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culture et histoire - Page 1938

  • La sclérose de l’idée européenne

    LE CERCLE. « Ils sautent comme des cabris en disant : l’Europe ! L’Europe ! » disait déjà De Gaulle. Traduction libre : « Ils feraient mieux de réfléchir ». Mais on ne discute pas un dogme.

    L’Europe, magnifique dessein ! Oui, mais il y a plus de 50 ans.

    Maintenant on parle de la bureaucratie bruxelloise, et l’on est passé des idées fondatrices à un dogme qu’il est politiquement incorrect d’analyser.

    De la fondation au dogme

    La première et principale idée fondatrice de l’Europe fut d’éviter les guerres « mondiales », en fait européennes, qui furent un véritable suicide. Ce fut un succès, que le récent prix Nobel vient encore de rappeler. Mais aujourd’hui, est-il vraiment nécessaire de fusionner l’Italie et le Danemark pour éviter que leurs habitants s’entre-tuent ?

    Une autre idée fondatrice fut de retrouver « la grandeur » : puisque nous Français n’avons plus la puissance et l’influence que nous avions, retrouvons les à travers l’Europe et ses 500 millions d’habitants ! L’ennui est qu’une grande partie des Européens n’en a aucune envie. Par exemple ils ne se précipitent pas pour arrêter les islamistes au Mali. Si la France n’avait pas gardé son indépendance en politique étrangère, il pourrait s’écouler des mois avant qu’un gouvernement européen ne s’intéresse à la question, pour finalement décider de ne rien faire à la fois par ignorance et par manque d’unité.

    Peu à peu ces deux idées fondatrices, et bien d’autres, ont été un peu perdues de vue et remplacées par une affirmation sans cesse répétée la nécessité d’un État fédéral européen comme étant un but en soi ne souffrant pas de discussion. Bref, un dogme. Et il nous est sans cesse ré-asséné par tous les textes sérieux, de ceux publiés par Le Monde à ceux des manuels scolaires.

    Crise de l’euro et fédéralisme de panique

    La dogmatisation de l’idée européenne a été renforcée par « la crise de l’euro ». Les hommes politiques ont été littéralement poursuivis jour et nuit par les financiers et particulièrement par les banquiers leur disant que si on ne progressait pas sur le plan européen, il y aurait un écroulement général. N’entrons pas ici dans la technique financière, rappelons seulement qu’une des raisons de ce harcèlement était d’obtenir une garantie directe ou indirecte de l’Allemagne. Du fait de l’urgence, tout le monde a plus moins acquiescé, l’Allemagne marchandant sa garantie contre une discipline stricte des finances des autres pays, et prenant par ailleurs peu à peu conscience qu’une déflation trop importante chez ses partenaires pèserait sur ses propres exportations.

    Je simplifie, ce qui a pour inconvénient de faire oublier que tout cela n’était pas très clair dans l’esprit des décideurs, ce qui n’est pas une critique, vu la nouveauté et la complexité de la question. Bref on a amorcé une intégration européenne pour certaines questions financières, et renforcé l’idée qu’elle était nécessaire dans d’autres domaines. Il n’est pas question de reprendre ici cette discussion financière, mais seulement de rappeler qu’il s’agit de questions techniques, certes importantes et ayant un aspect politique, mais qu’il ne faut pas confondre avec la création d’un État fédéral européen, question d’une tout autre ampleur et qui dépasse largement les problèmes financiers.

    Donc le dogme européen s’est trouvé renforcé par la crise de l’euro, mais plutôt du fait de la panique que d’un raisonnement. Les éventuels sceptiques se voient qualifiés de « réactionnaires », « passéistes », « nationalistes », « chauvins », ignorant le monde extérieur et j’en passe.

    Les leçons de l’expérience

    Et pourtant…

    Qu’est-ce qu’un réactionnaire ? C’est quelqu’un qui s’oppose à une révolution, toujours présumée moderne. Or l’histoire est riche de révolutions qui se sont révélées catastrophiques, des plus célèbres (les arrivées de Lénine et Mao au pouvoir), aux dizaines tout aussi sanglantes mais maintenant un peu oubliées, de Sékou Touré aux Khmers rouges.

    Qu’est-ce qu’un nationaliste, qu’un chauvin ? Pour le savoir ce n’est pas en France qu’il faut aller mais en Chine, en Algérie et, un cran en dessous, aux États-Unis. Mais restons en France. Ce serait quelqu’un qui tiendrait notamment à sa langue et sa culture, actuellement menacées par la bureaucratie bruxelloise, intelligemment « lobbyisée » par une Angleterre qui sait en tirer des avantages (voir les 18 milliards d’euros qu’elle en tire annuellement, du seul fait de l’usage de l’anglais d’après le rapport Grin) tout en en évitant les solidarités. Je sais que certains estiment que l’anglicisation est inévitable, voire souhaitable, mais ils ne mesurent pas la déqualification massive, et donc les frustrations, les injustices et finalement le sous-développement que cela entraînerait, car on est plus efficace dans sa langue maternelle que dans une langue imposée. Mais la partie de notre élite qui a eu le loisir d’apprendre et de pratiquer l’anglais et qui constate qu’il est nécessaire dans son travail, ne se rend pas compte que la majorité des Français est dans une situation tout à fait opposée.

    Et encore, est-ce ignorer le monde extérieur que de noter la réussite de la Suisse ? Cette nation de langue allemande, française et italienne, donc on ne peut plus européenne de culture, gère fort bien sa non-appartenance à presque tout, malgré des données géographiques ingrates : pas d’accès à la mer, pratiquement rien en sous-sol et des montagnes presque partout. Et pour ceux qui ne la connaissent pas bien, rajoutons que le refuge fiscal n’est pas pour grand-chose dans ses excellents niveau et genre de vie, qui viennent d’abord du haut niveau de formation de sa population et de la qualité de ses industries et de ses services.

    Est-ce ignorer le monde extérieur que de remarquer l’écroulement démographique de l’Europe du centre et du sud ? Et donc de se demander si la solidarité que nous réclamons en pleurnichant en matière financière ne va pas se retourner contre nous et nous obliger à financer quelques centaines de millions de vieillards, et à les faire servir par les enfants que les Françaises se sont données le mal de faire naître et d’élever ? Il s’agit pourtant d’une situation qui se concrétisera dans les 20 prochaines années comme nous l’indiquent les chiffres que nous voyons se concrétiser tous les ans depuis 30 ans ! Mais la démographie dépasse l’horizon électoral et donc n’intéresse personne !

    Est-ce également ignorer le monde extérieur que de remarquer que la Grande-Bretagne, qui le connaît si bien, est preneuse du libre-échange européen, mais pas de l’euro, pas de Schengen, pas de l’harmonisation fiscale et surtout pas du fédéralisme. Je sais, cela agace les autres Européens, mais leur histoire a montré que les Anglais n’étaient pas toujours stupides.

    Est-ce enfin ignorer le monde extérieur que d’avoir un œil sur le Mali, sur la Côte d’Ivoire, sur le Liban, et d’avoir une capacité de réaction militaire dont l’avenir dira si elle a été justifiée ou non (jusqu’à présent elle a été bénéfique à ces pays), ce qui serait impossible, comme nous l’avons dit plus haut, en cas de fédéralisme. Faisons l’Europe de la défense, nous dit-on ! Oui s’il s’agit de rationaliser la production d’armement, voire de faire des mises à disposition réciproques. Non s’il s’agit de sacrifier le budget militaire comme font les autres pays européens ! Non s’il s’agit de se décider à l’unanimité : on se souvient que la Pologne en est morte ! Notons que le seul pays européen qui, comme la France, a remarqué que tout se tient dans le monde et pas seulement l’économie, c’est justement la Grande-Bretagne eurosceptique ! Certains « crachent » sur « le colonialisme » de la France en Afrique ou ironisent sur la francophonie, mais c’est ce qui a permis une compréhension puis une action plus rapide et enfn une meilleure communication avec les populations locales, c’est-à-dire justement ce qu’ont raté les Américains en Irak.

    Pragmatisme vaut mieux que dogmatisme

    Nous sommes un pays laïque. Pas de dogme ! Soyons pragmatiques comme les Britanniques, et défendons nos intérêts, comme le font les autres ! Certains passent par l’Europe et d’autres non.

    Yves Montenay - Les Echos

    http://www.actionfrancaise.net

  • Génération décervelée / PISA : une enquête biaisée (archive)

    Les résultats médiocres de la France au test PISA organisé par l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ont déjà fait couler beaucoup d'encre et fait annoncer des orientations nouvelles. Et c'est bien le but de ces évaluations réalisées tous les trois ans dans 65 pays membres ou partenaires de l'organisation internationale : modifier les politiques et donc, peu ou prou, augmenter l'emprise étatique sur la manière d'enseigner et son contenu. On notera donc d'emblée l'insistance des analystes de l'enquête sur le rôle néfaste joué par le libre choix de l'école, l'assouplissement des cartes scolaires et toutes autres mesures qui reconnaissent les libertés et les droits des parents en ces matières. Ils seraient facteurs de régression. Mais il faut savoir ce qui est mesuré et comment. Une épaisse publication de l'OCDE - 292 pages ! - accompagne l'enquête pour répondre à ces questions, montrant que les « compétences » que l'on cherche à évaluer sont aussi celles que l'on cherche à promouvoir. Dans une certaine mesure, c'est une histoire de serpent qui se mord la queue.
    Cette insistance socialisante rend d'elle-même les méthodes et les résultats de l'enquête suspects, non dans leur matérialité (on mesure bien ce que l'on mesure) mais, au moins dans certains domaines, dans la nature des épreuves, et à travers les conclusions qui sont tirées des enquêtes sociologiques qui accompagnent les tests.
    Est-ce vraiment le libre choix des parents plus fortunés ou plus cultivés de mettre leurs enfants dans des écoles meilleures qui « plombe » le niveau des moins bons ? Il serait plus exact de dire que la volonté d'échapper à un système jugé médiocre est proportionnelle à la médiocrité du système, et il est donc normal que le niveau général dans ces pays-là soit plus bas !
    La Suède, qui fut longtemps championne aux enquêtes PISA, déplore aujourd'hui sa « chute » vers le milieu du tableau. Mais une double raison en est donnée : la libéralisation de la carte scolaire, et la hausse des phénomènes migratoires, soulignent les analystes, étant entendu que les immigrés de première génération ont deux fois moins de chances de réussir à l'école que ceux de deuxième génération, qui se rapprochent un peu plus des autochtones. Ceux-ci sont 17 % à stagner au niveau un, contre 35 % des enfants d'immigrés de deuxième génération et 42 % des enfants d'immigrés de première génération. Même chose en Irlande et dans plusieurs pays européens... En France, pas moins de 13 % des jeunes participant aux tests étaient issus de l'immigration. Le test PISA confirme que leurs résultats sont moins bons ; ils font donc baisser le niveau moyen.
    La Corée-du-Sud et la Finlande sont en tête. La Corée ne brille pas par une approche laxiste de l'éducation : elle est même effroyablement élitiste, seuls les meilleurs pouvant espérer un avenir confortable. La Finlande est toujours vantée comme le pays dont le système éducatif est le plus remarquable et le plus excellent - mais qu'est-ce que cela signifie au juste ? Faute de savoir le finlandais, je ne puis dire si les Finlandais apprennent réellement à devenir intelligents à l'école. Ce qu'on peut souligner, c'est que l'école n'est obligatoire qu'à partir de sept ans...
    L'enquête PISA 2009, dont nous apprenons les résultats, était particulièrement axée sur la lecture, ou plus exactement la reading literas qu'on pourrait traduire par la « lecture lettrée », tautologie volontaire destinée à faire comprendre qu'on n'évaluait pas tant la capacité à lire, à lire à voix haute par exemple, que le degré de compréhension des textes. Il s'agit de savoir si les jeunes sont capables de lire pour leur plaisir (et là, on est dans le domaine de l'enquête d'opinion), pour appliquer leur connaissance de la lecture à la vie de tous les jours, pour rechercher des informations, dans les rapports sociaux, dans le monde du travail.
    Les deux autres domaines évalués, les mathématiques et les sciences, avaient respectivement été mis en exergue en 2003 et 2006.
    Dans ces domaines comme dans celui de la lecture, ce ne sont pas des connaissances qui sont évaluées, mais des « compétences » et une capacité à utiliser (plus ou moins intelligemment) les connaissances et l'expérience acquises. Sans surprise, les thèmes du réchauffement global, de la pollution... sont assez présents dans l'ensemble des épreuves.
    Depuis 2000, les tests de lecture ont été profondément révisés et remaniés et incluaient pour la première fois, dans 19 des 65 pays participants, des épreuves de lecture électronique. Toutes catégories confondues : depuis les longs textes informatifs avec des liens hypertexte à explorer, jusqu'aux messages sur les forums et les SMS. La conséquence de cette inclusion est simple : elle accentuera la volonté des différents ministères de l'Education de multiplier les travaux sur Internet. C'est bien dans l'air du temps mais plus cela se fait tôt, et plus cela se fait de manière généralisée, plus le lien entre la parole et la lecture est rompu.
    Les tests de lecture « sur papier » utilisés dans le cadre de l'enquête PISA évaluent très peu la compréhension fine dans un texte littéraire, et beaucoup la capacité à lire un plan, un schéma, ou des avertissements sur des paquets de biscuits contenant des arachides...
    Un plan de métro imaginaire mérite une mention spéciale. La « compétence » vérifiée est celle de savoir repérer un itinéraire en tenant compte d'une légende. Il faut par exemple dessiner sur le plan le chemin le plus court que l'on peut prendre pour aller d'une station à une autre. Piège : le chemin théoriquement le plus court emprunte un tronçon de ligne en construction indiqué en pointillé sur le plan, comme le précise la légende. Seul un tiers des jeunes de 15 ans testés ont donné la bonne réponse : le trajet un peu plus long, mais effectivement accessible. La moitié qui donna la réponse fausse mais passant par le tronçon en construction eut néanmoins une partie des points...
    Au fil des analyses, on s'aperçoit que les jeunes peuvent assez facilement être classés « bons lecteurs » s'ils savent rechercher et retrouver une information dans un texte ou sur un « support » quelconque, même si parfois cela demande de reformuler ce qui est demandé. Quelques exercices exigent une compréhension plus fine. Par exemple : il faut choisir parmi une série d'opinions sur les recherches dans l'espace. Et dire celle qu'on préfère, en expliquant pourquoi, c'est-à-dire en donnant l'idée principale, à peine reformulée. Ce n'est pas sorcier.
    De l'avis des concepteurs des « items », il y a en a un qui dépasse en difficulté tous les autres. C'est une présentation historique de Thucydide, suivi d'un discours imaginaire que cet auteur attribua à Périclès. Les élèves doivent donner l'idée générale de ce texte : une défense et illustration de la démocratie athénienne, même quand Athènes n'est pas victorieuse à la guerre. On acceptait pour cela des réponses assez succinctes (du genre « l'auteur cherchait à rendre les Athéniens fiers de leur ville ») : un quart seulement des jeunes testés, pour la plupart ceux classés parmi les « excellents », en furent capables. Un cinquième supplémentaire obtint une partie des points pour avoir parlé de « démocratie ».
    En somme, on peut très bien être classé « bon » ou « excellent lecteur » par PISA et ne pas aller beaucoup plus loin que le sens tout de même évident d'un texte.
    Mais l'étude nous dit tout de même quelque chose de très précis sur ceux qui ne comprennent quasiment rien à ce qu'ils lisent.
    À cette aune, apprendre que les jeunes Français sont 20 %, contre 15 % en 2000, à se situer dans le bas du tableau des lecteurs, tableau dont le niveau moyen n'est pas particulièrement reluisant, est une pierre de plus dans le jardin de nos ministres et experts successifs de l'Education. Toutes tendances politiques confondues.
    Jeanne Smits PRESENT du 10 décembre 2010

  • La pensée stratégique russe : guerre tiède sur l’échiquier eurasien. Les révolutions arabes, et après ?

    La pensée stratégique russe : guerre tiède sur l’échiquier eurasien. Les révolutions arabes, et après ? « Ce livre montre bien à quel point les dirigeants occidentaux, en commençant par ceux des États-Unis, ont eu tort de croire qu’avec l'effondrement de l'URSS, la Russie elle-même à son tour disparaîtrait de la scène mondiale en tant qu'acteur majeur. »

    Andreï Gratchev
    Dernier porte-parole et conseiller de Mikhaïl Gorbatchev

    Pourquoi cette seconde édition, sous-titrée : « Les Révolutions arabes, et après ? » ?

    Je voulais expliquer la spécificité de la position russe sur la scène internationale, au regard de l’évolution géopolitique récente accélérée par le « mirage arabe » et, dans ses grandes lignes, verrouillée par la gouvernance néo-libérale sous leadership américain.

    Cette évolution touche, d’une manière plus ou moins directe, les intérêts nationaux de la Russie – élargis à sa proche périphérie, la Communauté des Etats indépendants (CEI), qui couvre prés de 99% du territoire de l’ex-URSS. En la définissant comme son « Etranger proche », la Russie veut montrer à l’Occident que la CEI reste sa zone exclusive de responsabilité et, par ce biais, dissuader ses velléités expansives.
    Fondamentalement, mon livre vise à présenter la réaction russe face aux doubles menaces constituées par le futur bouclier anti-missiles américain et la propagation du « Printemps arabe », au delà de son cadre régional. A la base, il y a une totale incompréhension de l’Occident global sur le comportement russe, perçu à travers le prisme désuet de la Guerre froide. Cette seconde édition enrichie du livre, recentrée sur l’imminence d’un hiver islamiste – selon l’expression de Poutine –, s’efforce d’éclairer ce point particulièrement délicat.

