M. Sarkozy, homme de la “rupture” ? Mais de la rupture avec qui, avec quoi ? Dans sa Lettre aux éducateurs prononcée à Blois le matin de la dernière rentrée, il n’a pas hésité, après quelques propos de bon sens, à conclure comme n’importe quelle vieille barbe dévote des “grands ancêtres” : « À nous de reprendre le fil qui court depuis l’humanisme de la Renaissance jusqu’à l’école de Jules Ferry, en passant par le projet des Lumières. » Nous avons tout de suite écrit (L’AF 2000 du 20 septembre 2007) que s’obstiner à inscrire l’école dans le carcan idéologique des utopies de 1789 ne pouvait en aucun cas porter remède à la débâcle de l’actuelle Éducation nationale.
Le malheur est que la République, quel que soit celui qui lui prête son visage, ne peut parler un autre langage sans s’autodétruire ! Le fait est incontestable : la révolution de 1789 a fondé l’État enseignant, l’État qui ne peut pas ne pas être enseignant, l’État chargé de régénérer l’homme selon l’idéologie libertaire, donc obligé d’utiliser l’école pour briser les “chaînes” de l’individu, arracher celui-ci à sa condition, développer en lui la “vertu” hors des références traditionnelles, et, plus prosaïquement, mouler les futurs électeurs...
Qu’on ne vienne pas nous dire que nous ramenons abusivement tout à 1789. Il suffit d’étudier attentivement la notion même de Droits de l’homme, pour comprendre que de cette propension à tout poser en termes de droits sans compensation de devoirs (droits de l’homme, droits de l’enfant, droit au diplôme, droit à la différence, droit à l’égalité, droit à la contestation...) découlent tout à fait logiquement les maux que l’on connaît aujourd’hui : baisse du niveau, suppression des notes, méthodes laxistes, discrédit jeté sur le “par coeur”, disparition de l’émulation, collège unique, mépris des traditions chrétiennes, l’histoire orientée, baccalauréat au rabais, indiscipline, esprit d’insubordination, non respect du professeur, drogue, violences, et j’en passe...
Déconnexion
Évidemment les effets néfastes de l’idéologie ont encore été renforcés ces dernières décennies par les “découvertes” pédagogiques allant toutes dans le sens de la “libération” de l’élève invité à tout découvrir par lui-même. De plus en plus de familles en sont réduites à faire donner à leurs enfants des cours de soutien qui deviennent déjà de véritables affaires d’argent.
On nous dira, bien sûr, que dans “l’école de la République” créée par Jules Ferry, la conscience professionnelle de certains professeurs, leur patriotisme voire leur personnalité, portent encore quelques bons fruits. Certes, mais il n’empêche que cette école officielle, créée essentiellement pour continuer l’oeuvre de la Révolution et « purger » (dixit Ferry) la nation de tout reste de christianisme, ne pourra jamais que tomber du côté où elle penche. Dans le vide spirituel, les idéologies s’imposent comme produits de substitution, les “expériences” pédagogiques désorientent toujours plus les élèves et les parents, tandis que les syndicats monopolisent tout débat...
Le sommet de l’absurde a été atteint dès 1947 avec le plan communiste Langevin-Wallon (que ni Nicolas Sarkozy ni personne ne dénonce !) érigeant le ministère de la rue de Grenelle en une espèce de Soviétie, se donnant pour mission l’éducation « pour tous les enfants », « à tous les niveaux et sous tous les aspects ». Dès lors le ministère n’a cessé de s’alourdir, de peser sur le budget des Français, de faire vivre des multitudes d’enseignants mais aussi de pédagogues, sociologues, animateurs, technocrates, psychiatres, syndicalistes qui prennent en main des multitudes d’enfants entassés dans des bâtiments démentiels et désespérants où ils s’ennuient ferme alors que beaucoup s’épanouiraient mieux en apprenant un métier.
À ce sujet, signalons que M. Sarkozy, dans sa fameuse lettre de rentrée, souhaitait que « les filières professionnelles soient reconnues comme des filières d’excellence au même titre que les autres ». Mais le même Nicolas Sarkozy, le 11 juin dernier, suivi à la rentrée par le Premier ministre François Fillon, écartait toute possibilité d’un apprentissage à quatorze ans parce qu’il contreviendrait à l’obligation de scolarité jusqu’à seize ans ! On en reste toujours à la situation où les filières professionnelles sont méprisées. Citons SOS-Éducation : « Encore une fois un gouvernement a plié devant les syndicats enseignants, pour qui l’égalitarisme est plus important que l’avenir des enfants, et ce sont les élèves qui n’arrivent pas à suivre la filière générale qui trinquent » (1).
C’est ainsi que l’école se déconnecte toujours plus gravement des réalités sociales, économiques, régionales, professionnelles, historiques. Résultat : des masses de jeunes sortent du lycée pour devenir chômeurs ! Selon le ministère lui-même le taux d’emploi des lycéens a chuté entre 2002 et 2003 de 69,8 % à 57,8 % (2). Ajoutons que 160 000 élèves par an quittent le système scolaire sans qualification et que, parmi les diplômés d’un baccalauréat technique ou professionnel, 45 % sont toujours au chômage sept mois après avoir reçu leur diplôme. Désespérer la jeunesse n’est certainement pas le moyen de reconstituer le tissu social...
Quelle liberté ?
Que dire alors de l’école privée ? Ses résultats sont certes légèrement meilleurs, les directeurs et les enseignants sont souvent plus dynamiques, mais, depuis les accords de 1991 entre Jacques Lang et l’abbé Cloupet, des règles étatiques limitent les ouvertures de classes, la liberté des méthodes pédagogiques, et le pouvoir du chef d’établissement empêché de licencier ses professeurs. Sans compter les entraves que font régner dans bien des directions diocésaines les technocrates de la foi...
Pas étonnant que des parents se regroupent pour créer leur propre école, totalement indépendante de l’État. Plus de cent écoles hors contrat existent déjà en France. Signalons à ce sujet le site de Mme Anne Coffinier Créer son école (3).
Certains s’émeuvent de cette explosion ; ils redoutent que les sectes s’infiltrent dans la brèche, ou que les “communautarismes” en sortent renforcés (au moins trois écoles musulmanes hors contrat existent déjà en France). Quant à la solution la plus juste pour une vraie liberté scolaire, qui serait d’accorder aux familles par le bon scolaire les moyens matériels du libre choix de l’école, publique ou privée, confessionnelle ou pas, elle présenterait selon certains le danger de faire à plus ou moins long terme de l’enseignement une affaire d’intérêts financiers.
La question est politique
Une solution à ces difficultés ? Se débarrasser des idéologies et retrouver les vraies finalités de l’enseignement : transmettre librement, généreusement, avec fierté l’héritage français dans toute sa diversité, sans le séparer inutilement des traditions éprouvées, des enracinements religieux, sociaux, économiques, professionnels, régionaux, historiques, le tout en sachant donner le goût de cet héritage aux nouvelles générations et aux enfants des familles nouvellement arrivées dans la nation.
La condition de ce retour au bon sens ? Un État lui-même dégagé des utopies de 1789, capable de refuser tout autant le centralisme que le libéralisme, sachant que s’il doit mettre des écoles publiques au service des familles cela ne lui donne aucun droit de s’assurer le monopole de l’enseignement. Un État libre lui-même pour accorder les plus grandes libertés en matière scolaire comme dans les autres domaines, tout en ayant assez de force pour empêcher que ces libertés dégénèrent en introduisant des pratiques contraires à l’unité nationale ou au respect dû à la religion catholique qui a forgé l’âme de la France. Inutile de dire que l’on ne peut rien attendre de tel de la république électoraliste...
Michel FROMENTOUX L’Action Française 2000 du 18 au 31 octobre 2007
(1) www.soseducation.com
(2) www.education.gouv.fr
(3) www. créer-son-ecole.com
culture et histoire - Page 1939
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L'école malade de l'idéologie (2007)
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L'Education nationale contribue à la falsification historique
Valeurs actuelles - 22/12/2011
Réponses de Jean Sévillia à un entretien sur les manipulations de l'histoire et les ravages de l'historiquement correct.
Toutes les époques sont-elles concernées par la falsification historique ?
Toutes les époques sont concernées, mais les raisons de ces maquillages varient selon les dominantes idéologiques. Pour faire court, l’histoire est instrumentalisée, en Occident, depuis les Lumières : encyclopédistes et philosophes tressent une légende noire de l’Église, dont ils combattent le pouvoir. Au XIXe siècle, le roman national, tel que l’enseigne l’école jusqu’aux années 1950, s’inscrit dans une veine républicaine qui glorifie la Révolution et caricature l’“Ancien Régime”. L’après-guerre est dominée, jusqu’à la fin des années 1960, par l’histoire marxiste, ce qui s’explique par l’hégémonie culturelle du Parti communiste.
Et par l’influence de l’école des Annales ?
À ceci près que Lucien Febvre et Marc Bloch, les fondateurs des Annales, étaient des hommes d’une très grande science, de grands historiens dont les travaux n’ont pas toujours été assimilés par ceux qui les diffusaient ensuite dans les établissements scolaires. Les Annales se sont démarxisées au fil du temps, et bon nombre d’historiens issus de cette école (Georges Duby, Emmanuel Le Roy Ladurie, François Furet, Jacques Le Goff…) sont revenus à une vision classique de l’histoire, parfois à la biographie, voire à l’“histoire-bataille”. Quoi qu’il en soit, le marxisme s’effondre dans les années 1980. Un autre paradigme lui est substitué – les droits de l’homme – , et c’est encore à l’aune de ce paradigme qu’on interprète le passé. C’est cela, l’“historiquement correct” : passer l’histoire au crible de l’idéologie du moment. Ce faisant, on commet un anachronisme préjudiciable à la connaissance historique.
Comment définiriez-vous l’idéologie dominante que vous évoquez ?
Elle relègue la nation dans les limbes de l’histoire, condamne les frontières, rejette tout enracinement géographique et spirituel. Elle fait l’apologie du nomadisme. Elle élève l’individu au rang de valeur sacrée et proclame son libre arbitre comme ultime référence. Est considéré comme juste celui qui respecte les droits de l’homme, comme injuste – donc immédiatement condamné – celui qui les viole. Alors que l’histoire est un domaine éminemment complexe, on cède à la facilité manichéenne (les bons et les méchants) et l’on procède à des réductions abusives en braquant le projecteur sur certains événements, au risque d’en laisser d’autres dans l’obscurité. Anachronisme, manichéisme, réductionnisme : ce sont les trois procédés de la falsification historique, qui sont beaucoup plus subtils que ce qui se faisait en Union soviétique…
Un exemple ?
La Première Guerre mondiale. On ne perçoit plus ce conflit qu’à travers la vie des combattants de base. Ce qu’ils ont vécu fut atroce, mais on insiste tant sur cet aspect qu’on oublie la dimension géopolitique de la guerre. Comme nous sommes attachés par-dessus tout à nos droits individuels, comme nous sommes dans un moment de concorde européenne, nous ne comprenons plus ce qui les animait, ni qu’ils aient largement consenti à ce sacrifice. Nous ne comprenons plus l’expression “faire son devoir”.
Plusieurs controverses ont éclaté sur des sujets de recherche historique, par exemple sur l’esclavage, après la parution d’un livre de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, les Traites négrières. Essai d’histoire globale (Gallimard). Est-ce aussi l’effet de l’historiquement correct ?
Absolument. En 2004, cet historien – dont l’ouvrage a reçu plusieurs prix – démontre que l’esclavage n’a pas été seulement le fait des Occidentaux. En 2005, il déclare, au détour d’un entretien à la presse, que « les traites négrières ne sont pas des génocides ». La condition des esclaves était certes atroce, mais l’intérêt des négriers n’était pas de les laisser mourir puisqu’ils tiraient profit de leur vente. Aussitôt, diverses associations lancent une procédure judiciaire et nourrissent une campagne si violente qu’elle provoque la réaction de nombreux historiens : un millier d’entre eux signeront un appel rappelant que l’histoire n’est ni une religion ni une morale, qu’elle ne doit pas s’écrire sous la dictée de la mémoire et qu’elle ne saurait être un objet juridique. C’est à cette occasion qu’est née l’association Liberté pour l’histoire, à l’époque présidée par René Rémond.
De nombreux historiens considèrent que le Parlement n’a pas à s’emparer de ces questions. Qu’en pensez-vous ?
Les lois mémorielles entretiennent une concurrence victimaire, indexée sur la tragédie que fut la Shoah. Elles ont aussi nourri des revendications d’ordre politique, de sorte qu’on peut craindre une instrumentalisation de l’histoire. Il est tout à fait légitime d’entretenir la mémoire des tragédies, de toutes les tragédies, mais la mémoire n’est pas toute l’histoire.
Autre polémique, celle qu’a provoquée le livre de Sylvain Gouguenheim, Aristote au mont Saint-Michel (Seuil), en 2008…
Agrégé d’histoire et docteur ès lettres, Sylvain Gouguenheim enseigne l’histoire médiévale à l’École normale supérieure de Lyon. Il souligne dans son livre que l’Occident médiéval n’a jamais été coupé de ses sources helléniques pour au moins trois raisons. Tout d’abord, il a toujours subsisté des îlots de culture grecque en Europe. Ensuite, les liens n’ont jamais été rompus entre le monde latin et l’Empire romain d’Orient. Enfin, c’est le plus souvent par des Arabes chrétiens que les penseurs de l’Antiquité grecque ont été traduits dans les régions passées sous la domination de l’islam. Conclusion : si la civilisation musulmane a contribué à la transmission du savoir antique, cette contribution n’a pas été exclusive ; elle a même été moindre que celle de la filière chrétienne. Ce livre a rapidement déclenché la mise en route d’une machine à exclure visant non seulement à discréditer son auteur comme historien, mais à l’interdire professionnellement !
Pourquoi ?
Parce qu’il est couramment admis que l’Occident n’aurait eu connaissance des textes antiques que par le truchement du monde islamique. L’essor de la culture occidentale ne pourrait donc pas s’expliquer sans l’intermédiation musulmane. Quiconque n’épouse pas cette thèse – enseignée dans les collèges – est voué aux gémonies. Il était naguère impossible de critiquer le communisme, il est aujourd’hui presque interdit d’évoquer l’islam. Il est quand même symptomatique que deux journaux français seulement – Valeurs actuelles et le Figaro Magazine – , aient parlé du livre de Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux, qui explique que les populations musulmanes sont en train de redessiner l’avenir de l’Europe… Le système médiatique français reste politiquement très homogène.
Les programmes d’histoire n’échappent pas à la polémique. L’Éducation nationale est-elle à l’abri de la falsification historique ?
Je suis navré de le dire, mais l’Éducation nationale est au coeur de ce système. Les commissions des programmes sont constituées d’enseignants qui, pour beaucoup, sont inspirés par le “pédagogisme” ambiant, donc en accord avec l’idéologie dominante. Le retour à la chronologie est infime, l’histoire est toujours enseignée de façon thématique aux enfants. Qu’un agrégé d’histoire fasse du comparatisme entre les sociétés ou à travers les siècles est très intéressant, mais cela n’est guère adapté à des enfants qui n’ont ni les connaissances ni les repères chronologiques nécessaires. Le problème est d’autant plus important que le système scolaire français est très concentré.
Mais l’école de la République, celle d’Ernest Lavisse, diffusait elle aussi un message idéologique…
L’histoire républicaine était nationale. Parfois caricaturalement, mais cette approche avait au moins la vertu de donner aux enfants, qu’ils soient bretons ou provençaux, un patrimoine commun, presque un héritage spirituel. “Nos ancêtres les Gaulois”… Les choses étaient scientifiquement contestables, mais elles avaient un sens. L’histoire, telle qu’on l’enseigne aujourd’hui, sort de ce cadre national, car le credo politique actuel est de mettre à bas les nations. D’où le bannissement des grands hommes de notre histoire.
