qui les éloignent des peurs ancestrales. Personne n’a encore apporté la preuve incontestable qu’il existe, ou qu’il n’existe pas, une force « spirituelle » universelle. Des hommes à l’intelligence exceptionnelle, continuent à s’affronter sur ce sujet, et je crois que personne ne mettrait sa tête à couper, pour l’un ou l’autre de ces choix. Ce n’est donc pas ainsi que nous posons le problème.Le Paganisme, qui est l’expression européenne d’une vue unitaire du monde, à l’opposé de la conception dualiste des monothéismes, est la réponse spécifique d’autres peuples aux mêmes questionnements. D’où les différences entre civilisations.Quand il y a invasion et submersion d’une civilisation par une autre, on appelle cela une colonisation. C’est ce qui s’est passé en Europe, contrainte souvent par la terreur, à changer de religion (souvenons-nous de la chasse aux idoles et aux sorcières, des destructions des temples anciens, des tortures et bûchers, tout cela bien sûr au nom de l’amour). Quand il y a rejet de cette colonisation, dans un but de recherche identitaire, on appelle cela une libération, ou une « Reconquista », comme on l’a dit de l’Espagne lors du reflux des Arabes. Et nous en sommes là, sauf qu’il ne s’agit pas de reflux, mais d’abandon de valeurs étrangères au profit d’un retour de notre identité spirituelle.Convertis par la force, les Européens se libèrent. « Chassez le naturel et il revient au galop », dit-on, et voilà que notre identité refoulée nous revient à nouveau. Non pas par un retour des anciens Dieux, forme d’expression d’une époque lointaine, mais comme un recours aux valeurs de liberté et de responsabilité qui étaient les nôtres, et que le Paganisme contient et exprime.Débarrassés des miasmes du monothéisme totalitaire, les Européens retrouvent leur contact privilégié avec la nature. On reparle d’altérité plutôt que d’égalité, d’honneur plutôt que d’humilité, de responsabilité, de volonté, de défi, de diversité, d’identité, enfin de ce qui constitue notre héritage culturel, pourchassé, rejeté et condamné depuis deux mille ans.S’agit-il alors d’une nouvelle guerre de religion ?Pas du tout, évidemment. Les Européens doivent dépasser ce qui leur a été imposé et qui leur est étranger. Nous devons réunifier sacré et profane, c’est-à-dire réaffirmer que l’homme est un tout, que, de ce fait, il est le maître de son destin car il n’y a pas dichotomie entre corps et esprit. Les Européens ne doivent plus s’agenouiller pour implorer le pardon de fautes définies par une idéologie dictatoriale moyen-orientale. Ce n’est pas vers un retour du passé qu’il nous faut nous tourner, gardons-nous surtout d’une attitude passéiste, elle ne serait que folklore et compromission. Au contraire des religions monothéistes, sclérosées dans leurs livres intouchables, le Paganisme, comme une source jaillissante, doit se trouver de nouveaux chemins, de nouvelles expressions. À l’inverse des religions du livre, bloquées, incapables d’évoluer, dépassées et vieillissantes, le Paganisme est l’expression de la liberté de l’homme européen, dans son environnement naturel qu’il respecte. C’est une source de vie qui jaillit de nouveau en Europe, affirmant notre identité, et notre sens du sacré, pour un avenir de fierté, de liberté et de volonté, dans la modernité.Le Paganisme. Recours spirituel et identitaire de l’Europe de Gilbert Sincyr, éditions de L’Æncre, collection « Patrimoine des Religions », dirigée par Philippe Randa, 232 pages, 25 euros.
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Faut-il brûler Ernst Nolte ?
Le Figaro Magazine - 29/03/2008
L’historien allemand montre l’interdépendance entre le communisme, le fascisme et le nazisme. Une thèse qui perturbe les nostalgiques de la révolution d’octobre 1917.
Maître d’oeuvre du Livre noir du communisme, Stéphane Courtois estime qu’Ernst Nolte, dont plusieurs ouvrages sont réédités dans un volume de la collection « Bouquins », a « ouvert la voie des études historiques sur les totalitarismes » (1). D’autres considèrent toujours l’historien allemand comme un personnage sulfureux. L’ont-ils vraiment lu ?
Né en 1923 en Rhénanie-Westphalie, Ernst Nolte est philosophe de formation. Ayant échappé à la guerre, il poursuivra une carrière universitaire. C’est par intérêt pour l’étude des idéologies qu’il est amené, un jour, à se pencher sur le fascisme. Sa trilogie Le Fascisme dans son époque, parue en 1963, contribue à sa nomination aux chaires d’histoire moderne de Marburg et de l’université libre de Berlin. Il passe alors pour un esprit avancé.
Tout bascule en 1986, à la suite d’un article qu’il publie dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Un passé qui ne veut pas passer. » Il s’agit du texte d’une conférence que Nolte devait donner devant un forum de la gauche intellectuelle, mais qu’on lui a refusé de prononcer. Il y expose la thèse du livre qu’il est en train d’écrire et qui sera en librairie en 1987, La Guerre civile européenne, vaste synthèse englobant, de 1917 à 1945, l’histoire du communisme, du fascisme et du nazisme (2). Quelques semaines après la parution de l’article, Jürgen Habermas, philosophe d’extrême gauche, sonne la charge, accusant Nolte (et deux autres chercheurs) de vouloir réévaluer le national-socialisme pour en réduire les responsabilités. Deux ans de polémique s’ensuivront, cette « querelle des historiens » (Historikerstreit) suscitant la publication de près de 1 200 articles et d’une trentaine d’ouvrages.
Que dit Nolte ? Il affirme sans ambiguïté que « l’image négative du IIIe Reich n’appelle aucune révision, et ne saurait faire l’objet d’aucune révision ». Cependant, replaçant le national-socialisme dans son contexte, il s’interroge : si l’assassinat de masse a été la caractéristique fondamentale de ce régime, l’a-t-il été des seuls nazis ? Et d’affirmer l’existence d’un « noeud causal » entre le goulag et Auschwitz : Lénine, selon Nolte, a inauguré un processus abolissant toute distance entre la théorie et les actes. Le discours marxiste sur l’abolition de la bourgeoisie a conduit à la terreur bolchevique, et le discours léniniste et stalinien sur l’élimination des koulaks a entraîné la famine organisée en Ukraine. De même, au terme d’un antisémitisme d’emblée violent, mais purement verbal, les nazis sont passés de la théorie à la pratique avec l’extermination des Juifs. « Le noeud causal, commente Stéphane Courtois, c’est le passage à l’acte fondateur : le crime de masse. » Nolte regarde donc le fascisme et le nazisme comme des phénomènes qui ont leur nature propre, mais qui naissent comme des répliques au libéralisme, et surtout à la violence communiste.
En 1995, dans Le Passé d’une illusion, l’historien François Furet, tout en marquant ses désaccords avec Nolte, saluait à travers lui « une oeuvre et une interprétation qui sont parmi les plus profondes qu’ait produites ce dernier demi-siècle ». Un hommage qui entraînera un échange de lettres entre les deux hommes, dialogue qui paraîtra en 1996 et 1997 dans la revue Commentaire, et qui sera édité ensuite sous le titre Fascisme et communisme (3).
Le « noeud causal » entre communisme et fascisme, Furet le repère plutôt dans la Première Guerre mondiale et le traumatisme qu’elle a laissé en Europe occidentale, provoquant dans des pays comme l’Allemagne et l’Italie une crise du modèle démocratique. Mais l’historien français souligne bien le lien entre les deux systèmes totalitaires : « Personne ne peut comprendre l’un des deux sans considérer aussi l’autre, tant ils sont interdépendants, dans les représentations, les passions et la réalité historique globale. »
Lire Nolte, c’est se confronter à cette méthode comparative. Elle a ses limites. L’historien allemand voit ainsi dans l’Action française, mouvement conservateur et royaliste, une manifestation pré-fasciste, ce qui, dans l’édition « Bouquins », ne convainc même pas Bernard Bruneteau, l’universitaire chargé d’introduire cette partie du Fascisme dans son époque. Par ailleurs, si Nolte, dans Les Fondements historiques du national-socialisme, montre ce que Hitler tirera du pangermanisme, du néo-darwinisme ou de l’antisémitisme de l’Allemagne wilhelminienne, son oeuvre, au total, ne s’étend guère sur les attributs endogènes du nazisme, fruit paroxystique du nationalisme allemand. Cette discrétion gêne le lecteur français, qui n’a pas oublié que la politique étrangère de Hitler (revanche sur le diktat de Versailles, accord avec la Russie contre l’Ouest) rejoignait les buts poursuivis par la République de Weimar.
Il reste l’essentiel. Nolte ne fait scandale que pour ceux qui n’acceptent pas cette réalité : au XXe siècle, le totalitarisme eut deux visages, l’un communiste, l’autre fasciste. Ils furent différents, mais également hideux.