    Depuis la disparition officielle de l’URSS, le 25 décembre 1991, la Russie a le sentiment d’avoir été volontairement marginalisée par l’axe occidental. Au moyen de son levier USA-OTAN, cet axe s’est montré avide de profiter de la faiblesse temporaire de la puissance russe, issue d’une transition post-communiste désastreuse sur le plan économique et rythmée par la terrible « thérapie de choc » imposée par le premier ministre de Boris Eltsine, Yegor Gaïdar. Comme si, selon Andreï Gratchev, ancien conseiller du président Gorbatchev, il y avait eu une volonté inavouée de l’Occident – surtout des Etats-Unis – de voir la Russie post-communiste disparaître de la scène mondiale, en tant qu’acteur majeur, et de la réduire au rang de simple puissance régionale.

    Entre 1992 et 1998, après l’application du « modèle de Washington », cette transition néo-libérale en Russie se traduit par une inquiétante décroissance – croissance économique négative, sanctionnée par une compression de prés de 50% du PIB russe sur cette période ! Moscou regrette, aujourd’hui, la volonté occidentale d’étendre son influence en périphérie post-soviétique, considérée comme son pré-carré historique et, en définitive, de renforcer son unilatéralisme armé dans la gouvernance mondiale.
    Le vieux rêve gorbatchévien d’un monde post-guerre froide multipolaire, repris par la nouvelle direction russe à la suite d’Evgueni Primakov et poursuivi désormais par Vladimir Poutine, a été brisé.

    Le discours de Poutine à la Conférence de Munich sur la sécurité en 2007, marque t’il une inflexion radicale dans la politique étrangère russe ?

    Tendanciellement, depuis son arrivée au pouvoir présidentiel, le 30 mars 2000, V. Poutine s'efforce de s'opposer à l'orientation qu’il juge « anti-russe » de la diplomatie occidentale et cela, sur la base de la défense prioritaire de ses intérêts nationaux.

    Il le fait en s’appuyant de plus en plus sur un axe eurasien avec la Chine – avec aussi, l’Inde et l’Iran –, surtout depuis la désillusion de 2003 avec l’intervention américaine en Irak, en violation des règles internationales et ce, en dépit de l’opposition sino-russe. Cette orientation eurasienne, catalysée par l’axe sino-russe, est d’ailleurs reprise dans le cadre d’une structure politico-militaire commune, l’OCS. Depuis 2003, et sous l’impulsion du vieux « soviétique » Primakov, on assiste donc à une inflexion asiatique de la diplomatie russe, en réaction à l’attitude occidentale.

    De manière spectaculaire, Poutine a dénoncé l’attitude provocante de l’Occident lors de son célèbre discours de Munich, le 10 février 2007. Il n’accepte pas la sacralisation du « facteur force » – selon son expression – dans la régulation mondiale et dans la stratégie d’ingérence de l’axe USA-OTAN, très politiquement orientée. Il n’accepte pas non plus l’élargissement de l’OTAN à l’ancienne zone d’influence soviétique et l’extension douteuse du bouclier américain ABM, via sa composante otanienne en Europe, aux portes de la Russie. Pour le président Poutine, il s’agit d’une stratégie d’encerclement à finalité politique, consciemment focalisée contre la Russie restée, dans le prisme occidental, l’ennemi héréditaire de la Guerre froide.

    En poursuivant le reflux (roll back) de la puissance russe et la neutralisation de son potentiel nucléaire stratégique – via son bouclier anti-missiles –, la politique actuelle de l'administration Obama s’inscrit dans une logique atténuée de Guerre froide. Ce faisant, elle oblige la Russie, soucieuse de rééquilibrage stratégique, à renforcer les deux organisations politico-militaires de sa ligne sécuritaire sur l’espace eurasien, l’OCS et l’OTSC*.

    Au final, la politique américaine apparaît donc, dans la pensée stratégique russe, comme une menace latente majeure – en quelque sorte, « officialisée » par l’avertissement de Munich.

    Vous parlez de « pensée unique », pour caractériser les analyses dominantes sur les révolutions arabes, pourquoi ?

    Oui, le plus troublant est ce relatif consensus sur les « révolutions » arabes qui s’exprime, désormais, de manière unilatérale contre le régime Assad, devenu soudainement gênant – un peu à la manière de feu Kadhafi. Comme un ennemi (idéologique) à abattre.
    Pour caractériser cette configuration, associée à une structure d’intérêts relativement complexes et contradictoires, mais motivés par la volonté d’éliminer un « dictateur qui massacre son peuple », Moscou parle de scénario libyen. Par cette expression, la Russie sous-entend la mise en œuvre d’une stratégie manipulatoire soumise à un objectif politique précis visant, en réalité, autre chose que les intérêts légitimes du « bon peuple syrien » et la défense des droits de l’homme, en général.

    En référence à l’expérience libyenne, Moscou redoute une possible instrumentalisation d’une résolution de l’ONU avec la complicité tacite de l’OTAN, en vue d’une intervention militaire et réaliser, par ce biais, un vieil objectif de la Guerre froide visant à l’expulser de la région. Selon moi, il y a une volonté délibérée de créer un seuil critique conduisant le « système » (le régime syrien) à surréagir et à « perdre la tête » – pour, à terme, légitimer un devoir d’ingérence. La stratégie de harcèlement continu contre les forces pro-Assad s’inscrit, de manière indiscutable, dans la réalisation de cet objectif. La multiplication des incidents avec la Turquie, plus ou moins suscités par cette dernière, s’explique à partir de cette problématique qui a, il y a peu, justifié l’installation par l’OTAN de missiles Patriot à visée (théoriquement) défensive, à la frontière turco-syrienne. Depuis peu, les prétextes d’une intervention se multiplient – dont celui, redondant, de l’utilisation d’armes chimiques par « celui qui massacre son peuple ».

    Et, cela, à partir d’une simple rumeur, allègrement reprise par les médias occidentaux sans la moindre vérification – une fois de plus. Inquiétant.

    Pourquoi parler d’ « évolutions » arabes, et non de révolutions ?

    Au départ, ces « révolutions » semblent spontanées et répondent au juste désir d’émancipation de peuples longtemps privés de droits et de libertés. « Semblent », car Moscou n’écarte pas l’idée – depuis le début de la crise – d’une main extérieure pour précipiter l’éclosion précoce d’un « Printemps démocratique ». Et, a priori, mes informations personnelles accumulées depuis 2 ans le confirment. Les dés sont, donc, politiquement pipés.

    Même dans l’hypothèse de véritables « révolutions », ces dernières ont été progressivement soutenues et guidées de l’Etranger au profit, notamment, de puissances ambitieuses enclines à renforcer leur pouvoir régional. Sans parler du rôle trouble des grandes puissances occidentales adeptes, dans un premier temps, d'un encouragement aveugle de la rébellion et, dans un second temps, de son soutien armé. Au nom de droits de l’homme à géométrie variable.

    Cette orientation est évidente dans le cas syrien, avec l'implication insidieuse des puissances saoudienne, qatarienne et turque – en totale violation du principe westphalien de souveraineté des Etats-nations. A cela, s’est greffée l’ingérence croissante des services secrets occidentaux. Je préfère donc parler d’évolutions consciemment orientées. Le terme « révolutions » est idéologiquement connoté et traduit un déterminisme excluant toute critique ou vision alternative.

    C’est la porte ouverte à la pensée unique et, surtout, à la justification morale d’une ingérence politique programmée.

    Quelle est la position officielle de la Russie sur la Syrie. Et comment mieux la comprendre ?

    Officiellement, et conformément aux lois internationales sur la souveraineté des Etats, la Russie ne veut pas s’impliquer militairement dans un conflit interne pour éviter son exacerbation et aggraver le chaos. Et cela, d’autant plus qu’elle sort d’un lourd traumatisme.

    Elle n’a pas oublié le « piège afghan » de 1979, tendu par Zbigniew Brzezinski, alors conseiller à la sécurité du président Carter, pour l’enliser dans un conflit périphérique. La « leçon » afghane – comme plus tard, celle de 1999 en ex-Yougoslavie, avec le bombardement de l’OTAN – est profondément ancrée dans la mémoire stratégique russe. En outre, l’indépendance auto-proclamée du Kosovo, le 17 février 2008, a été ressentie par elle comme une véritable gifle diplomatique. Trop longtemps occultée, la Russie veut désormais s’affirmer sur la scène mondiale et, dans cette optique, elle veut faire de la question syrienne, une « preuve » de son retour comme grande puissance, respectée et écoutée. Pour Moscou, seule une solution négociée permettrait de sortir de l’impasse syrienne – conformément aux accords de Genève, du 30 juin 2012.

    Moscou s’efforce donc d’adopter une attitude neutre et équilibrée, privilégiant une reprise du dialogue entre les parties prenantes à la crise, comme pierre angulaire de la future transition démocratique – qu’elle n’exclut pas sans Assad, si le peuple le décide (c’est d’ailleurs, aussi, la position du président syrien). Ce faisant, la Russie s’oppose ouvertement à la coalition arabo-occidentale qui exige, comme préalable incontournable, le départ d’Assad. Un non sens, auto-destructeur pour la Syrie et donc, pour la région.

    Cette configuration explique le veto russe – associé à la Chine – aux résolutions successives du Conseil de sécurité de l’ONU, portées par les membres de cette coalition et structurellement favorables à l'opposition anti-Assad. Comme d’ailleurs, l’information médiatique quotidiennement diffusée par l’OSDH* sur la crise syrienne, asymétrique et non contrôlée, donc potentiellement manipulable. Avec, en définitive, une désinformation choquante – la fin justifiant les moyens.

    Or, l'extrême hétérogénéité et islamisation de cette coalition ne présage rien de bon sur la transition post-Assad.

    Vous parlez « d’enjeux cachés » dans le déroulement de la crise syrienne. Pouvez-vous expliquer ?

    Aux traditionnels enjeux politiques de contrôle d’une zone névralgique, il y a la volonté de gagner la bataille de l’énergie, via le contrôle des sources et circuits énergétiques majeurs. Par ailleurs, à l’instar d’autres acteurs de la région, le Qatar aurait un projet gazier stratégique passant par le territoire syrien pour « rentabiliser » ses exportations énergétiques et garantir ses débouchés. Le potentiel gazier syrien, a priori considérablement sous-évalué, serait donc un objectif implicite de cette guerre qui ne dit pas son nom et qui est aussi, par ricochets, une guerre contre l'Iran.

    Dans le même temps, il y a en effet le désir de toucher l’Iran en affaiblissant un de ses principaux alliés (syrien) de la région et, par ce biais, fragiliser le nouvel axe du mal émergent Chine-Iran-Russie. Car la puissance économique et politique montante de cet axe eurasien est de plus en plus redoutée par le leadership américain, contraint à une reformulation de sa stratégie dans la région. Nouveau réalisme oblige.
    Au final, « l’hyperpuissance américaine », pour reprendre l’expression de Hubert Védrine, doit aussi gérer son déclin économique, aujourd’hui rendu inéluctable par la pression concurrentielle accrue des « émergents ». Ce déclin est accéléré par un interventionnisme politico-militaire de moins en moins soutenable et économiquement épuisant – parfaitement anticipé par Paul Kennedy, en 1987, dans son fameux livre : « The Rise and fall of the great powers ».

    En conséquence, le redécoupage régional des cartes géopolitique et énergétique se présente comme l’enjeu clé de cette guerre sans nom.

    A vous suivre, il s'agit aussi d'une « guerre de l'information » ?

    Oui, sans aucune ambiguïté. Pour mémoire, rappelons que lorsque G.W. Bush a lancé sa fameuse croisade en Irak en 2003, il a reconnu – et ce n'est pas par hasard – que la première guerre à gagner était celle de l'information. Les révolutions libérales (« colorées ») en zone post-soviétique à partir de 2003, et plus tard, les révolutions arabes depuis 2010, sont une stricte application de ce principe bushien.

    Noam Chomsky démontre, dans ses œuvres, le rôle crucial des stratégies de désinformation dans les démocraties. Pour V. Poutine, l'information a un rôle politique, via l'activité décisive d'ONG à financement étranger dans la structuration et la manipulation de l'opinion publique. Il l'a personnellement vérifié lors des dernières campagnes législatives et présidentielles russes, avec Golos – ONG russe chargée du monitoring des élections, mais très liée aux dollars et donc, aux intérêts américains via NED et USAID*. Pourrait-on imaginer un scénario inverse aux Etats-Unis ? Cela a conduit, fort justement, Vladimir Poutine à renforcer la législation russe contre ces nouveaux « agents d’influence », soutenus de l’étranger – et, dés lors, définis comme des agents politiques.

    Dans les années 2000, dans le cadre des « révolutions de couleur », les ONG à financement américain ont eu un rôle clé dans l'arrivée au pouvoir des « libéraux » dans certaines républiques post-soviétiques, comme la Géorgie (2003), l’Ukraine (2004) et le Kirghizstan (2005). En 1989, lors de la révolution polonaise, elles ont aussi joué un rôle non négligeable – avec, encore, le soutien de NED. Troublante inertie.
    En conséquence, Poutine définit l'information comme levier des nouvelles stratégies du soft power, moins coûteuses sur les plans politique et économique, mais terriblement efficaces dans le monde inter-connecté d'internet, fondé sur l’immédiateté communicationnelle. « L’hyper-information » mal contrôlée peut, en effet, alimenter des stratégies politiques de déstabilisation des pouvoirs en place. Une telle tentative a été observée au Kazakhstan en décembre 2011, contre le président pro-russe et ami de V. Poutine, Nazarbaïev. A la même époque, ce scénario s’est répété contre le candidat Poutine qualifié, lors des manifestations de rue successives, de nouveau « dictateur soviétique ». Les clichés ont, décidément, la vie (trop) longue.

    Le discours de Poutine souligne le danger de futures révolutions portées par le « soft power » et la manipulation de l'information pour renverser des régimes hostiles, comme cela se passe au Moyen-Orient et bientôt, comme il le redoute, en périphérie post-soviétique. Poutine redoute, en particulier, une extension du « Printemps arabe » dans les régions musulmanes de l’espace russe économiquement sous-développées, donc fragilisées et courtisées par les idéologies de l’Islam radical – ce qu’il dénonce comme la menace imminente d’un hiver islamiste.

    Dans ce cadre, ne pas comprendre la réaction russe relève d’une ineptie intellectuelle.

    A la fin de votre livre, dans le post-scriptum, vous développez le concept de « Guerre tiède »…

    En opposant à nouveau russes et américains, via des axes géopolitiques relativement hétérogènes mais structurés autour de la défense d’intérêts communs, cette guerre s’inscrit dans le prolongement d'une forme actualisée et désidéologisée de la guerre « froide ». Structurellement, il s’agit toujours d’une guerre d’influence, par alliés interposés – mais recentrée sur l’économique. C’est ce que j’appelle la guerre « tiède ».
    Ainsi, la transition post-communiste du nouvel ordre international est caractérisée par une nouvelle forme de conflictualité bipolaire opposant, dans un terrible face-à-face, l’axe arabo-occidental (soutenu par la Turquie) et l’axe eurasien sino-russe (soutenu par l’Iran). En creux, c’est aussi la question d’un monde post-occidental plus démocratique qui se joue – selon le terme utilisé par Hélène Carrère d’Encausse dans son livre de 2011, « La Russie entre deux mondes ». Cette question est portée par le pouvoir économique et politique croissant des puissances émergentes du 21° siècle, contestant la traditionnelle domination du Nord. Ces puissances, principalement les BRICS, revendiquent leur place dans la nouvelle gouvernance mondiale et ses instances décideuses – ce qui, selon la phraséologie gorbatchévienne, passe par une « Perestroïka internationale ».

    Fondamentalement, cette Guerre tiède est axée sur le contrôle des Etats stratégiques, en particulier les « pivots géopolitiques », pour reprendre la terminologie de Brzezinski. Ces Etats « pivots » fondent leur force moins sur leur puissance intrinsèque que sur leur capacité de nuisance et sur leur localisation au cœur d’espaces et de carrefours stratégiques. Zbigniew Brzezinski* l’explique fort bien dans son ouvrage majeur, véritable bible de la politique étrangère américaine depuis 1997, « Le grand Echiquier ». De ce point de vue, l'Arabie saoudite peut être considérée, selon moi, comme le nouveau pivot géopolitique de la stratégie américaine sur l'Echiquier arabe.
    Aujourd’hui, ce pivot régional est activé contre les intérêts russes au Moyen-Orient, pour poursuivre le reflux de l’ancienne puissance communiste. Par ce biais, Washington transforme la Syrie en pièce maîtresse de cette impitoyable partie d’échecs. Or, en s’appuyant sur le facteur religieux, elle provoque une inquiétante politisation de ce dernier – exprimée par la montée de l’Islam radical, comme vecteur identitaire et accélérateur des « révolutions ». Au final, la crise syrienne cache donc un enjeu géopolitique majeur, médiatisé par de puissants rapports de force.

    Au coeur de la Guerre tiède, les coûts collatéraux humains et politiques sont déjà énormes et, sans doute, irréversibles – avec, en particulier, le renforcement de la fracture chiites/sunnites comme levier d’une terrible conflictualité inter-confessionnelle. Et l’hiver naissant, aux couleurs politiques incertaines, risque d’être très long…

    (*) Précisions

    Pivots géopolitiques et géostratégiques

    Selon Brzezinski (2000, pp. 68-69) : « La notion de pivots géopolitiques désigne les Etats dont l’importance tient moins à leur puissance réelle et à leur motivation qu’à leur situation géographique sensible et à leur vulnérabilité potentielle, laquelle influe sur le comportement des acteurs géostratégiques ».