Comment expliquez-vous que la France doute à ce point d’elle-même ?
La nation française est une construction de l’État. Or, l’État a été dépossédé – démocratiquement, c’est vrai – des attributs de sa puissance. Au profit de quoi, de qui ? On ne sait pas très bien : de Bruxelles ? De Francfort ? La crise de la nation est évidemment liée à celle de l’État.,
Les choses peuvent-elles évoluer ?
Bien sûr. Les générations passent, les idéologies aussi. Mais ne me demandez pas de prédire l’avenir : nous avons assez à faire avec le passé !
Propos recueillis par Fabrice Madouas http://www.jeansevillia.com/ -
Pour en finir avec l’occident
« Cette Europe qui, dans un incalculable aveuglement, se trouve toujours sur le point de se poignarder elle-même, écrit Martin Heidegger dans son Introduction à la métaphysique, est prise aujourd’hui dans un étau entre la Russie d’une part et l’Amérique de l’autre. La Russie et l’Amérique sont, toutes deux, au point de vue métaphysique la même chose : la même frénésie de l’organisation sans racine de l’homme normalisé. Lorsque le dernier petit coin du globe terrestre est devenu exploitable économiquement (…) et que le temps comme provenance a disparu de l’être-là de tous les peuples, alors la question : “Pour quel but ? Où allons nous ? et quoi ensuite ?” est toujours présente et, à la façon d’un spectre, traverse toute cette sorcellerie ».
Dans les campagnes françaises, on ne danse plus la gigue ou la sardane les jours de fête. Le juke-box et le flipper ont colonisé les derniers refuges de la culture populaire. Dans un collège allemand, un garçon de dix-huit ans achève de crever d’overdose, recroquevillé au fond d’une pissotière. Dans la banlieue de Lille, trente Maliens vivent entassés dans une cave. À Bangkok ou à Honolulu, vous pouvez, pour cinq dollars, vous envoyer une fillette de quinze ans. « Ce n’est pas de la prostitution puisque toute la population le pratique », précise une brochure touristique américaine. Dans la banlieue de Mexico, une firme américaine de production de skate-board licencie une centaine d’ouvrières. Houston estime qu’il est plus rentable de s’installer à Bogota…
Tel est le visage hideux de la civilisation qui, avec une logique implacable, s’impose à tous les continents, arasant les cultures sous un même mode de vie planétaire et digérant les contestations socio-politiques des peuples qui lui sont soumis dans les mêmes habitudes de mœurs (standard habits). À quoi sert, en effet, de crier « US go home ! » si on porte des jeans ? Pour Konrad Lorenz, cette civilisation a trouvé pire que l’asservissement ou l’oppression : elle a inventé la « domestication physiologique ». Et plus efficacement que le marxisme soviétique, elle réalise une expérience sociale de fin de l’histoire. Avec pour objectif d’assurer partout le triomphe du type bourgeois, au terme d’une dynamique homogénéisante et d’un processus d’involution culturelle.
Cette civilisation dans laquelle les peuples d’Asie, d’Afrique, d’Europe et d’Amérique latine sont aujourd’hui englués, il nous faut bien la désigner par son nom : c’est la civilisation occidentale.
La civilisation occidentale n’est pas la civilisation européenne. Elle est le fruit monstrueux de la culture européenne, à laquelle elle a emprunté son dynamisme et son esprit d’entreprise, mais à laquelle elle s’oppose fondamentalement, et des idéologies égalitaires issues du monothéisme judéo-chrétien. Elle s’accomplit dans l’Amérique qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale, lui a donné son impulsion décisive. La composante monothéiste de la civilisation occidentale est d’ailleurs clairement reconnaissable à son projet, identique en substance à celui de la société soviétique : imposer une civilisation universelle fondée sur la domination de l’économie comme classe-de-vie et dépolitiser les peuples au profit d’une « gestion » mondiale.
Il convient dès lors de distinguer la civilisation occidentale du système occidental, celui-ci désignant la puissance qui entraîne l’expansion de celle-là. Le système occidental ne peut en outre être décrit sous les traits d’un pouvoir homogène et constitué en tant que tel. Il s’organise en un réseau mondial de microdécisions, cohérent mais inorganique, ce qui le rend relativement insaisissable et, partant, d’autant plus redoutable. Il regroupe notamment les milieux d’affaires de l’OCDE, les états-majors d’une centaine de firmes transnationales, un fort pourcentage du personnel politique des nations « occidentales », les sphères dirigeantes des « élites » conservatrices des pays pauvres, une partie des cadres des institutions internationales, et la plupart des rouages supérieurs des institutions bancaires du monde « développé ».
Le système occidental tient son épicentre aux États-Unis. Il n’est pas d’essence politique ou étatique, mais procède par mobilisation de l’économie. Négligeant les États, les frontières, les religions, sa « théorie de la praxis » repose moins sur la diffusion d’un corpus idéologique ou sur la contrainte que sur une modification radicale des comportements culturels, orientés vers le modèle américain.
Mais qui pense « Occident » pense aussitôt « Tiers-Monde ». On dit que c’est Alfred Sauvy qui a créé ce terme, peu après la conférence des pays non-alignés à Bandoeng, en 1955. Mais le Tiers-Monde existe-t-il ?
Le léninisme soviétique a en réalité conçu le concept de Tiers-Monde bien avant que le terme n’existât. Dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916) Lénine fonde la doctrine qui inspire plus que jamais la politique étrangère de l’Union soviétique : utiliser les pays pauvres comme masse de manœuvre contre le capitalisme mondial, les rendre objets de l’histoire de la révolution. Identique en cela au libéralisme occidental, l’idéologie léniniste subordonne l’indépendance des peuples à son projet universaliste. Le léninisme, qui est un occidentalisme en creux, n’envisage pas l’altérité nationale et ne conçoit le nationalisme des peuples non-européens que comme un instrument provisoire au service du même projet que celui de l’occidentalisme : une civilisation mondiale homogène et fondée sur l’économie.
Karl Marx lui-même annonce du reste cette parenté entre le léninisme et le libéralisme occidental. Dans The British Rule in India et dans The Future Results of British Rule in India (1853), il se félicite de ce que « la domination britannique ait complètement démoli le cadre de la société indienne » et que « cette partie du monde, jusque là restée inférieure, soit désormais annexée au monde occidental ». Car il n’est de pire obstacle pour le « socialisme », que les sociétés traditionnelles. Georges Marchais n’a-t-il pas dit que c’était pour abolir le droit de cuissage que l’armée soviétique avait envahi l’Afghanistan ?
Le Tiers-Monde engloberait-il alors tous les peuples qui, renonçant à leur identité culturelle propre, porteraient leur candidature à l’occidentalisation, comme les prolétaires à l’embourgeoisement ? Au besoin en nourrissant un ressentiment contre leur modèle ? La force du système occidental, objectivement complice en cela du projet léniniste, c’est de savoir que le désir d’assimilation l’emporte toujours sur le ressentiment : le Tiers-Monde ne le menace pas.
Pour le Vénézuélien Carlos Rangel, « l’essence du tiers-mondisme n’est ni la pauvreté ni le sous-développement », mais « un mécontentement qui n’empêche ni un mode de vie à l’occidentale, ni même une richesse tapageuse » (« Pourquoi l’Occident est en train de perdre le Tiers-Monde », in Politique internationale, printemps 1979). Pour Carlos Rangel, « appartiennent au Tiers-Monde les peuples qui, quoique très dissemblables, partagent le même sentiment profond d’aliénation et d’antagonisme envers les pays non-communistes ayant réussi, et qui se trouvent par rapport à ces derniers dans une position analogue à celle de populations de couleur dans une société où le pouvoir est entre les mains des Blancs ».
Ces peuples, poursuit Carlos Rangel, ne se sentent pas « membres fondateurs du club qui s’appelle civilisation occidentale ». Même le Japon ou l’Espagne, et à la limite la France, « ne seront jamais aussi intégrés dans la société capitaliste occidentale que la Nouvelle-Zélande qui appartient culturellement à la source où le capitalisme a puisé son impulsion », à savoir « l’hégémonie anglo-saxonne instaurée par l’Angleterre et dont les États-Unis ont pris le relais ». Carlos Rangel ajoute : « Le moindre défaut d’identification à la source première des idées et au siège actuel du pouvoir est inexorablement cause d’anxiété et d’insatisfaction nationales ».
L’appartenance au Tiers-Monde ou à la civilisation occidentale demeure donc un fait culturel.
C’est la planète entière qui vit donc un complexe d’identification. Comme l’égalité toujours proclamée et jamais atteinte, le modèle occidental recèle une logique de l’aliénation. La civilisation occidentale se présente explicitement comme un ensemble purement économique dont le principal critère d’appartenance serait le niveau de vie, mais implicitement, cette civilisation se donne une structure hiérarchisée à deux niveaux culturels : les membres du « club » et les « autres », qui ne seront jamais que des demi-occidentaux et qui n’entreront jamais dans le « club ». Pourquoi ? Parce qu’ils n’appartiennent pas au monde anglo-américain, qui se pense lui-même comme l’épicentre de l’Occident.
Aussi la civilisation occidentale, du fait de sa dominante anglo-américaine, rejette elle-même toute identification à la culture européenne, notamment en raison des composantes latines, germaniques, celtiques ou slaves de cette dernière. Mais cette dichotomie peut être poussée plus loin encore : dans la mesure où la civilisation occidentale exprime pleinement le projet américain et où l’Amérique s’est construite sur un refus de l’Europe, l’essence de la civilisation occidentale, c’est la rupture avec la culture européenne, dont elle se venge d’ailleurs en la digérant par ethnocide culturel et par neutralisation politique.
Le néo-colonialisme occidental, tel qu’il se manifeste dans toutes les parties du monde, de l’Irlande à l’Indonésie, s’appuie essentiellement sur l’idéologie libérale américaine, laquelle s’est imposée aux organisations internationales. On n’en finirait pas de citer les peuples dont les formes propres de souveraineté ont été détruites au profit d’une « démocratie » destinée à intégrer ces peuples à l’ordre économique occidental et marchand. Le néo-colonialisme a institué la pire des dépendances et assassiné la première de libertés, celle qui consiste, pour un peuple, à se gouverner selon sa propre conception du monde. Et ce sont les bourgeoisies locales, formées par l’Occident, qui se font l’instrument de cette dépossession politico-culturelle1.
C’est sur l’idée même de développement économique du Tiers-Monde qu’il convient enfin de porter le soupçon. Cette notion présuppose en effet que les peuples du Tiers-Monde doivent nécessairement suivre le chemin de l’industrialisation occidentale. Or cela concorde singulièrement avec le souhait libéral de division internationale du travail et de spécialisation économique des zones, indispensable au capitalisme moderne de libre-échange planétaire. Et qui, sous des camouflages doctrinaux et humanitaires (le « droit au développement ») prône ainsi l’industrialisation du Tiers-Monde ? Ceux qui défendent les intérêts d’un système économique auquel un commerce industriel mondial en croissance est aussi nécessaire que l’eau de mer tiède pour les bancs de maquereaux2.
À plusieurs reprises, François Perroux a montré que le « niveau de vie global » des pays « en voie de développement » que l’on considère comme étant déjà presque développés, était moins élevé que celui qui était atteint dans les sociétés traditionnelles. Inversement, les pays les plus pauvres ou les zones les moins industrialisées connaissent un « niveau de vie » réel supérieur à ce que les chiffres de l’OCDE peuvent laisser croire3. Et jusqu’à présent, les États-Unis ont été les seuls véritables bénéficiaires de l’industrialisation de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud.
Mais il ne faut pas se leurrer, l’industrialisation de la planète est irréversible. La part de consommation de l’Asie ou de l’Amérique latine ne cesse de croître. En revanche, c’est la forme de cette industrialisation, libre-échangiste et soumise au modèle de développement occidental, qui doit être critiquée. Dans la mesure où toutes les structures industrielles se ressemblent, les modes de consommation s’uniformisent et s’américanisent. En outre, si cette forme d’industrialisation est un facteur de « développement » pour certains pays, elle est la cause de déséquilibres graves et de sous-développements pour beaucoup d’autres : « Les quatre cinquièmes des exportations industrielles des pays neufs, écrit Jean Lemperière, proviennent de neuf pays : les quatre pays ateliers d’Extrême-Orient, l’Inde, les trois grands pays d’Amérique latine et Israël » (Le Monde, 22 janvier 1980).
Enfin, une économie industrielle mondialisée s’avèrera d’une extrême fragilité face aux crises par le réseau de dépendances qu’elle tisse entre les nations.
En regard, les idéologies « ethno-nationales » peuvent parfaitement aider certains peuples à se libérer du néo-colonialisme occidental. Ces idéologies sont apparues en Europe dès le début du XIVe siècle4 et s’opposaient déjà à un universalisme redoutable, celui du pouvoir ecclésiastique. Elles appelaient à la constitution d’un État laïc coïncidant avec la nation et se référaient au mythe mobilisateur de l’imperium romain antique. Reprises par Fichte et Herder au XVIIIe siècle, les idées ethno-nationales aboutirent à une contestation radicale des idéologies universalistes et individualistes, et elles jouèrent un rôle important dans les mouvements de libération nationale, au XIXe et au XXe siècles.
C’est du reste grâce à l’idéologie nationaliste que les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique ont pu se mobiliser contre le colonialisme. Aujourd’hui, c’est encore l’ethno-nationalisme qui, seul, pourra briser le carcan du néo-colonialisme occidental (ou soviétique). « Il y a eu adaptation, écrit Marcel Rouvier, du modèle idéologique européen ethno-national parce qu’il correspondait aux exigences de la situation du Tiers-Monde au XXe siècle », et le succès de cette idéologie est prévisible « avec le déclin de l’universalisme marxiste qui était resté son seul concurrent sérieux ». Pour Rouvier, le thème majeur du combat ethno-national est « le développement des idées de quête essentielle de l’identité comme ressort principal de l’histoire, de permanence d’un fondement qui est la transmutation du Volksgeist romantique, de légitimité profonde d’un nationalitarisme sain ».
Au Mexique, pays mis en coupe réglée par les États-Unis, c’est ainsi que l’on assiste à l’édification, par l’État et par le peuple, d’un nationalisme original, fondé sur la régénération d’une conscience historique qui retrouve ses fondements spécifiques dans les cultures indiennes. Un peuple nouveau se crée ainsi, libéré de l’histoire « occidentale » et pensant son destin à partir d’une re-création de son passé. Belle leçon pour nous, Européens, qui, au-delà de cet « occident chrétien » dans lequel nous ne pouvons plus nous reconnaître, devons aussi repenser notre destin en retrouvant les fondements spécifiques de notre culture, en édifiant un mythe indo-européen.
En Afrique, l’adaptation de l’idéologie ethno-nationale a également réussi, mais sous une forme moins politique et historique que tribale et communautaire : « La valeur de la culture africaine n’est pas liée à certains fantasmes ou à des complexes refoulés devant les canons de la beauté grecque », dit, non sans malice, le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane (Jeune Afrique, 19 septembre 1979). La recherche de l’authenticité, le choix des patronymes et le retour aux coutumes patriarcales traditionnelles, combattues par le christianisme et les Nations Unies, ne peuvent faire sourire que les imbéciles et les salauds.
Quant au nationalisme islamique, il constitue le plus heureux camouflet jamais infligé à l’utopie civilisatrice du modèle américain. Il remet en cause l’idée occidentale de croissance marchande et de primat du développement économique, tout en rejetant le marxisme, justement considéré comme facteur de déculturation et, accessoirement, comme instrument du néo-colonialisme soviétique.