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com/
(1) Fascisme & totalitarisme, d’Ernst Nolte, Robert Laffont, « Bouquins », 1 088 p., 32 euros. Etablie et présentée par Stéphane Courtois, cette édition comprend Esquisse d’une biographie intellectuelle, Le Fascisme dans son époque (1. L’Action française, 2. Le Fascisme italien, 3. Le National-socialisme), Les Mouvements fascistes, La Querelle des historiens, Les Fondements historiques du national-socialisme.
(2) La Guerre civile européenne, 1917-1945, d’Ernst Nolte, Editions des Syrtes, 2000.
(3) Penser le XXe siècle, de François Furet, Robert Laffont, « Bouquins », 2007. Ce volume reprend notamment Le Passé d’une illusion et Fascisme et communisme. -
Stendhal, la littérature et la moraline
Dans les Mémoires d’un touriste, mélange plaisant de plagiats, de maximes, de piques, de prophéties, de sociologie, de politique, de tout ce que vous voulez qui transforme un guide de voyage en promenade inspirée, Stendhal, de passage à Sainte-Colombe (où il ne s’était, en vérité, pas rendu !), près de Vienne, relate une anecdote amorale à plus d’un titre :
« On parlait beaucoup hier à Vienne et à Saint-Vallier d’un jeune paysan que la cour d’assises vient d’acquitter. Berger dans une ferme, il était devenu amoureux d’une fille fort belle, mais qui possédait deux arpents de vignes, et à laquelle il ne pouvait prétendre par cette raison. Elle avait été promise à un autre jeune homme du même pays, plus riche que lui. Un jour, en gardant ses bestiaux, le berger l’attendit et lui tira un coup de fusil dans les jambes. La blessure occasionna une violente hémorragie. La jeune fille mourut.
On arrêta le jeune homme qui donnait les signes de la plus vive douleur.
« Vouliez-vous la tuer ? lui dit le juge instructeur.
- Eh ! non, monsieur.
- Vouliez-vous exercer sur elle une vengeance cruelle, parce qu’elle vous refusait ?
- Non, monsieur.
- Quels étaient donc vos motifs ?
- Je voulais la nourrir. »
Le malheureux avait pensé qu’en estropiant celle qu’il aimait, personne ne voudrait plus se charger d’elle et qu’elle lui appartiendrait ! Il est acquitté ; les anciens parlements l’auraient condamné à la roue. La mode actuelle de ne jamais condamner à mort, même pour les assassinats les plus odieux (par exemple, l’empoisonnement réitéré d’un mari par sa femme, 1836), a quelquefois d’heureux résultats, quoique fort absurde. »
Comment un sectateur actuel des droits de l’homme, de la femme et de la morale, aurait-il réagi ? Sans doute aurait-il trouvé peu « absurde » de « ne jamais condamner à mort ».
Dans les "Mémoires d’un touriste", Henri Beyle soutient la fiction du voyage d’affaire d’un marchand de fer, mais derrière ce masque s’exprime souvent l’auteur des "Chroniques italiennes". Lui qui trouve la civilisation française attiédie après la grande flambée napoléonienne, estime-t-il, par une sorte de sentiment humanitaire, que l’acquittement du berger soit un « heureux résultat » dans l'absolu ? ou bien faut-il chercher d’autres raisons ?
Dans "La Vie de Henri Brulard", le récit de sa vie, il raconte, sans se renier, quelle avait été sa joie délirante à l’annonce de la décapitation de Louis XVI, et il n’a jamais condamné le terrorisme jacobin, du moins dans sa férocité républicaine, quoiqu'il trouvât que les révolutionnaires vociféraient trop et puaient peut-être bien aussi. Il faut donc chercher la satisfaction qu’il exprime ailleurs que dans une faiblesse du cerveau.
Notre militant du XXIe siècle, sommet du progrès, probablement membre d’une association politiquement correcte, apte à juger selon le Bien et à dénoncer tout aussi vite, aura rapidement identifié la victime, puisqu’il en faut toujours une. L’on aura reconnu dans ce rôle la « fille fort belle », doublement meurtrie par la loi des mâles, par les moeurs économiques, qui considèrent qu’elle est une sorte de bétail commercialisable, et par la violence d’un homme qui fait passer son désir avant le respect qu’il aurait dû lui manifester. Elle paie ces injustices d’une mort pitoyable.
Sauf que Stendhal, qui trouve au demeurant fort naturel qu'une fille soit promise à un bon parti, riche et puissant, mais, en même temps, ne dédaignant pas les lois du cœur, s’apitoie surtout sur le « malheureux » berger, lequel ne tient pas entièrement de la pastorale, bien qu'à sa manière ce soit un parfait amant. Non parce qu’il serait pauvre, bien qu’il ait des traits évoquant Julien Sorel, le suicidé de la société, mais parce qu’il est finalement le principal martyr de sa passion, la souffrance demeurant aux vivants, et non plus aux morts.
Notre benêt de cours d’éducation civique se sera indigné, et aura sans doute trouvé qu’une bonne explication, de type kantien, aurait été préférable à un coup de fusil. Mais c’est l’odeur de poudre qui plaît à Stendhal. Par elle crie la douleur d’adorer.
Pour lui, le geste ultime de l’amant éconduit part d’un bon sentiment, peut-être le seul à la portée d’une âme brûlante, simple comme un paysan frustre, être entier, intégral, différencié, présent au monde, et aimant assez pour amputer l’objet de son amour, un tempérament véritablement italien, énergique, radical, au-delà du bien et du mal, et ne percevant clairement que son bonheur, farouchement égoïste, fût-il au prix de sa propre destruction.
C’est ce que notre époque décadente ne comprendra plus jamais, empoisonnée qu’elle est par la moraline. Comme le soulignait Philippe Muray dans un admirable pamphlet contre les piètres contempteurs de Céline, "On purge bébé. Examen d’une campagne anticélinienne", la part maudite est constitutive de l’existence humaine et de son reflet le plus chargé de chair et d’âme, la littérature.
Il en va de même de l'Histoire, des grands conquérants et du regard des dieux.Claude Bourrinet http://www.voxnr.com
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FACE À LA CRISE : Keynes est de retour (archive 2008)
Un monde nouveau semble être en gestation. Il ne pourra s'organiser sans un retour à l'État national et à la coopération internationale.
John Meynard Keynes est ce personnage extravagant, sorte de dandy formé au Trinity College de Cambridge, puis professeur de cette prestigieuse école, qui passe, à juste titre nous semble-t-il, pour le plus grand économiste du siècle passé. Né à Cambridge en 1883, l'année du décès de Karl Marx - tout un symbole -, décédé en 1946, il révolutionna la science économique en y introduisant le concept de macro-économie et en théorisant, surtout, les méthodes de l'intervention de l'État dans les mécanismes de fonctionnement du marché et de l'établissement des grands équilibres.
Dépression
Après la crise de 1929 et la "grande dépression" qui suivit, il voulait, disait-il, sauver la démocratie et les sociétés occidentales. Il faut reconnaître qu'il eut une grande part dans le redressement des économies d'avant la Seconde Guerre mondiale et la spectaculaire relance des années d'après le conflit.
Pour combattre la crise et les dépressions, il préconisait une politique d'intervention et de régulation pratiquée par l'État afin de parvenir au plein emploi, à la propriété et à un niveau satisfaisant de croissance économique. Il n'était pas un étatiste, mais ne croyait pas non plus aux mécanismes autorégulateurs, comme on dit aujourd'hui. Pour combattre la dépression, il préconisait, fine analyse à l'appui, une politique de baisse systématique des taux d'intérêt, la relance de la consommation, des grands travaux générateurs d'emplois, et ne rejetait pas le recours, certes provisoire, au déficit budgétaire.
Ses théories constituaient jusqu'à la fin des années soixante le fondement de la science économique. Puis vinrent la crise du pétrole, la stagflation et le retour triomphant du libéralisme, la mondialisation, le mondialisme et la fameuse école de Chicago. L'économie mathématisée, les formules abstraites, les "modèles", l'"économétrie" remplacèrent l'enseignement traditionnel, considéré comme "ringard". Non seulement les grands penseurs d'antan, mais aussi Keynes, Schumpeter, Perroux, Rueff... disparurent des manuels.
Le glas du capitalisme débridé
Voilà qu'en France, comme ailleurs, surtout aux États-Unis lors de la campagne électorale, on ne parle que de Keynes et du keyneisianisme. Keynes est de retour. Et bientôt, soyez-en sûr, on reparlera de l'histoire des crises qui remonte au début du XIXe siècle, des grands économistes, et surtout de l'homme qui est, et doit être, au centre de toute réflexion et de toute action dans la vie économique, comme l'enseigne la doctrine sociale de l'Église.