    Les acteurs géostratégiques sont définis comme « des Etats dotés d’une capacité et d’une volonté nationale suffisantes pour exercer leur puissance et leur influence au-delà de leurs frontières. De ce fait, ils sont en mesure de modifier les relations internationales, au risque d’affecter les intérêts de l’Amérique (…) ». Certains de ces Etats ont la capacité d’atteindre « une position régionale dominante ou une influence mondiale » (Brzezinski, 2000, p. 68).

    Brzezinski Z. (2000) : « Le grand Echiquier – L'Amérique et le reste du monde », éd. Hachette (1° éd. : Bayard, 1997).

    Organisation syrienne des droits de l’homme (OSDH)

    Organisation basée à Londres et représentée par un seul homme (Rami Abdelrahman), proche des frères musulmans et opposant anti-Assad. Il opère dans un studio londonien sous haute protection des services de sécurité britanniques. Ses informations, nourries par de mystérieux coups de fils, sont reprises sans aucun contrôle par AFP, CNN, CBS, BBC… De manière systématique, il incrimine le régime syrien et glorifie l’Armée Libre Syrienne (ALS). Il a dévoilé ses idées dans un article, consultable en anglais.

    Communauté des Etats indépendants (CEI)

    La CEI contient l’ex-URSS moins les Etats baltes et la Géorgie. Elle couvre 99% du territoire de l’URSS et peut être considérée comme la zone d’influence traditionnelle de la Russie. Cette forme atténuée et désidéologisée de l’Union soviétique a une fonction essentiellement politique, quasi-symbolique, et elle s’inscrit dans la nécessité de préserver l’unité de l’espace post-soviétique. A la disparition de l’URSS, la CEI a permis un « divorce à l’amiable » entre la Russie et ses anciennes Républiques, tout en préservant un fort lien identitaire entre ces dernières – dans le prolongement du soviétisme. Aujourd’hui, V. Poutine s’efforce de réactiver la CEI sous leadership russe, en y développant les liens économiques via l’extension d’une zone de libre échange. L’objectif latent est de dissuader l’expansionnisme américain dans l’ex-URSS, perçu comme une nouvelle forme d’impérialisme économique.

    Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC)

    L’OTSC, qualifiée d’ « OTAN russe », est une structure politico-militaire sous domination russe, selon la « tradition » soviétique. Elle vise à assurer une défense commune des Républiques les plus proches de Moscou – le « noyau dur » de la CEI – face aux menaces extérieures. Elle regroupe actuellement sept Etats : Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Russie et Ouzbékistan – qui couvrent près de 70% du territoire de l’ex-URSS. L’Ouzbékistan vient de quitter pour la seconde fois l’OTSC (une première fois en 1999, réintégration en 2006). Son objectif est de se rapprocher de l’axe OTAN-USA en vue de développer un partenariat économico-stratégique, plus sécurisant et financièrement plus intéressant que le paternalisme protecteur de la Russie. A terme, on peut prévoir le retour d’une base américaine en Ouzbékistan – et, peut être, au Tadjikistan, également très courtisé par le « protecteur » américain ». Dans cette hypothèse, la fiabilité, voire l’existence même de l’OTSC serait menacée et, par ce biais, le statut – donc le pouvoir – régional de la Russie.

    Organisation de coopération de Shanghai (OCS)

    L’OCS est une structure politico-militaire eurasiatique, dominée par l’axe sino-russe. Fondamentalement, elle exprime l’inflexion asiatique de la politique russe, depuis 2003. Elle vise à renforcer la stabilité et la sécurité de l’Asie centrale, en prise aux « nouvelles menaces » alimentées par le chaos afghan, le « Printemps arabe » et la triple montée concomitante de l’extrémisme, du séparatisme et du nationalisme. Elle regroupe actuellement six Etats : Chine, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Russie et Ouzbékistan. L'Inde, le Pakistan et l'Iran (bientôt l’Ukraine) ont le statut de « pays observateurs » – véritable antichambre à l’adhésion à l’OCS. De manière implicite, cette organisation permet à la Russie d’avoir un droit de regard sur la politique chinoise, autrement dit, d’exercer une forme de contrôle soft sur un concurrent redoutable et qui, à long terme, deviendra une réelle menace pour son leadership en Asie centrale. Mais, dans le même temps, l’OCS donne une légitimité à la présence chinoise en périphérie centre-asiatique. Désormais, la Chine y exerce en effet une influence croissante, heurtant de plus en plus les prérogatives historiques de la Russie dans la région – et amorçant, de ce fait, un véritable « jeu à trois » entre les puissances américaine, chinoise et russe.

    USAID, NED, Golos : le nouveau « soft power » américain

    Une institution clé dans le contrôle et la contestation des résultats des législatives russes du 4 décembre 2011 a été une ONG nationale, Golos (« Voix »), sous influence américaine. Ainsi, cette ONG est, d’une part, alimentée par des fonds américains (via l’agence gouvernementale USAID : United States Agency for International Development) et, d’autre part, liée à la National Endowment for Democracy (NED), fondation créée en 1983 par le président R. Reagan pour combattre le communisme et qui, depuis 1991, cherche à étendre l’influence américaine (et son idéologie libérale) dans l’espace post-soviétique. Personnellement, je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec les modèles des révolutions colorées ayant placé en Géorgie (2003), en Ukraine (2004) et au Kirghizstan (2005) des dirigeants libéraux pro-américains, après des procédures électorales douteuses supervisées, voire soutenues et financées par des ONG sous contrôle américain. Le scénario des révolutions colorées en zone post-communiste est le suivant : développement – sous la pression d’institutions (de type ONG) de défense des libertés et des droits de l’homme – de manifestations massives dans les rues, succédant à des élections contestées (à l’origine, par les ONG) et finissant, à terme, par provoquer le départ d'un leader considéré comme autoritaire et non démocratique. La politique (américaine) a, parfois, ses raisons, que la démocratie (post-guerre froide) ignore…

    Jean Géronimo http://www.voxnr.com

    notes :

    Livre disponible sur Amazon, Fnac et Decitre.
    Cet entretien a été réalisé pour l'IRIS et publié le 28 janvier 2013 sur son site (http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article7647) dans une version plus courte que celle figurant ci-dessus.

  • Grèce antique : discours funèbre en l'honneur des héros athéniens morts dans les combats

     

    Le même hiver, les Athéniens, conformément à la coutume du pays, célébrèrent aux frais de l'Etat les funérailles des premières victimes de cette guerre. Voici en quoi consiste la cérémonie. On expose les ossements des morts sous une tente dressée trois jours d'avance, et chacun apporte ses offrandes à celui qu'il a perdu...

    Dès que les ossements ont été recouverts de terre, un orateur, choisi par la république parmi les hommes les plus habiles et les plus considérés, prononce un éloge digne de la circonstance ; après quoi, l'on se sépare. Telle est la cérémonie des funérailles ; l'usage en fut régulièrement observé dans tout le cours de la guerre, à mesure que l'occasion s'en présenta. Cette fois, ce fut Périclès, fils de Xanthippos, qui fut chargé de porter la parole. Quand le moment fut venu, il s'avança vers une estrade élevée, d'où sa voix pouvait s'entendre au loin, et il prononça le discours suivant :

     "... La grandeur de notre république est attestée par les plus éclatants témoignages, qui nous vaudront l'admiration de la postérité aussi bien que de la génération présente, sans qu'il soit besoin pour cela ni des louanges d'un Homère, ni d'une poésie qui pourra charmer passagèrement les oreilles, mais dont les mensonges seront démentis par la réalité des faits. Nous avons forcé toutes les terres et toutes les mers à devenir accessibles à notre audace ; partout, nous avons laissé des monuments impérissables de nos succès ou de nos revers.

    Telle est donc cette patrie, pour laquelle ces guerriers sont morts héroïquement plutôt que de se la laisser ravir, et pour laquelle aussi tous ceux qui lui survivent doivent se dévouer et souffrir.

    Il est bien peu de Grecs auxquels on puisse donner des louanges si légitimes. Rien n'est plus propre à mettre en relief le mérite d'un homme que cette fin glorieuse qui, chez eux, a été la révélation et le couronnement de la valeur.

    Nul d'entre eux n'a faibli par le désir de jouir plus longtemps de la fortune ; nul, dans l'espoir d'échapper à l'indigence et de s'enrichir, n'a voulu ajourner l'heure du danger ; mais désirant par-dessus tout punir d'injustes adversaires, et regardant cette lutte comme la plus glorieuse, ils ont voulu à ce prix satisfaire tout à la fois leur vengeance et leurs vœux. Ils ont livré à l'espérance la perspective incertaine de la victoire ; mais ils se sont réservé la plus forte part du péril...

    C'est ainsi que ces guerriers se sont montrés les dignes enfants de la patrie. Quant à vous qui leur survivez, souhaitez que vos jours soient plus heureusement préservés, mais déployez contre les ennemis le même héroïsme. Ne vous bornez pas à exalter en paroles les biens attachés à la défense du pays, et au châtiment de ceux qui l'attaquent. Biens qu'il est superflu d'interposer ici, puisque vous les connaissez de reste, — mais contemplez chaque jour dans toute sa splendeur, la puissance de notre république ; nourrissez-en -votre enthousiasme ; et quand vous en serez bien pénétrés, songez que c'est à force d'intrépidité et de dévouement, que ces héros l'ont élevée si haut...

    Aussi n'est-ce pas des larmes mais plutôt des encouragements que je veux offrir aux pères qui m'écoutent. Ils savent, eux qui ont grandi au milieu des vicissitudes de la vie, que le bonheur est pour ceux qui obtiennent, comme vos fils, la fin la plus glorieuse ou, comme vous, le deuil le plus glorieux, et pour qui le terme de la vie est la mesure de la félicité...

    J'ai satisfait à la loi en disant ce que je croyais utile. Des honneurs plus réels sont réservés à ceux qu'on ensevelit aujourd'hui. Ils viennent d'en recevoir une partie ; de plus leurs enfants seront, dès ce jour et jusqu'à leur adolescence, élevés aux dépens de la république. C'est une glorieuse couronne, offerte par elle aux victimes de la guerre et à ceux qui leur survivent ; car là où les plus grands honneurs sont décernés à la vaillance, là aussi se produisent les hommes les plus vaillants.

    Maintenant, que chacun de vous se retire, après avoir donné des larmes à ceux qu'il a perdus."

    Thucydide

    Guerre du Péloponnèse

    http://www.theatrum-belli.com

  • La voie celtique

    Analyse : Ian BRADLEY, Der Keltische Weg, Knecht, Frankfurt am Main, 1996, DM 48, ISBN 3-7820-0732-8.

    L’engouement pour les matières celtiques est significatif en Allemagne aujourd’hui, dans la mesure où il est relativement récent, une trentaine d’années tout au plus, si l’on fait abstraction des travaux de philologues pointus ou d’une figure comme von Thevenar, l’ami d’Olier Mordrel et le spécialiste du nationalisme breton. Dans l’historiographie allemande d’il y a quelques décennies, l’accent avait été mis essentiellement sur l’héritage germanique, opposé à l’apport romain par protestantisme anti-catholique (Los von Rom) ou par nationalisme nordicisant. La part celtique de l’héritage allemand, pourtant bien présente dans les provinces du sud du pays, a été la parente pauvre pour les littérateurs faisant la mode et les idéologues. Elle n’a pas été mobilisée pour enchanter les esprits et pour faire rêver les cœurs ardents, elle n’a suscité ni engouement juvénile ni dynamique féconde. On a généralement jugé que la dynamique celtique s’était épuisée sur le territoire du Reich, depuis la conquête romaine. A l’époque nationale-socialiste, les références germaniques dominaient le discours, mais elles étaient flanquées d’un culte pour l’esthétique romaine et néo-classique, héritage des traités d’architecture de Vitruve. H. F. K. Günther, raciologue très prisé en dépit de ses réticences à l’égard du régime, rejetait celtisme et druidisme sous prétexte qu’ils étaient les expressions du substrat ethnique pré-indo-européen et matriarcal, débouchant sur la licence sexuelle et sur l’intempérance féminine, ce qui détournait l’homme-citoyen, le civis, de ses deux vertus cardinales d’homo politicus, la magnanimitas et la temperentia.

    Pourtant, plus tard, une analyse méticuleuse du folklore très vivant, des carnavals et des rites agrestes printaniers dans les régions du sud de l’Allemagne —Baden-Wurtemberg, Bavière et Suisse alémanique—  indique des origines pré-romaines et pré-germaniques, donc issues des cultures de Hallstatt et de La Tène à dominante celtique. Le celtisme actuel n’est donc plus l’indice d’une francophilie déguisée, parfois soutenue par certains services spéciaux de la République, mais un recours aux racines locales, tout comme les germanisants de Westphalie, de Basse-Saxe ou du Slesvig-Holstein recourent à leurs propres racines locales ou comme les romanisants se rappellent le passé de Trèves, la Rome du Nord.

    Enfin, nous le verrons, le panthéisme et l’immanence non désacralisée, propres de la spiritualité celtique, se marient assez aisément avec un écologisme bien compris, à l’heure où les idéologies vertes ont un impact profond sur l’opinion publique allemande.

    La parution en version allemande du livre de Ian Bradley, celtisant écossais, professeur à Aberdeen, intéresse le public germanophone à plus d’un titre. Notamment parce qu’il rappelle clairement l’enjeu du pélagisme, c’est-à-dire des doctrines de Pélage, plus libertaires et plus naturelles que celles, officielles, de l’Eglise de Rome, tirées du pessimisme aigre et hostile au monde de Paul de Tarse et d’Augustin. Pelagius (Pélage), ennemi juré d’Augustin, décrété hérétique et adversaire “sournois” de la “Sainte Eglise”, est né en (Grande)-Bretagne ou en Irlande vers 350, a passé une grande partie de sa vie à Rome et est mort en Egypte en 418. La pensée de Pélage est centrée sur la “libre volonté” de l’homme. Ce dernier n’est pas a priori déterminé ou prédestiné par un Dieu sans cœur et sans oreilles à être ceci, rien que ceci, et jamais cela, mais doit se forger une éthique ascétique et rigoureuse, échapper au vice et au laxisme moral, et, en même temps, s’ouvrir, émerveillé, aux merveilles du monde et de la création par un exercice quotidien de sa volonté. La libre volonté de l’homme lui per-met d’utiliser à sa guise le capital de grâce que Dieu lui a donné à la naissance.

    Pelage rejette aussi l’idée d’un péché originel qui marque l’homme, fait de lui une créature vile, incapable de se dégager du mal et du stupre. Pelage, face à la doctrine augustinienne du péché originel, de la tache indélébile qui souille l’âme humaine, développe une vision perfectionniste : l’homme reçoit d’un Dieu généreux et non pas jaloux et hargneux, les moyens de sortir de sa condition. A lui de les utiliser, de faire l’effort nécessaire pour atteindre des niveaux supérieurs de perfection. Dieu est toujours libérateur, jamais juge, distributeur de punitions et de sanctions humiliantes. La “voie celtique” de Bradley est donc une voie perfectionniste et libératrice (mais anagogique et non catagogique), très éloignée de la marotte du péché originel et de l'idée d’un tribunal céleste ou d’un “Jugement Dernier”, caractéristique des doctrines officielles de l’Eglise.

    L’héritier philosophique de Pélage, resté ancré dans cette “voie celtique”, fut Scot Erigène (né au début du IXe siècle). Ce philosophe irlando-écossais a sur-tout réfuté le dualisme des doctrines officielles de l’Eglise. Pour lui, Dieu n’est pas fondamentalement séparé de ses créatures. Il nie la césure absolue instaurée par Paul de Tarse et Augustin entre le divin et le mondain (mundanus, c’est-à-dire “immanent”). Ses ouvrages, Periphyseon et De Divisione Naturae, renouent avec la vision qu’avaient les Grecs de la physis. Le monde immanent et matériel est fondamentalement bon, professait Scot Erigène, ce qui lui valu d’être accusé de “panthéisme”. Dieu, pour Scot Erigène, est actif dans la création. “Créer” et “Etre” sont une seule et même chose, une dynamique constante, positive, féconde et merveilleuse. Il y a dans la nature un mouvement cyclique perpétuel, forçant l’esprit à revenir constamment à son point de départ, après avoir pérégriné vers, entre et dans diverses formes qui enrichissent et embellissent le monde (pérégrinations et cycles qui nous rappellent le Samsara bouddhique).

    En cette fin de XXe siècle, écrit Bradley, la vague écologique, le retour à des pensées de type systémique, les démarches organiques devaient nécessairement conduire à une redécouverte des philosophes celtiques de la fin de l’antiquité et du début du moyen âge, afin d’explorer des sources occidentales, écrites en grec ou en latin, et de ne pas en rester à un orientalisme parfois caricatural et mal compris. Le rejet de toute malédiction prononcée à l’endroit des choses naturelles, le rejet du péché originel, débouchent sur une pensée rétive aux séparations et aux césures et forcément favorable aux rapprochements, aux réconciliations et aux synergies. Bradley cite deux auteurs celto-britanniques récents qui ont étudié le passé philosophique irlando-écossais et “hérétique” : H. J. Massingham et Noel O’Donoghue. Dans The Tree of Life, Massingham écrit : «Si l’Eglise britannique [= irlando-écossaise] avait survécu, sans nul doute la rupture profonde entre christianisme et nature, qui s’est accrue sans cesse au fil des siècles, aurait disparu et n’aurait pas rompu les liens qui unissaient jadis l’homme occidental à l’univers». Quant à O’Donoghue, dans son étude Patrick of Ireland, il écrit : «Le pessimisme et l’anti-humanisme du vieil Augustin ont glacé et assombri la chrétienté occidentale. Seule la chrétienté celtique a échappé à ces ombres sinistres. Dans le cadre de cette tradition, des hommes et des femmes se sont ouvert à Dieu et à la nature humaine, créant un climat de confiance absolue entre ces deux dimensions».