C’est également grâce à l’éveil d’une conscience nationale que la Chine a pu atténuer l’effet massificateur du marxisme, et opérer ainsi un syncrétisme probablement positif entre les idées venues de l’Ouest et la poursuite de son destin de peuple-continent. Elle a su adapter ses structures culturelles ancestrales de souveraineté et constituer, « en comptant sur ses propres forces », une puissance historique indépendante du magma occidental comme du bloc soviétique. Ce n’est pas sans bonnes raisons que la Chine ressent le besoin de ne plus mener seule le rôle d’acteur de l’histoire, face aux deux grands universalismes, l’Occident américain et le « soviétisme » russe. Dans ce jeu à trois où elle ne peut s’allier qu’à son contraire – hier l’Union soviétique, aujourd’hui les États-Unis – elle a besoin que lui vienne un acteur-partenaire. C’est pourquoi, elle en appelle à l’Europe, l’incitant à sortir de sa léthargie, à rentrer dans l’histoire, à reconquérir sa liberté.
Comme la Chine s’est libérée du « soviétisme », l’Europe doit en effet se libérer de l’Occident et se réapproprier les idéologies ethno-nationales qu’elle a suscitées.
Se libérer de la civilisation occidentale, c’est commencer par douter de l’idée de solidarité du bloc occidental imposée à l’Afrique comme à l’Europe ou au Japon. Car il faut bien distinguer, en géopolitique, les solidarités factuelles et les solidarités réelles, c’est-à-dire à la fois souhaitables et conformes aux intérêts historiques des peuples mis en cause. L’Occident et le bloc soviétique ne constituent que des ensembles de solidarité factuelle. La Pologne ou l’Allemagne fédérale, comme le Chili ou l’Afghanistan, ne sont pas insérés à des ensembles de solidarité réelle.
Or la gauche « tiers-mondiste » et la droite « occidentaliste » renforcent, par les concepts institués par leur vocabulaire idéologique, ce statu quo mondial de blocs de solidarité factuelle. Une nouvelle géopolitique commence par de nouvelles définitions.
L’Occident ou le Tiers-Monde doivent disparaître en tant que concepts géopolitiques. Parlons de l’Europe, des États-Unis, de l’Amérique Latine, de l’Union soviétique ou de l’Inde. Il faut repenser le monde en termes d’ensemble organiques de solidarité réelle : des communautés de destin continentales, des groupes de peuples cohérents et « optimalement » homogènes de par leurs traditions, leur géographie, leurs composantes ethno-culturelles.
« La nation, écrit François Perroux, réalité vivante et dynamique, devient l’une des sources d’énergie essentielle pour restructurer la société mondiale et son économie (…). Les terriens se coagulent en nations armées, en empires, en communautés hésitantes et tentent économiquement de former des régions de nations (Bertrand Russel). Ces rassemblements s’en trouvent – ni clos, ce qui est impossible, ni accueillants sans réserve (…). Dans ces associations de nations, il faudra des projets collectifs d’infrastructure, d’investissement, de diffusion des produits et des revenus. C’est dans la mesure où les nations, témoins et défenseurs des peuples, favoriseront cette déconcentration des pouvoirs économiques et cette décentralisation de leurs effets, que s’ébauchera une certaine réciprocité dans le développement qui ne se construit pas spontanément par le jeu des intérêts privés » (Le Monde de l’économie, 9 octobre 1979).
Ces associations de nations sont géopolitiquement possibles, et elles briseraient le cadre économico-stratégique actuel. Chaque grande région planétaire pourrait ainsi voir coïncider dans son espace de vie une relative parenté culturelle, une communauté d’intérêts politiques, une certaine homogénéité ethnique et historique, et des facteurs macro-économiques qui rendent possibles à terme un développement autonome sans recours à la mendicité internationale5. Un nouveau nomos de la terre, pour reprendre l’expression de Carl Schmitt, pourrait ainsi voir le jour, fondé sur une société de communautés et non plus sur une pseudo communauté de sociétés.
Mais les cultures, dira-t-on, ne pourront plus communiquer entre elles. C’est exactement l’inverse qui est vrai. En communiquant entre elles par le référent commun qu’est la civilisation occidentale, les cultures établissent en réalité une pseudo communication. Ce référent commun aliène en effet la personnalité de celui qui l’utilise. Le signifiant (le langage culturel occidental) se substitue au signifié (la culture locale qui tente de s’expliquer par le langage occidental). Bref, les peuples se connaissent de plus en plus mal, les cultures ne communiquent plus et ne parviennent plus à s’enrichir parce qu’elles utilisent un espéranto infra culturel qui appartient à tout le monde et à personne.
Communiant dans les mêmes mœurs linguistiques, vestimentaires, alimentaires, etc., les hommes ne peuvent plus percevoir les spécificités des autres hommes, quand celles-ci existent encore. Un Italien en Thaïlande va utiliser l’anglais, descendre dans un hôtel international et ne verra des mœurs thaïlandaises qu’un folklore marginalisé. S’il se rend en Afrique, les Africains qu’il côtoiera seront des « costards-trois-pièces-attaché-case », selon la savoureuse expression du juriste ivoirien Badibanga. Que connaîtra-t-il de l’homme africain ?
À l’inverse, quand Marco Polo vint en Chine, la communication fut réelle et féconde malgré l’absence de référent commun, et l’influence de la culture chinoise notable par la suite en Europe. Les cultures sont incommensurables, elles ne peuvent se comprendre de l’intérieur, mais elles peuvent s’influencer « sur les franges » et tirer profit des contacts, non des mélanges. L’idée d’interpénétration des cultures, ou l’illusion mécaniste d’une somme universelle du « meilleur » des cultures, idée défendue notamment par Léopold Senghor, ne peut aboutir qu’à l’appauvrissement de toutes les cultures, qu’au renforcement du langage infra culturel occidental. Langage aliénant parce qu’il ne repose sur le support anthropologique d’aucun peuple, et qu’à ce titre, il ne véhicule aucun sens.
Pour Martin Heidegger, le terme d’occidental ne traduit pas l’essence de l’Europe. Il préfère employer ce mot énigmatique, l’hespérial, pour qualifier l’essence de la modernité européenne ou, plus exactement, son possible devenir, sa virtualité. L’avènement de l’hespérial suppose alors, en Europe, la mort de l’Occidental.
1. Il n’y a pas de « monde blanc »
Toutes les idéologies dominantes opposent, dans leur discours, le Tiers-Monde et l’Occident. Quels que soient les critères pris en compte, les définitions fonctionnent toutes selon le même principe d’exclusion.Le christianisme fut ainsi le premier à opposer infidèles et croyants, perpétuant pendant des siècles cette vision manichéenne du monde. Au XVIIIe siècle, le bon sauvage a beau connaître une existence paradisiaque, il n’en demeure pas moins un « sauvage » que les philosophes opposent cette fois au civilisé. Inversant cette proposition, le rationalisme distingue à son tour les peuples occidentaux civilisés des peuples non-civilisés. Dans leur analyse de la croissance économique, les théories libérales ne font, elles aussi, qu’opposer l’Occident développé au Tiers-Monde en voie de développement.
Qu’elles soient de droite ou de gauche, progressistes ou réactionnaires, les idéologies occidentalistes restent soumises à cette logique manichéenne. L’occidentalisme nie l’identité de l’Autre, qu’il perçoit d’abord comme un non-chrétien, non-civilisé ou non-développé… Sans s’imaginer que cet Autre puisse être tout simplement lui-même.
Ce refus de l’altérité relève d’une démarche essentiellement raciste. Implicitement c’est toujours le monde blanc que l’on oppose au monde de couleur.
La notion même d’Occident est en fait le produit d’une idéologie et ne recouvre aucune réalité géopolitique, culturelle et même économique (où classer l’Argentine, pays blanc en voie de sous-développement, ou le Japon, pays de couleur hyper développé ?).
Les mots ne sont pas neutres. Le concept d’Occident piège celui qui l’emploie. Parler d’Occident, c’est à la limite reconnaître son existence et admettre la logique qu’il véhicule. C’est adopter implicitement l’idéologie dont il est le produit.
2. La décolonisation est à refaire
L’occidentalisation de la planète est-elle, comme on l’affirme généralement, la conséquence historique du colonialisme européen ? Très répandue dans les milieux progressistes, cette thèse n’apparaît que partiellement vraie. Le colonialisme européen, tel qu’il s’est manifesté du XVIe au XXe siècle, doit être, en effet, clairement distingué du néo-colonialisme occidental qui lui a succédé.Le colonialisme européen traditionnel traduisait une volonté hégémonique et impériale, qui n’impliquait pas nécessairement la destruction des valeurs du colonisé. Mais à partir du XIXe siècle, le colonialisme européen fut également l’expression d’une volonté « civilisatrice » issue de l’universalisme philosophique du siècle des Lumières et d’un égalitarisme qui devait pousser le colonisateur à assimiler le colonisé et à le déposséder de ses valeurs.
En condamnant, au nom d’une morale humaniste et messianique, la volonté hégémonique et impériale des puissances européennes, les États-Unis contribuèrent de façon décisive au démantèlement des empires coloniaux. Non pour libérer les peuples colonisés, mais pour substituer à l’ordre colonial traditionnel, d’essence politique, un néo-colonialisme qui n’aurait retenu du colonialisme que la volonté « civilisatrice ». Ainsi, « occidentalisé », le néo-colonialisme n’a fait que radicaliser les menaces que faisait peser l’ancien colonialisme européen sur l’identité des peuples colonisés.
C’est ainsi que des peuples qui avaient jusqu’alors échappé à l’influence coloniale européenne se trouvèrent irrésistiblement soumis au néo-colonialisme occidental, sans que ces peuples pussent réagir.
Comment, en effet, se révolter contre un réseau d’influence qui englobe les bourgeoisies locales, les multinationales, les milieux d’affaires, etc. ? Quand un maître est visible, on peut le désigner comme ennemi et s’en affranchir, mais le néo-colonialisme soumet les peuples à un « système de vie », et non plus au pouvoir politique d’une autre nation, comme dans le colonialisme européen traditionnel. Comment combattre un colonisateur fantôme ? La réponse s’impose : la « néo-décolonisation » sera métapolitique et culturelle.
3. Quand l’Occident a oublié la Grèce
C’est dans « La Parole d’Anaximandre », texte exégétique d’un fragment du philosophe présocratique, que Martin Heidegger introduit le concept d’Abend-Land. Il l’oppose à Abendland (Occident) et, dans la traduction de Wolfgang Brockmeir, Abend-Land a été très heureusement rendu par « Hespérie » et « hespérial ».L’Hespérie, c’est, comme l’indique la racine grecque, la terre du couchant. Mais il ne désigne pas l’Ouest, ni les régions occidentales du monde, mais bien plutôt un projet d’organisation du monde qui marquerait le couchant, c’est-à-dire l’accomplissement d’une vue-du-monde aurorale exprimée au VIIe siècle avant notre ère par le premier penseur européen.
Heidegger écrit : « Commence l’événement le plus vaste, l’oubli de l’être, celui dans lequel l’Histoire hespériale du monde advient et se décide ». Pour Heidegger, l’homme européen a été tour à tour « grec », « chrétien », « moderne », « planétaire » ou encore « occidental » ou « américain ». Il peut aujourd’hui devenir « hespérial ».
« L’antiquité qui détermine la parole d’Anaximandre, écrit encore Heidegger, appartient au matin de l’aurore de l’Hespérie (…) Si nous persistons si obstinément à penser la pensée des grecs comme les Grecs ont su la penser, ce n’est pas pour l’amour des Grecs ; c’est pour retrouver ce Même qui en des guises diverses concerne les Grecs et nous concerne historialement. C’est cela, qui porte l’aurore de la pensée dans le destin de l’hespérial. C’est conformément à ce destin que les Grecs deviennent seulement les Grecs, au sens historial. Le destin attend ce que devient sa semence ».
L’hespérial représente en même temps la fin, le couchant de la tradition métaphysique grecque, et le début virtuel d’un autre cycle qui accomplirait la pensée grecque à un autre niveau, celui de la volonté-de-puissance auto-consciente. L’hespérial est donc à la fois un recommencement, un retour profond à l’aurore, c’est-à-dire à la conception grecque du monde, et une rupture avec l’occidental qui, lui, a oublié la Grèce.
Revenir en Hespérie, pour nous Européens, consisterait alors à accomplir notre volonté-de-puissance en tant qu’Européens, conscients de notre filiation grecque, et non plus en tant qu’Occidentaux oublieux de cette filiation. L’Hespérial, c’est l’Européen qui redevient conscient qu’il est Grec, et qui pour cela rejette l’Occident comme non-grec, en finit avec l’oubli de lui-même, aura « médité le désarroi du destin présent du monde », et voudra consciemment accomplir la vue-du-monde grecque.
1980. http://grece-fr.com
1. Cf. les études réalisées par l’africanologue Hubert Deschamp sur la destruction des formes culturelles de souveraineté africaines par la « démocratie », notamment les systèmes d’anarchie équilibrée et de chefferies propres à certains peuples américains.
2. Il est intéressant de noter qu’en dépit des positions théoriques des économistes marxistes, les pays socialistes ont pratiqué vis-à-vis du Tiers-Monde le même mercantilisme économique que les pays capitalistes. La pratique économique extérieure du socialisme est capitaliste et marchande.
3. Cf. « La faim n’est qu’une conséquence » de Daniel Joussen (Le Monde, 29 décembre 1979).
4. Vers 1300, Pierre Dubon, légiste de Philippe Le Bel, préconise l’abolition du pouvoir papal et ecclésiastique. Au XIVe siècle, en France et en Italie, des intellectuels envisagent une nation étatique comme cadre politique des peuples européens et exaltent l’idée de puissance nationale. Ces thèmes seront repris par Pétrarque et Machiavel, qui s’inspireront aussi de Marsile de Padoue, théoricien, dès 1342, de l’État laïque autonome et de la substitution du nationalisme politique à l’idée théocratique.
5. Pour certains économistes libéraux, l’aide au pays sous-développés devrait, il est vrai, se limiter à une aide aux firmes investissant dans ces pays. « En faisant bénéficier l’industrie de l’aide au Tiers-Monde, disait un haut fonctionnaire français, on fera finalement bénéficier le Tiers-Monde de l’aide à l’industrie… ».
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Conférence à Paris
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Conférence d'Alain Soral et Pierre Jovanovic à Lyon 01.2013
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Corée du Nord : les goulags maintenant visibles sur Google Maps
Capture d’écran de la carte de Corée du Nord sur Google Maps indiquant un goulag. Crédit : DR
PYONGYANG (NOVOPress) – Le géant américain Google a actualisé une carte de la Corée du Nord identifiant les sinistres camps dans lesquels le régime communiste interne ses opposants, ainsi qu’un centre de recherche nucléaire.
La carte du pays sur Google Maps est composée à partir du service Google Map Maker grâce à des contributions d’internautes, un peu sur le modèle de l’encyclopédie en ligne Wikipedia. Elle propose un aperçu plus détaillé de Pyongyang avec des écoles, des hôtels, des hôpitaux, une cathédrale, un marché et des parcs ci et là de part et d’autre du fleuve Taedong qui coupe la capitale en deux.
Jayanth Mysore, un responsable de Google Map Maker, a présenté mardi nouvelle carte du pays le plus fermé au monde : « Pendant longtemps, la dictature communiste est demeurée l’une des plus vastes zones dotées de données cartographiques limitées. Aujourd’hui nous y remédions ».
La carte est malgré tout encore clairsemée : quelques villes, des aéroports, une usine chimique, un site de recherche nucléaire et surtout des tâches grisâtres représentant des camps d’internement.
Ainsi, à une centaine de kilomètres au nord-est de Pyongyang, le camp (kwan-li-so) N°18, identifié comme un goulag, est clairement indiqué. Sur Google, le site en question est identifié sous le terme de « Bukchang Gulag ».
Rappelons que, dans un rapport de mai 2011, Amnesty International affirmait que les camps d’enfermement nord-coréens ont augmenté en taille et en nombre ces dix dernières années et enferment actuellement quelque 200.000 personnes dans des conditions atroces.
Julien Lemaire http://fr.novopress.info
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Mariage gay : que faire maintenant ?
Le mariage gay, c'est plié.