Que fait-on actuellement ? On contrôle les taux pour en empêcher la hausse et la raréfaction du crédit, on parle de l'intervention de l'État, d'un nouvel ordre monétaire.... On fait du keynésianisme ou presque. La politique économique du prochain président des États-Unis sera plus protectionniste, plus industrialisante, moins libérale donc, et mettra l'accent sur un retour aux grands travaux pour adapter les structures du pays aux exigences de notre époque et générer des emplois directs ou induits.
Le retour aux mécanismes de régulation, les politiques "d'intervention", théorisées par un grand économiste français du siècle dernier aujourd'hui oublié, Henri Noyelle, ne sont concevables que dans le cadre de la nation. Qui ose en parler ?
La crise économique que nous vivons - heureusement sans commune mesure avec celle de 1929 – sonnera probablement le glas du capitalisme débridé, de la toute puissance des multinationales par définition apatrides, du mondialisme et de l'OMC qui s'honorait de faire le gendarme, tout au moins dans sa forme actuelle.
Un monde nouveau semble être en gestation. Il ne pourra s'organiser sans un retour à la nation, à l'État national et à la coopération internationale. Le temps de l'égoïsme des nations, de la course aux dévaluations monétaires sauvages, de chacun pour soi est révolu. Celui de la mondialisation érigée en dogme absolu, le "mondialisme", le sera bientôt. C'est un vaste champ de réflexion, et donc de l'action, qui s'ouvre ainsi devant nous.
SERGE MARCEAU L’ACTION FRANÇAISE 2000du 20 novembre au 3 décembre 2008 -
Glossaire de décryptage : Quand les mots nous intoxiquent
À l'image du polonium 210, les mots que la presse de destruction massive dirige contre nos intelligences rayonnent sur les écrans, irradient les ondes, contaminent les canards. En temps de guerre, cette mauvaise grippe sémantique fait du dégât. Si notre radar intuitif ne détecte pas ces virus de la langue, on entre dans un état de dépendance mentale. Voici un petit glossaire en forme de nécessaire de survie.
Armes de destruction massive :
Peut-être le plus haut degré jamais atteint sur l'échelle de Richter de l'intox. Les États-Unis en regorgent (et ne se sont pas privés de les utiliser, demandez aux Japonais) ; la France, la Russie, le Royaume-Uni, la Chine ont aussi le droit d'en avoir (mais c'est pour maintenir « l'équilibre de la paix » ; l'Irak n'en possédait pas. Mais c'est à Saddam qu'on passa la corde au cou. Par delà ce mensonge planétaire, l'expression ADM vise avant tout les esprits. Armes nucléaires, biologiques ou chimiques, c'est trop technique pour le quidam. Le sigle NBC, testé dans les années 1980, n'a pas pris. Avec les ADM, c'est déjà l'apocalypse !
AXE : Ou comment asperger vos ennemis avec un parfum de Deuxième Guerre mondiale. L'« Axe du Mal » - avec des majuscules s'il vous plaît - renvoie aux forces de l'Axe, forcément casquées, bottées et fanatisées. L'amalgame culmine quand on confond dans l'opprobre l'Iran et la Corée du Nord, deux pays totalement différents, auxquels on prête une alliance aussi maléfique qu'imaginaire. L'intox fonctionne toujours sur le stimuli binaire : si l'Axe est affreux, les Alliés sont vertueux. Et qui ne s'oppose pas à l'Axe est atteint par l'« esprit de Munich ». Evidemment.
CHARNIER : La vigilance s'impose quand les médias jouent les vautours. Qui ne se souvient de Timisoara, en Roumanie, en 1989 ? Juste avant Noël, les médias exhibent les corps de milliers de victimes de la Securitate, la police du régime. En fait, on avait mis en scène 19 cadavres sortis de la morgue. Le mégalo Ceaucescu avait beau s'appeler le « génie des Carpates » il se laissa piéger comme un débutant par une révolution de palais. Les médias occidentaux diffusèrent aussi sans scrupules les images de son procès truqué et de son ignoble liquidation (voir « Exécuter »). Le charnier a aussi ceci de particulier qu'il ne peut être isolé. S'il y en a eu un, c'est qu'il y en aura d'autres. D'où la nécessité d'« intervenir » pour « prévenir ».
CONSERVATEUR : Gare aux étiquettes ! Pour reprendre le cas de la révolution roumaine, les communistes étaient constamment qualifiés de « conservateurs », Cela introduit une confusion car, à l'Ouest, les partis communistes pointaient dans le camp progressiste. Chez nous, les conservateurs, c'est la droite ou ce qu'il en reste. L'association d'idées est alors évidente : si Ceaucescu (et plus tard Milosevic) est conservateur, c'est qu'il est de droite et même d'extrême droite, donc fasciste. D'un soulèvement anti-communiste, la révolution roumaine devint un mouvement d'émancipation sociale analogue à ceux que la gauche soutient dans les sociétés libérales. Changez le mot et vous changerez l'emballage. Et le fascisme, à qui on n'a rien demandé, tient toujours le mauvais rôle. Génial, non ?
COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE : Faux nez des États-Unis. L'article défini suggère un unanimisme planétaire. L'idée de communauté donne une légitimité à l'action entreprise. Traduction exacte en serbe et en irakien : machine de guerre. Bien qu'internationale, on y entre aussi difficilement qu'au Jockey Club, Déjà entendu à la radio : « la communauté internationale et les pays arabes ». Quel aveu ! Qui n'appartient pas à la communauté internationale s'en est mis évidemment au ban tout seul.
DOMMAGES COLLATÉRAUX : Un bijou de la guerre moderne. Le massacre de civils, c'est beaucoup trop vulgaire ! Ça ne s'applique qu'à des régimes archaïques, comme Saddam Hussein gazant des Kurdes ou des Serbes bastonnant des Albanais. De plus, le dommage collatéral exclut la notion d'intentionnalité. C'est l'excuse des cours de récré : « j'l'ai pas fait exprès. » (Voir, Guerre propre ,) Quand le « dommage » est trop grand - à partir d'une dizaine de morts - entre en jeu la responsabilité de l'ennemi. N'a-t-il pas fait usage de « boucliers humains » au sein de ses sites militaires ? La seule explication logique puisque la guerre propre ne vise que des cibles dûment identifiées.
ÉPURATION, NETTOYAGE OU PURIFICATION ETHNIQUE : Médaille d'or de l'intensité émotionnelle dans les années 1990. Rarement une expression aura autant indigné et mobilisé l'opinion. Ici, le rasoir sémantique est à double lame : la première servit à transformer les Serbes en peuple de SS. La seconde obéit à un mécanisme plus pervers : à force de dénoncer l'épuration ethnique, on finit par imposer une vision strictement ethniste des conflits. Or, pour ne parler que de la Bosnie, Serbes, Croates et Musulmans (cette dernière majuscule n'étant pas anodine) proviennent de la même souche. C'est l'histoire qui les a séparés. Mais au royaume de l'émotion, il n'y a pas de place pour l'explication.
EXÉCUTER Saddam Hussein a-t-il été exécuté ou assassiné ? Une exécution renvoie toujours à une sentence judiciaire, légitime si possible. L'assassinat est un meurtre, commis avec préméditation. Saddam Hussein a donc été exécuté.
FRAPPES CHIRURGICALES OU FRAPPES AÉRIENNES : La vieille Europe reste traumatisée par les bombardements anglo-américains de la Deuxième Guerre mondiale. De Saint-Lô à Dresde, que de souffrances enfouies sous les clameurs de la libération. Il fallait un mot nouveau. Frappe est ciselé sur mesure : le mot tient en une syllabe, ce qui sous-entend des effets moins longs et moins douloureux. Bombardement, ça fait massif ; frappe, c'est léger et ciblé, comme les dommages collatéraux. Le Petit Larousse l'a même intégré : « Frappe : opération ponctuelle pouvant combiner des moyens terrestres, navals et aériens. » A ce tarif-là, le 6 juin 1944 fut aussi une frappe.
GÉNOCIDE : Missile sémantique très efficace quand « la communauté internationale » veut diaboliser un adversaire. Un grand quotidien osa écrire sans aucune preuve à l'appui que « Srebrenica est le plus grand génocide, depuis les nazis ». A noter qu'il a fallu du temps pour que le terme se banalise. Il n'y eut longtemps qu'un génocide. Le droit d'usage l'a emporté sur le « devoir de mémoire ». Mais la charge émotionnelle de son sens « originel » n'en est que plus forte. Et gare à celui qui viendrait contester la réalité du génocide, tel Régis Debray de retour du Kosovo : le voilà bon pour devoir répondre de l'accusation de « négationnisme ! ».