    Bradley voit dans cet héritage philosophique une évidente continuité avec l’immémoriale paganité celtique, antérieure à la romanisation et la christianisation des Iles Britanniques. La présence et l’immanence du divin, la sacralité de la Terre étaient déjà des traits caractéristiques de ce paganisme de la frange extrême-occidentale et atlantique de notre Continent. Ensuite, cette vision celtique du monde donne une place prépondérante à l’imagination, à la libre imagination des hommes, corollaire évident de leur libre volonté, de leur liberté de façonner et d’appréhender le monde selon un mode qui leur est à chacun particulier, unique, inaliénable. Le pessimisme aigre de Paul et d’Augustin a conduit la civilisation occidentale à un manichéisme sec, où tout est tout noir ou tout blanc. Le monde celtique, avec sa libre volonté et sa forte propension à l’imagination, est un monde de couleurs. Bradley écrit : «Notre monde est divisé et éclaté en catégories, tandis que le leur était holique ; tout était en relation avec tout, tout coopérait avec tout. Nous avons perdu la disposition d’esprit que symbolise le principal motif des Celtes, le nœud, ou, pour paraphraser Alexander Carmichael : “C’est la religiosité, païenne ou chrétienne ou combinaison des deux, qui exalte la compénétration de tout dans tout, qui accepte l’entremêlement de toutes les œuvres de la création sans exclusion, qui s’émerveille devant les imbrications, comme devant les couleurs scintillantes de l’arc-en-ciel”».

    La triade de cette religiosité celtique est, d’après Bradley : Présence (=> imma-nence), Poésie (=> imagination), Pérégrination (=> odyssée dans le monde, regard itinérant et émerveillé face aux innombrables facettes de la création). L’héritage de Pélage nous force à redécouvrir, réinventer et réutiliser des concepts fluides et ondoyants. Pour remplacer les concepts-corsets d’une tradition sèche, sans relief, sans couleurs. Heidegger nous avait demandé de “re-fluidifier” les concepts. Heidegger a été clair : cette refluidification des concepts implique un retour aux racines grecques et pré-socratiques (Bradley dira : au pélagisme et à la celtitude, et nous restons ainsi dans le domaine indo-européen ; dans la Perse islamisée, pour échapper aux corsets d’un avicennisme desséché, Sohrawardi avait appelé à un retour à la sagesse avestique). Derrida, en récla-mant la déconstruction des concepts-corsets et le recours aux filons mystiques des pensées européenne, juive et arabe, a été ambigu. Chez lui et chez les terribles simplificateurs de son œuvre, déconstruction rime hélas trop souvent avec hyper-relativisme, dissolution et déliquescence, ce qui permet aux intellectuels catholiques de les accuser d’anarchisme et de nihilisme. Pour nous, les choses sont claires : toute refluidification et toute déconstruction impliquent un retour et un recours à des racines, grecques, celtiques ou autres, païennes et mythologiques à coup sûr. Je ne crois pas que Derrida et ses disciples parisiens aient en-vie de nous suivre sur ce chemin, dans ce retour au mythe. Tant pis s’ils s’enfoncent ainsi dans une impasse, ce n’est pas notre problème. Quant à l’imagination, pour laquelle plaide Bradley, on sait ce qu’en ont fait les soixante-huitards, qui promettaient de l’incarner hier dans l’effervescence de la contesta-tion et qui la tuent sans pitié aujourd’hui en tenant les rênes du pouvoir politique et médiatique… Dans les cortèges dirigés en 68 par Cohn-Bendit, personne ne songeait aux racines grecques ou celtiques. L’imagination n’était qu’un mot, qu’un slogan, non une poésie héritée et vécue. Une fois assis dans les fauteuils de leurs ministères, ces pétitionnaires ont continué l’œuvre des Paul et des Augustin. Instaurant la plus subtile des tyrannies qu’ait connue l’histoire. Sans racines, point de salut.
    (article paru sous le pseudonyme de "Detlev BAUMANN" dans la revue "Antaios").

    http://robertsteuckers.blogspot.fr/

  • Ecoracialisme (4) -/ L'insondabilité de l'origine des peuples

    Frédéric Malaval, auteur du livre Ecoracialisme, non encore paru en édition, nous propose en exclusivité sur un mode toujours original son quatrième extrait. Sa grande interrogation cette fois, c’est : les races existent bien, mais que dire de l’origine des peuples ? L’auteur, tout en aiguisant l’intérêt du lecteur, le conduit au gré de ses réflexions philosophiques sur quelques pistes dont on ne devine pas l’issue.
    Polémia 

    L’insondabilité de l’origine des peuples

     

    Aujourd'hui, la théorie raciale revient en force. Oui, les races existent. Ce sont des catégories biologiques pertinentes. Mais la formalisation de catégories pose problème. Ainsi, en retenant un des critères les plus évidents qui est la couleur de la peau, il est possible de créer au moins deux catégories : les blancs et les noirs. Cela devient plus difficile dès que l'on envisage toutes les populations et individus observables des latitudes équatoriales aux latitudes septentrionales. Il y a alors un continuum expliqué par le degré moyen d'exposition au soleil. Il en est apparemment ainsi de chaque caractéristique étudiée participant à la catégorisation. Or, la difficulté n'est peut-être pas biologique mais purement philosophique. C'est celle qui oblige tout un chacun à créer partout des catégories au nom de ce fameux principe de non-contradiction inscrit dans le marbre de la pensée moderne, et donc de la science moderne. Or, la question raciale confronte en permanence ses protagonistes à des constats les obligeant à recourir à ce principe de non-contradiction pour discréditer ou fragiliser la notion de race. Ainsi, si un gène particulier paraît singulariser une population donnée, il est exclu que celui-ci se trouve dans d'autres populations ou soit absent de la population de référence. Répondre à la question de l'origine d'un peuple est donc quasiment impossible, malgré l'apport de toutes les disciplines abordant ce thème : l'histoire, la paléontologie, la génétique, l'historiographie, la linguistique, l'anatomie, l'anthropologie, etc.

     

    Plusieurs exemples permettent de s'en convaincre

     

    Traditionnellement, il est avancé que l'Angleterre s'est constituée à partir d'éléments celtes, anglo-saxons, scandinaves et franco-normands. L'apport migratoire allogène contemporain est encore rarement évoqué. Une approche génétique récente suggérerait, elle, que 75 à 95% de la population anglaise descendraient de populations préhistoriques venues de la Péninsule ibérique. Pourtant, un scénario majoritaire jusqu'à la fin des années 1980 envisageait un remplacement complet de la population d'origine celte par une invasion massive de peuples germaniques. Pour d'autres, seules les classes dirigeantes auraient été affectées par les invasions anglo-saxonnes. Etc.

     

    Pour la France, c'est aussi compliqué, mais quand même moins que pour qualifier les Juifs et les juifs. Là, c'est le flou le plus total, les protagonistes au débat produisant le pour et son contraire. Religion, race, peuple, nationalité, divinités, etc., tout a été envisagé. En Union soviétique, par exemple, ils avaient obtenu une reconnaissance comme nation. Pas considérés comme russes car venant majoritairement de la Rescpospolita (Pologne-Lituanie) démantelée, et avant d'Europe de l'Ouest, ils avaient obtenu un statut national, associé à un territoire : le Birobidjan, oblast autonome juif à l'est de l'URSS. Ils auraient préféré la Crimée, mais Staline ne voulait pas. Ainsi, à la thèse dominante d'un peuple juif directement issu de la Palestine, dispersé il y a deux mille ans dans l'Empire romain, est opposée l'idée que ceci est une mythologie. Les Juifs et les juifs sont issus de peuples et d’individus judaïsés dans le passé et donc ne forment pas une lignée au sens évolutionniste. Le gène juif n'existerait pas. A suivre, donc.

     

    Enfin, terminons cette évocation par une question qui a mobilisé les savants depuis des lustres : l'origine des Berbères et berbères. L'objectivité devrait être plus facile car les enjeux politiques les concernant sont faibles. Il n’en est rien. Pour les spécialistes, les groupes berbères sont isolés, coupés les uns des autres et tendent à évoluer d’une manière divergente. Leur dimension et leur importance sont très variables. Il n'y aurait pas de langue berbère, ni de peuple berbère et encore moins une race berbère. Tous les spécialistes sont d’accord… et cependant les Berbères existent. (…) Des Kabyles, plus précisément. Fiers du cloisonnement de leur société, ceux-ci font de saint Augustin, un des fondateurs du christianisme, un des leurs. Ils vantent l'endogamie comme le moyen leur ayant permis de résister aux envahisseurs successifs ayant colonisé leurs territoires : Phéniciens, Grecs, Romains, Vandales, Arabes, Turcs, Européens, … Mais sur la question de leur origine, point de certitudes. Dès la plus haute Antiquité, des récits circulaient sur leurs origines dans les milieux savants et chez les mythographes. Les historiens du Moyen Age, par de nombreux traits, conservèrent ce mode de pensée antique. lbn Khaldoun, un des plus connus, a écrit une Histoire des Berbères. Il donne une origine orientale aux différentes fractions. El Bekri les fait chasser de Syrie-Palestine par les Juifs après la mort de Goliath. Pour d'autres, les Berbères seraient les descendants de la tribu de ce Goliath. Les auteurs modernes européens se sont montrés autant, sinon plus, imaginatifs que leurs prédécesseurs antiques ou médiévaux. La présence indiscutable d’individus blonds aux yeux clairs dans plusieurs régions montagneuses proches du littoral et actuellement berbérophones accrédita longtemps la légende d’une origine nordique de ces peuples : Européens constructeurs de mégalithes pour les uns, Gaulois mercenaires de Carthage pour les autres. Alfred Rosenberg, un des auteurs très populaires dans l'entre-deux-guerres en Allemagne, était convaincu de cette hypothèse nordique. Par commodité, on les intègre au monde arabe. Seule certitude : ils sont installés dans le nord de l’Afrique depuis des millénaires.

     

    Face à ces apories, nier l’existence des races fut une solution facile pour éluder la question des catégories raciales. Créer des ensembles unanimement acceptés est illusoire. Pourtant, les USA reconnaissent tout à fait officiellement le terme de « race » pour définir ethniquement leur population. Il appartient toutefois à chacun de définir lui-même à quelle « race » il se sent appartenir. Issu d'une mère européenne et d'un père africain, Barack Obama, le président élu en 2008, se définit lui-même comme « afro-américain ». Ainsi, aux Etats-Unis se pose à chaque recensement la question des catégories raciales. Les Arabes s'offusquent de ne pas trouver une case les concernant dans les questionnaires. Les Latinos, eux, sont amenés à se demander ce qu’ils sont : une origine, une race, une sous-catégorie ? Dans le recensement 2010, les Latinos ne sont pas considérés comme une race. La question 9, qui demande de quelle race sont les habitants du foyer, propose pas moins de 14 choix différents (blanc, noir, indien d’Amérique, philippin, vietnamien, chinois, japonais ou « autre asiatique »…) ; mais pas latino. Alors, 54% des Américains d’origine « latinos » s’y définissent comme blancs, 1,5% se voient noirs et 40% ne s’identifient à aucune race. Selon une autre approche, il n'existerait que trois races aux Etats-Unis : les races « caucasienne (le terme américain pour désigner les blancs), mongoloïde et négroïde ». (…)

     

    Bref, aborder la question sous cet angle engendre des interrogations et des réponses infinies et contradictoires. Elle entre dans la catégorie, elle, bien définie, de ce que les mathématiciens appellent « les problèmes sans solution ».

     

    Frédéric Malaval
    24/01/2013
    Ecoracialisme (4) L’insondabilité de l’origine des peuples

     

    A suivre

     

    Voir :

     

    Ecoracialism (1) / Introduction
    Ecoracialisme (2) / Un homme, une femme ; un homme/femme, une femme/homme
    Ecoracialism (3) / L’Age d’or

     

    Correspondance Polémia – 2/02/2013

  • La démographie africaine dans sa longue durée (suite et fin), par Bernard Lugan

    Suite et fin du texte de Bernard Lugan intitulé La démographie africaine dans sa longue durée. La première partie est ici. La seconde partie de ce texte est titrée par l’africaniste : Les réponses historiques à l’accroissement démographique
    Première difficulté, nous ignorons quelle était la population de l’Afrique sud-saharienne à l’époque précoloniale. Il semblerait que jusqu’aux XVI-XVII° siècles, elle fut un monde de basse pression démographique. De nombreux indices permettent de penser qu’un essor considérable se produisit ensuite à partir de l’introduction de plantes américaines par les Portugais : maïs et haricots devenus la nourriture de base dans toute l’Afrique australe et dans l’Afrique interlacustre, patates douces, manioc, etc., partout ailleurs.
    Dans les années 1970, le phénomène avait fait dire à Yves Person, alors titulaire de la chaire d’histoire de l’Afrique à la Sorbonne que la traite européenne avait en quelque sorte « épongé » l’excédent d’une population en explosion et qu’en définitive elle avait eu peu d’impact sur la démographie africaine. Yves Person avait-il raison ? Sans entrer dans ce débat extérieur à notre sujet, et dont les développements ont été faits par Pétré-Grenouilleau en France, nous pouvons mettre en évidence plusieurs éléments :
    1. Aussi bien en Afrique de l’Ouest qu’en Afrique de l’Est et australe, les traditions indiquent que partout, des milieux nouveaux ont été défrichés à partir de la fin du XVI° siècle, avec une accélération jusqu’à la veille de la colonisation.
    Dans un monde que j’ai particulièrement étudié, qui est celui de la région interlacustre, les traditions des lignages défricheurs indiquent la venue de ces derniers dans la zone de la crête Congo Nil qui était alors une forêt primaire qui fut achetée aux pygmées Twa à partir du XVI° siècle. En Afrique du Sud, les traditions des Nguni du Nord (Zulu et apparentés), aussi bien que celles des Nguni du Sud (Xhosa et apparentés) indiquent le même ordre de grandeur chronologique. Dans les deux cas nous sommes en présence d’un excédent de population qui part conquérir des territoires nouveaux, l’expansion territoriale jouant alors le rôle de soupape.
    2. Pour nous en tenir à ces deux ensembles régionaux sur lesquels nous sommes particulièrement bien documentés, nous constatons que la réponse des hommes à l’essor démographique y eut des applications différentes.
    Dans la région interlacustre, milieu de dualisme entre la civilisation de la vache et celle de la houe, la réaction des uns et des autres face à l’essor démographique fut très différente. C’est ainsi que les pasteurs tutsi limitèrent leur croît démographique, en l’alignant sur celui des bovins. Chez eux, les pratiques abortives ou les comportements sexuels adaptés permirent de limiter l’essor de la population. Alors que les Tutsi étaient généralement polygames, cette polygamie ne déboucha pas sur une explosion démographique car les femmes les plus belles n’avaient que peu d’enfants afin qu’elles puissent conserver l’élégance de leurs formes. Il en était d’ailleurs de même avec les vaches royales.
    Ayant choisi d’être minoritaires par rapport aux agriculteurs hutu qui les entouraient, il fallut aux Tutsi prendre le contrôle politique des premiers afin que le fait d’être minoritaires ne soit pas un handicap pour eux. C’est alors que, selon l’adage de l’ancien Rwanda, il fallut « sauvegarder les biens de la vache (les pâturages) contre la rapacité de la houe », et pour ce faire, un système de contrôle des hommes fut instauré au profit des Tutsi. La réponse de ceux des Hutu qui se sentirent emprisonnés fut de migrer vers la crête-Congo-Nil pour la défricher. Le mouvement fut général, ce qui explique d’ailleurs pourquoi les clans hutu de la région sont éclatés.
    A la différence des Tutsi, les Hutu, pourtant monogames, affirmèrent leur différence par une démographie galopante et le phénomène s’accentua à partir du moment où ils s’implantèrent dans les zones de montagnes. Il y eut deux raisons, à cela. D’abord parce qu’il fallait des bras pour défricher la forêt et ensuite parce que ces régions étaient exemptes de malaria ou de maladie du sommeil. La seule limite au développement démographique y était la mortalité infantile due au froid et qui provoquait ces affections bronchiques dont les effets néfastes furent éliminés par la médecine coloniale.
     3. En Afrique australe, le mouvement fut différent car les populations qui appartiennent à deux grands groupes, les Sotho Tswana et les Nguni, pratiquaient à la fois l’agriculture et l’élevage. Les Sotho Tswana qui vivaient sur le plateau central de l’actuelle Afrique du Sud occupaient l’espace depuis le fleuve Limpopo au nord jusqu’au nord du fleuve Orange au Sud. La limite méridionale de leur zone d’occupation était pluviométrique car au sud d’une certaine limite, l’agriculture n’était plus possible. Nous sommes mal renseignés sur eux.
    En revanche, nous sommes bien documentés sur les Nguni, ou du moins sur les Nguni du Sud, à savoir les Xhosa et apparentés car dès le XVI° siècle nous disposons de témoignages de naufragés européens. Puis à partir des années 1760, le contact s’étant établi avec les Hollandais, les archives de la colonie du Cap contiennent une importante documentation les concernant. Je ne ferai pas l’histoire du contact entre les front pionniers blanc et Xhosa en Afrique du Sud, pour m’en tenir au seul point qui nous intéresse ici, à savoir la question démographique.
    Les Nguni du Sud qui vivaient dans le piedmont oriental de la chaîne du Drakensberg et dans les plaines littorales à partir du sud de la région de Durban furent confrontés à un double problème : ceux qui en avaient les moyens étaient polygames et ici, la polygamie engendrait une nombreuse progéniture, or, l’espace était limité dans trois directions. Au nord, par les autres tribus nguni qui maillaient étroitement l’espace, à l’est par l’océan et à l’ouest par la chaîne du Drakensberg qui était un obstacle naturel. La seule expansion possible était donc vers le Sud. C’est pourquoi, et nous sommes très bien documentés sur la question, à partir là encore du XVI° siècle, à chaque génération, le surplus de la population partait conquérir des espaces nouveaux sur lesquels de nouvelles chefferies étaient créées.
    Le phénomène est essentiel et il mérite que l’on s’y attarde. L’exemple des Xhosa, les plus connus parmi les Nguni du Sud, illustre bien cette réalité. Ici, l’organisation était comme souvent lignagère, tribale et clanique. Politiquement, l’organisation était la chefferie. Chaque chef avait plusieurs femmes dont les huttes étaient situées par ordre d’ancienneté à droite de la hutte du chef, d’où les épouses dites « de la main droite » et les « enfants de la main droite ». Mais, ne pouvait être l’héritier de la chefferie, que l’aîné des garçons né de la Grande épouse. Or, cette dernière ne pouvait être désignée qu’après l’accession au pouvoir du chef. En d’autres termes, tant qu’il était dauphin, l’héritier ne pouvait avoir de Grande épouse. A la mort de son père, il choisissait donc une nouvelle femme qui devenait sa Grande épouse et qui vivait dans son enclos chef.
    Bien évidemment, il y avait une considérable différence d’âge entre les aînés des « épouses de la main droite » et celui de la Grande épouse. A chaque génération, il y avait donc contestation du pouvoir et les oncles ou demi-frères de l’héritier légitime partaient avec les membres de leur lignage et leurs dépendants pour s’installer plus loin vers le sud où ils fondaient de nouvelles chefferies. La soupape de la surpopulation était donc la conquête de terres vierges. Or, le mouvement fut bloqué à la fin du XVIII° siècle lorsque le front pionnier hollandais rencontra le front pionnier nguni. Le traumatisme fut tel chez ces derniers qu’il provoqua une crise existentielle et une anarchie dévastatrice.
    Chez les Nguni du nord, la situation était différente car, même si l’organisation sociale était quasi semblable, la différence était qu’à partir du début du XVII° siècle, il n’y eut plus d’espaces vierges à conquérir, dans ces conditions, la réponse des Nguni du Nord à l’accroissement démographique fut la guerre afin que les plus forts se taillent un espace vital aux dépens des plus faibles. Or, la culture guerrière nécessitait une solide organisation laquelle déboucha sur l’étatisation dont l’accomplissement fut l’Etat zulu.
    Dans les exemples choisis, nous venons donc de voir que ce fut quand il n’y eut plus d’espace vierge permettant au croît humain de s’établir que l’Etat apparut. Ce phénomène est bien connu. Pour ne prendre qu’un exemple, la naissance de l’Egypte dynastique, le « miracle égyptien », fut d’abord une réponse adaptée à un milieu particulier, l’étroite vallée du Nil, qui devait faire face à un insurmontable problème de survie de ses populations. Ce fut pour répondre aux défis de la démographie que naquit l’Etat égyptien. Rares sont les exemples de ce type car partout ailleurs en Afrique, l’espace existait et la logique n’était donc pas à la limitation de la population, mais au contraire à son essor car seuls survivaient les groupes nombreux capables d’aligner des guerriers pour se défendre et des bras pour défricher ou cultiver, d’où la philosophie de la virilité et de la fécondité.
    Bernard Lugan
    Texte publié avec l’aimable autorisation du site realpolitik.tv, animé par Aymeric Chauprade.