Il ne pouvait en être autrement, faute de savoir exactement pourquoi on se battait.
La seule victoire envisageable était une prise de conscience que quelque chose ne tournait vraiment pas rond dans notre monde. Voilà qui est fait. La chute a paru ralentir un moment, parce que l’on a affermi le pied sur quelque roc. Mais c’est toute la pente qui chasse. Cet éboulement que les progressistes nomment le mouvement, les avancées, l’avenir. Ce qui a vocation à être dérégulé, mœurs, morale, marché, code du travail, justice, Ecole, fonction publique, à peu près tout, car legs du passé, donc honni comme « tabou », tout ce qui existe, en somme, condamné à passer à la moulinette du progrès illimité. J’avance, donc je suis. Même dans l’abîme. Un jour viendra où le mariage homo sera lui-même jugé comme un archaïsme insupportable, parce qu’encore sexué…
Pour quoi s’est-on donc battu
Non pour la "nature" (concept fluctuant et fuyant), ni même pour la "société" (concept non moins modulable), mais pour l'Ordre. Faute d'avoir oublié ce qu'est le sacré et la divinité du cosmos, on ne fait qu'entériner le désordre.
Car rien de moins « naturel » que le mariage. Son ravalement à la fonction procréative est une dégénérescence, un alignement sur le biologique. Défendre ce mariage-là, c’est se réclamer d’un statut qui était déjà, par rapport à la conception traditionnelle du mariage, une dérégulation moderniste.
Tout ce qui est valable chez l’homme, admirable et véritablement institution de l’humain, c’est ce qui n’est pas naturel, ou qui tend à la dominer la nature. Toutes les religions, les morales, les structures politiques, même celles que l’on dit « païennes », et que l’on prétend proches de la nature, sont actes de la volonté, des tentatives de rationaliser, de maîtriser l’instinct social de l’homme, partant de le dénaturer. Le mariage n’est pas la condition sine qua non de la procréation. Il est un peu naïf de le rappeler. Il est bien plutôt ce qui transcende le diktat brut et massif de l’animalité en nous, la reconnaissance d’abord de l’humanité de l’enfant par un rituel, sa consécration religieuse par un culte quotidien aux dieux, qui inclut la famille dans un Ordre, sa mise à la disposition totale au service d’un clan ou d’une cité.
Si l’on ne saisit pas cette donnée anthropologique fondamentale de toute société traditionnelle, que nul ne dispose de son corps, que celui-là soit ravi par la communauté, les dieux ou le Dieu, l’on n’a aucune chance de comprendre ce qui est en jeu dans les essais de sortir des apories d’une société qui liquéfie tout, si l’on n’a pas la conviction que l’on n’est pas propriétaire de soi. Les féministes savaient bien ce qu’elles faisaient, ces viragos haineuses. Les Anciens n’avaient leur corps qu’en usufruit, et devaient rendre compte à autrui, dans une relation hiérarchique, du bon usage qu’ils en faisaient. Le plaisir lui-même, venant des dieux, rendait grâce aux dieux.
Maintenant, la parole est laissée aux vendus. L'UMP essaie, contre la conviction de la plupart de ses élus, de se rabibocher stratégiquement, sinon électoralement, avec le "peuple de droite", qui, comme cette dernière terminologie l'indique, n'a rien compris, pour peu qu’il se réclame de cette terminologique. Qui ne voit que le projet de mariage gay, bien qu’il faille en chercher loin les racines dans les fonds avoués ou inavoués d’un Nouvel Ordre utopique destiné à créer un homme nouveau, ne consiste pas, selon un calcul de Machiavels aux petits pieds, qu'à éluder les échec de la Gauche, mais aussi à cacher, à rendre invisible et inaudible, la médiocrité grotesque de la « droite », qui reprend des forces en buvant le sang du bouc qu’on égorge, comme le peuple d’ombres sans force qu’Ulysse rend momentanément à la vie dans le palais moisi d’Hadès.
Dans la cage au folles où les députés vont s’en donner à leurres joie, ragaillardissant leurs cordes vocales, l’empoignade entre deux camps, qui se prétendent ennemis, va encore donner l’illusion que la démocratie existerait, et qu’un choix de société soit possible. On nous annonce un projet de loi sur le vote des étrangers. Voilà de quoi donner du grain à moudre aux plumitifs et aux idéologues de la télé. La droite, qui n’a pas cru bon revenir sur la PACS, bien qu’elle l’ait combattue, sait très bien à quel théâtre d’ombres elle s’adonne, dans la mesure même où, dans d’autres domaines comme l’Ecole, l’Europe, la question sociale, la gestion économique, elle est à tel point sur la même ligne que le gouvernement, que les responsables de l’UMP et du PS sont à peu près interchangeables.
Le « débat » pipé autour du mariage gay n’a, au fond, touché que les classes moyennes assez mobilisées pour aller battre le pavé à Paris. Les bobos affriolés par la culture californienne ont mimé, comme dans un immense théâtre de rue, la guerre civile contre une « réaction » fantasmatique, qui représente la partie de la population élevée encore dans le cadre catholique, et appartenant elle aussi à la portion aisée de la population. Le peuple d’en bas, quoiqu’il n’ait pas pour les homosexuels les yeux de Chimène, regarde cette mêlée d’assez loin.
On devrait s’inquiéter qu’un référendum ne donne pas entièrement satisfaction aux adversaires du projet gouvernemental. Qu’une partie considérable de l’opinion accepte à peu près n’importe quoi, sous prétexte que la « réalité » sociale le rend possible, si l’on compare l’état des esprits il y a seulement quelques lustres, en dit long sur la situation de déliquescence de notre civilisation. Une certaine crédulité, proche de l’ingénuité, pourrait laisser croire que le peuple existe encore.
Néanmoins, comme la nature humaine (ce terme, utilisé par convention, désigne une permanence de condition humaine) est surtout sensible, hélas ! à son intérêt, l’endroit où le cuir lui cuit, où son déplumage en règle la rend vulnérable, c’est sa sécurité, sa subsistance et, éventuellement, ses instruments de plaisirs qu’il faut toucher. Un monde farci d’économisme ne peut crever que par là.
Après avoir labouré la terre, fabriqué dans des ateliers des produits artisanaux, avoir transformé le monde dans d’immenses manufactures, l’homo faber, fier de sa puissance, de sa maîtrise et de l’attachement à son métier, malgré l’exploitation qu’il a pu subir, devient enfin un prolétaire, c’est-à-dire un être démuni de tout, sauf de sa force de travail.
Pour la première fois, la condition de travailleur va être réduite à une pure potentialité, à ce que l’on nomme l’ « employabilité ». Toutes les réformes récentes du code du travail, du marché du travail, et bientôt des règles du chômage, vont dans le sens d’un détachement complet de l’humain des conditions concrètes de la production, donc de la maîtrise. Le travailleur, s’il a la chance de travailler, va être totalement soumis aux caprices et aux pressions. Il ne sera plus qu’un flux, comme celui des marchandises.
On perçoit l’analogie entre cet état, et ce que l’on est en train de faire dans l’Ecole, où l’on n’évaluera que les « compétences », et le mariage, où le désir narcissique seul est pris en considération. La même comparaison serait à effectuer avec le destin de Nations qui ne seront plus que des agglomérats de consommateurs ou d’êtres noyés dans la « diversité », et le sort de la culture, qui n’est plus qu’un marché où Johnny vaut Mozart. C’est ce que, de toute façon, voilera la « droite » du système.
Heurter un bout, n’importe lequel, c’est ébranler la machine. Quel que soit l’angle, on va au cœur. Toutefois, les masses populaires ne seront vraiment touchées que si elles ont l’impression qu’il vaut le coup de se battre à mort pour leur intérêt économique, leur statut social, et même leur simple survie. Il s’agit là d’un enjeu encore plus important que ceux de l’immigration ou de l’islam, devenus peu ou prou des pièges à appâter l’électeur de droite. En somme, il s’agit de ramasser de manière franche, loyale et crâne, le bien qu’a laissé choir la gauche. La vraie révolution passe par là.
Claude Bourrinet http://www.voxnr.com -
L'intelligence
L'Intelligence étant la valeur suprême pour la société, tout le monde voudrait être intelligent ou à défaut le paraître. On la relie à la réussite scolaire et sociale. On lui a donné une multitude de définitions comme la faculté d'adaptation. Mais des poètes comme Rimbaud ou Baudelaire ou le génie mathématique Evariste Galois étaient-ils adaptés à leur société ? Les définitions de l'intelligence sont donc toujours insatisfaisantes ou incomplètes. Faut-il la différencier de l'imagination ou de la créativité ?
Politiquement, idéologiquement son analyse n'est pas neutre car elle peut servir à légitimer des positions sociales. On a même fait des études sur le quotient intellectuel en fonction des groupes raciaux. Il y a toujours sur cette question la controverse entre l'inné et l'acquis. Quels sont les parts de chacun ? Les chiffres que l'on donne (50-50) ou (80-20) ont-ils une réelle signification ? Au niveau d'un pays est-elle liée à son système éducatif ? La question de l'intelligence n'est pas innocente et bien sur ses interprétations sociales ou biologiques.
Le cerveau
Le cerveau est extrêmement complexe et relier l'intelligence à certaines parties ou gènes est risqué. Le fonctionnement est encore mal connu. On sait qu'il y a deux hémisphères, un gauche qui est celui de la logique et de la rationalité et un droit celui de l'intuition, du sensible, de l'émotion... Nous avons cent milliards de neurones qui peuvent être reliés par des connexions (10 000 possibles par neurone). Le nombre de connexions est lié à l'intelligence. Si le cerveau représente 2% du corps il dépense 20% de l'énergie corporelle. Il faut donc le nourrir, d'où l'importance d'une nourriture variée pour son développement et son fonctionnement. Ceci est un problème pour certaines régions de la planète.
Analyse de l'intelligence
Beaucoup d'auteurs ont cherché à analyser l'intelligence. Nous allons en étudier deux, Gardner et Piaget.
Gardner - Plutôt de considérer l’intélligence comme un tout que quelqu'un posséderait à différents degrés, Gardner a donné différentes catégories d'intelligence.
L'intelligence loqico-mathématique. C'est la plus valorisée dans notre société technico-scientifique. C'est souvent celle que l'on mesure dans les tests Q.I.
L'intelligence spatiale. Elle est utilisée pour les géographes, peintres, dessinateurs, architectes, pilotes...
L'intelligence interpersonnelle : la façon dont on comprend les autres et d'agir de façon adaptée.
Elle regroupe ce qu'on pourrait appeler l'intelligence psychologique. Elle est très utile pour les commerciaux, les politiques, les enseignants...
L'intelligence corporelle : elle a été dévalorisée pendant longtemps en Occident avec la survalorisation du « clerc » ou de l'intellectuel. Le corps servait à porter la tête. L'intelligence corporelle est développée et nécessaire pour les danseurs, sportifs, artisans, chirurgiens...
L'intelligence verbale et linguistique. À l'école elle est le complément de l'intelligence logico- mathématique. C'est bien sur celle des écrivains, des politiques, avocats...
L'intelligence intra personnelle. Elle permet de bien se connaître. On agit en fonction de ses atouts et faiblesses. On retrouve le « connais-toi - toi même » de Socrate. C'est donc aussi savoir faire une bonne introspection.
L'intelligence musicale. Elle va de celle capable de reconnaître les mélodies jusqu'à être capable de créer et innover parfois jusqu'au génie comme les grands musiciens.
L'intelligence existentielle ou philosophique. C'est l'aptitude à perpétuellement questionner, bref, l'ouverture d'esprit à toutes les questions « intellectuelles ».
On donne aussi l'intelligence naturaliste comme celle que peut posséder quelqu'un à l'aise dans la nature.
Ajoutons la créativité qui est une conséquence puisqu'être intelligent uniquement pour l'être n'a pas de sens.
Piaget - Le psychologue suisse a étudié l'intelligence dans sa temporalité ou son développement. Il a donné sa définition de l'intelligence. « Définir l'intelligence par la réversibilité progressive des structures mobiles qu'elle construit, c'est donc redire, sous une nouvelle forme, que l'intelligence constitue l'état d'équilibre vers lequel tendent toutes les adaptations successives d'ordre sensorimoteur et cognitif, ainsi que tous les échanges assimilateurs entre l'organisme et le milieu ».
Pour l'enfant Piaget distingue plusieurs stades avant l'adulte.
Stade de l'intelligence sensori-motrice - 0-2 ans
Stade de l'intelligence préparatoire - 2-6/7 ans
Stade de l'intelligence opératoire - 6/7-11/12 ans
Stade de l'intelligence formelle - 12- adulte.
Les tests de quotient intellectuel
Au XIXème siècle on a beaucoup mesuré les capacités crâniennes pour faire des moyennes entre les différents groupes « raciaux ». De nos jours les tests Q.l remplacent ces anciennes pratiques, ce qui n'empêche pas de faire les deux. Ces fameux tests déchainent les passions. Soit on cherche à les mettre en bouillie car ils dérangent, soit ont leur donne une valeur absolue et même héréditaire. Il existe toute une littérature qui différencie les races par leur Q.l et capacité crânienne.
Les racialistes (certains disent racistes) peuvent se délecter de cette littérature. Les environnementalistes prônent que l'intelligence est essentiellement due à l'environnement socioculturel à la différence des innéistes.
De façon intuitive, l'environnement joue un rôle certain. Pourquoi les innéistes cherchent les meilleures écoles pour leurs enfants ? Nous exposons un tableau que l'on trouve fréquemment dans cette littérature. Il ne sert à rien de le dissimuler.Q.I. moyen
Capacité crânienne moyenne
Asiatiques de l'Est
106
1416
Caucasien européen
100
1369
Asiatiques du Sud-Est
87
1332
Pacifique
85
1315
Nord-africains et moyen-orientaux
84
1293
Africains subsahariens
67
1282
Aborigène d'Australie
62
1282
Si on a divisé les Asiatiques de l'Est et du Sud-Est, il est curieux qu'on ne l'ait pas fait pour les Européens. Les Européens des pays du Nord ont un Q.l moyen égal à 107 comme pour l'Allemagne et les Pays-Bas, 106 pour la Pologne contre 94 pour la France. On ne voulait sans doute pas mettre des « blancs » en haut de l'échelle.
Hans Eysenck fut un de ceux qui ont le plus étudié l'intelligence. Il a déchainé les passions. Il fut physiquement agressé. Ceci dénote la haine que peut susciter l'idée de l'intelligence non également distribuée aux hommes. Lorsqu'il a étudié la corrélation entre la race et le Q.l il a touché à un tabou. Rappelons qu'Eysenck était d'origine juive allemande et viscéralement antinazi.
L'étude de l'intelligence n'est pas innocente. Tous les hommes la revendiquent avec la dernière énergie et pourtant ils sont parfois attirés par son opposé : la bêtise reposante, la médiocrité rassurante, les plaisanteries bien grasses...
L'intelligence fait peur et elle fatigue. L'homme souvent préfère avoir des activités disons les plus simples et répétitives. Les jeux télévisés par exemple sont de plus en plus débiles. On peut gagner des millions en tournant la roue. Les chansons et musiques participent pleinement à cette débilité ambiante. Les salaires de certains sportifs au Q.l souvent très limité atteignent des sommes astronomiques (même s'il faut leur reconnaître une intelligence corporelle). Si l'intelligence a des atouts certains» la « connerie » et la médiocrité sont encore des valeurs sures.
PATRICE GROS-SUAUDEAU -
Hypatie, Synésios et la philosophie pérenne
Agora, l’excellent film de Alejandro Amenabar, qui conte le sort tragique d’Hypatie (ou Hypatia), philosophe néoplatonicienne du IVe siècle, est à voir non comme une reconstitution historique, bien que, somme toute, malgré quelques invraisemblances, dont l’âge de l’héroïne, l’Alexandrie de cette époque soit remarquablement restituée et les événement assez fidèlement respectés, mais comme une lecture de notre époque.