PRÉVENTIVE (guerre) : Joli tour de magie sémantique. Dans l'opinion, l'idée de prévention est associée à la geste maternante de l'Etat providence. Du cancer à l'insécurité en passant par les accident, de la route, la prévention s'immisce à tous les étages. Dans ces conditions, une guerre préventive, c'est forcément justifié ! Et rassurant. En réalité, il s'agit de fournir un alibi, celui de la légitime défense, à une agression caractérisée. Toujours cette satanée hypocrisie !
PROPRE (guerre) : C'est le propre du mensonge. Toute guerre est sale. Le reste vise à vous lessiver la tête. La guerre n'est propre que pour ceux qui ne se salissent pas les mains. Cet adjectif est évidemment odieux, puisqu'il pratique une sorte de révisionnisme en temps réel. L'Occident part du principe qu'une démocratie, bonne par nature, ne peut pas mener une guerre qui ne le serait pas. Ce sophisme s'accompagne d'un postulat raciste : la guerre sale, c'est l'apanage des peuples sous-développés. Le million d'enfants irakiens morts de malnutrition à cause de l'embargo ne vaut-il pas le million de Rwandais passés à la machette '?
KOSOVAR : Connue le note le linguiste Maurice Pergnier, « le suffique -ar (...) est emprunté à l'albanais » ce qui donne à penser que le Kosovo est leur territoire légitime. On n'a jamais parlé ou si peu de « Serbes du Kosovo » et encore moins de « Kosovars serbes ». Il eût été plus juste de les dénommer. Albanais du Kosovo, Kossavais ou Kossoviens. Le même parti pris fut utilisé pour défendre les Musulmans. L'appellation « bosniaques » leur fut exclusivement réservée, alors que Serbes et Croates composent près de 60 % de la Bosnie !
MARTYR : Souvent utilisé pour désigner les bombes humaines palestiniennes. Il s'agit d'un abus de langage. Dans la tradition chrétienne, le martyr ne répand pas la violence mais, plutôt que de renier sa foi, subit celle des autres. Cette démarche condamne l'attentat-suicide.
TUER OU ABATRE ? Entendu à la radio : « Un soldat américain a été tué et six Irakiens ont été abattus. » On abat des arbres ou des cartes. L'emploi de ce verbe vise à atténuer la gravité des faits. Ou à déshumaniser la victime : elle n'est plus un être humain mais une chose. Au mieux un animal. Porteur de la rage.
CRIMINEL DE GUERRE : Le seul, avec le criminel contre l'humanité bien sûr, à qui ne profite jamais la présomption d'innocence. Il n'y a jamais d'inculpé pour crime de guerre. Il n'y a que des criminels de guerre en fuite, qu'il importe de juger (comprendre condamner) au plus vite. Une fois capturé, il n'est jamais placé en liberté conditionnelle. Normal, puisqu'il est déjà coupable. Le criminel de guerre est, par définition, du camp des vaincus et ses juges désignés par le camp des vainqueurs. Ça limite les erreurs judiciaires...
Ce glossaire n'est évident pas complet. L'intox revêt de multiples formes. On se méfiera notamment de l'oxymoron, figure de rhétorique qui concilie les contraires. Ce gros insecte sémantique pullule dans les médias : « islamisme modéré », « centralisme démocratique », « fédération d'États-nations » ou « bombardement humanitaire ». Dans un autre registre, les slogans « rupture tranquille, et « démocratie participative » mériteraient, pour en saisir le sens profond, un petit coup de kärcher sémantique.
Axel Borg (avec Bruno Larebière) Le Choc du Mois Février 2007
À lire : Maurice Pergnier : La Désinformation par les mots (Rocher, 2004) et Mots en guerre, Discours médiatique et conflits balkaniques (L'Age d'Homme, 2002) -
Genèse de la pensée unique
« Il n’y eut plus de rire pour personne »
Procope
Polymnia Athanassiadi, professeur d’histoire ancienne à l’Université d’Athènes, spécialiste du platonisme tardif (le néoplatonisme) avait bousculé quelques certitudes, dans son ouvrage publié en 2006, « La lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif », en montrant que les structures de pensée dans l’Empire gréco-romain, dont l’aboutissement serait la suppression de toute possibilité discursive au sein de l’élite intellectuelle, étaient analogues chez les philosophes « païens » et les théologiens chrétiens. Cette osmose, à laquelle il était impossible d’échapper, se retrouve au niveau des structures politiques et administratives, avant et après Constantin. L’Etat « païen », selon Mme Athanassiadi, prépare l’Etat chrétien, et le contrôle total de la société, des corps et des esprits. C’est la thèse contenue dans une étude éditée en 2010, « Vers la pensée unique, la montée de l’intolérance dans l’Antiquité tardive », Les Belles Lettres.
Un basculement identitaire
L’Antiquité tardive est l’un de ces concepts historiques relativement flous, que l’on adopte, parce que c’est pratique, mais qui peuvent susciter des polémiques farouches, justement parce qu’ils dissimulent des pièges heuristiques entraînant des interprétations diamétralement apposées. Nous verrons que l’un des intérêts de cette recherche est d’avoir mis au jour les engagements singulièrement contemporains qui sous tendent des analyses apparemment « scientifiques ».
La première difficulté réside dans la délimitation de la période. Le passage aurait eu lieu sous le règne de Marc Aurèle, au IIe siècle, et cette localisation temporelle ne soulève aucun désaccord. En revanche, le consensus n’existe plus si l’on porte le point d’achoppement (en oubliant la date artificielle de 476) à Mahomet, au VIIe siècle, c’es-à-dire à l’aboutissement désastreux d’une longue série d’invasions, ou aux règnes d’Haroun al-Rachid et de Charlemagne, au IXe siècle, voire jusqu’en 1000. Ce qui est en jeu dans ce débat, c’est l’accent mis sur la rupture ou sur la continuité.
Le fait indubitable est néanmoins que la religion, lors de ce processus qui se déroule quand même sur plusieurs siècles, est devenue le « trait identitaire de l’individu ». L’autre constat est qu’il s’éploie dans un monde de plus en plus globalisé – l’orbis romanus – dans un empire qui n’est plus « romain », et qui est devenu méditerranéen, voire davantage. Une révolution profonde s’y est produite, accélérées par les crises, et creusant ses mines jusqu’au cœur d’un individu de plus en plus angoissé et cherchant son salut au-delà du monde. La civilisation de la cité, qui rattachait l’esprit et le corps aux réalités sublunaires, a été remplacée par une vaste entité centralisée, dont la tête, Constantinople ou Damas, le basileus ou le calife, un Dieu unique, contrôle tout. Tout ce qui faisait la joie de vivre, la culture, les promenades philosophiques, les spectacles, les plaisirs, est devenu tentation démoniaque. La terre semble avoir été recouverte, en même temps que par les basiliques, les minarets, les prédicateurs, les missionnaires, par un voile de mélancolie et un frisson de peur. Une voix à l’unisson soude les masses uniformisées, là où, jadis, la polyphonie des cultes et la polydoxie des sectes assuraient des parcours existentiels différenciés. Une monodoxie impérieuse, à base de théologie et de règlements tatillons, s’est substituée à la science (épistémé) du sage, en contredisant Platon pour qui la doxa, l’opinion, était la source de l’erreur.
Désormais, il ne suffit pas de « croire », si tant est qu’une telle posture religieuse ait eu sa place dans le sacré dit « païen » : il faut montrer que l’on croit. Le paradigme de l’appartenance politico-sociale est complètement transformé. La terreur théologique n’a plus de limites.
Comme le montre Polymnia Athanassiadi, cet aspect déplaisant a été, avec d’autres, occulté par une certaine historiographie, d’origine anglo-saxonne.
Contre l’histoire politiquement correcte
La notion et l’expression d’ « Antiquité tardive » ont été forgées principalement pour se dégager d’un outillage sémantique légué par les idéologies nationales et religieuses. Des Lumières au positivisme laïciste du XIXe siècle, la polémique concernait la question religieuse, le rapport avec la laïcité, le combat contre l’Eglise, le triomphe de la raison scientifique et technique. Le « récit » de la chute de l’Empire romain s’inspirait des grandes lignes tracées par Montesquieu et Gibbon, et mettait l’accent sur la décadence, sur la catastrophe pour la civilisation qu’avait provoquée la perte des richesses antiques. Le christianisme pouvait, de ce fait, paraître comme un facteur dissolvant. D’un autre côté, ses apologistes, comme Chateaubriand, tout en ne niant pas le caractère violent du conflit entre le paganisme et le christianisme, ont souligné la modernité de ce dernier, et par quelles valeurs humaines il remplaçait celles de l’ancien monde, devenu obsolète.
C’est surtout contre l’interprétation de Spengler que s’est élevée la nouvelle historiographie de la fin des années soixante. Pour le savant allemand, les civilisations subissent une évolution biologique qui les porte de la naissance à la mort, en passant par la maturité et la vieillesse. On abandonna ce schéma cyclique pour adopter la conception linéaire du temps historique, tout en insistant sur l’absence de rupture, au profit de l’idée optimiste de mutation. L’influence de Fernand Braudel , théoricien de la longue durée historique et de l’asynchronie des changements, fut déterminante.