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  • La démographie africaine dans sa longue durée (I), par Bernard Lugan

    Universitaire africaniste, Bernard Lugan aborde les questions africaines sur la longue durée en partant du réel, à savoir la Terre et les Hommes. Pour lui, il convient de parler des Afriques et non de l’Afrique, et des Africains, donc des peuples et des ethnies, et non de l’Africain, terme aussi vague que réducteur.
Après plus de trente années d’expériences de terrain et d’enseignement universitaire en Afrique – il fut notamment professeur durant dix ans à l’université nationale du Rwanda –, il mène actuellement des activités multiples : édition d’une revue africaniste diffusée par internet, direction d’un séminaire au CID (Ecole de Guerre), conseil auprès de sociétés impliquées en Afrique. Il est également expert pour l’ONU auprès du TPIR (Tribunal international pour le Rwanda) qui siège à Arusha, en Tanzanie.

    Contrairement à ce qui est trop constamment affirmé, l’Afrique se développe, mais sa démographie est plus rapide que son développement. Certains chefs d’Etats en sont conscients. C’est ainsi que dans le discours prononcé le 9 juin 2008 lors de l’ouverture du deuxième congrès national sur la population, le président Moubarak d’Egypte déclara que la pression démographique était la « mère de tous les maux », la huitième plaie d’Egypte en quelque sorte. Avec une population de 80 millions d’habitants concentrée le long du Nil sur quelques dizaines de milliers de km2, avec un indice de fécondité de 3,1 par femme et un taux de croissance naturelle de 18,5 pour 1000, la catastrophe est effectivement annoncée. Le président égyptien est allé jusqu’à reprocher à ses compatriotes (je cite) de « faire concurrence aux lapins ».
    I- La situation actuelle : une démographie qui bloque le développement
    Aujourd’hui, l’accroissement de la population est tel qu’il gomme les effets du développement du continent et qu’il annonce de graves crises alimentaires.
    Quelques chiffres permettent de saisir l’ampleur du phénomène : dans les années 1900, la population de l’Afrique était d’environ 100 millions d’individus ; dans les années 1950-1960, au moment des indépendances, elle était de 275 millions ; en 1990, de 642 millions dont 142 en Afrique du Nord ; en 2002, de 689 millions ; en 2004, de 872 millions et en 2005 de 910 millions. En 2007, la population de la seule Afrique sud-saharienne était estimée à 788 millions. Selon les Nations Unies, dans les années 2050, les Africains sud-sahariens seront un peu moins de deux milliards si toutefois les femmes n’ont que 2,5 enfants en moyenne, et aux environs de 3 milliards si elles continuent à en avoir 5,5 (1).
    Or, il faut bien comprendre que c’est cette croissance démographique et elle seule, qui annule les effets du développement. Entre 1966 et 2005, le PNB du continent a en effet augmenté de 3,9% en moyenne, ce qui est une excellente performance, mais, ramené à l’évolution de la population, ce taux tombe à 1,6% (FMI, mars 2005). Entre les années 1960 et 1995, la production agricole africaine a progressé en moyenne de 1,25% par an, soit 43,75% en trente-cinq ans, ce qui est remarquable. Mais, dans le même temps, comme la population croissait de 3% par an, soit 105%, l’écart entre les besoins et les moyens s’est considérablement creusé ; le phénomène ira en augmentant car un taux de 3% entraîne un doublement de la population tous les 20 ans.
    En 1970, 200 millions d’Africains n’avaient pas accès à l’électricité ; en 2002, ils étaient 500 millions. Et pourtant, en 30 ans, des dizaines de milliers de kilomètres de lignes furent tirés, mais là encore, la démographie est la grande responsable de ce constat car les naissances sont allées plus vite que l’électrification. Cet exemple se retrouve dans tous les domaines.
    Autre conséquence de la surpopulation, les disettes saisonnières qui, dans la société traditionnelle apparaissaient régulièrement au moment de la soudure entre deux cycles agricoles ou lors d’accidents climatiques ponctuels, se sont transformées en famines, car les ressources alimentaires ont-elles aussi progressé moins vite que la population.
    Des années 1960 à 2000, deux grandes zones furent quasiment en permanence frappées par le phénomène de famine : le Sahel et la Corne de l’Afrique. En 2002, une troisième zone s’y est ajoutée, l’Afrique australe où cinq pays, à savoir le Lesotho, le Mozambique, le Swaziland, la Zambie et le Zimbabwe furent sévèrement touchés par une crise alimentaire. Cette année là, la crise agricole frappa également des pays comme le Sénégal où la récolte céréalière 2002/2003 fut en forte baisse par rapport à celle de l’année précédente et où, faute de pâturages, certains troupeaux furent gravement affectés. Selon la Banque mondiale (Rapport de décembre 2002), en 2002, 30 millions de personnes dans toute l’Afrique eurent besoin d’une aide alimentaire. Ce chiffre a encore augmenté depuis, notamment en 2007-2008, quand 135 millions d’Africains reçurent une aide alimentaire (Banque africaine de développement, avril 2008).
    Le phénomène a été amplifié par l’exode rural et par la création de mégapoles non productives mais grosses consommatrices, ce qui entraîna une baisse des productions vivrières et par conséquent l’augmentation du déficit alimentaire : « Les villes et les agglomérations du continent vont devoir absorber une vague de 12 à 13 millions d’habitants en 2008, si bien que la population urbaine va croître plus vite que la population rurale à l’horizon 2035 » (2) Or, souligne la BAD, cette urbanisation n’est pas le résultat de l’industrialisation, mais de la misère rurale.
    La surpopulation a également eu des conséquences dramatiquement observables sur l’environnement, amplifiant le phénomène de désertification. Depuis la décennie 1960, le déboisement de l’Afrique qui en est une conséquence directe a même pris des proportions alarmantes. Les 3/4 des Africains se servent en effet de bois ou de charbon de bois pour la cuisson de leurs aliments ; 85% du bois coupé en Afrique sert en bois de feu, 10% pour l’habitat et 5% seulement pour l’exportation.
    C’est cette démographie devenue suicidaire qui fait que l’Afrique sud-saharienne est aujourd’hui plus pauvre qu’elle ne l’était en 1960 puisque, depuis les indépendances, le revenu par habitant y a baissé entre moins 0,5 et moins 1% par an.
    (1) En Afrique, le Sida a fait depuis le début de la pandémie 25 millions de morts. Dans les pays les plus touchés (Botswana 37% de la population, Zimbabwe 24%, Afrique du Sud 21%, on pourrait assister à une contraction de la population active mais pas à un dépeuplement.
    (2) BAD (Banque africaine de développement), Compte-rendu de la réunion du 14 mai 2008, Maputo. Selon la Banque mondiale, en 1981 11% des pauvres de la planète vivaient en Afrique sud-saharienne. Cette proportion était de 27% en 2007 et elle sera de 33% en 2015. Selon la BM, il faudrait un « miracle » pour que la situation change (Rapport de la Banque mondiale du 26 août 2008, Washington.)

    A suivre  : 
La démographie africaine dans sa longue durée

    (II) – Les réponses historiques à l’accroissement démographique.
    Texte publié avec l’aimable autorisation du site realpolitik.tv, animé par Aymeric Chauprade.

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  • J.-F. Mattéi : Mariage pour tous : le combat perdu de la Raison

    L’article de Madame Hervieu-Léger, "Mariage pour tous. Le combat perdu de l’Église", est aussi intéressant par ce qu’il dissimule que par ce qu’il exprime. Je voudrais souligner les oublis d’une thèse qui n’est pas examinée en son fond.

    1. L’auteur insiste uniquement sur l’intervention de l’Église et passe sous silence l’opposition des autorités musulmanes et juives. Ce ne sont pas les seuls catholiques, mais des personnes de choix religieux et politiques différents qui s’opposent à un projet dont l’enjeu est l’homoparentalité. On s’étonne que l’article fasse peu allusion à ce néologisme forgé pour compenser la véritable parenté.

    2. La famille composée d’un homme, d’une femme et des enfants, ne serait pas une "institution naturelle", mais une production du christianisme. C’est oublier les mariages dans les autres civilisations. Seule la famille hétérosexuelle existait en Grèce et se trouvait justifiée par les philosophes. Aristote voyait la communauté naître à partir du couple, "deux êtres incapables d’exister l’un sans l’autre, la femme et l’homme en vue de la procréation. Il ne s’agit pas d’un choix réfléchi, mais d’une tendance naturelle à laisser après soi un autre semblable à soi" (Politique, I, 2) Et Platon écrivait dans Les Lois (636 c) : "Lorsque le sexe masculin et le sexe féminin s’accouplent en vue d’avoir un enfant, le plaisir qui en résulte semble leur être accordé conformément à la nature. Tandis que l’accouplement d’hommes avec des hommes et de femmes avec des femmes est contre-nature".

    3. Madame Hervieu-Léger soutient que l’Église aurait fondé son modèle du mariage et de la parenté sur ce prétendu "ordre de la nature". Il serait ainsi en "conflit" avec d’autres modèles. Mais ces autres modèles, divers dans le temps et l’espace, impliquent tous l’union sexuée d’un homme et d’une femme. Pourquoi alors modifier un modèle qui permet à la société de se reproduire ?

    4. Le modèle hétérosexuel actuel serait la soumission du civil au religieux, le code Napoléon ayant conservé l’ordre ancien. Mais pourquoi celui-ci ne tirerait-il pas sa permanence de la nature, si l’on est aristotélicien, ou de la culture, si l’on est anthropologue ? Le mariage tahitien traditionnel acceptait la polygamie et la polyandrie. Doit-on l’inscrire dans le droit de la Polynésie française ?

    5. Trois mouvements convergeraient pour "dissoudre ce qui restait d’affinité élective dans la famille". Le fait de l’exigence homosexuelle imposerait au droit la dissolution de la famille. Curieuse manière de raisonner que de justifier le droit par le fait. On pourrait aussi ouvrir le mariage aux pères qui épouseraient leur fille puisque l’inceste est un fait. Le mariage pour tous n’interdirait à personne le droit d’assouvir ses désirs.

    6. Le premier mouvement est l’essor démocratique qui impose l’égalité des conditions. Que la revendication du mariage entre dans "la sphère de l’intimité conjugale" est un fait : il faut donc légiférer en faveur de ce fait désormais normatif. On fait peu de cas du constat de Marcuse dans Raison et révolution : "L’appel aux faits remplace l’appel à la Raison. Le fait du pouvoir pur et simple devient le vrai dieu de l’époque et, au fur et à mesure que ce pouvoir s’accroît, la soumission de la pensée au fait s’accentue".

    7. Le deuxième mouvement est la suppression de "l’assimilation de la "famille naturelle" et de la "famille biologique"". La science mettrait en effet en cause "l’objectivité des lois de la nature". Cette contestation des lois physiques ne repose sur aucun argument. En dépit de l’auteur, il y a des lois universelles que la science établit rationnellement, et c’est la nature biologique qui commande l’union reproductive d’un homme et d’une femme.

    8. Le troisième mouvement est "le découplage entre le mariage et la filiation". On ne se demande pas si c’est un progrès ou une régression. De sorte que "ce n’est plus désormais le mariage qui fait le couple, c’est le couple qui fait le mariage". L’auteur omet de reconnaître, en se limitant au mot "couple", que c’est le couple hétérosexuel qui fait la parenté, que ce soit dans le mariage ou hors de lui.

    9. L’égalité des droits dans les couples, la déconstruction de l’ordre naturel, et la légitimité du mariage sans tenir compte du sexe, font l’économie d’une démonstration. Le droit de se marier est admis parce que c’est une "exigence irrépressible" des homosexuels. Mais le modèle marital virtuel, loin de confirmer l’originalité des pratiques LGBTQI (Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transsexuels, Queer et Intersexe), plagie le modèle hétérosexuel réel du mariage et de la filiation.

    10. Les seules possibilités homosexuelles d’avoir une famille seront l’adoption et l’usage de la Procréation Médicalement Assistée (PMA) ou de la Gestation Pour Autrui (GPA). Mais les enfants de ces couples proviendront toujours de l’union sexuée entre un homme et une femme, c’est-à-dire d’un spermatozoïde, gamète mâle, et d’un ovule, gamète femelle.

    11. Quand Madame Hervieu-Léger conclut que l’adoption homosexuelle deviendra "le paradigme de toute parentalité", elle parodie la thèse de fond des gender studies : "ce qui est en cause, c’est l’hétérosexualité en tant que norme. Il nous faut essayer de penser un monde où l’hétérosexualité ne serait pas normale".

    12. Il n’y a pas de normalité, mais l’homosexualité sera plus normative que l’hétérosexualité. Que deviendront les figures du père et de la mère ? Pensons à l’amour de Camus pour sa mère. Orphelin de père, il était en "Recherche du père", dans Le Premier homme, en écho à Nietzsche : "Quand on n’a pas de bon père, il faut s’en donner un". On peut douter qu’un couple de même sexe mette un enfant en situation de rechercher son père, quand il aura deux mères, ou de trouver sa mère, quand il aura deux pères.

    Jean-François Mattéi - Le Monde

    http://www.actionfrancaise.net

  • L'irresponsabilité politique

    J'entends par « irresponsabilité politique » l'attitude publique inconséquente qui expose à un danger qu'un minimum de réflexion, ou de sens commun, pourrait éviter. Schopenhauer me paraît « irresponsable » au même titre que l'est celui qui abdique toute initiative raisonnée pour s'en remettre à l'impulsion ou au hasard. Je prends aussi l'expression « irresponsabilité politique » dans le sens qu'elle revêt en droit constitutionnel, où elle désigne généralement le fait que, d'après la Constitution, le président de la République n'a pas de comptes à rendre au Parlement. L'irresponsabilité définit alors l'indépendance du souverain qui se trouve, pour une part, exempté de la loi commune, et dispensé de justifier ses faits et gestes. Schopenhauer me paraît avoir formulé un idéal politique fondé justement sur l'irresponsabilité.