La loi du genre cinématographique exige une concentration dramatique qui resserre des éléments narratifs et biographiques dont l’étalement dans le temps diluerait l’attention. D’autre part, la dimension romanesque doit aussi avoir sa part. Nous avons fait allusion à l’âge d’Hypatie, trop jeune pour les événements qui sont présentés. En vérité, elle a été assassinée par les fanatiques chrétiens en 415, à l’âge de 45 ans. L’intrigue concernant l’esclave chrétien relève aussi de la pure fantaisie.
Dans le long métrage apparaissent deux personnages très importants, deux de ses élèves, Synésios de Cyrène, un futur évêque, et Oreste, le futur préfet de la ville, qui, dans le film (mais la relation historique ne confirme pas que ce fût lui qui était en cause), presse vainement la philosophe de ses assiduités amoureuses.
Un spectateur du XXIe siècle, en prenant connaissance d’un épisode assez méconnu de la fin du paganisme, ne peut s’empêcher de transférer dans le champ spatio-temporel contemporain les problématiques d’alors.
Alexandrie d’abord, la ville cosmopolite par excellence, dans les murs de laquelle coexistent depuis plus de sept cents ans, voire davantage, Égyptiens, Grecs et Juifs (et au IVe siècle des chrétiens de toutes origines ethniques), est le centre intellectuel, culturel, au même rang que l’Athènes universitaire, du monde gréco-romain. Ce n’est pas pour rien que l’époque hellénistique, qui court depuis l’épopée d’Alexandre jusqu’à l’occupation de la Grèce par Rome, est aussi appelée époque alexandrine. On y trouve la fameuse bibliothèque, qui est une partie d’un plus vaste ensemble créé en – 288 par un des généraux d’Alexandre, Ptolémée Ier Sôter, le Museiôn (palais des Muses), qui était en fait une université de pointe où les recherches scientifiques étaient particulièrement poussées. Sous César, la bibliothèque groupa jusqu’à 700 000 volumes et dut subir quelques avanies. Certaine hypothèses quant à sa destruction font état du rôle néfaste de l’empereur Théodose qui, en 391, ordonna de détruire les temples païens. Comme le Serapeion, temple dédié au dieu-taureau Apis (assimilé au dieu grec Osiris, fusion qui allait donner Sérapis) contenait la bibliothèque, les troubles religieux fomentés par l’évêque Théophile entraîneront la ruine de cet ensemble cultuel d’une renommée considérable. Mais certains historiens arabes, Abd al-Latif, en 1203, Ibn al-Kifti et le grand Ibn Khaldoun, évoquent la responsabilité du calife Omar, lequel ordonna en 642 à Amr ibn al-As, son général, de détruire les ouvrages inutiles (c’est-à-dire qui ne sont pas le Coran). Il est probable que ces décisions se conjuguèrent pour anéantir l’un des plus grands trésors de l’humanité.
Notre âge connaît aussi un mélange de cultures, un brassage cosmopolite et une tentative de rassemblement du savoir universel. Toute grande métropole occidentale est susceptible de rappeler Alexandrie, singulièrement New York, qui se veut le cœur culturel du Nouvel ordre mondial. On y trouve en effet la présence d’une forte communauté juive, un urbanisme démesuré, une volonté de modernité scientifique et artistique, ainsi qu’une ambition de régenter l’esprit du Monde. Les images en douche qui montrent les heurts entre chrétiens et païens, les gros plans sur les silhouettes noires qui sèment la terreur font irrésistiblement penser à des djihadistes, des talibans du IVe siècle. Aussi n’est-il pas abusif de considérer que le film doit beaucoup au 11 septembre et à ce qui s’est ensuivi. Hypatie n’est-elle pas une femme libre victime de la misogynie et de l’intolérance d’une religion proche-orientale ? C’est évidemment le libéralisme sociétal et politique de l’Occident, face à l’obscurantisme, qui est en partie invoqué derrière la liberté païenne attaquée. Et, par delà, l’intolérance du monothéisme. La nature des « recherches » d’Hypatie, l’expérimentation qu’elle pratique sur un navire, évoquent bien entendu Galilée, son héliocentrisme et son expérience, sur la chute des corps, du sommet de la Tour de Pise. Anachronisme, bien sûr, et pas seulement dans les aspects strictement scientifiques : les Anciens en effet n’appréhendaient pas les lois « physiques » et cosmologiques de manière mécaniste, et le néoplatonisme était par bien des côtés plus proche de la magie (la théurgie) que de la quantification de l’univers. Mais qu’importe : on voit que ce qui est souligné est le parallèle avec la lutte que dut entreprendre la modernité contre la superstition des âges obscurs. Credo quia absurdum, disait-on au Moyen Âge.
La boucle est donc bouclée : comme Hypatie en son temps, nous devons combattre, si nous ne voulons pas que notre civilisation s’effondre, les fanatiques actuels de tous poils (évangélistes compris ?).
Il serait trop long d’expliquer en quoi le monde d’aujourd’hui doit plus qu’il ne croit à la vision chrétienne. Je renvoie à l’ouvrage de Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Malgré tout, on ne peut pas dire que le pronostic soit totalement erroné, et que la liberté des modernes ne tienne pas, d’un certain point de vue, à celle des païens.
Le christianisme, contrairement aux religions à « mystères », était irrécupérable dans le cadre de la rationalité grecque. Il devait la subvertir en le retournant. Dans la contrainte de justifier rationnellement la foi, il avait emprunté à la philosophie hellénique, mais au prix d’un travestissement du sens et d’un autre emploi du vocabulaire métaphysique. En vérité, la liberté d’interprétation, le libre jeu de la recherche intellectuelle n’avaient plus cours. Nous étions passés sous d’autres cieux, dans lequel un dieu jaloux régnait. Le monde des idées était mis sous tutelle, et le dogme s’imposait, transformant la philosophie en servante de la religion. Le mythe (mythistoire, en ce qui concerne le christianisme) avait dévoré le logos, la fable la raison. La religion à étages qui caractérisait le monde antique (les mythes, les cultes civiques et la « mystique » intellectualisée des philosophes, d’une élite) permettait une économie relativement sereine du « problème divin ». Il s’agissait de réguler le lien entre le ciel et la terre, tout en consacrant l’ordre cosmique, donc par ricochet la sphère politique. L’intention perdure, mais non sans complications. Le dieu subjectif, personnel, absolument transcendant des juifs, dont les chrétiens sont les héritiers, enjoint de manifester sa foi à tous les niveaux, c’est-à-dire dans tous les compartiments de la vie sociale, politique et privée. Le Bas-Empire », qui, depuis les Sévère, manifestait des tendances autocratiques, avec une sacralisation progressive de l’État que Dioclétien renforça, ne pouvait que verser sur la pente d’un totalitarisme dont l’Église chrétienne deviendrait la clef de voûte. Comme Lucien Jerphagnon l’écrit, dans son excellent ouvrage, Les divins Césars : « À la différence des anciens cultes, le christianisme engageait le plan de la conscience personnelle; il exigeait de ses adeptes une adhésion intérieure qui les rendait justiciables d’instances spirituelles censément intermédiaires entre le divin et l’humain. » Une fois l’alliance entre l’Empire et le goupillon scellée, l’obéissance et l’implication subjective, dues à l’une, devait s’appliquer à l’autre, ce qui était tout profit pour les deux s’épaulant, les « agentes in rebus », appelés aussi les « curiosi « , autrement dit les barbouzes du régime, aidant du reste de leur mieux à convaincre les récalcitrants.
En effet, ce fut sous le premier empereur chrétien qu’un ouvrage, un pamphlet érudit de Porphyre, Contre les chrétiens, fut l’objet du premier autodafé de l’Histoire ordonné pour des raisons religieuses. C’était un coup d’essai qui ne demandait qu’à se confirmer, et qui était complètement contraire au libéralisme qui régnait dans le monde intellectuel païen. Comme l’affirme Ambroise, l’évêque de Milan, qui impressionna tant Augustin en cette fin du IVe siècle : « On doit le respect d’abord à l’Église catholique, et ensuite seulement aux lois : reverentiam primo ecclesiae catholicae deinde etiam et legibus ». L’Empereur Gratien en sut quelque chose, bien qu’il ne fût pas lui-même un parangon de tolérance.
Ce qu’il y avait aussi d’inédit dans la manière dont le christianisme s’imposait, c’était son prosélytisme, son ambition missionnaire de convertir l’humanité. Il rencontrait certes la logique universaliste de l’Empire romain qui, comme tout Empire, avait vocation à dominer le monde, mais, en même temps, la sage gestion des choses divines, qui prévalait jusqu’alors, était complètement embrouillée. Il n’y avait plus, en droit, plusieurs approches, des interprétations hiérarchisées du monde et des dieux, mais un dogme qu’il fallait mettre à la portée de tous. Nietzsche avait parlé d’un platonisme placé au niveau des masses, dont la grossièreté devenait une source de troubles.
Les « débats » métaphysiques sur les relations entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit, en brassant des concepts alambiqués, débordaient sur la place publique. La « démocratisation » de la question religieuse, qui devenait un enjeu idéologique derrière lequel se dissimulaient des conflits ethniques ou nationalistes (les donatistes par exemple expriment le ressentiment berbère, les futurs monophysites se trouveront surtout chez les Égyptiens, à l’esprit particulariste exacerbé) libère dans le démos tous les démons du fanatisme, comme si les cloisons antiques qui permettaient de canaliser les conflits avaient sauté. Les moines, dont le nombre devient vite pléthorique, et qui recrutent en Égypte surtout dans la paysannerie inculte et particulièrement rude, constituent des troupes de choc, souvent violentes, et feront peser sur l’État byzantin un danger constant. Ils se déversent dans la rue en gueulant des slogans, comme nos modernes gauchistes, constituent des sectes, des coteries, des clans, et en même temps l’infanterie lors des combats urbains. Ainsi Cyrille, à Alexandrie, bénéficie-t-il des « services » de ses parabalani (infirmiers ou croquemorts) dévoués corps et âmes à leur chef. Libanios, un des philosophes « païens » qui accompagnèrent Julien dans son épopée, dit de Constance II, bigot qui avait décrété l’interdiction des cultes anciens, qu’il « introduisait à la cour les hommes pâles, les ennemis des dieux, les adorateurs des tombes… ».
L’« Antiquité tardive » est un monde où la haine s’exaspère, les gens des campagnes en voulant à ceux des villes qui les exploitent, détestant encore plus propriétaires et fonctionnaires, les prolétaires en voulant aux bourgeois, et l’armée étant vomie par l’ensemble de la société. Tous les ingrédients étaient présents pour recevoir avec empressement ce dieu d’amour et de revanche qu’était Yahvé-Jésus.
Julien (empereur de 361 à 363) évoquera cette haine du chrétien pour le chrétien, la rabies theologica : « Aucune bête féroce, écrit aussi Ammien Marcellin (contemporain de Julien), n’est aussi acharnée contre l’homme que le sont la plupart des chrétiens les uns contre les autres. »
Pour en revenir à Alexandrie, on peut dire qu’elle était la matrice d’un courant, le néoplatonisme, qui était la symbiose du platonisme, de l’aristotélisme et du stoïcisme, et qui allait influencer, par Plotin, la pensée occidentale jusqu’à maintenant. Elle avait vu en son sein œuvrer Philon le juif, qui avait essayé de concilier le judaïsme et l’hellénisme, Pantène, Clément, qui étaient chrétiens, et surtout Ammonios Sakkas, qui n’a rien écrit, mais qui fut le maître d’Origène et de Plotin, ce qui n’est pas rien.
Il faut imaginer Hypatia dans cette atmosphère tendue, en tous points exaltante si l’on considère la tradition dans laquelle elle s’inscrivait, mais ô combien chargée de menaces. En 388, on avait fermé les temples. En 392, on saccageait le Sérapeion. La ville était sous la coupe des patriarches, Théophile et Cyrille, son neveu. Un État dans l’État.
Hypatia était fille de Théon, mathématicien célèbre. Elle était « géomètre » (comme le recommandait Platon), astronome, vierge et vertueuse, s’accoutrait du court manteau des cyniques – le tribon -, symbole d’abstinence plutôt que d’appartenance à l’école des « chiens ». Elle était rémunérée par l’État, mais donnait aussi des cours privés.
Synésios de Cyrène avait réalisé sur ses indications un planisphère. C’était un fils de bonne famille, intelligent et riche, de même âge que son professeur. Il était fasciné par Hypatia. Plus tard, dans une « lettre à un ami », il écrit : « Nous avons vu et entendu celle qui détient le privilège d’initier aux mystères de la philosophie. » Il l’appela, sur son lit de mort, « sa mère, sa sœur, son maître ».
Comme tout « potentes » de l’époque, il fut contraint à la politique. Voué à la vie philosophique, c’est-à-dire à la contemplation, il n’était sans doute pas emballé par cette charge, mais l’élite gréco-romaine était encore animée par l’éthique stoïcienne, et c’était un devoir auquel on ne se dérobait pas encore. Aussi se retrouva-t-il, au mois d’août 399, à la cour d’Arcadios, une parfaite nullité, fils du sinistre Théodose. Le député de la Cyrénaïque était en fait là pour défendre les intérêts d’une province en grande difficulté économique. Il produisit du même coup un Discours sur la royauté qui reprenait le thème de la royauté idéale, opposée à la tyrannie parce que guidée par la philosophie, pattern redevable à la tradition gréco-latine destinée à asseoir idéologiquement la basileia, c’est-à-dire la royauté, avec tout ce que cela suppose de tempérance, de piété, de bonté, d’imitation de l’excellence divine (la providence royale étant faite à l’image de la pronoia divine, et le basileos étant assimilable à la divinité, homoiôsis theô). Synésios invitait l’Empereur à revenir à la tradition romaine de simplicité, de rudesse, etc. – contre l’amollissement d’une cour corrompue par trop de luxe, qu’il constatait de ses yeux. Et il met pour ce faire en regard le souvenir des anciens empereurs, à la tête des armés, et insiste sur la nécessité de la guerre, matrice de vertus. Comme quoi un néoplatonicien peut avoir les pieds sur terre !
Mais ce qu’il fit de plus intéressant encore, et qui nous concerne pour notre propre chef, ce fut d’engager Arcadios à expulser du Sénat les Barbares germains qui s’y étaient infiltrés et qui avaient la haute main sur tout. Il contredisait ainsi Thémistios – dont Arcadios avait été l’élève – philosophe néoplatonicien « de cour », conseiller de plusieurs empereurs, qui avait invité ses maîtres successifs à « passer aux barbares ». Durant les vingt années qui séparent les deux hommes, le problème barbare avait beaucoup évolué. Les intelligences lucides y voyaient une menace mortelle pour l’Empire. Il fallait un sursaut, une prise de conscience. Aussi Synésios conseilla-t-il de recruter dans les « campagnes » de l’Empire plutôt que chez les Barbares qui infestaient l’armée et minaient sa cohésion. Il demandait des combattants « nationaux ».
Ce n’est pas tout. Il se maria. C’était un homme qui adorait la chasse et la réflexion. Il était richissime, avait de hautes relations, était sérieux, savant. Il n’en fallait pas plus, en ces temps de détresse, pour être élu évêque. Il accepta sous conditions. Dans la Lettre 105 à son frère (en fait il s’adressait à Théophile), il remercie les habitants de Ptolémaïs qui lui ont fait confiance. Mais il est marié, et refuse une séparation officielle ainsi qu’une vie maritale clandestine. Il veut même avoir « beaucoup de beaux enfants ». Sur le plan philosophique, il n’est pas disposé à abandonner ses convictions auxquelles il adhère par voie de démonstration scientifique : « Il y a plus d’un point où la philosophie s’oppose aux idées communément reçues », c’est-à-dire chrétiennes. Il faut le laisser tranquille par rapport au dogme. Par exemple : « Je n’irai pas dire […] que le monde, en toutes ses parties, est voué à la ruine [cela contre le dogme de la fin l’Apocalypse]. Quant à la résurrection, qu’admet l’opinion courante, c’est là, à mon sens, un mystère ineffable où je ne m’accorde pas, tant s’en faut, avec le sentiment vulgaire. » Et il fixe les bornes entre lesquelles peut s’exercer la liberté de conscience : en public, il est philomuthôn (je prêche toutes les « histoires » qu’on voudra), dans le privé, je suis philosophôn (j’exerce librement ma raison).