L’école anglo-saxonne s’illustra particulièrement. Le maître en fut d’abord Peter Brown avec son « World of late antiquity : from Marcus Aurelius to Muhammad », 1971. Mme Athanassiadi n’est pas tendre avec ce savant. Elle insiste par exemple sur l’absence de structure de l’ouvrage, ce qui ne serait pas grave s’il ne s’agissait d’une étude à vocation scientifique, et sur le manque de rigueur des cent trente illustrations l’accompagnant, souvent sorties de leur contexte. Quoi qu’il en soit, le gourou de la nouvelle école tardo-antique étayait une vision optimiste de cette période, perçue comme un âge d’adaptation.
Il fut suivi. En 1997, Thomas Hägg, publia la revue Symbolae Osbenses, qui privilégie une approche irénique. On vide notamment le terme le terme xenos (« étranger ») de son contenu tragique « pour le rattacher au concept d’une terre nouvelle, la kainê ktisis, ailleurs intérieur rayonnant d’espoir ». Ce n’est pas un hasard si l’inspirateur de cette historiographique révisionniste est le savant italien Santo Mazzarino, l’un des forgerons de la notion de démocratisation de la culture.
La méthode consiste en l’occurrence à supprimer les oppositions comme celles entre l’élite et la masse, la haute et la basse culture. D’autre part, le « saint » devient l’emblème de la nouvelle société. En renonçant à l’existence mondaine, il accède à un statut surhumain, un guide, un sauveur, un intermédiaire entre le peuple et le pouvoir, entre l’humain et le divin. Il est le symbole d’un monde qui parvient à se maîtrise, qui se délivre des entraves du passé.
Polymnia Athanassiadi rappelle les Influences qui ont pu marquer cette conception positive : elle a été élaborée durant une époque où la détente d’après-guerre devenait possible, où l’individualisme se répandait, avec l’hédonisme qui l’accompagne inévitablement, où le pacifisme devient, à la fin années soixante, la pensée obligée de l’élite. De ce fait, les conflits sont minimisés.
Un peu plus tard, en 1999, un tome collectif a vu le jour : « Late antiquity : a guide to the postclassical world ». Y ont contribué P. Brown et deux autres savants princetoniens : Glen Bowersock et Oleg Grabar, pour qui le véritable héritier de l’empire romain est Haroun al-Rachid. L’espace tardo-antique est porté jusqu’à la Chine, et on met l’accent sur vie quotidienne. Il n’y a plus de hiérarchie. Les dimensions religieuse, artistique politique, profane, l’écologique, la sexuelle, les femmes, le mariage, le divorce, la nudité – mais pas les eunuques, sont placées sur le même plan. La notion de crise est absente, aucune allusion aux intégrismes n’est faite, la pauvreté grandissante n’est pas évoquée, ni la violence endémique, bref, on a une « image d’une Antiquité tardive qui correspond à une vision politiquement correcte ».
La réaction a vu le jour en Italie. Cette même année 1999, Andrea Giardina, dans un article de la revue Studi Storici : « Esplosione di tardoantico », a contesté « la vision optimiste d’une Antiquité tardive longue et paisible, multiculturelle et pluridisciplinaire ». Il a expliqué cette perception déformée par plusieurs causes :
- La rhétorique de la modernité
- L’impérialisme linguistique de l’anglais dans le monde contemporain (« club anglo-saxon »)
- Une approche méthodologique défectueuse (lecture hâtive)
Et, finalement, il conseille de réorienter vers l’étude des institutions administratives et des structures socio-économiques.
Dans la même optique, tout en dénonçant le relativisme de l’école anglo-saxonne, Wolf Liebeschuetz : « Decline and full of the Roman city (2001 et 2005)» analyse le passage de la cité-état à l’Etat universel. Il insiste sur la notion de déclin, sur la disparition du genre de vie avec institutions administratives et culturelles légués par génie hellénistique, et il s’interroge sur la continuité entre la cité romaine et ses successeurs (Islam et Europe occidentale). Quant à Bryan Ward-Perkins : « The fall of Rome and the end of civilization », il souligne la violence des invasions barbares, s’attarde sur le trauma de la dissolution de l’empire. Pour lui, le déclin est le résultat de la chute.
On voit que l’érudition peut cacher des questions hautement polémiques et singulièrement contemporaines. Polymnia Athanassiadi prend parti, parfois avec un mordant plaisant, mais nul n’hésitera à se rendre compte combien les caractéristiques qui ont marqué l’Antiquité tardive concernent de façon extraordinaire notre propre monde.
Polymnia Athanassiadi rappelle, en s’attardant sur la dimension politico-juridique, quelles ont été les circonstances de la victoire de la « pensée unique » (expression ô combien contemporaine !). Mais avant tout, quelle a été la force du christianisme ?
La révolution culturelle chrétienne
Le christianisme avait plusieurs atouts à sa disposition, dont certains complètement inédits dans la société païenne.
D’abord, il hérite d’une société où la violence est devenue banale, du fait de la centralisation politico-administrative, et de ce qu’on peut nommer la culture de l’amphithéâtre.
Dès le IIe siècle, en Anatolie, le martyr apparaît comme la « couronne rouge » de la sainteté octroyée par le sens donné. Les amateurs sont mus par une vertu grecque, la philotimia, l’« amour de l’honneur ». C’est le seul point commun avec l’hellénisme, car rien ne répugne plus aux esprits de l’époque que de mourir pour des convictions religieuses, dans la mesure où toutes sont acceptées comme telles. Aussi bien cette posture est-elle peu comprise, et même méprisée. L’excès rhétorique par lequel l’Eglise en fait la promotion en souligne la théâtralité. Marc-Aurèle y voit de la déraison, et l’indice d’une opposition répréhensible à la société. Et, pour une société qui recherche la joie de vivre, cette pulsion de mort paraît bien suspecte.
Retenons donc cette aisance dans l’art de la propagande – comme chacun sait, le nombre de martyrs n’a pas été si élevé qu’on l’a prétendu – et cette attirance morbide qui peut aller jusqu’au fond des cœurs. Le culte des morts et l’adoration des reliques sont en vogue dès le IIIe siècle.
Le leitmotiv de la résurrection des corps et du jugement dernier est encore une manière d’habituer à l’idée de la mort. Le scepticisme régnant avant IIIe siècle va laisser place à une certitude que l’on trouve par exemple chez Tertullien, pour qui l’absurde est l’indice même de la vérité (de carne christi 5).
L’irrationalisme, dont le christianisme n’est pas seul porteur, encouragé par les religions orientales, s’empare donc des esprits, et rend toute manifestation surnaturelle plausible. Il faut ajouter la croyance aux démons, partagée par tous.
Mais c’est surtout dans l’offensive, dans l’agression, que l’Eglise va se trouver particulièrement redoutable. En effet, de victimes, les chrétiens, après l’Edit de Milan, en 313, vont devenir des agents de persécution. Des temples et des synagogues seront détruits, des livres brûlés.
Peut-être l’attitude qui tranche le plus avec le comportement des Anciens est-il le prosélytisme, la volonté non seulement de convertir chaque individu, mais aussi l’ensemble de la société, de façon à modeler une communauté soudée dans une unicité de conviction. Certes, les écoles philosophiques cherchaient à persuader. Mais, outre que leur zèle n’allait pas jusqu’à harceler le monde, elles représentaient des sortes d’options existentielles dans le grand marché du bonheur, dont la vocation n’était pas de conquérir le pouvoir sur les esprits. Plotin, l’un des derniers champions du rationalisme hellène, s’est élevé violemment contre cette pratique visant à arraisonner les personnes. On vivait alors de plus en plus dans la peur, dans la terreur de ne pas être sauvé. L’art de dramatiser l’enjeu, de le charger de toute la subjectivité de l’angoisse et du bon choix à faire, a rendu le christianisme particulièrement efficace. Comme le fait remarquer Mme Athanassiadi, la grande césure du moi, n’est plus entre le corps et l’âme, mais entre le moi pécheur et le moi sauvé. Le croyant est sollicité, sommé de s’engager, déchiré d’abord, avant Constantin, entre l’Etat et l’Eglise, puis de façon permanente entre la vie temporelle et la vie éternelle.
Cette tension sera attisée par la multitude d’hérésie et par les conflits doctrinaux, extrêmement violents. Les schismes entraînent excommunications, persécutions, batailles physiques. Des polémiques métaphysiques absconses toucheront les plus basses couches de la société, comme le décrit Grégoire de Nysse dans une page célèbre très amusante. Les Conciles, notamment ceux de Nicée et de Chalcédoine, seront des prétextes à l’expression la plus hyperbolique du chantage, des pressions de toutes sortes, d’agressivité et de brutalité. Tout cela, Ramsay MacMullen le décrit fort bien dans son excellent livre, « Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle », Les Belles Lettres.