    J'en tiendrais pour preuve d'abord la devise qu'il disait avoir adoptée : « Je rends grâce à Dieu tous les jours de ne pas avoir à me préoccuper du Saint-Empire romain germanique. » Devise antihégélienne, si l'on retient de Hegel la consigne d'avoir à penser son temps, et de sacrifier chaque matin à la lecture des journaux qui le livreront. En outre, Schopenhauer a explicitement manifesté sa prédilection pour une constitution politique qui ménage la possibilité d'une souveraine irresponsabilité : dans Parerga et Parali­pomena, il avoue son scepticisme à l'endroit d'une constitution qui serait fondée sur le droit abstrait, c'est-à-dire sur une « base naturelle » (ce que nous identifierions sans doute comme droits de l'homme). Il en conclut à « la nécessité d'un pouvoir concentré en un seul homme, au-dessus même de la loi et du droit, absolument irresponsable, devant lequel tout se courbe, et dont le détenteur est considéré comme un être d'essence supérieure, comme un maître par la grâce de Dieu » (p. 93-94).

    Quelques pages plus loin, Schopenhauer ajoute ceci, qui en dit long sur l'attraction qu'exerce sur lui l'idéal d'irresponsabilité politique : « Les rois constitutionnels ont une ressemblance incontestable avec les dieux d'Épicure, qui goûtent dans les hauteurs de leur empyrée une félicité et un calme parfaits, sans se mêler des affaires humaines » (p. 100). Je rappellerai encore que, dans le même ouvrage, Schopenhauer s'insurge contre l'institution démocratique du jury populaire, en arguant du danger qu'il y a à miser sur une quelconque responsabilité politique chez des êtres « sans culture, pas même capables d'une attention soutenue » (p. 102). À chaque fois, Schopenhauer soutient la sagesse de l'apolitisme contre ceux qui situeraient le progrès de l'espèce humaine dans la prise de conscience et l'exercice de l'intérêt général.

    Qu'on m'entende bien : je ne songe pas à faire reproche à Schopenhauer d'avoir milité en faveur de l'abstention politique. En toute rigueur, la chose est cohérente avec sa philosophie et avec son refus d'une volonté jugée source de toute misère. Il me semble donc que l'irresponsabilité politique est justifiée par la pensée de Schopenhauer et, décrivant tout à l'heure les grandes lignes de son approche du politique, je ne démontrerai pas autre chose.

    Seulement, si je parle d'irresponsabilité politique dans le premier sens que j'ai défini, c'est que Schopenhauer n'a peut-être pas observé la réserve que son apolitisme principiel devait promettre. Le refus du volontarisme ne l'a pas empêché de manifester, comme on sait, des partis pris qui le situèrent, dans l'espace politique, du côté des contre-révolutionnaires : dans les Parerga (livre II, chap. 9), il se définit lui-même comme un « ultra-réactionnaire », ayant horreur des émeutes qui l'assourdissent et le distraient de ses « pensées et travaux impérissables ». Par ailleurs comme tout grand penseur, Schopenhauer doit assumer l'exemplarité de sa pensée – ou, plus exactement, endosser les conséquences axiologiques et les éventuelles bévues qu'elle a induites chez ceux qui s'en sont inspirés. De ce point de vue, je suis frappé de constater combien l'apolitisme de Schopenhauer s'est trouvé revendiqué, au XXe siècle, par des intellectuels engagés dans les luttes de leur temps.

    Paradoxe, ou révélation du caractère inexora­blement politique de cet apolitisme ? Toujours est-il qu'il convient de distinguer 2 attitudes : d'un côté, celle qui prête au refus schopenhauérien du politique un caractère éminemment salutaire dans la tourmente du siècle ; de l'autre, celle qui, après s'être fiée à ce refus, finit par lui reconnaître un caractère hautement pernicieux. J'attribuerai ces 2 attitudes à 2 penseurs qui se dirent tous 2 disciples de Schopenhauer, et furent confrontés aux mêmes drames, c'est-à-dire à la folie national-socialiste­, à l'exil et à la nécessité de comprendre, sinon de justifier, l'irréparable : Max Horkheimer d'une part, Thomas Mann d'autre part seront mes témoins dans la mise en question de l'apolitisme serein de Schopenhauer. Enfin, j'aimerais suggérer que l'attitude ambivalente à l'égard du thème schopenhauérien de l'irresponsabilité politique illustre le dilemme que doivent affronter les intellectuels du XXe siècle.

    Schopenhauer et l'État

    Même un lecteur pressé est capable de percevoir ce qui interdit d'identifier l'œuvre de Schopenhauer à une œuvre politique. Une philosophie politique commence en effet avec la conviction que les choses pourraient être autres qu'elles ne sont, et c'est forte de cette conviction qu'elle doit chercher à légitimer l'action. Certes, en disant cela, on s'expose à rendre difficilement concevable la dimension politique de l'œuvre d'un Spinoza ou d'un Hegel qui, en assurant le triomphe de l'intelligence sur la volonté, n'objectent nul devoir-être à la réalité dont ils rendent rationnellement raison. Je préciserai donc que la philosophie politique suppose au moins l'affirmation de la liberté – que cette liberté nous invite à vouloir que les choses changent ou bien qu'elle nous porte à nous réconcilier avec ce qui est (non pas sur le mode du conformisme, mais sur celui de la sagesse). Or, il n'y a chez Schopenhauer rien qui pourrait permettre d'encourager à la formulation d'un devoir-être, puisque le monde est foncièrement absurde, et rien non plus qui pourrait inciter la liberté à prendre en charge le réel pour le transformer, ou bien seulement le gérer, puisque l'homme est fondamentalement le jouet de la nécessité.

    Comment donc admettre quelque responsabilité que ce soit si l'homme est déterminé par la loi nécessaire qui régit son caractère particulier ? Est-ce à dire que Schopenhauer exclut toute aptitude humaine à la décision ? Bien entendu pas. Le privilège de l'espèce humaine consiste précisément dans la connaissance abstraite qui rend chacun clairvoyant sur les motifs qui l'animent et, par suite, qui le dispose à décider de se soumettre à tel d'entre eux plutôt qu'à tel autre. Transposé sur le terrain de l'action politique, cela ne peut signifier qu'une chose : la volonté n'est jamais libre de m'autodéterminer, et toute décision obéit forcément à des fins irrationnelles. Schopenhauer l'exprime avec force : il n'est de liberté qu'au-delà du phénomène et de l'espace régi par le principe de raison suffisante. Autrement dit, la seule liberté pensable se situe en deçà du principe d'indivi­duation, dans la sphère de la volonté comme chose-en-soi et, à ce niveau, elle ne peut tendre qu'à l'abnégation, qu'à l'autosuppression de l'essence de l'être. À ce titre, elle ne vaut que par la mise en contradiction du phénomène avec lui-même, mais aucunement dans sa prise en charge. C'est dire qu'il n'est jamais de liberté qu'arrachée au sol où la politique aurait un sens.

    Cela ne signifie pas que Schopenhauer accueille le fatalisme comme une position indiscutable : il est bien sûr convaincu que « le consolateur, c'est le fatalisme », qu'il n'est « pas de source plus sûre de consolation que de voir avec une parfaite évidence la nécessité inévitable de ce qui arrive » (MVR, p. 388). Mais ce fatalisme, qui lui offre la « sérénité stoïque », a l'inconvénient, à ses yeux, d'encourager la paresse de ceux qui, voyant un décret du destin dans tout événement, oublient que ce dernier survient toujours dans une chaîne causale sans laquelle il n'apparaîtrait pas. De sorte que le fatalisme résolu, celui qui se sait impuissant devant la souffrance liée aux événements, peut du moins tâcher de s'arracher à l'enchaînement des causes qui en conditionne l'apparition. Ce fatalisme exige bien, à ce titre, une sorte d'ascèse, conforme en cela à l'autonégation de la volonté qui caractérise la liberté. L'essentiel à quoi il invite est de se dominer assez pour renoncer aux entreprises pour lesquelles « la nature nous a médiocrement dotés » – au nombre de ces entreprises, cela va sans dire, Schopenhauer compte les projets politiques.

    La chose est suffisamment claire lorsque Schopenhauer en vient à fustiger l'optimisme et l'humanisme de Rous­seau, ce chantre de la perfectibilité humaine qui justifie la politique progressiste des Lumières. Schopenhauer lui objecte ceci, qui résume son aversion à l'égard de toute conception révolutionnaire : l'optimisme est pernicieux « car il nous représente la vie comme un état désirable, et le bonheur de l'homme comme fin de la vie » (MVR, p. 1348). C'est en quoi, finalement, le fatalisme, qui nous dégage de l'illusion volontariste, est bien le produit d'une conquête de l'intelligence, au point que si la politique appelle l'action – ce dont il est difficile de douter –, alors l'intelligence, telle que la conçoit Schopenhauer, doit œuvrer à la suppression de la politique : « L'intelligence, écrit-il, rend possible la suppression de la volonté, son salut par la liberté, le triomphe sur le monde, l'anéantissement universel » (MVR, p. 416). Bref, nous voilà prévenus : la politique nous rive à l'illusion douloureuse de la volonté ; la seule politique conforme à l'intelligence qui devrait en déraciner le besoin sera une politique de la non-liberté : un despotisme fatalement déresponsabilisant, c'est-à-dire désillusionnant.

    De fait, Schopenhauer n'a jamais varié sur ce point : l'État  est une réalité à laquelle on doit se soumettre comme à un moindre mal ; il n'est en aucune façon une puissance morale ou un éducateur auquel on pourrait se confier. L'expression revient souvent : l'État est une muselière destinée à réduire l'homme à la condition de l'herbivore.

    Le paragraphe 62 du MVR est sans ambiguïté sur ce point. Schopenhauer y procède à la déduction des catégo­ries morales qui vont lui permettre d'envisager le politique comme une conséquence de l'égoïsme. Le fait dont on part consiste, comme on sait, dans la dispersion de la volonté en soi dans la multiplicité des vouloirs individuels. Le problème de l'intersubjectivité sera donc résolu non pas dans l'institution politique, qui pourrait arbitrer rationnellement le conflit des égoïsmes, mais dans une attitude qui appartient à la nature, ainsi que le souligne un supplément au MVR qui définit en ce sens la « sympathie » comme « la manifestation empirique de l'identité métaphysique de la volonté, à travers la multiplicité physique de ses phénomènes » (p. 1369). Autrement dit, c'est au registre du sentiment que Schopenhauer confie le soin de régler la coexistence des hommes. La vertu, qui ne suppose aucune intelligence exceptionnelle, suffirait à ses yeux à assurer la paix sociale, puisqu'elle propose « la connaissance immédiate et intuitive de l'identité métaphysique de tous les êtres » (MVR, p. 1368). On comprend de cette manière que la croyance dans la métempsycose, qui prolonge sur le terrain métaphysique les aperçus de la vertu, puisse détourner totalement de la préoccupation politique. La communauté ne fait pas question pour Schopenhauer.

    Un de ses textes posthumes exprime avec force cette indifférence à l'égard d'une réflexion sur les conditions du bien-vivre ensemble ainsi que la théorie de l'État qui en résulte. La société y est présentée comme oscillant entre le despotisme et l'anarchie. On pourrait dès lors s'attendre à ce que Schopenhauer invitât à la recherche d'un juste milieu. Mais il n'en est rien. S'il faut s'efforcer de stabiliser la société, c'est selon lui à la hauteur du despotisme qu'il est préférable de le faire. L'anarchie doit être, de toute façon, conjurée parce que, dit Schopenhauer, dès qu'elle est possible, elle est réelle, et que ses coups atteignent chaque citoyen quotidiennement ; tandis que le despotisme n'existe qu'a l'état de possibilité et, lorsqu'il agit, il n'at­teint qu'un homme parmi des millions. Et le texte conclut par ces mots : « Aussi toute constitution doit se rapprocher beaucoup plus du despotisme que de l'anarchie : elle doit même contenir une légère possibilité de despotisme » (cité par J. Bourdeau : Pensées et fragments de Schopen­hauer, F. Alcan, 1900, p. 206).

    Un tel texte souligne, s'il était besoin, le fait que Schopenhauer se situe décidément dans le camp de l'anti­réformisme absolu : les hommes étant ce qu'ils sont, la société étant ce qu'elle est, l'État constitue une protection utile contre les conséquences funestes de l'égoïsme, mais absolument pas un instrument qui permettrait d'en supprimer durablement les maux. Le MVR va plus loin dans le refus d'envisager une politique contribuant au progrès de l'espèce humaine : un État idéal, déclare Schopenhauer, qui supprimerait les égoïsmes, ferait naître l'ennui et, avec lui, la douleur d'exister. Réalisé à l'échelle de la planète, cet État instaurerait sans doute la paix perpétuelle dont rêvait Kant, mais il provoquerait par là même une surpopulation désastreuse (MVR, § 62, p. 441). Le philosophe n'a donc rien à attendre de l'État, et le politique rien du philosophe. Seule utopie pour Schopenhauer, « mon utopie platonicienne », comme il dit : « le despotisme des sages et des nobles ».

    Il ne peut en être autrement. Dès lors que l'égoïsme d'où procède l'État est défini métaphysiquement (et non mora­lement), il interdit toute possibilité de réforme. Cette définition est bien connue : l'égoïsme résulte du principe d'individuation qui contraint la volonté en soi à s'incarner dans l'espace et dans le temps. Chaque volonté incarnée, identifiable dans un corps, conservera de la volonté en soi dont elle est issue un appétit sans limites, une soif inextinguible de dominer (MVR, § 61, p. 418-419). Que faire, dès lors ? Précisément rien : toute action reflète la volonté (MVR, p. 381), et c'est de cette volonté qu'il faut se débarrasser pour s'épargner les douleurs attachées à l'égoïsme. Ne plus agir devient donc une consigne. Dans ce contexte, il va de soi que l'État, qui est destiné à garantir l'intégrité de la volonté, c'est-à-dire à maintenir les égoïsmes dans leurs limites, sera tenu d'agir le moins possible. Il devra réagir contre l'injustice, qui porte atteinte à la volonté d'autrui telle qu'elle réside dans son corps ou dans sa propriété, mais se garder de toute prétention moralisa­trice   : il est voué à n'« imposer aux gens rien qui ne soit négatif ». Le droit, qu'il n'a certes pas inventé (puisqu'il est contemporain de l'affirmation brute de la volonté), mais qu'il doit garantir, se limite à nier ce qui menace de nier ma volonté.

    À ce titre, l'État policé n'a rien d'une puissance morale même si, extérieurement, il semble assurer ce que la moralité devrait obtenir. L'État, écrit Schopenhauer, n'a pas « la folle prétention de détruire le penchant des gens à l'injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l'injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c'est un châtiment inévitable ; aussi le code criminel n'est-il qu'un recueil, aussi complet qu'il se peut, de contre-motifs destinés à prévenir toutes les actions coupables qu'on a pu prévoir ; seulement actions et contre-motifs y sont exprimés en termes abstraits ; à chacun d'en faire, le cas échéant, l'application concrète » (MVR, p. 433-434). Voilà comment Schopenhauer entend couper, contre Kant, l'État de la morale, tout en admettant que la théorie de l'État ait à emprunter à la morale ses notions du juste et de l'injuste, c'est-à-dire ses déterminations des limites de la volonté individuelle. Quoi qu'il en soit, l'État de Schopenhauer reste un État gendarme. À tout prendre, il doit demeurer dirigé contre les imperfections des hommes, mais il ne doit assurément pas accaparer l'esprit du philosophe. Nietzsche a, sur ce point, traduit le fond de la pensée antipolitique de Schopenhauer dans le texte d'Aurore intitulé « Aussi peu d'État que possible » :

        « Toutes les situations politiques et sociales ne méritent pas que ce soient justement les esprits les plus doués qui aient le droit de s'en occuper et qui y soient forcés : un tel gaspillage des esprits est en somme plus grave qu'un état de misère. La politique est le champ de travail pour des cerveaux plus médiocres, et ce champ de travail ne devrait pas être ouvert à d'autres : que la machine s'en aille plutôt en morceaux une fois de plus ! Mais telles que les choses se présentent aujourd'hui, où non seulement tous croient devoir savoir chaque jour ce qui se passe, mais où chacun veut encore y être actif à tout instant, et abandonne pour cela son propre travail, elles sont une grande et ridicule folie. On paye la "sécurité publique" beaucoup trop cher à ce prix... » (§ 179).

    Il n'est pas dans mon intention d'aller plus avant dans l'explication des rapports de Nietzsche avec Schopenhauer. Je dirai seulement que Max Horkheimer et Thomas Mann semblent avoir considéré, eux aussi, l'auteur du Monde comme... comme un éducateur. Sur ce plan, à n'en pas douter, ils ont dû lui prêter les vertus que la troisième Considération inactuelle de Nietzsche avait décrites. Ils ont dû se laisser convaincre par l'idée que Schopenhauer propose un modèle d'homme héroïque, c'est-à-dire qui « n'espère plus rien de lui-même et exige simplement de pénétrer jusqu'au fond désespéré de toutes choses » (p. 81).

    Nietzsche a vraisemblablement contribué à façonner l'image de Schopenhauer que la génération des intellectuels allemands de l'entre-deux-guerres va cultiver. Dans le désert moral et spirituel qui résulte de l'hégémonie grandissante des sciences et des techniques, Schopenhauer nous apprend, dit Nietzsche, à connaître le temps et surtout à lutter contre lui. La philosophie de Schopen­hauer est une école d'intempestivité. À cet égard, elle affronte l'impuissance et la vanité de la politique à réaliser le bonheur des hommes : « Toute philosophie, écrit Nietzsche, qui croit écarter ou même résoudre à l'aide d'un événement politique le problème de l'existence, n'est qu'une caricature et un succédané de la philosophie » (p. 63).

    Ainsi est-il clair qu'auprès de Schopenhauer on ne saurait apprendre autre chose qu'à mépriser l'engagement politique. Reste que certains intellectuels, au sens qu'inaugurent, en France, l'affaire Dreyfus et, en Allemagne, l'assassinat de Rathenau en 1922 (dixit Thomas Mann), n'ont pas caché l'importance qu'eut Schopenhauer dans leur prise de conscience politique...