On ne connaît pas la suite.
Il resta fidèle à Hypatia. Il mourut en 413, la précédant de deux ans.
Entre-temps, Théophile était mort, Cyrille, son neveu, imposait sa loi à Alexandrie. En mars 415, il y eut des émeutes. Cyrille et Oreste s’opposaient, le pouvoir religieux voulait dominer le pouvoir politique. Oreste sanctionna Hiérax, maître d’école chrétien, sectateur fanatique et agent de Cyrille. Une provocation (l’incendie dans une église) fut le prétexte d’un pogrom contre les juifs, que le pouvoir séculier protégeait. Un commando de cinq cents moines rencontra le préfet, qui fut rossé et sauvé in extremis par des Alexandrins. Cyrille accusa le préfet d’être sous l’influence d’Hypatia, considérée comme la source du conflit.
Un commentateur contemporain, du nom de Socrate raconte ce qui suivit : « Des hommes à l’esprit échauffé ourdirent un complot. Sous la conduite d’un lecteur répondant au nom de Pierre, les voilà qui surprennent la femme alors qu’elle rentrait chez elle, s’en revenant on ne sait d’où. Ils l’extraient de sa litière, l’entraînent à l’église du Kaisaréion, la déshabillent et la tuent à coups de tessons. Ils dépecèrent le corps, en rassemblèrent les morceaux sur la place du Cinaron, et les mirent à brûler. »
Lucien Jerphagnon ajoute : « Ainsi s’achève l’histoire d’Hypatia la philosophe, dont le savoir égalait le charme et la beauté. »
Claude Bourrinet http://www.europemaxima.com -
Jean-Claude Valla : un guerrier des idées
Le journaliste Jean-Claude Valla est mort d’un cancer jeudi 25 février 2010. Il était âgé de 65 ans. Il a exercé son métier à Valeurs actuelles, Éléments, Magazine Hebdo, Minute, puis comme journaliste indépendant. Il avait été, auprès de Louis Pauwels, le créateur et la cheville ouvrière du Figaro Magazine : dans sa formule d’origine, la plus belle réussite de la presse française au cours de ces quarante dernières années. Un étonnant succès commercial due a la liberté de ton et à l’intelligence. Les maîtres du discours ne sont s’y pas trompés : ils y ont mis fin à coup de campagnes de diabolisation et de pressions publicitaires. A l’occasion d’un de ces épisodes de « normalisation », Jean-Claude Valla avait été livré au moloch. Il n’en avait gardé nulle rancœur. Il avait juste raconté l’aventure – la mésaventure - dans un article intitulé : « Avec Louis Pauwels au Figaro Magazine ». Polémia a publié ce récit en 2006 sous le titre : « Un exemple de tyrannie médiatique : la normalisation du Figaro Magazine ». Polémia met à nouveau ce beau texte à disposition de ses lecteurs. En hommage à son auteur, combattant de la liberté et guerrier des idées.
La rencontre avec Louis Pauwels
J'ai connu Louis Pauwels le 31 octobre 1971 au VIIe séminaire national du Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne (GRECE), dont j'étais alors le « secrétaire études et recherche ». Il avait accepté d'en être l'un des orateurs, aux côtés de Pierre Thuillier, de Stéphane Lupasco et du professeur Pierre Debray-Ritzen. Cette date allait marquer le début d'une étroite collaboration entre cet écrivain renommé et ce qu'il sera convenu plus tard d'appeler la « Nouvelle Droite ».
Louis Pauwels avait trouvé auprès de notre jeune école de pensée les idées qui répondaient à ses aspirations. « Je suis passé, en vous découvrant avec vos amis, confiera-t-il le 22 décembre 1981 à Alain de Benoist, d'une conscience solitaire à une conscience solidaire. » La lecture d'un livre de Louis Rougier, Le Conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, édité par le GRECE en 1974, l'avait passionné et semblait l'avoir conforté dans son refus du christianisme. Toutefois, l'élément décisif de ce ralliement avait été son admiration pour Alain de Benoist qu'il tenait, comme il l'écrira en 1977 dans le Journal du dimanche , pour « l'un des esprits les plus vastes et percutants de notre époque. »
Je me souviens des quelques voyages que nous avons effectués, Louis et moi, pour des conférences du GRECE dont il était l'invité. Un jour où nous revenions de Lille en voiture, il me parla longuement de la forêt de Saint-Germain-en-Laye où il aimait à se promener. Sa propriété du Mesnil-le-Roi n'en était guère éloignée. Comme je lui confessais ma lassitude de l'habitat parisien, il me suggéra de prendre contact avec l'une de ses amies qui s'apprêtait à quitter son appartement du parc de Maisons-Laffitte. C'est ainsi que nous sommes devenus voisins ou presque deux ou trois mois plus tard.
A la même époque, il me donna rendez-vous aux Champs-Elysées, dans les bureaux des éditions Retz où était publiée sa revue Question de. J'y fis la connaissance d'Hélène Renard, que j'allais retrouver au Figaro Magazine, et de Jacques Bergier, son acolyte du Matin des magiciens, tapi dans un petit bureau encombré de livres. Brillant et confus, c'est le souvenir que j'ai conservé de ce personnage insolite. Je compris, ce jour-là, que Louis s'apprêtait à tourner une page. La mort de Bergier allait encore lui inspirer Blumroch l'admirable (Gallimard, 1976), mais une autre aventure intellectuelle avait déjà commencé.
Louis travaillait alors sur le projet d'un hebdomadaire du week-end. C'était, pensait-il, le seul moment de la semaine où le lecteur était vraiment disponible. Les news magazines, disait-il, avaient épuisé leur formule. Leurs articles insipides et interchangeables lui tombaient des mains. Il voulait en revenir aux grandes signatures, aux articles stimulants pour la réflexion et estimait que les hebdomadaires devaient s'adapter à la civilisation des loisirs. La presse était un domaine qu'il connaissait bien pour l'avoir longuement pratiqué. Avant de fonder la revue Planète il avait été rédacteur en chef de Combat et d'Arts, éditorialiste à Paris-Presse, avait dirigé la rédaction de Marie-France, collaboré à Carrefour et au Figaro littéraire, etc. Déjà considéré comme l'une des meilleures plumes de la « jeune droite », il avait été victime d'un guet-apens dans les locaux de L'Express, le 24 juillet 1956. Il y avait été attiré et physiquement malmené. Il ne parlait pas souvent de cette mésaventure mais je ne peux m'empêcher de penser que l'hebdomadaire dont il rêvait était aussi une façon de se venger de l'affront qu'il avait subi ce jour-là.
A plusieurs reprises il nous a réunis, Alain et moi, pour évoquer ce projet auquel il tenait à nous associer. J'en garde un souvenir ému, car la confiance qu'il nous témoignait, mais aussi sa gentillesse et l'accueil toujours chaleureux de son épouse, Elina Labourdette, avaient de quoi toucher le cœur du modeste jeune homme que j'étais. Pour trouver les financements nécessaires, Louis comptait sur la caution et l'appui de Georges Pompidou, alors président de la République. Il avait réussi, je ne sais comment ni par quels intermédiaires, à le convaincre de la nécessité d'un tel hebdomadaire. Mais, en 1974, la maladie emporta le chef de l'Etat et le projet tomba à l'eau. Louis en fut profondément peiné mais ne renonça pas. L'idée n'allait cesser de l'habiter.
En juillet 1975, Robert Hersant fit l'acquisition du Figaro, avec le soutien des deux personnalités qui se voulaient la « conscience » de ce grand quotidien : Jean d'Ormesson, son directeur, et Raymond Aron, son éditorialiste. Mais les rapports se dégradèrent peu à peu et, lorsque le nouveau propriétaire annonça en mai 1977 qu'il se réservait le droit d'écrire des éditoriaux, Raymond Aron donna sa démission, bientôt suivi de Jean d'Ormesson. Le premier s'en alla aussitôt à L'Express tandis que le second, après avoir fait marche arrière, négociait avec Hersant un nouveau statut qui lui permettait de conserver un salaire confortable et quelques-uns des privilèges attachés à son rang d'académicien. Toutefois, les fonctions de directeur lui étaient définitivement retirées.
Préoccupé par la succession de Jean d'Ormesson, Yann Clerc, qui était secrétaire général du Figaro, s'enquit de trouver une personnalité politiquement fiable dont il pourrait suggérer le nom à Robert Hersant. J'avais connu Yann quelques années plus tôt, lors de la fondation du Syndicat des journalistes CGC. Nous étions très amis. Je lui parlai de Louis Pauwels. L'idée lui sembla excellente. Hersant, en réalité, ne souhaitait pas désigner un nouveau directeur. Il s'attribua ce titre mais accepta de rencontrer Louis Pauwels. Et c'est ainsi que prit corps un autre projet qui consistait à doter Le Figaro d'un supplément culturel encarté dans le numéro du samedi mais portant le nom de Figaro dimanche.
Le Figaro dimanche, tribune de la « Nouvelle Droite », puis Le Figaro Magazine
Propulsé à la direction des services culturels du Figaro en septembre 1977, Louis avait proposé à Alain de Benoist de collaborer à ce supplément et m'avait sollicité pour le poste de rédacteur en chef. Je ne pouvais malheureusement pas accepter, car j'étais retenu par mes fonctions de directeur des éditions Copernic. Nous avions créé cette maison en octobre 1976. Elle venait de remporter un grand succès, à la fois commercial et d'estime, avec la publication de l'ouvrage d'Alain de Benoist, Vu de droite, que l'Académie française allait doter de son grand prix de l'essai en 1978.
Je me souviens encore de la déception de Louis. Nous étions chez lui, au Mesnil-le-Roi, avec Alain. Il insista, puis, se rangeant à mes raisons, il nous demanda de trouver quelqu'un d'autre capable d'assumer cette responsabilité. Le nom de Patrice de Plunkett, qui était alors à Valeurs actuelles, nous vint à l'esprit. C'était un militant du GRECE et ses compétences professionnelles ne faisaient aucun doute. Louis ne le connaissait pas mais nous faisait confiance. Pressé de trouver une solution, il souhaita que nous l'appelions immédiatement, malgré l'heure tardive. Ce que je fis, en disant simplement à Patrice que nous devions l'entretenir de toute urgence d'une affaire importante. Une heure plus tard, Alain et moi étions à son domicile. D'abord incrédule, il se laissa facilement convaincre. L'offre, il est vrai, en valait la peine !
Le Figaro dimanche fut une formidable tribune pour les idées de la « Nouvelle Droite ». Alain de Benoist y alternait des chroniques avec Louis Pauwels. Le 8 octobre 1997, une page entière fut consacrée au livre du professeur Hans J. Eysenck, L'Inégalité de l'homme, publié aux éditions Copernic. Le 4 février 1978 fut annoncée en bonne place la parution, aux mêmes éditions, du livre de Jean Cau, Discours de la décadence. La semaine suivante, Louis Pauwels consacra sa chronique à un numéro d' Eléments, l'organe officieux du GRECE. Des exemples parmi d'autres, car la plupart des sujets qui étaient alors au centre des préoccupations de la « Nouvelle Droite » furent relayés par Le Figaro dimanche. Mais, au printemps 1978, Robert Hersant prit la décision de transformer ce modeste cahier supplémentaire en véritable magazine dont la date de parution était fixée au mois d'octobre.
Louis trouvait là l'occasion de mettre en œuvre son vieux projet. De nouveau se posa le problème de la rédaction en chef. Tout en estimant que Patrice de Plunkett n'avait pas démérité, Louis le jugeait trop cassant et n'avait pas totalement confiance en lui pour un projet de cette envergure. Aussi voulait-il le flanquer d'un autre rédacteur en chef. Il me sollicita donc pour la seconde fois. L'enjeu était si important que je ne pouvais plus décemment refuser. Les éditions Copernic avaient encore besoin de moi. C'était si vrai que mon départ n'allait pas tarder à poser de sérieux problèmes. Mais l'idée de participer à cette grande aventure m'enthousiasmait. C'était, de toute évidence, l'occasion ou jamais de donner à nos idées une audience considérable.
Le Figaro Magazine devait faire appel à de grandes signatures, celles du Figaro, bien sûr, mais d'autres aussi, moins conformistes ou plus surprenantes. Je pense notamment à Jean-Edern Hallier, qui avait déjà collaboré au Figaro dimanche. Certains journalistes de la vieille maison allaient également y collaborer et même, pour quelques-uns d'entre eux, être transférés d'une rédaction à l'autre. Mais il fallait recruter pour compléter l'équipe. Louis me chargea de cette mission, sachant et souhaitant que je fasse appel, dans la mesure du possible, à des journalistes acquis aux idées du GRECE dont j'étais encore, pour quelques semaines, le secrétaire général. Il ne cessa d'ailleurs, bien après que j'eus démissionné de cette fonction, de me considérer comme le patron du GRECE. Comme sa timidité le mettait souvent mal à l'aise avec les journalistes, sauf avec les femmes, l'autorité que j'avais sur eux le rassurait.
Travailler avec Louis n'était pas de tout repos. L'esprit constamment en éveil, il nous bombardait, Patrice et moi, de notes de services dont je ne peux aujourd'hui encore consulter la collection sans un certain étonnement. Il pensait à tout, s'inquiétait, s'impatientait, s'enthousiasmait, poussant le sens de la perfection jusqu'à choisir lui-même les photos après d'interminables séances de projection. Il était capable de tout changer à la dernière minute et n'acceptait pas qu'on lui objectât une contrainte technique. Tant qu'il eut les coudées franches, son instinct ne le trompa jamais. Il n'avait qu'un défaut : celui de ne pas savoir dire non aux solliciteurs qui assiégeaient son bureau. Il le savait et, chaque fois qu'il se laissait piéger, il m'appelait et, devant l'importun, prenait un air malicieux pour me prier de lui donner satisfaction. Ce n'était évidemment qu'une comédie que nous avions fini par roder à merveille.
Louis nous avait affublés, Patrice et moi, d'un titre de rédacteur en chef qui ne correspondait pas à la qualification figurant sur nos bulletins de salaire. Pour ma part, j'étais chef des informations et, comme tous les autres journalistes du magazine, j'émargeais à l'Agence de presse et d'information (AGPI) que Robert Hersant avait créée pour ne pas avoir à octroyer à ses nouvelles recrues les sacro-saints « avantages acquis » auxquels la rédaction du Figaro ne voulait pas renoncer. Nous ne figurions pas davantage dans « l'ours » du Figaro Magazine. A mes yeux, cela n'avait aucune importance, puisque j'avais, au sein de la rédaction, l'autorité et la marge de manœuvre nécessaires.
Dans un premier temps, Louis nous avait demandé, à Patrice et moi, de superviser à tour de rôle un numéro du Figaro Magazine. Cette rédaction en chef tournante était censée nous laisser à chacun quinze jours pour préparer un numéro et donc de le peaufiner, mais la formule, séduisante au premier abord, n'était pas viable. Il y renonça très vite et répartit les tâches entre nous : Patrice se vit confier les pages culturelles, tandis que me revenaient les pages politiques et société. Un troisième secteur, celui de l'art de vivre, consacré principalement au tourisme, relevait de la seule responsabilité de Maurice Beaudoin, le directeur exécutif. Ce vieux briscard appartenait à la hiérarchie parallèle mise en place par Robert Hersant qu'il connaissait depuis longtemps. En dehors de Louis, il était, d'ailleurs, l'un des rares et probablement le seul de la rédaction à être en contact direct avec lui. Personnellement, je n'ai rencontré Hersant qu'une seule fois, le 7 septembre 1978, lorsqu'il jugea bon de dire quelques mots aux journalistes du Figaro Magazine. Je l'ai par la suite croisé dans les couloirs. Il semblait raser les murs. Etonnant personnage !