Mais c’est surtout l’arme de l’Etat qui va précipiter la victoire finale contre l’ancien monde. Après Constantin, et surtout avec Théodose et ses successeurs, les conversions forcées vont être la règle. A propos de Justinien, Procope écrit : « Dans son zèle pour réunir l’humanité entière dans une même foi quant au Christ, il faisait périr tout dissident de manière insensée » (in 118). Des lois discriminatoires seront décrétées. Même le passé est éradiqué. On efface la mémoire, on sélectionne les ouvrages, l’index des œuvres interdites est publié, Basile de Césarée (vers 360) établit une liste d’auteurs acceptables, on jette même l’anathème sur les hérétiques de l’avenir !
Construction d’une pensée unique
L’interrogation de Polemnia Athanassiadi est celle-ci : comment est-on passé de la polydoxie propre à l’univers hellénistique, à la monodoxie ? Comment un monde à l’échelle humaine est-il devenu un monde voué à la gloire d’un Dieu unique ?
Son fil conducteur est la notion d’intolérance. Mot piégé par excellence, et qui draine pas mal de malentendus. Il n’a rien de commun par exemple avec l’acception commune qui s’impose maintenant, et dont le fondement est cette indifférence profonde pour tout ce qui est un peu grave et profond, voire cette insipide légèreté contemporaine qui fuit les tragiques conséquences de la politique ou de la foi religieuse. Serait intolérant au fond celui qui prendrait au sérieux, avec tous les refus impliqués, une option spirituelle ou existentielle, à l’exclusion d’une autre. Rien de plus conformiste que la démocratie de masse ! Dans le domaine religieux, le paganisme était très généreux, et accueillait sans hésiter toutes les divinités qu’il lui semblait utile de reconnaître, et même davantage, dans l’ignorance où l’on était du degré de cette « utilité » et de la multiplicité des dieux. C’est pourquoi, à Athènes, on rendait un culte au dieu inconnu. Les païens n’ont jamais compris ce que pouvait être un dieu « jaloux », et tout autant leur théologie que leur anthropologie les en empêchaient. En revanche, l’attitude, le comportement, le mode de vie impliquaient une adhésion ostentatoire à la communauté. Les cultes relevaient de la vie familiale, associative, ou des convictions individuelles : chacun optait pour un ou des dieux qui lui convenaient pour des raisons diverses. Pourtant les cultes publics concernant les divinités poliades ou l’empereur étaient des actes, certes, de piété, mais ne mettant en scène souvent que des magistrats ou des citoyens choisis. Ils étaient surtout des marques de patriotisme. A ce titre, ne pas y participer lorsqu’on était requis de le faire pouvait être considéré comme un signe d’incivisme, de mauvaise volonté, voire de révolte. En grec, il n’existe aucun terme pour désigner notion de tolérance religieuse. En latin, l’intolérance : intolerentia, est cette « impatience », « insolence », « impudence » que provoque la présence face à un corps étranger. Ce peut être le cas pour les païens face à ce groupe chrétien étrange, énigmatique, considéré comme répugnant, ou l’inverse, pour des chrétiens qui voient le paganisme comme l’expression d’un univers démoniaque. Toutefois, ce qui relevait des pratiques va s’instiller jusqu’au fond des cœurs, et va s’imprégner de toute la puissance subjective des convictions intimes. En effet, il serait faux de prétendre que les païens fussent ignorants de ce qu’une religion peut présenter d’intériorité. On ne s’en faisait pas gloire, contrairement au christianisme, qui exigeait une profession de foi, c’est-à-dire un témoignage motivé, authentique et sincère de son amour pour le dieu unique. Par voie de conséquence, l’absence de conviction dument prouvée, du moins exhibée, était rédhibitoire pour les chrétiens. On ne se contentait pas de remplir son devoir particulier, mais on voulait que chacun fût sur la droite voie de la « vérité ». Le processus de diabolisation de l’autre fut donc enclenché par les progrès de la subjectivisation du lien religieux, intensifiée par la « persécution ». Au lieu d’un univers pluriel, on en eut un, uniformisé bien que profondément dualiste. La haine fut érigée en vertu théologique.
Comment l’avait décrit Pollymnia Athanassiadi dans son étude de 2006 sur l’orthodoxie à cette période, la première tâche fut de fixer le canon, et, par voie de conséquence d’identifier ceux qui s’en écartaient, à savoir les hérétiques. Cette classification s’élabora au fil du temps, d’Eusèbe de Césarée, qui procéda à une réécriture de l’Histoire en la christianisant, jusqu’à Jean Damas, en passant par l’anonyme Eulochos, puis Epiphane de Salamine.
Néanmoins, l’originalité de l’étude de 2010 consacrée à l’évolution de la société tardo-antique vers la « pensée unique » provient de la mise en parallèle de la politique religieuse menée par l’empire à partir du IIIe siècle avec celle qui prévalut à partir de Constantin. Mme Athanassiadi souligne l’antériorité de l’empire « païen » dans l’installation d’une théocratie, d’une religion d’Etat. En fait, selon elle, il existe une logique historique liant Dèce, Aurélien, Constantin, Constance, Julien, puis Théodose et Justinien.
L’édit de Dèce, en 250, est motivé par une crise qui faillit anéantir l’empire. La pax deorum semblait nécessaire pour restaurer l’Etat. Aussi fut-il décrété que tous les citoyens (dont le nombre fut élargi à l’ensemble des hommes libres en 212 par Caracalla), sauf les Juifs, devaient offrir un sacrifice aux dieux, afin de rétablir l’unité de foi, le consensus omnium.
Deux autres persécutions eurent lieu, dont les plus notoires furent celles en 257 de Valérien, en 303 de Dioclétien, et en 312, en Orient, de Maximin.
Entre temps, Aurélien (270 – 275) conçut une sorte de pyramide théocratique, à base polythéiste, dont le sommet était occupé par la divinité solaire.
Notons que Julien, le restaurateur du paganisme d’Etat, est mis sur le même plan que Constantin et que ses successeurs chrétien. En voulant créer une « église païenne », en se mêlant de théologie, en édictant des règles de piété et de moralité, en excluant épicuriens, sceptiques et cyniques, il a consolidé la cohérence théologico-autoritaire de l’empire. Il assumait de ce fait la charge sacrale dont l’empereur était dépositaire, singulièrement la dynastie dont il était l’héritier et le continuateur. Il avait conscience d’appartenir à une famille, fondée par Claude le Gothique (268 – 270), selon lui dépositaire d’une mission de jonction entre l’ici-bas et le divin.
Néanmoins, Constantin, en 313, lorsqu’il proclama l’Edit de Milan, ne saisit probablement pas « toute la logique exclusiviste du christianisme ». Etait-il en mesure de choisir ? Selon une approximation quantitative, les chrétiens étaient loin de constituer la majorité de la population. Cependant, ils présentaient des atouts non négligeables pour un Etat soucieux de resserrer son emprise sur la société. D’abord, son organisation ecclésiale plaquait sa logique administrative sur celle de l’empire. Elle avait un caractère universel, centralisé. De façon pragmatique, Constantin s’en servit pour tenter de mettre fin aux dissensions internes génératrices de guerre civile, notamment en comblant de privilèges la hiérarchie ecclésiastique. Un autre instrument fut utilisé par lui, en 325, à l’occasion du concile de Nicée. En ayant le dernier mot théologique, il manifesta la subordination de la religion à la politique.
Mais ce fut Théodose qui lança l’orthodoxie « comme concept et programme politique ». Constantin avait essayé de maintenir un équilibre, certes parfois de mauvaise foi, entre l’ancienne religion et la nouvelle. Pour Théodose, désormais, tout ce qui s’oppose à la foi catholique (la vera religio ), hérésie, paganisme, judaïsme, est présumé superstitio , et, de ce fait, condamné. L’appareil d’Etat est doublé par les évêques (« surveillants » !), la répression s’accroît. A partir de ce moment, toute critique religieuse devient crime de lèse-majesté.
Quant au code justinien, il défend toute discussion relative au dogme, mettant fin à la tradition discursive de la tradition hellénique. On élabore des dossiers de citations à l’occasion de joutes théologiques (Cyrille d’Alexandrie, Théodoret de Cyr, Léon de Rome, Sévère d’Antioche), des chaînes d’arguments (catenae) qui interdisent toute improvisation, mais qui sont sortis de leur contexte, déformés, et, en pratique, se réduisent à de la propagande qu’on assène à l’adversaire comme des coups de massue.