    Horkheimer et Schopenhauer

    Martin Jay, le biographe de l'école de Francfort, rap­porte que le premier livre de philosophie que lut Horkhei­mer fut les Aphorismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer. Il faut croire que cette première lecture fut marquante, puisque la référence à Schopenhauer ne quit­tera pas l'œuvre ultérieure du directeur de l'Institut de recherches sociales. En 1968, celui-ci l'exprime sans amba­ges : « Je suis redevable à Schopenhauer de mon premier contact avec la philosophie ; en dépit de mon opposition politique avec lui, ni mes rapports avec la philosophie de Hegel et de Marx, ni ma volonté de comprendre et de transformer la réalité sociale n'ont pu effacer l'empreinte de sa pensée. » Et ailleurs, il rappellera que la « théorie critique » est née sous l'inspiration conjuguée de Marx et de Schopenhauer.

    Les rapports de Horkheimer à Schopenhauer ne sont pas simples et ont donné lieu, chez les commentateurs, à malentendus. Horkheimer laisse en effet imaginer que la philosophie de Schopenhauer peut indifféremment accom­pagner une pensée engagée, ou une pensée dégagée du souci de la politique. Le texte de 1968 que je viens de citer le dit : « en dépit de mon opposition politique avec lui », il a tenu une grande place dans le projet de « transformer la réalité sociale » qui caractérisa la « théorie critique ».

    Ce qui rend la chose complexe, c'est que l'itinéraire de Horkheimer ne paraît pas soumettre la référence à Scho­penhauer à quelque évolution que ce soit : du début à la fin, l'auteur du Monde comme... est invoqué comme le penseur du pessimisme radical – alors que, dans le même temps, Horkheimer passera d'un marxisme révolutionnaire (soutenu par un « optimisme pratique ») à un désengagement désabusé envers l'illusion révolutionnaire. La difficulté consiste donc dans le fait que Schopenhauer semble pouvoir intervenir aussi bien en contrepoint d'un marxisme militant que cautionner un repli libéral sur une défense de l'individu opprimé par la condition politique. L'irresponsabilité politique de la phi­losophie schopenhauérienne tiendrait alors à l'indifférence, à l'indécidabilité qui la caractérise, puisqu'on constate qu'elle demeure une référence intangible malgré les trans­formations radicales qui affectent l'attitude d'abord enga­gée d'un intellectuel comme Horkheimer.

    Sans doute faut-il tenter de décrire les choses plus précisément et, en premier lieu, d'expliquer la façon dont Schopenhauer pénètre une pensée qui se proclame d'abord au service de la révolution.

    Il ne fait aucun doute qu'un pessimisme métaphysique accompagne les premières tentatives philosophiques de Horkheimer. Vers la fin de sa vie, en 1960, il décrit encore l'actualité de la pensée de Schopenhauer en disant qu'elle est « tellement de ce temps qu'elle appartient instinctive­ment à la jeunesse ». De fait, les spécialistes de Horkhei­mer identifient sans difficulté la jeunesse schopenhaué­rienne du théoricien de Francfort ; ils soutiennent en outre, textes à l'appui, qu'il n'a jamais renié cette jeunesse impressionnée par la description de la douleur d'exister.

    Seulement, si l'on veut comprendre comment Schopen­hauer va bien pouvoir accompagner un itinéraire intellec­tuel au sein du marxisme, il faut supposer une certaine lecture du Monde comme... Il faut supposer que le pessimisme ne signifie pas la résignation à l'ordre du monde et que l'héroïsme que fonde Schopenhauer, selon Nietzsche, peut être plus militant qu'esthétique. Toujours en 1960, Horkheimer donne à comprendre que la philosophie de son maître à penser de toujours lui a révélé la vanité de toute transcendance, et donc la nécessité d'œuvrer dans le temps pour soulager la douleur de vivre. Alfred Schmidt cite ce texte dans un article paru dans les Archives de philosophie (avril juin 1986) :

        « La doctrine de la volonté aveugle, considérée comme l'éternel, enlève au monde l'illusion que lui donnait l'ancienne métaphysique de reposer sur une base en or. Du fait qu'à l'opposé du positivisme cette doctrine formule la négativité et l'intègre à sa pensée, elle permet de dégager le thème qui fait pendant à la solidarité des hommes et des êtres en général : le délaissement. Jamais aucune détresse ne trouve de compensation dans l'au-delà. Le désir d'y remédier dans la vie présente vient de l'incapacité à la supporter dans la pleine conscience de cette malédiction quand s'offre la possibilité d'y mettre fin. Soutenir le temporel contre la cruauté de l'éternel, telle est la défini­tion de la morale chez Schopenhauer. »

    On se dira qu'on a ici affaire à une inflexion de la philosophie de Schopenhauer dans le sens d'un activisme bien peu conforme à son esprit. Schopenhauer est lu en un sens qui rompt avec la lecture qu'en fait Nietzsche, et peut-être aussi en un sens qui s'inspire des enseignements du même Nietzsche : la philosophie du MVR nous débar­rasse de toute transcendance (on sait que Nietzsche lui reprochait de retomber dans l'idéologie du salut) ; elle nous enjoint de retrouver « le sens de la terre » (selon l'expres­sion de Nietzsche qui a connu bien des vicissitudes). Bref, le pessimisme de Schopenhauer est reçu dans le contexte d'une vision matérialiste du monde, ce que rappelle Hork­heimer en 1968 : « Le pessimisme métaphysique, facteur de toute pensée authentiquement matérialiste, m'a toujours été familier » ; il va par conséquent fonctionner chez Horkheimer comme une objection sans idéal au réel, comme le mobile qui jette dans l'action les « sans espoir » évoqués par la fameuse formule de Benjamin. Par là même, Schopenhauer intervient dans une démarche qui assume la responsabilité du monde (les tard-venus que nous sommes ont « une dette à l'égard de l'humanité » et il faut la lui payer en travaillant à une société meilleure dont on ne saurait cependant jamais dessiner l'idéal). À cet égard, il est du devoir du philosophe schopenhauérien d'investir le terrain politique.

    Voilà donc le penseur, qui nous apparaissait tout à l'heure comme le chantre de la démobilisation, proclamé adversaire de toute résignation. Il ne lui reste plus qu'à trouver en Marx un allié pour constituer une conception révolutionnaire du monde. Le pessimisme métaphysique composera donc avec un certain optimisme pratique – celui que suppose le marxisme – pour justifier l'engage­ment de la « théorie critique » dans le camp de la révolution sociale. Par rapport à Schopenhauer, il est évident que ce pessimisme doit recevoir une acception bien particulière – en l'occurrence : concerner le temps passé mais pas l'avenir. C'est en effet de cette façon que Hork­heimer le soutient en 1933, dans Matérialisme et Révolu­tion :

        « Quel que soit son optimisme quant aux possibilités de transformer l'ordre établi, quelque valeur qu'il accorde au bonheur que procurent la solidarité et la part prise à l'œuvre de transformation, le matérialisme comporte donc une composante pessimiste. L'injustice passée ne sera jamais réparée. Rien ne compensera jamais les souffrances des générations disparues. Mais tandis que les philosophies idéalistes d'aujourd'hui, sous les espèces du fatalisme et de la philosophie de la décadence, tournent leur pessimisme vers l'existence terrestre, présente et future, et affirment qu'il est impossible d'assurer à l'avenir le bonheur de tous, la tristesse inhérente au matérialisme porte sur les événe­ments du passé » (Théorie traditionnelle et théorie critique, p. 110-111).

    La chose est donc claire : ce qui a eu lieu ne saurait être oublié et doit même faire l'objet d'une inces­sante critique mais la tristesse s'arrête là où commence le présent, qui doit engager à faire advenir la rédemption dans l'Histoire. Est-il abusif de dire ici que le pessimisme d'Horkheimer paraît rien moins que radical Le théoricien de Francfort ne semble conserver de sa jeunesse schopen­hauérienne qu'une impatience à l'égard de la souffrance du monde - impatience justement requise pour le porter à la révolution.

    On sait toutefois que le marxisme de la théorie critique s'estompera, qu'il se révélera, dès la fin des années 30, comme une véritable impasse. Chez Horkheimer, chez Adorno, Marx sera bientôt considéré comme le penseur d'une histoire au cours inéluctable et comme un philoso­phe complice de l'étouffement métaphysique du particulier sous l'universel. Le stalinisme apparaîtra dans ce contexte comme l'issue logique du marxisme. Dès lors, Schopen­hauer restera seul en lice, si l'on peut dire.

    Horkheimer, désabusé sur les chances d'une révolution, se déclare en faveur d'un « humanisme actif », susceptible de sauvegarder les valeurs de l'individu. Il a alors besoin du modèle d'une pensée de l'altérité, permettant d'affron­ter la barbarie du siècle et de s'opposer à l'hégémonie d'une rationalité homogénéisante, à l'avènement d'un monde totalement administré. Schopenhauer lui offre ce modèle : un Schopenhauer approfondi, et dont l'attitude politique n'éveille plus de réserve. À la fin des années 60, Horkheimer ne craint pas d'être rangé parmi les réaction­naires ; il s'agit de sauvegarder un héritage culturel favora­ble à l'individu à présent menacé, et non plus de contribuer à ce qui apparaît désormais comme une dangereuse fuite en avant : « Le vrai conservateur est, dit-il en 1970, sinon toujours, du moins dans bien des cas, plus près du vrai révolutionnaire que du fasciste et le vrai révolutionnaire, plus près du vrai conservateur que de ce qui se nomme aujourd'hui communisme » (« La théorie critique hier et aujourd'hui » in Théorie critique, p. 368-369).

    Reste à déterminer quel est ce Schopenhauer qui survit à l'engagement révolutionnaire marxiste et qui va, en quel­que sorte, offrir sa caution à la démobilisation de la « théorie critique ».

    En premier lieu, il s'agit, comme je viens de le suggérer, d'un Schopenhauer auquel on ne songe plus à reprocher son attitude politique conservatrice et même réactionnaire. Dès 1937, Horkheimer reconnaissait qu'il savait où se situait le mal que le politique devait combattre, mais qu'il ignorait où situer au juste le bien. Il n'empêche qu'à l'époque il avait le sentiment que le marxisme ouvrait des perspectives. Mais, dans les années 60, il n'en est plus de même, de sorte qu'on voit mal au nom de quoi l'inertie politique de Schopenhauer pourrait bien être contestée. Mieux : on voit mal comment Horkheimer pourrait ne pas adhérer à l'invitation schopenhauérienne à renoncer à l'action, lui qui constate, en 1970, que « le progrès se paie de choses négatives et effroyables » (Théorie critique, p. 362). La déresponsabilisation politique à laquelle porte la philosophie du Monde comme... semble devoir éveiller un écho dans l'attitude désillu­sionnée du vieil Horkheimer.

    En second lieu, le Schopenhauer dont la sagesse est convoquée au moment du bilan de la « théorie critique » est le philosophe auquel Nietzsche reprochait de n'avoir pas su se priver des facilités d'une conception religieuse du monde, c'est-à-dire de la perspective d'une consolation. En 1970, Horkheimer écrit ceci : « Il y a deux théories de la religion qui sont décisives pour la " théorie critique" aujourd'hui, bien que sous une forme modifiée : la pre­mière est celle qu'un grand, qu'un immense philosophe a désignée comme la plus grande intuition de tous les temps : la doctrine du péché originel » – la seconde étant l'inter­diction de se faire quelque image de Dieu, c'est-à-dire du Bien absolu (Théorie critique, p. 361).

    Je m'en tiendrai au premier point : Schopenhauer sert ici de légitimation à la doctrine de l'Ancien Testament, et cette doctrine invite à affronter le mal comme inéluctable. Horkheimer n'a certes pas tort de souligner la place qu'occupe chez Schopen­hauer la doctrine du péché originel : le MVR la convoque chaque fois qu'il s'agit de ruiner l'optimisme (ex. § 59, p. 411, 414-415). Et Schopenhauer ne manque pas de la saluer comme une vérité métaphysique :

        « En considérant l'homme comme un être dont l'existence est un châtiment et une expiation, on l'aperçoit déjà sous un jour plus vrai. Le mythe du péché et de la chute est le seul de l'Ancien Testament auquel je puisse reconnaître une vérité méta­physique, bien que purement allégorique ; bien plus, il est même le seul qui me réconcilie avec l'Ancien Testament » (MVR, p. 1343).

    Horkheimer aurait pu aller plus loin dans le sens de l'antivolontarisme politique qu'exprime ici la référence à la doctrine chrétienne ; il aurait pu en effet invoquer la doctrine brahmanique et bouddhique de la métempsycose qui justifie, aux yeux de Schopenhauer, qu'on ne se mette pas en tête de forcer le destin : « Ce monde, lit-on dans les Parerga (tome II, p. 60-61), n'est donc pas simplement un champ de bataille dont les victoires et les défaites obtiendront des prix dans un monde futur ; il est déjà lui-même le jugement dernier où chacun apporte avec soi récompense et honte, suivant ses mérites ». Comment ne pas conclure que, de ce point de vue, tout engagement politique est irresponsable – au même titre que le fanatisme chrétien, d'ailleurs, que Scho­penhauer taxe lui-même, dans les Parerga (p. 57), d'« irres­ponsable » ?

    En dernier lieu, la référence à Schopenhauer qui habite les derniers textes de Horkheimer consacre la fin de la détermination politique qui fut jadis celle de la « théorie critique ». Elle concerne le thème de la souffrance et de la pitié. Horkheimer la traduit en termes théologiques comme le désir nostalgique qu'il y ait un Autre apportant au moins la paix, après la mort, aux victimes innocentes (Théorie critique, p. 362). Schopenhauer demeure ici comme le penseur de l'irréconciliation du particulier avec l'universel, puisqu'il tient la souffrance pour l'essentiel, et il annonce aussi la consolation grâce au retour vers une unité originelle. C'est ainsi que Horkheimer peut affirmer : « Chez Schopenhauer, pour autant que je puisse en juger, le pessimisme n'est pas aussi absolu que le justifierait la situation présente » ; et il ajoute que le bouddhisme est le gage d'un retour au sein d'une communauté – la volonté en soi – qui « constitue une sorte de rédemption » proche du christianisme (cité par G. Raulet dans les Archives de philosophie, avril-juin 1986). Schopenhauer apparaît donc porteur d'une promesse de réconciliation qui n'exige pas, loin s'en faut, l'entreprise politique.

    Sur le tard, Horkhei­mer retrouve intact le Schopenhauer de sa jeunesse, celui qui invitait à une morale fondée sur la compassion et la pitié, et postulait l'unité fondamentale de toutes les créatu­res vivantes. Alfred Schmidt cite des textes de jeunesse, dans lesquels Horkheimer déduit de ses lectures de Scho­penhauer l'idée que l'injustice commise appelle inéluctable­ment son châtiment puisqu'elle lèse une volonté une : « Le persécuteur et le persécuté sont un », écrit Horkheimer qui formule ici l'idée de la solidarité fondée sur le thème de l'unité de l'essence des êtres par-delà les différences appa­rentes.

    Que Horkheimer achève son œuvre en invoquant, derrière le désir nostalgique d'un Autre réconciliateur, cette solidarité foncière et rédemptrice ne souligne que davantage combien la visée d'une politique soucieuse d'émancipation universelle a cessé de l'animer. Cela le coupe-t-il décidément de toute responsabilité politique ? Oui, si l'on entend par là que le philosophe aurait à assumer le monde tel qu'il va. Non, si l'on considère que l'investissement dans les « choses plus concrètes », c'est­-à-dire à portée d'individu, relaie pour le meilleur l'engage­ment dans la cause révolutionnaire. Les derniers mots de Horkheimer dans Théorie critique vont dans ce second sens, invitant à ce qu'Adorno appelle la « micrologie ».

    Thomas Mann et Schopenhauer

    Avec Thomas Mann, les données sont plus tranchées. Il a grandi avec Schopenhauer en tête et, au moment où il découvre la responsabilité politique qui incombe à l’écrivain, il admet la nécessité d'avoir à rompre avec le philosophe de sa jeunesse. Comme Horkheimer, T. Mann fait de Schopen­hauer son maître à penser. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il affirme encore que le philosophe a doté sa génération d'une identité. Schopenhauer constitue « l'at­mosphère familière de notre jeunesse, à nous qui avons aujourd'hui plus de 60 ans » (« Schopenhauer », in Les Maîtres, Grasset, 1979, p. 203). Dès la Première Guerre mondiale, Mann a consacré des pages de ses Considéra­tions d'un apolitique à saluer en Schopenhauer l'inégalable modèle dont la jeunesse allemande a eu besoin pour grandir :

        « Je crois voir sous mes yeux la petite chambre haut perchée d'une banlieue où, il y a seize ans, allongé à longueur de journée sur un fauteuil-chaise longue ou canapé, aux formes bizarres, je lisais Le Monde comme volonté et comme représentation. Ma jeunesse solitaire, irrégulière, amoureuse du monde et de la mort - comme elle savourait le philtre de cette métaphysique, dont l'es­sence la plus profonde est l'érotisme, et où je reconnaissais la source spirituelle de la musique du Tristan ! » (Considé­rations d'un apolitique, Grasset, 1979, p. 69).

    Aucune ambiguïté : Schopenhauer est bien perçu alors comme celui qui dispense la jeunesse d'avoir à refaire le monde. « La philosophie schopenhauérienne de la volonté, dit T. Mann, était dépourvue de toute volonté au service de ce qui est souhaitable ; elle ne s'intéressait absolument pas au social et au politique. Sa pitié était un moyen de salut, pas de perfectionnement en un sens spirituel et politique qui s'opposât à la réalité » (p. 29). Je précise que cette pitié est explicitement écartée par T. Mann de toute interprétation qui pourrait l'ériger en fondement du lien social. Cela était à préciser pour que l'« atmosphère » de cette jeunesse qu'a bercée Schopen­hauer soit résolument dégagée de l'attirance pour les idéaux par laquelle Hegel, par ex., caractérise la sienne. Formés au Monde comme..., c'est bien dans le confort de l'irresponsabilité politique que Mann et sa génération ont grandi.