Le Figaro Magazine monte en puissance mais …
Le premier numéro parut le 7 octobre 1978 avec un portrait de Giscard à la Une. Les grandes signatures étaient au rendez-vous : Jean d'Ormesson, Philippe Bouvard, Jacques Chancel, Jean-Jacques Gautier, François Chalais, Bernard Gavoty, François Nourissier, Jean-Marie Benoist, Jean-Raymond Tournoux, Geneviève Dormann, Alain de Benoist, Jean-Louis Barrault, Joseph Losey, Anthony Burgess, Marcel Julian, James de Coquet, Pierre Daninos, Sempé, etc. Le premier ministre Raymond Barre et l'ancien président des Etats-Unis Richard Nixon avaient accordé de longs entretiens. C'était un bon début.
La première année se déroula sans histoire. Le succès ayant été quasiment immédiat, les journalistes en tiraient une légitime fierté. Nous nous sentions libres, peut-être trop, au point d'en être parfois un peu grisés. Louis n'était pas en reste. Dans ses éditoriaux, il vulgarisait les idées qui nous étaient chères et qui, par la grâce de son immense talent, acquéraient leurs lettres de noblesse. Avec le zèle du néophyte et ce courage qui frôle parfois l'inconscience, il assumait pleinement cet engagement à nos côtés. Les lecteurs ne s'en plaignaient pas, bien au contraire. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tel était du moins mon état d'esprit lorsque Le Figaro Magazine ferma ses portes en juillet pour la durée des vacances d'été. J'avais décidé de profiter de cette interruption pour partir au Mexique sur les traces des Mayas et des Aztèques. Maurice Beaudoin, à qui j'avais proposé un article pour sa rubrique touristique, m'avait aidé à préparer ce voyage.
J'étais loin de me douter que l'été allait être aussi chaud pour Le Figaro Magazine ! Avant de m'envoler pour Cancun, j'avais eu le temps de prendre connaissance du Nouvel Observateur du 2 juillet portant en couverture l'emblème du GRECE frappé d'un titre en réserve blanche : Les habits neufs de la droite française. Je ne m'en étais pas ému outre mesure. Certes, le contenu du dossier n'était pas aussi objectif que le titre pouvait le laisser penser. Mais nous avions déjà été épinglés au cours de ces derniers mois. Le succès du Figaro Magazine ne pouvait qu'exciter la jalousie et l'inquiétude des grands médias acquis à l'idéologie de gauche. Et, surtout, j'étais habitué aux calomnies. Diverses officines avaient poursuivi le GRECE de leur vindicte depuis le début des années soixante-dix. Les rapports de police qu'elles avaient constitués traînaient dans les salles de rédaction. Ils pouvaient ressurgir à tout moment.
Je suis parti serein, sans imaginer une seconde que ce premier dossier n'était que le coup d'envoi d'une incroyable campagne de presse. Pendant tout l'été, nos chers confrères vont s'en donner à cœur joie contre Le Figaro Magazine et la « Nouvelle Droite », associés dans le même opprobre. Nous serons accusés de tous les maux, avec d'autant plus de mauvaise foi que nous n'étions pas en mesure de répliquer. Cette campagne de presse fut la première du genre. Elle révéla le goût de certains journalistes pour les méthodes de basse police et leur façon de se recopier les uns les autres, sans prendre la peine de vérifier les informations, chacun prenant soin, au contraire, de faire assaut d'imagination pour se singulariser.
L'objectif était clair : faire peur à la droite institutionnelle que nos adversaires soupçonnaient de prêter une oreille complaisante à nos idées. Louis Pauwels entretenait alors les meilleures relations avec le président Giscard d'Estaing. La participation anonyme d'Alain de Benoist au livre de Michel Poniatowski, L'Avenir n'est écrit nulle part (Albin Michel, 1978), était un secret de polichinelle. Quant à moi, j'avais dans Le Figaro Magazine cosigné des articles avec Alain Griotteray, l'un des fondateurs des Républicains indépendants. L'idée que nous puissions avoir la moindre influence au sein de la majorité de l'époque était insupportable aux petits marquis du prêt-à-penser. La gauche avait la prétention de détenir le monopole de l'intelligence. Il ne lui manquait plus que le pouvoir politique qu'elle espérait recueillir incessamment comme un fruit mûr. Mais encore fallait-il que la droite restât la plus bête du monde.
Bien entendu, nos détracteurs nourrissaient également l'espoir de discréditer la « Nouvelle Droite » auprès de Robert Hersant. Ils l'avaient pourtant accablé de leurs sarcasmes et ne s'étaient pas privés d'étaler ses erreurs de jeunesse. Feignant d'oublier que « l'ancien nazi » avait été élu député radical-mendésiste en 1956, ils en avaient fait une sorte de [pacte avec le] diable. Mais ils savaient aussi que le « papivore », confronté à d'incessantes difficultés financières, ne pouvait pas se permettre d'entretenir le scandale autour de son nom.
Parti pour le Mexique, je n'ai pas vécu cette campagne. D'autant que je fus victime, au troisième jour de mon voyage, d'un grave accident de voiture. Sur une route du Yucatan, je percutai une vache surgie d'une forêt que je croyais inhabitée. Souffrant d'un sérieux traumatisme crânien, je fus transporté à l'hôpital neuro-psychiatrique de Mérida, puis à l'American British Cowdray Hospital de Mexico, avant d'être rapatrié sur un brancard quelques jours plus tard. De nouvelles interventions chirurgicales m'attendaient à l'Hôpital Foch où de nombreux amis du Figaro Magazine vinrent me rendre visite. C'est ainsi que je découvris peu à peu l'ampleur de la campagne de presse : un délire journalistique de près de cinq cents articles, auquel n'avait pas échappé le vénérable Figaro sous la plume d'Annie Kriegel.
Je n'en fus pas surpris, car j'étais bien placé pour savoir que les rapports entre Le Figaro Magazine et sa maison mère n'étaient pas bons. Louis m'avait demandé, un an plus tôt, d'assurer la liaison entre les deux rédactions qui, depuis l'expérience du Figaro dimanche, vivaient retranchées de part et d'autre de la rue du Mail. Chaque semaine, je m'étais rendu dans le bureau de Max Clos, le directeur de la rédaction du quotidien, pour lui transmettre le sommaire de notre numéro à paraître. Nous voulions ainsi éviter des doublons avec Le Figaro du samedi dans lequel le magazine était encarté. Louis souhaitait ainsi une normalisation de nos rapports. Mais ces efforts avaient été vains. Le Figaro s'était obstiné à traiter, certains samedis, les mêmes sujets que nous, dans une optique systématiquement différente. Au point que nous en avions été réduits à communiquer de faux sommaires. Max Clos et les chefs de service que je retrouvais dans son bureau m'avaient toujours accueilli poliment. L'un d'eux était même un ancien camarade de classe. Mais, à l'évidence, la vieille garde du Figaro se méfiait de nous. Notre succès aurait dû la réjouir, car il avait permis au quotidien d'augmenter ses ventes du samedi de quelque 100 000 exemplaires. Elle n'en tirait que jalousie et tremblait devant les censeurs de la presse de gauche.
L’agression du XIVe colloque national du GRECE
J'étais encore en convalescence lorsque se déroula un événement nouveau dont je fus le témoin : le 9 décembre 1979, le XIVe colloque national du GRECE, qui se tenait au Palais des congrès de la Porte Maillot, fut soudainement attaqué par un commando d'une prétendue Organisation juive de défense (OJD). Plusieurs des nôtres furent grièvement blessés. Cette action violente – dont certains auteurs furent arrêtés mais relâchés le soir même après intervention de Jean-Pierre Pierre-Bloch, fils du président de la LICRA et alors député UDF de Paris – était d'autant plus malvenue que le thème du colloque était la dénonciation de tous les totalitarismes. Aussi suscita-t-elle de vigoureuses protestations. Un appel pour la liberté d'expression fut signé par plusieurs douzaines de personnalités qui ne partageaient pas toutes, loin s'en faut, les idées du GRECE. Louis Pauwels figurait, bien entendu, parmi les signataires.
Mais quelques personnalités récalcitrantes s'étonnèrent d'avoir reçu le texte du manifeste accompagné d'une lettre à en-tête du Figaro Magazine et s'en offusquèrent aussitôt. En janvier, alors que je venais à peine de reprendre mon travail, Louis me fit part de son intention de se séparer du journaliste qui avait commis cet impair. Il semblait très ennuyé mais sa décision était irrévocable. Le « coupable » devait partir et, comme c'était un membre du GRECE, c'était à moi de le lui faire savoir.
Le climat n'était plus tout à fait le même au sein de la rédaction. Un certain nombre de journalistes reprochaient à Louis Pauwels d'avoir un peu trop courbé l'échine. Ils sous-estimaient les pressions qui avaient été exercées sur lui et dont ils ignoraient l'ampleur. Mon absence n'avait pas arrangé les choses. Bien que mon remplaçant, Henri-Christian Giraud, se fût bien acquitté de sa tâche, Patrice de Plunkett, qui était le plus ancien dans le grade le plus élevé, avait profité de la situation pour élargir ses prérogatives. Il avait surtout senti le vent tourner et compris tout le profit qu'il pouvait tirer à se présenter auprès de Louis en élément modérateur. Sa nouvelle attitude ne pouvait qu'alimenter les soupçons et exacerber les critiques de ceux qui l'avaient connu beaucoup plus va-t-en-guerre.
Ayant décidé de confirmer Henri-Christian dans son titre de rédacteur en chef, Louis me nomma directeur de la rédaction. Déjà absorbé par la préparation du Figaro Madame dont le premier numéro était prévu pour le mois de mai, il avait besoin de quelqu'un qui puisse le seconder plus efficacement au Figaro Magazine. Mais, encore affaibli par mon accident, j'étais loin d'avoir récupéré la totalité de mes capacités de travail. De surcroît, mon bureau était devenu celui des doléances et il me fallut consacrer beaucoup de temps à essayer de calmer les esprits. J'étais moi-même troublé par la nouvelle attitude de Louis. Comme nous étions presque voisins et qu'il voyait bien que ma santé était encore fragile, il avait demandé à son chauffeur de passer me prendre à mon domicile. Pendant plusieurs mois, nous avons ainsi fait la route ensemble chaque matin. C'était évidemment l'occasion de discuter. Il se rendait bien compte que je n'étais pas disposé à accepter les avanies de nos adversaires. Il essayait de me convaincre de la nécessité de faire des concessions pour préserver l'essentiel. Et il ajoutait parfois de son regard malicieux : « Nous les aurons ! »
Je n'en étais pas convaincu. Mon expérience à la tête du GRECE m'avait appris qu'il ne faut jamais donner à l'adversaire le sentiment que l'on est vulnérable à ses attaques. Faire preuve de faiblesse, c'était s'exposer à recevoir de nouveaux coups, chaque fois plus douloureux. Il lui arrivait d'en convenir mais je sentais bien qu'il n'avait plus les coudées franches. Je compris également un aspect essentiel de sa personnalité : Louis avait une vision chevaleresque du débat des idées. Il se battait en honnête homme pour ce qu'il croyait être juste ou souhaitable, sans toujours mesurer la portée des formules assassines dont il avait le secret et sans bien se rendre compte que ceux d'en face n'avaient pas du tout envie de débattre.
Louis offrait un curieux mélange de naïveté et de lucidité. Il avait parfaitement identifié nos adversaires. Il les connaissait pour les avoir déjà croisés sur son chemin. Il savait très bien ce dont ils étaient capables. Je crois qu'il les haïssait tout autant que moi. Mais la campagne de presse l'avait profondément déstabilisé. Il les découvrait plus influents encore qu'il ne les avait imaginés. Et cette toute-puissance l'effrayait. Il faut se souvenir du climat de cette année 1980. Nous étions à la veille de l'élection présidentielle. Mitterrand piaffait d'impatience et la gauche faisait feu de tout bois pour tenter de discréditer le pouvoir giscardien. Le chef de l'Etat était ouvertement soupçonné de sympathies vichystes et de dédain à l'égard de la communauté juive. Dans le livre qu'il a consacré aux Juifs dans la société française (Flammarion, 1990), Maurice Szaffran rapporte ces incroyables propos que lui a tenus un proche collaborateur de Michel Rocard : « Oui, je crois Giscard fondamentalement antisémite. Il appartient à cette bourgeoisie française où il n'est pas de bon ton d'épouser un juif. Et il y a une traduction politique de cet état d'esprit : Giscard a ouvertement méprisé les juifs. Si De Gaulle et Pompidou se sont opposés, à un moment de leur présidence, au judaïsme français, ils ne l'ont jamais méprisé. C'est cela l'antisémitisme à la Giscard. »
Jean-Claude Valla : un guerrier des idées (deuxième partie)
L’attentat contre la synagogue de la rue Copernic et l’élection présidentielle de 1981 sont fatals au Figaro Magazine de Pauwels
On accusait également ce pauvre Giscard de complicité avec des groupuscules néo-nazis dont les derniers soubresauts étaient systématiquement montés en épingle. La presse, surexcitée, nous révéla que des policiers étaient membres de l'un de ces groupuscules, la Fédération d'action nationale et européenne (FANE). Mais, au lieu d'en conclure que les Renseignements généraux avaient infiltré cette organisation, la plupart des journaux en conclurent que la police était contaminée par les idées néo-nazies. Il est vrai que cette infiltration avait de quoi laisser songeur. La FANE, qui existait depuis longtemps et semblait moribonde, s'était mise à commettre ou à revendiquer des actions violentes au moment où les flics l'avaient noyautée. Fâcheuse coïncidence. Je suis convaincu, pour ma part, que certaines officines de police travaillant pour le compte de Mitterrand ont sciemment manipulé la FANE pour tenter de créer un danger artificiel et de détourner l'électorat juif du pouvoir giscardien.
L'hebdomadaire Tribune juive du 26 décembre 1980 allait révéler que Jean-Yves Pellay, le plus excité des militants de la FANE, dont la journaliste Annette Levy-Willard avait rapporté les furieux propos antisémites dans Libération du 2 septembre 1980, était un agent provocateur de l'Organisation juive de défense. Il était demi-juif par sa mère. Après la mort de son père, résistant et déporté, survenue en 1958, il avait séjourné un an en Israël où il en avait profité pour apprendre l'hébreu. Et c'est après avoir contacté l'OJD aux Douze Heures pour Israël qu'il avait rejoint la FANE en mai 1980.
Mais cela, tout le monde l'ignorait lorsqu'une bombe de forte puissance explosa devant la synagogue de la rue Copernic, le 3 octobre 1980, à 18h 38, provoquant la mort de quatre passants. Moins d'une heure plus tard, un correspondant anonyme – nous savons aujourd'hui qu'il s'agissait de Jean-Yves Pellay – téléphonait à l'Agence France-Presse pour revendiquer l'attentat au nom des Faisceaux nationalistes révolutionnaires qui n'étaient autres que la reconstitution de la FANE dissoute par le gouvernement le 3 septembre précédent. Des centaines de juifs et de militants de gauche se réunirent aussitôt pour aller crier leur colère devant le ministère de l'Intérieur. L'émotion fut d'autant plus grande que cet attentat, le premier de cette ampleur en France, intervenait huit jours après celui de la Fête de la bière à Munich qui avait fait treize morts, et deux mois après celui de la gare de Bologne où quatre-vingt-cinq personnes avaient trouvé la mort. Deux attentats attribués à « l'extrême droite ».