La culture devient une, l’élite partage des références communes avec le peuple. Non seulement celui-ci s’entiche de métaphysique abstruse, mais les hautes classes se passionnent pour les florilèges, les vies de saints et les rumeurs les plus irrationnelles. L’humilité devant le dogme est la seule attitude intellectuelle possible.
Rares sont ceux, comme Procope de Césarée, comme les tenants de l’apophatisme (Damascius, Pseudo-Denys, Evagre le Pontique, Psellus, Pléthon), ou comme les ascètes, les ermites, et les mystiques en marge, capables de résister à la pression du groupe et de l’Etat.
Mise en perspective
Il faudrait sans doute nuancer l’analogie, la solution de continuité, entre l’entreprise politico-religieuse d’encadrement de la société engagée par l’Etat païen et celle conduite par l’Etat chrétien. Non que, dans les grandes lignes, ils ne soient le produit de la refonte de l’ « établissement » humain initiée dès le déplacement axiologique engendré par l’émergence de l’Etat universel, période étudiée, à la suite de Karl Jaspers, par Marcel Gauchet, dans son ouvrage, « Le désenchantement du monde ». Le caractère radical de l’arraisonnement de la société par l’Etat, sa mobilisation permanente en même temps que la mise à contribution des forces transcendantes, étaient certes contenus dans le sens pris par l’Histoire, mais il est certain que la spécificité du christianisme, issu d’une religion née dans les interstices de l’Occident et de l’Orient, vouée à une intériorisation et à une subjectivité exacerbées, dominée par un Dieu tout puissant, infini, dont la manifestation, incarnée bureaucratiquement par un organisme omniprésent, missionnaire, agressif et aguerri, avait une dimension historique, son individualisme et son pathos déséquilibré, la béance entre le très-haut et l’ici-bas, dans laquelle pouvait s’engouffrer toutes les potentialités humaines, dont les pires, était la forme adéquate pour que s’installât un appareil particulièrement soucieux de solliciter de près les corps et les âmes dans une logique totalitaire. La question de savoir si un empire plus équilibré eût été possible, par exemple sous une forme néoplatonicienne, n’est pas vaine, en regard des empires orientaux, qui trouvèrent un équilibre, un compromis entre les réquisits religieux, et l’expression politique légitime, entre la transcendance et l’immanence. Le néoplatonisme, trop intellectuel, trop ouvert à la recherche, finalement trop aristocratique, était démuni contre la fureur plébéienne du christianisme. L’intolérance due à l’exclusivisme dogmatique ne pouvait qu’engager l’Occident dans la voie des passions idéologiques, et dans une dynamique conflictuelle qui aboutirait à un monde moderne pourvu d’une puissance destructrice inédite.
Il faudra sans doute revenir sur ces questions. Toutefois, il n’est pas inutile de s’interroger sur ce que nous sommes devenus. De plus en plus, on s’aperçoit que, loin d’être les fils de l’Athènes du Ve siècle avant le Christ, ou de la République romaine, voire de l’empire augustéen, nous sommes dépendants en droite ligne de cette Antiquité tardive, qui nous inocula un poison dont nous ne cessons de mourir. L’Occident se doit de plonger dans son cœur, dans son âme, pour extirper ces habitus, ces réflexes si ancrés qu’ils semblent devenus naturels, et qui l’ont conduit à cette expansion mortifère qui mine la planète. Peut-être retrouverons-nous la véritable piété, la réconciliation avec le monde et avec nous-mêmes, quand nous aurons extirpé de notre être la folie, la « mania », d’exhiber la vérité, de jeter des anathèmes, de diaboliser ce qui nous est différent, de vouloir convertir, persuader ou contraindre, d’universaliser nos croyances, d’unifier les certitudes, de militariser la pensée, de réviser l’histoire, d’enrégimenter les opinions par des lois, d’imposer à tous une « pensée unique ».
Claude Bourrinet http://www.voxnr.com/ -
« Qu’est-ce que le keynésianisme ? »
Répondre à cette question, c’est d’abord s’intéresser à John Maynard Keynes. Car Keynes est inséparable du keynésianisme. On ne peut pas comprendre ce qu’est réellement cet objet idéologico-politique mal identifié si on n’a pas remis son concepteur en contexte. C’est le parcours et la personnalité de John Maynard Keynes qui permet de comprendre la doctrine qui porte son nom.
Témoignage de première main : « Quand vous demandez leur avis à quatre économistes, vous recevez cinq avis dont deux de John Maynard Keynes. »
C’est ainsi que Winston Churchill décrivait Keynes : l’homme qui a deux avis à la fois. Et il est vrai que la particularité de Keynes, constamment, fut de ménager, à l’intérieur de sa pensée, une antithèse en forme de contrepoids. C’était pour ainsi dire dans sa nature, et y compris dans sa nature d’homme privé : homosexuel amoureux de sa femme, témoignant devant le grand public d’une confiance proche de l’arrogance, et pourtant d’une humilité remarquable en face de ses pairs, mathématicien de formation qui ne fit que de l’économie, théoricien de haut niveau qui ne rédigea que des ouvrages de vulgarisation, vulgarisateur qui parsemait ses livres de digressions théoriques pures, proche des milieux pacifistes mais deux fois coorganisateur de l’effort de guerre britannique, élève docile à Eton (le collège le plus huppé de la haute bourgeoisie britannique) mais plus tard souvent en décalage avec l’opinion bourgeoise, Lord Keynes fut un véritable paradoxe vivant, un tissu de contradictions internes parfaitement assumées.
Si l’on suit le parcours de Keynes chronologiquement, on s’apercevra en outre que cette dualité permanente s’accompagne de ruptures. Keynes est célèbre, entre autres choses, pour avoir fait cette confidence rare chez un économiste : « Quand les faits changent, je change d'avis. Et vous Monsieur, que faites-vous ? » - et cela décrit bien sa pensée : fluide, pragmatique, jamais doctrinaire. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’il est détesté de tous côtés, et apprécié aussi de tous côtés : en fait, il y a un Keynes pour tout le monde, et un autre Keynes contre tout le monde. Cette conjonction des ruptures et des ambivalences fait partie de l’homme très profondément, et elle fait, aussi, partie de la doctrine qui porte son nom. Une doctrine fondée par un non doctrinaire ?
Keynes est au départ issu de l’orthodoxie économiste britannique, telle qu’elle est formulée au début du XX° siècle dans l’école d’Alfred Marshall. C’est là, remarquons-le d’emblée, une théorie qui ne « pense » l’économie que dans le cadre du capitalisme. Pour Alfred Marshall, et plus tard pour son héritier John Maynard Keynes, l’économie socialiste est hors sujet. Par hypothèse, on ne s’intéresse qu’à la correcte régulation du capitalisme. Un autre monde est impensable.
Cependant, cette théorie du capitalisme est aussi critique à son égard : à la différence de la tradition dans laquelle vont s’inscrire par exemple des hommes comme Hayek, Keynes admet que la transparence du marché n’est jamais parfaite, que les décisions des acteurs sont toujours prises sur la base d’informations lacunaires, et qu’en conséquence, la théorie d’une autorégulation pure et parfaite des marchés ne peut être qu’une vue de l’esprit. Donc, à la différence d’un Hayek, qui pense le capitalisme comme une abstraction, Keynes le perçoit dans sa réalité, en fonction de ce que sont « vraiment » ses acteurs, et de leur conduire « réelle ». Il en découle que Keynes, par fidélité avec l’école dont il est l’héritier principal, sera toujours un pragmatique résolu, observateur fin non des règles mathématiques abstraites et de leur application par des acteurs supposés mécanistes, mais bien des hommes, avec leur part d’irrationalité. En profondeur, il faut y voir un parti pris philosophique plus que mathématique, qui rattache Keynes à une filiation réaliste et pragmatique, contre le nominalisme rationaliste (l’œuvre de Keynes a d’ailleurs commencé par un traité de mathématiques, sur les probabilités, dans lequel il attaquait en substance une certaine tendance à « mathématiser » le réel indépendamment des conditions de l’observation). Le tout fait qu’on pourrait définir le « paysage idéologique » où évolue Keynes, dès l’origine, comme un « capitalisme à visage humain » : un système de mathématisation du monde d’où le facteur psychologique n’est pas évacué.
Cette inscription de Keynes dans la tradition de Marshall explique les ruptures qui ont jalonné son parcours : en réalité, John Maynard Keynes est toujours resté fidèle à l’esprit de l’école fondée par Alfred Marshall, et ses ruptures sont tout simplement la conséquence des faits, tels qu’il les a analysés selon la méthode de Marshall lui-même. Keynes est au « marshallisme » un peu ce que Lukacs, d’une autre manière et dans un autre monde, fut au marxisme : le disciple qui comprend que pour rester fidèle à l’esprit du maître, il faut s’éloigner de la lettre de son œuvre.