    Schopenhauer constitue effectivement, dans ce contexte, une caution intellectuelle privilégiée. Son apolitisme est présenté comme une sauvegarde contre la folie du temps. Il justifie la résistance au patriotisme (dont Mann dit quelque part qu'il n'est guère séant, même en temps de guerre), et il résume les réticences éprouvées par un esprit aristocratique à l'égard de la démocratie (cf. Considérations, p. 201). Il est vrai que Schopenhauer n'est pas la seule référence qui soutient l'apolitisme de Thomas Mann à la fin des an­nées 20 : Nietzsche est aussi constamment sollicité, comme penseur farouchement opposé aux préoccupations politi­ques, et que les Français voudraient d'ailleurs abusivement politiser. Wagner est également présent, notamment pour sa hargne contre l'idée de souveraineté du peuple : « Pour­quoi détestait-il la démocratie ? – demande Mann à son sujet. Parce qu'il haïssait la politique et reconnaissait l' identité de la politique et du démocratisme » (p. 110). La violence des sentiments en moins, T. Mann partage l'attitude du musicien, et puise chez Nietzsche comme chez Schopen­hauer des arguments allant dans le même sens.

    Les Considérations d'un apolitique témoignent d'une lec­ture attentive du chapitre intitulé « Droit et politique » dans Parerga et Paralipomena : Mann suit pas à pas la lettre du texte qui délivre la conception schopenhauérienne de l'État. L'accent est mis d'emblée sur le cynisme de l'attitude qui consiste à déduire l'État de l'égoïsme, et sur l'idéal d'irresponsabilité politique que devrait incarner, selon Schopenhauer, le souverain parfait. T. Mann ne manque pas de souligner à l'occasion le caractère parfois irrationnel, c'est-à-dire « passionnel », des posi­tions de Schopenhauer à l'égard de la politique. Mais ce n'est jamais pour s'en démarquer vraiment. Contre les républicains, contre les intellectuels suffisants, contre les « magisters de la Révolution », il adopte, jusqu'à la provocation, les thèses du philosophe (p. 116). Il évoque, apparemment sans s'en formaliser, certains épisodes de la vie de Schopenhauer qui, on le verra bientôt, lui feront plus tard problème. Il les interprète, en 1918, comme le signe d'un esprit libre, dégagé du poids de responsabilité dont s'honorent les intellectuels qualifiés par lui quelque­fois de « dreyfusards ».

    Les outrances de Schopenhauer sont donc accueillies comme « un défi, un sarcasme, une négation non seule­ment du libéralisme et de la révolution, mais de la politique elle-même ». Bref, Schopenhauer a « un sens antipolitique » qui, aux yeux de Mann, est typiquement allemand. C'est dire que la folie de la guerre qui se déroule au moment où Mann rédige ses Considérations est imputée à la méconnaissance dans laquelle on demeure du philoso­phe du Monde comme..., à l'ignorance dans laquelle on se tient de son enseignement « parfaitement arévolutionnaire » et « apolitique » et, sans doute, au mépris que l'on témoigne à l'aristocratisme qui s'exprime dans son individualisme radical (p. 118).

    Auprès de Schopenhauer, T. Mann nourrit donc un antivolontarisme foncier qui lui permet, à l'occasion, de fustiger les idéologies du progrès. Le cours des choses obéit à des ressorts que personne ne peut prétendre avoir tendus, et le progrès vers le mieux, vers un bonheur universel, est proprement  une fable pour béotiens. Est-ce à dire que Mann refuse toute liberté ? Bien entendu pas, car cela , ruinerait les notions morales de faute et de mérite auxquel­les il tient (cf. p. 119). Mais il situe la liberté, conformé­ment à Schopenhauer, uniquement dans un au-delà du phénomène : la liberté, écrit-il en commentant le philoso­phe, « ne réside pas dans l'operari mais dans l'esse – donc il existe une nécessité, une détermination inéluctable dans l'action, mais l'être est originellement et métaphysiquement libre. L'homme qui en tant que caractère empirique a commis un acte coupable pourrait avoir agi nécessairement ainsi, sous l'influence de mobiles définis, mais il aurait pu être autrement – et le poinçon de la conscience aussi se rapporte à l'être, non à l'action » (p. 119). Cela suffit à disqualifier les prétentions de l'action politique et à justi­fier cependant celles d'un État chargé d'appliquer le châti­ment au criminel.

    Le volontarisme récusé, on comprend que T. Mann puisse redouter que l'État de son temps ne se coupe de plus en plus de sa vocation métaphysique pour s'enga­ger dans les voies du réformisme social. Il y a là une critique globale qui s'administre au nom de la sagesse exprimée par Schopenhauer dans l'équation : courage = patience (p. 131). J'ajouterai, pour compléter le portrait de l'écrivain admirateur du philosophe de la volonté malheureuse, qu'il s'agit en fait, pour lui, de défendre des valeurs perverties dans le contexte du début du siècle :

        « Je me préoccupe ici, écrit-il, du sens et de l'esprit du bourgeoisisme allemand. Je me préoccupe de rétablir la notion du bourgeois même, dans sa pureté et sa dignité, après qu'elle a été corrompue, de la façon la plus honteuse, par des gens de lettres vivant et œuvrant dans un monde de notions transposées » (p. 121).

    Ce monde, la suite du texte le précise, est celui de l'utilitarisme, de la mesquinerie, et de l'autosatisfaction. On pourrait contester le recours fait ici à Schopenhauer dans cette défense du bourgeois. Mann invoque en effet la figure du romantique individualiste et suprapolitique, mais il oublie que Schopenhauer célèbre aussi, dans le bour­geois, les vertus frileuses de l'épargne et le dégoût de la prodigalité qui borne au présent, compromet l'avenir et excite les sens. Autrement dit, il ne s'arrête pas au fait que le philosophe, qu'il convoque pour soutenir sa réhabilita­tion du bourgeois étranger aux vicissitudes du pouvoir, est suspect d'avoir prononcé l'éloge de la mesquinerie au service de la conservation de soi.

    Au terme de ce bref parcours, l'ascendant exercé par Schopenhauer sur le jeune T. Mann (si l'on peut dire, puisqu'il a, à l'époque, 40 ans) peut se résumer simplement : le philosophe exemplifie l'attitude détachée par rapport au réel – attitude à laquelle l'écrivain, pris dans la tourmente du conflit franco-germanique, craint précisément de devoir renoncer. « Être un politicien, déclare-t-il, est la seule possibilité de ne pas être un esthète » (p. 192-193). Cela signifie que si l'on contraint l'homme de lettres à entrer dans l'arène politique, il devra renoncer à lui-même. En ce sens, Schopenhauer incarne le modèle de l'esthète auquel il faut coûte que coûte s'atta­cher et, avec lui, on doit préférer les œuvres aux actions, c'est-à-dire l'immortel au temporel (p. 195). La chose pourrait être dite dans les termes de Julien Benda : le clerc doit résister à la trahison à laquelle les urgences de l'histoire l'invitent. « La politique rend grossier, vulgaire, stupide. L'envie, l'insolence, la convoitise sont tout ce qu'elle enseigne. Seule l'éducation de l'âme libère. Les institutions comptent peu, les opinions comptent pour tout. Améliore-toi! et tout ira mieux » (p. 222). « L'art est irresponsable », dit encore Mann pour dénoncer l'ère du temps qui porte à politiser l'esthétique (p. 454).

    Au fond, on peut concéder à T. Mann que ce n'est effectivement pas la démocratie que vise son combat (« Je ne combats pas la démocratie », précise-t-il p. 278), mais la vulgarité et l'absurdité du geste politique en général qui consiste, pour l'être fini et imparfait, à prétendre rectifier ce qui est et à imposer à tous ses illusions :

        « Ce qui me révolte est l'apparition de l'intellectuel satisfait, qui a fait du monde un système placé sous le signe de la pensée démocratique et vit à présent en ergoteur, en détenteur du droit » (p. 279).

    Le refus de la politisation de l'esprit ne manifeste donc pas quelque résignation désabusée mais avant tout la résistance esthétique plus que morale aux illusions platement prométhéennes qui sous-tendent la démocratie :

        « Notre attitude envers ce qui selon nous est inévitable peut-elle être réellement seulement passive, rési­gnée ? Ou peut-être pas tout à fait ? N'est-elle pas positive, n'acquiert-elle pas un peu de couleur et de chaleur, du moins dans la mesure où nous désapprouvons la déraison qui songe à empêcher le nécessaire de s'accomplir ? » (p. 278).

    On voit que la référence à Schopenhauer, ici implicite, permet de mettre ce qui pourrait apparaître comme une attitude cynique sur le compte d'une pathéti­que lucidité. Vingt ans plus tard, c'est encore de clairvoyance que T. Mann va parler, sauf que celle-ci ne détournera plus du politique, mais, au contraire, de Schopenhauer... À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il n'est plus temps de brandir l'image du bourgeois apolitique et esthète pour faire pièce aux délires nationalistes et guerriers. La république de Weimar était favorable aux intellectuels, le national-socialisme n'est pas disposé à les préserver dans leur cléricature éternelle. L'heure est donc à la mobilisation forcée ou, si l'on préfère, à l'engagement.

    T. Mann évalue dès lors l'aveuglement auquel il a cédé lorsqu'il prônait l'irresponsabilité politique. Il décou­vre, en 1939, que l'intérêt de tout homme de lettres consiste dans la direction démocratique, et lorsqu'il écrit que « l'apolitisme, c'est tout simplement l'antidémocratie » (« Culture et politique », Les Maîtres, p. 225), ce n'est plus pour le présenter comme une vertu. T. Mann com­prend désormais que le politique et le social « forment un des domaines de l'humain » que l'esprit doit intégrer à sa culture. Il faut politiser l'esprit, car « le malheureux destin de l'histoire allemande » est précisément une conséquence de l'apolitisme.

    À dire vrai, Mann ne découvre pas la politique seule­ment à la veille de la guerre, mais ce qui se révèle à lui, c'est le poids politique que constitue, nolens volens, l'œuvre intellectuelle. Ainsi, il a lui-même à expier, d'une certaine façon, l'irresponsabilité qui l'a conduit, en 1928, à émettre le vœu d'une « révolution conservatrice » – d'« une alliance et d'un pacte entre l'idée de culture conservatrice et celle de société révolutionnaire – entre la Grèce et Moscou ». À l'époque, il formulait cette conception en disant qu'« il faudrait que Marx ait lu Hölderlin » (cf. « Culture et socialisme », 1928 in L'Artiste et la Société, Grasset). Propos inconsidérés, estime Mann en 1939, au moment où la propagande nazie érige la « révo­lution conservatrice » en mot d'ordre, et où Hölderlin est récupéré par le IIIe Reich (sur ce dernier point, voir l'entretien avec Robert Minder publié dans Le Magazine littéraire d'octobre 1976).

    Dans ce climat propice à l'autocritique, il s'impose que l'indifférence de Schopenhauer à l'égard de l'État n'est plus considérée comme positive. Elle constitue le revers d'un « conservatisme politique » (p. 209) équivalant au fond à une déification de l'État aussi complète que celle reprochée à Hegel. Toute la tradition intellectuelle alle­mande est relue, et accusée par T. Mann d'avoir contribué aux malheurs du présent – Gœthe le premier, pour avoir cru défendre la liberté morale en prêchant l'indifférence politique.

        « L'absence de volonté politique – écrit Mann –, dans le concept culturel allemand, son antidé­mocratisme se sont terriblement vengés : ils ont fait de l'esprit allemand la victime d'un absolutisme étatique qui le dépouille de la liberté morale comme de la liberté civique » (p. 226).

    Voilà donc comment le bourgeois cultivé et l'intellectuel ont laissé s'installer la terreur politi­que en se voulant libérés de la chose politique. Pour avoir méprisé ces parties de l'humain que sont le social et le politique, on se retrouve opprimé par ces parties hypertro­phiées dans l'État totalitaire. L'apolitisme a donc été le ferment qui a levé les masses et organisé le régime nazi. À force de chercher la délivrance dans la pensée (et surtout dans la philosophie de Schopenhauer), on se retrouve asservis dans le réel.

    Pour le coup, le regard porté sur Nietzsche ou sur Schopenhauer se durcit : du premier, Mann dira en 1947 qu'il l'avait toujours mal lu, qu'il aurait dû y déchiffrer l'annonce (mais pas nécessairement la justification) du fascisme et non pas le tenir comme le prototype du parfait « esthète théorique » ; il aurait dû mesurer les risques que comporte le refus nietzschéen de la morale au nom de la vie, de l'éthique au nom de l'esthétique (cf. « La philoso­phie de Nietzsche à la lumière de notre expérience », 1947 in Les Maîtres, pp. 231-264).

    En ce qui concerne Schopenhauer, le jugement est encore plus sévère – à la mesure sans doute de l'aveugle adhésion dont il fut l'objet. Il devient clair que son apolitisme débouche sur la négation violente du politique on quoi consiste tout régime oppressif. De sorte que ce qui paraissait anodin en 1918 prend un singulier relief : l'attitude de Schopenhauer au cours de la révolution de 1848, qui était évoquée jusqu'à présent comme l'indice d'une salutaire résistance a la démagogie, devient la mani­festation  de cette inqualifiable dévotion aux pouvoirs établis que réclame aujourd'hui l'État totalitaire. L'anec­dote en question a trait, comme on sait, aux termes d'une lettre de Schopenhauer datant du 2 mars 1849 – lettre que je voudrais citer car, dans le contexte du début du siècle, elle fut fréquemment évoquée (par ex. par Charles Andler dans son Nietzsche, tome I, p. 103) comme le témoignage de l'irresponsabilité du philosophe :

        « Quelles épreuves n'avons-nous pas traverses ! écrit Schopenhauer au docteur Frauenstädt, figurez-vous au 18 septembre une barricade sur le pont, et la canaille mas­sée devant devant ma maison, visant et tirant sur la troupe, et la maison ébranlée par la fusillade. Tout à coup, voix et détonations devant la porte de ma chambre fermée à clef ; que c'est la canaille souveraine, je pousse le verrou : on frappe à coups redoubles ; puis j'entends la petite voix de ma bonne : "C'est seulement quelques Autrichiens !" Aussitôt j'ouvre à ces dignes amis : vingt soldats du régiment de Bohême, aux culottes bleues, se précipitent pour tirer de mes fenêtres sur la canaille souveraine : mais ils s'avisent qu'ils peuvent tirer plus  commodément de la maison voisine. L'officier est monté au premier étage pour reconnaître le tas de gueux derrière la barricade : je m'empresse de lui envoyer ma grand lorgnette d'opéra... »

    Ce geste, T. Mann ne peut plus se le représenter comme anodin. Porté à ce point, l'antirévolutionnarisme de Schopenhauer a pour lui quelque chose d'insupportable (cf. Les Maîtres, p. 210). De même qu'on ne passera pas à Schopenhauer, parmi les contemporains de Mann exposés comme lui à la folie totalitaire, le fait qu'il ait légué sa fortune à la Caisse de secours fondée à Berlin en faveur des soldats blessés pour la défense de l'ordre dans les émeutes de 1848 à 1849...

    Est-ce donc qu'il ne reste plus rien de l'ascendant qu'exerçait Schopenhauer sur T. Mann ? Non, le philosophe survit à la disqualification dont sont l'objet sa légèreté et son dogme de l'indifférence politique. Il survit comme théoricien de la souffrance. Thomas Mann et Max Horkheimer ont ceci en commun : ils pensent que Scho­penhauer offre les armes de l'humanisme tragique dont le siècle a besoin. C'est par là que l'auteur du Monde comme... demeure actuel. T. Mann l'écrit avec force :

        « Voilà ce qui m'importe : la conjonction du pessimisme et de l'humanité, l'expérience spirituelle que nous apporte Schopenhauer, selon laquelle l'un n'exclut pas l'autre, et que point n'est besoin d'être un beau parleur et de flatter l'humanité pour être un huma­niste » (Les Maîtres, p. 214-215).

    À cet égard, Schopen­hauer est plus que le « psychologue de la volonté et le père de la psychologie moderne » dont vont hériter ces maîtres très actuels que sont Nietzsche et Freud. Schopenhauer conjoint les 2 attitudes qui déchirent l'histoire du XXe siècle : l'humanisme et l'antihumanisme. T. Mann l'explique ainsi :

        « Le pessimisme de Schopenhauer, c'est son humanité », mais la préséance qu'il accorde à la volonté sur la raison, c'est là son antihumanisme. Or, c'est justement la conjonction des 2 qui caractérise l'huma­nisme indispensable au XXe siècle : c'est à la fois l'attention prêtée à la souffrance et la conviction que l'individu peut inverser  en lui la volonté qui constituent le fond de l'éthique dont nous avons besoin (Ibid, p. 221).

    Anti­-intellectuel, au sens moderne, Schopenhauer se révèle toutefois comme le penseur permettant à l'intellectuel d'affronter la situation historique, et c'est là un inestimable mérite :

        « L'antihumanité de nos jours, conclut Mann, est finalement, elle aussi, une expérience humaniste, une réponse unilatérale à la question qui se pose éternellement sur l'essence et le destin de l'homme » (p. 222).

    ► Jean-Michel Besnier, in : Présences de Schopenhauer, RP Droit (dir.), Grasset, 1989, rééd. Livre de poche, 1991. VOULOIR