Dans le parcours de Keynes, il y a en effet deux grandes ruptures, deux moments-clefs, où le brillant professeur de Cambridge rompt symboliquement avec son milieu, pour proposer une voie révolutionnaire – au sens où une révolution peut sauver un système en le bouleversant de l’intérieur.
La première rupture survient après la Première Guerre Mondiale. Keynes, qui approche à l’époque des quarante ans, a été chargé de la gestion de la dette britannique. À ce titre, il est qualifié pour représenter le Trésor aux négociations de paix, en 1919. Il prend à cette occasion une position hétérodoxe : pas de réparations, annulation des dettes de guerre pour rendre possible une relance économique globale, et un plan de soutien à l’investissement en Europe. Il faut bien comprendre ici que Keynes parle d’un point de vue britannique : l’annulation des dettes, c’est le sauvetage d’une économie anglaise en passe d’être définitivement dépassée par son nouveau créancier, les USA ; mais il parle aussi, au-delà, d’un point de vue européen : pas de réparations, un plan de relance par l’investissement, c’est la possibilité de sortir le continent de ses déchirements, et d’ouvrir une nouvelle ère de prospérité. Les USA refusent l’annulation des dettes, la France exige les réparations allemandes : Keynes échoue, et le payera par une véritable dépression nerveuse. En l’occurrence, on peut considérer, au vu de la suite des évènements, que s’il avait été écouté, le monde aurait probablement fait l’économie du nazisme et de la Seconde Guerre Mondiale en Europe. Quant à la question de savoir si son échec provient de l’incapacité de la Grande-Bretagne à faire prévaloir ses visées, ou du peu d’enthousiasme que le point de vue de ce jeune haut fonctionnaire soulevait dans la City londonienne elle-même, cela reste en débat.
La deuxième rupture survient progressivement entre la fin des années 20 et le début des années 30, quand Keynes élabore progressivement une théorie de la monnaie en rupture avec le système classique de l’Empire Britannique, l’étalon-or. Pourquoi cette rupture ? Parce que Keynes a compris que l’Empire, pour se maintenir, allait avoir besoin de relancer une phase de croissance, puisque le système de répression des forces productives touchait au terme de sa logique. Il n’est pas absurde de voir dans Keynes un pragmatique, qui souhaite que l’on injecte, dans le capitalisme de l’étalon-or, une dose de monnaie de crédit juste suffisante, ni trop ni trop peu, pour relancer une machine constamment sur le point de se gripper. Si l’on veut bien considérer que la monnaie de crédit servant à l’économie physique de production constitue une force de socialisation de fait (l’inflation venant rogner la rente, donc redistribuer), on peut même admettre que Keynes, ce Keynes issu de la deuxième rupture et que l’on répute « keynésien », c’est : une pincée de socialisme dans le capitalisme, pour que le capitalisme surmonte ses contradictions internes. Sur le plan de la théorie pure, cet ajustement idéologique est justifié (habillé ?) par une nouvelle modélisation du processus de fixation des prix.
Il est à noter, à ce propos, que lors de cette deuxième rupture, Keynes, l’homme de Cambridge, directeur du très influent Journal de l’économie, obtint gain de cause contre Hayek, l’homme de la London School of Economics. Ce fut la première bataille entre ce que nous appelons aujourd’hui les néolibéraux et ce que nous appelons les keynésiens – bataille remportée par les disciples de John Maynard Keynes. Sans entrer dans des détails techniques complexes, cette victoire des keynésiens s’explique par la supériorité manifeste de la théorie de Keynes, quand il s’était agi d’expliquer la déflation des années 30 : Keynes, en montrant que l’investissement et l’épargne étaient déconnectés parce que venant d’acteurs différents, a fourni la clef pour comprendre selon quels mécanismes et à quel rythme un excès d’épargne pouvait entraîner un processus de contraction de l’activité. Ou si l’on préfère : en admettant, contre les postulats libéraux, la non-rationalité des acteurs au regard des enjeux globaux, Keynes est parvenu à expliquer comment la loi des rendements décroissants, constatée par Marx bien plus tôt et admise dans la théorie keynésienne, pouvait être contrebalancée par une politique monétaire adaptée, en « euthanasiant » la rente à travers un accroissement régulier de la masse monétaire, créateur d’activité réelle à hauteur de la compensation exigée par les rentiers. De l’inflation soigneusement mesurée, comme chimiothérapie du cancer représenté par le capital spéculatif, machine à phagocyter l’économie réelle – ou encore : comment l’on peut, en socialisant l’investissement via la création monétaire, faire fructifier le capital dans son ensemble, rémunérant ainsi y compris celui qu’on avait sur-accumulé (le socialisme sauvant le capitalisme). Le tout soigneusement empaqueté dans une théorie mathématique destinée à cautionner ce qu’il faut bien appeler un choix idéologique de pondération – théorie mathématique au demeurant fort intéressante.
La Grande-Bretagne dévalua la Livre Sterling en 1931, et s’en porta effectivement très bien. Ce fut le seul grand pays capitaliste pour lequel les années 30 furent, à tout prendre, plus prospères que les années 20. Keynes, en revanche, échoua à se faire entendre de Roosevelt. C’est par abus de langage qu’on répute « keynésienne » la politique de Roosevelt, sauf à considérer que quiconque injecte un peu de socialisme dans le capitalisme est automatiquement un keynésien. Roosevelt refusa toujours la théorie keynésienne stricto sensu : veillant à encadrer les déficits publics, il fut interventionniste par l’investissement direct, sans faire confiance à la politique monétaire comme instrument premier. En réalité, si l’on remonte à la racine du problème, on verra que Keynes, homme de l’Empire Britannique, a voulu utiliser la Banque comme vecteur de la « dose de socialisme à injecter dans le capitalisme », tandis que Roosevelt préférait utiliser l’Etat fédéral américain, directement. Les deux avaient bien compris qu’il fallait, pour sauver le capitalisme, lui faire intégrer un contrepoids socialiste ou pseudo-socialiste. Mais Keynes aurait voulu que cette intégration ne remît pas en cause le rôle central de la Banque, à travers la direction privée des entreprises, alors que Roosevelt, lui, voulait au contraire qu’elle fût l’occasion de mettre la Banque sous contrôle. Derrière la querelle des économistes, la lutte des pouvoirs. Le social-capitalisme de Keynes et de la haute finance londonienne n’était pas celui de Roosevelt, l’homme de Washington.
C’est bien ainsi qu’il faut comprendre la position historique de John Maynard Keynes, et la nature de ce qu’il est convenu d’appeler le « keynésianisme ». En réalité, si l’on définit le capitalisme comme un système de contrôle et de pouvoir indirect à travers l’outil monétaire, système qui permet de piloter les acteurs sans que ceux-ci sachent qu’ils sont contrôlés, en les plaçant dans une situation pré-cadrée où ils voudront agir conformément aux intérêts du système d’ensemble, le keynésianisme est la doctrine qui consiste à énoncer que le pilotage doit rester souple au niveau du centre, à travers une politique monétaire flexible, afin de compenser les rigidités que la somme des irrationalités chez les acteurs de base ne peut manquer de susciter. En ce sens, on pourrait dire, en guise de boutade peut-être, que si le néolibéralisme, c’est l’arbitraire bancaire le plus brutal, l’arbitraire des marchés soi-disant autorégulés, le keynésianisme, quant à lui, c’est le despotisme bancaire éclairé.
On comprend dès lors pourquoi, depuis quelques mois, des organes de presse jusque là frénétiquement néolibéraux semblent s’être convertis au keynésianisme bon teint : c’est qu’après des décennies d’arbitraire néolibéral, il va falloir, pour sauver un système de pouvoir miné par ses contradictions internes, réinventer une forme de despotisme éclairé, donc keynésien. Le fine tuning (ajustement précis) du policy mix (gestion combiné de la masse monétaire en expansion et des investissements publics d’infrastructure), dans le cadre d’un interventionnisme public assumé, semble sur le point de faire son grand retour, puisqu’une fois de plus les marchés attendent leur salut de l’Etat. Certes, on n’en est pas encore là (la politique Obama n’est pas keynésienne, ni même rooseveltienne au demeurant : c’est à peu près celle de Hoover en 1930-1931). On n’en est pas encore là, mais on y vient tout doucement…
Et plus profondément, c’est à l’échelle du système financier international que le keynésianisme, à nouveau, est convoqué au chevet d’un capitalisme presque tué par ses excès. En 1945, avant Breton Woods, Keynes, remarquable collaborateur du gouvernement Churchill, proposa la constitution d’une monnaie mondiale, appuyée sur un étalon-or mobile : le bancor. A Breton Woods, les USA se chargèrent de rappeler à la Grande-Bretagne qui était le vrai patron, et la proposition de Lord Keynes fut enterrée : Dollar as good as gold. Sept décennies plus tard, il se pourrait bien que le bancor ressorte du placard.
Michel Drac http://www.scriptoblog.com