Le lendemain, samedi 4 octobre, une autre manifestation se mit en branle devant la synagogue de la rue Copernic à l'instigation de Henri Hadjenberg, alors président du Renouveau juif. Cette organisation n'en réclamait pas moins la démission du ministre de l'Intérieur, Christian Bonnet, et la constitution d'une commission d'enquête sur « le noyautage de la police par les fascistes ». Le même jour, en fin d'après-midi, le Comité de liaison des étudiants sionistes socialistes (CLESS) organisait un autre défilé aux cris de « Bonnet, Giscard, complices des assassins ! »
Ce samedi, je l'ai passé chez Louis, au Mesnil-le-Roi. Il m'avait appelé dès les premières heures de la matinée, pressentant avec son flair habituel de nouvelles attaques contre Le Figaro Magazine. Nous avions été les seuls de la grande presse, en effet, à ne pas sombrer dans l'hystérie lorsque Marc Fredriksen, le président de la FANE, avait été jugé, le 19 septembre, par la XVIIe chambre correctionnelle de Paris et à rapporter que des activistes juifs du Bétar avaient tenté d'introduire des barres de fer dans le palais de justice. Louis s'était d'ailleurs inquiété du texte que j'avais rédigé et avait demandé à Patrice de Plunkett d'en réexaminer la forme avec moi. Chaque mot avait été soigneusement pesé, mais le seul fait de dire la vérité était un outrage.
Je quittai Louis à l'heure du déjeuner après avoir tenté de le rassurer. Mais, à peine arrivé chez moi, je l'eus de nouveau au téléphone. Il venait d'entendre Jean Pierre-Bloch, le président de la LICRA, déclarer au journal de 13 heures de TF1 à propos de l'attentat de la rue Copernic : « Les assassins, ce sont aussi ceux qui ont créé le climat. Car il y a une certaine presse qui, depuis quelque temps, s'acharne à dénoncer par exemple les jeunes juifs comme des tueurs. Je veux tout de même rappeler Le Figaro Magazine de samedi dernier disant que les juifs venus au palais de justice pour le procès Fredriksen étaient venus pour tuer. Je dis que cet article prête à l'attentat et crée l'antisémitisme. Malgré ce que dira M Pauwels – il versera sans doute comme beaucoup d'autres des larmes de crocodile sur les victimes –, je dis que le responsable de l'assassinat, c'est cette presse. »
Je retournai au Mesnil où Louis m'attendait, effondré. Ses craintes s'étaient révélées justes. Il paniquait. Jean Ferré, qui tenait alors la rubrique radio et télévision du Figaro Magazine, arriva à son tour, en voisin, et tenta de détendre l'atmosphère, sans plus de succès que moi. Nous avions tort, d'ailleurs, de minimiser cette intervention de Pierre-Bloch car, le lundi suivant, Bernard-Henri Lévy prenait le relais dans Le Quotidien de Paris : « C'est toujours délicat d'établir des liens de cause à effet entre les discours et les actes. Mais il ne me paraît pas absurde de dire que tout le ramdam qu'on a fait récemment autour des thèses élitaires, indo-européennes, parfois eugénistes, des sous-développés de la Nouvelle Droite, par exemple, a préparé le terrain à la situation d'aujourd'hui. » Et le sous-penseur de la gauche-caviar ajoutait : « Le Figaro Magazine, en un sens, c'est pire que Minute ; c'est ce qui permet à des milliers de gens de penser qu'on peut être fasciste sans être un nervi ou une brute de la FANE. »
Pierre-Bloch et Lévy venaient d'inventer la thèse du « climat » que l'on verra ressurgir dix ans plus tard après la profanation du cimetière juif de Carpentras. Thèse d'autant plus absurde que la police n'allait pas tarder à découvrir que les auteurs de l'attentat de la rue Copernic avaient pénétré en France avec de faux passeports chypriotes. On sait aujourd'hui qu'il s'agissait de Palestiniens appartenant à un petit groupe dissident du FPLP de Georges Habbache, le « Palestinian Liberation Front Special Command » dont le chef s'appelait Salim Abou, et que l'explosif avait été acheminé par une valise diplomatique libanaise. Ces terroristes venus de loin ne pouvaient pas avoir été influencés de quelque manière que ce fût par la lecture du Figaro Magazine. Ils poursuivaient leur guerre à eux. Mais la vérité, pourtant révélée par Le Point dès le 23 mars 1981, fut longtemps occultée par la classe politico-médiatique, puisqu'en juillet 1981 Gaston Defferre, nouveau ministre de l'Intérieur, tentait encore de relancer la piste de « l'extrême droite ».
Dans les jours qui ont suivi l'attentat, les journaux, les radios et les télévisions firent assaut de bêtise et d'aveuglement. Dans Le Quotidien de Paris, Jean-Marie Rouart affirmait que, de mai 1977 à mai 1980, cent vingt-deux « attentats » auraient été commis par « des groupuscules armés d'extrême droite » et se disait « effaré de voir, face à ce chiffre, le nombre dérisoire des arrestations ». Le futur rédacteur en chef du Figaro littéraire oubliait, peut-être sous le coup de l'émotion, les nombreux attentats dont « l'extrême droite » avait été victime et dont les auteurs n'avaient jamais été identifiés ni arrêtés. Ainsi, trois attentats avaient frappé les bureaux de Minute : en mai 1971, août 1974 et février 1975 (il y en aura d'autres après Copernic) ; en juin 1972, un engin explosif déposé devant le portail de François Brigneau avait blessé un éboueur ; le 19 juin 1977, un autre engin avait ravagé les locaux de L'Œuvre française et, le 19 septembre, des inconnus étaient venus les mitrailler ; encore en 1977, une partie de l'immeuble où résidait Jean-Marie Le Pen avait été détruite par une bombe ; le 18 mars 1978, François Duprat avait été tué par une bombe déposée dans sa voiture.
L’attentat de la rue Copernic ne pouvait que relancer les accusations portées contre Giscard. « La vérité, écrivait Jean-Pierre Chevènement dans Le Monde du 8 octobre, est qu’une véritable osmose s’est créée entre une partie du personnel dirigeant giscardien et l’extrême droite française, de Vichy au Club de l’Horloge en passant par l’OAS. » Trois jours plus tôt, François Mitterrand, de passage à Tarbes, avait déjà dénoncé « l’impuissance du gouvernement après les avertissements qui n’ont jamais été entendus » et rappelé la présence « d’activistes d’extrême droite » dans les rangs du service d’ordre du candidat Giscard en 1974. Certains ayant agité l’épouvantail d’un « vote juif », Chirac lui-même, bien décidé à en finir avec Giscard, se répandait sur les ondes pour affirmer que le « racisme » et « l’antisémitisme » étaient à l’origine de l’attentat de la rue Copernic.
L'hystérie des médias, s'ajoutant à la radicalisation de la communauté juive, inquiéta sérieusement Louis Pauwels. Après avoir obtenu de Christian Bonnet une protection policière dans sa propriété du Mesnil, il me demanda, dès le lundi 6 octobre, de lui trouver deux gardes du corps et exigea d'eux, malgré mes mises en garde, qu'ils fussent armés. Je les vois encore faire les cent pas dans le couloir qui menait à son bureau et l'accompagner dans chacun de ses déplacements. On peut en sourire après coup, mais l'échauffement des esprits était tel qu'un geste criminel n'était pas à exclure. Le 7 octobre, quatre jours après l'attentat, alors qu'une imposante manifestation « antiraciste » se déroulait sur les Champs-Elysées, un homme de 84 ans, Charles Bousquet, victime d'une homonymie (probablement avec l'ancien responsable de la police de Vichy), était vitriolé à son domicile par un commando de l'OJD qui allait récidiver, quelques semaines plus tard, sur la personne de Michel Caignet, ancien responsable de la FANE.
Un débat réparateur ?
Pour riposter aux calomnies, Louis Pauwels décida simultanément de porter plainte contre Jean Pierre-Bloch et d'organiser un débat avec Jean Elleinstein. Cet intellectuel juif, qui était alors en train de rompre avec le Parti communiste, en accepta le principe. Il s'agissait de poser au directeur du Figaro Magazine les questions qui lui permettraient de se dédouaner des accusations les plus infamantes. Ce débat se déroula au Mesnil-le-Roi, en ma présence. J'étais chargé, en effet, de le mettre en forme. Le texte fut publié dans le magazine du 9 octobre. Elleinstein avait parfaitement joué le jeu et allait, quelques semaines plus tard, se montrer courageux en déclarant au « Quotidien de Paris » du 14 janvier 1981 : « En France, nous ne souffrons pas de trop de liberté, du fait du monopole de l'Etat sur la télévision et de la concentration des grands moyens de communication de masse et d'information, mais plutôt du contraire. Protéger notre liberté, c'est l'étendre. Je ne préfacerais pas un livre de Faurisson mais j'admets qu'il le publie, quitte à en combattre les idées et à en démontrer la fausseté. » Pourtant, son débat avec Louis, trop axé sur un « racisme » et un « antisémitisme » imaginaires, était une concession inutile à l'idéologie dominante, un aveu de faiblesse. Il ne fut pas suffisant, en tout cas, pour calmer les esprits. La campagne de presse continuait et le groupe Hersant était confronté aux risques de représailles financières. Certaines agences de publicité, qui n'avaient jamais caché leur antipathie viscérale pour Le Figaro Magazine, menaçaient de le rayer de leurs plans médias. L'une d'elles, Publicis, n'avait d'ailleurs pas attendu l'affaire de la rue Copernic pour le boycotter. Je me souviens encore de Maurice Lévy, directeur général de cette agence, nous expliquer hypocritement au cours d'un déjeuner – c'était en septembre 1978 à la veille du lancement du magazine – qu'il ne pouvait pas miser sur un magazine voué à un échec certain !
Au même moment, Robert Hersant était confronté à la justice : inculpé pour infraction aux ordonnances de 1944 qui limitaient la concentration dans la presse, le « papivore » était harcelé par un petit juge du Syndicat de la magistrature sur lequel aucune pression gouvernementale n'avait prise. Il aurait fallu changer la loi, ce que feront les socialistes quelques mois après leur arrivée au pouvoir. Mais Giscard n'avait pas osé se lancer dans une réforme dont il craignait qu'elle fût nuisible à son image de marque. Ayant compris qu'il ne pouvait pas compter sur ses amis politiques, Hersant s'était offert les services discrets d'un avocat influent, Robert Badinter, dignitaire du Parti socialiste, membre éminent de la communauté juive et gendre de Marcel Bleustein-Blanchet, le patron de Publicis. C'est lui qui, si j'en crois les confidences que me fit Louis Pauwels, aurait conseillé à son client de donner des gages de bonne volonté : «Le Figaro Magazine devait adopter une ligne plus « convenable » et se débarrasser de ses éléments les plus « compromettants ».
La rupture
Quelques jours plus tard, Louis m'appelait dans son bureau pour m'annoncer que Robert Hersant lui avait demandé ma tête. Je devais m'en aller. Il en était désolé mais ne pouvait pas faire autrement. Bien entendu, je serais indemnisé, car il n'y avait rien à me reprocher. Un peu interloqué, j'hésitai sur la conduite à tenir. Maurice Beaudoin et Michel Dunois, ancien rédacteur en chef de L'Aurore qui venait d'arriver au Figaro Magazine comme conseiller de la direction, me suggéraient de faire le dos rond en attendant un retour au calme. Abondant dans le même sens, Alain Griotteray n'était pas persuadé que Robert Hersant, qu'il connaissait bien, ait exigé ma tête. Je m'interrogeai : n'était-ce pas plutôt Louis, à la recherche d'un fusible, qui la lui avait proposée ? Je n'ai jamais su ce qu'il en était réellement. Mais ce doute m'ôta toute velléité de résistance. Je me résignai au départ d'autant plus facilement, il est vrai, qu'un groupe de presse venait de me faire des propositions et que je n'avais pas de souci à me faire pour mon avenir.
Louis me remit une lettre datée du 14 octobre : « Cher Jean-Claude, c'est le cœur serré et l'esprit déchiré que je vous vois partir. Je n'avais pas le choix. On exigeait de moi cette mesure. Si je m'y refusais, je devais partir moi-même en justifiant du même coup les infâmes accusations portées contre moi, et en livrant l'ensemble de l'équipe à la curée immédiate. Nous avons résisté trois ans. Je ne regrette rien de ce que nous avons fait. J'en suis fier au contraire. Mais, aujourd'hui, nous sommes contraints de plier. Et, en pliant, je sais que je donne prise à d'autres attaques. Je ne me fais pas d'illusions. Je dois cependant retarder au maximum qu'on “nous rase” tous ici, comme le souhaite ce soir Michel Calef dans Le Monde. Mais, qui sait ? Le temps gagné peut aussi travailler pour nous. C'est, en tout cas, la seule chance à courir. Mon cher Jean-Claude, vous savez en quelle estime et amitié je vous tiens. Et vous savez que notre cause m'habite profondément. Je souhaite que vous puissiez la servir en liberté et avec force, et qu'elle bénéficie finalement de l'injustice qui nous [souligné] est présentement faite. Permettez-moi de vous embrasser. Louis. »
Tiraillé par le doute, je fus plus sensible aux marques de sympathie que me témoignèrent la plupart des journalistes du Figaro Magazine, y compris ceux qui nous avaient rejoints plus tardivement et qui auraient pu avoir quelques raisons de se méfier. Je pense à Christine Clerc m'écrivant en date du 21 octobre 1980 : « Cher Jean-Claude, j'ai eu à peine le temps de vous connaître et je ne pourrai pas vous dire au revoir, ayant un rendez-vous chez Rocard ce jeudi après-midi. Je voudrais seulement vous dire qu'après vous avoir considéré avec une certaine méfiance (cette “Nouvelle Droite” et puis, n'alliez-vous pas chercher à m'étouffer ?) j'avais appris à estimer vos qualités professionnelles et plus encore votre délicatesse, votre respect des autres et votre profonde courtoisie. J'ai aimé travailler avec vous et je vous regretterai. Croyez à ma très sincère amitié. Christine Clerc. »
Louis aussi, je crois, m'a regretté. Pendant ces deux ans et demi, en effet, ma loyauté à son égard avait été sans faille. Après mon départ, la rédaction se fissura en plusieurs clans qui passèrent le plus clair de leur temps à se combattre dans l'espoir d'avoir les faveurs de la direction. Louis en était parfaitement conscient et m'en parla au cours d'un déjeuner, de même qu'il m'expliqua, à une autre occasion, les raisons qui l'avaient amené à renoncer à son procès contre Pierre-Bloch en échange d'une lettre de celui-ci, publiée en page 60 du Figaro Magazine du 8 novembre 1980, dans laquelle le président de la LICRA s'excusait platement d'avoir tenu des propos dépassant sa pensée. J'estimais que ce n'était pas la bonne stratégie. Nos discussions étaient néanmoins amicales et, malgré mon départ du Figaro Magazine, je le voyais assez souvent.
En 1981, l'Union de la gauche étant arrivée au pouvoir, il me confia la mission de constituer une association destinée à rassembler les intellectuels de toutes sensibilités hostiles au nouveau régime. Alternative pour la France : tel fut le nom donné à cette entreprise dont il fut l'un des cinq parrains officiels aux côtés d'Alice Saunier-Seïté, ancien ministre des Universités, de Pierre Chaunu, du R.P. Bruckberger et de Patrick Wajsman. L'objectif était ainsi défini : « La diversité des opinions doit nourrir la réflexion et élargir le débat. Encore faut-il définir les principes essentiels communs autour desquels doit s'articuler une alternative tolérante et dynamique à l'idéologie socialiste. Pour la première fois, des personnalités de sensibilités différentes, mais d'accord sur l'essentiel, ont accepté de réfléchir et de combattre ensemble. »
Un premier forum fit salle comble au Pavillon Gabriel, les 5 et 6 décembre 1981. Mais nous avions frôlé la catastrophe : Raymond Aron, en effet, avait organisé une cabale, sous prétexte que nous avions abusivement utilisé son nom dans nos placards publicitaires. Nous n'avions fait que reprendre, en la référençant, une brève citation de lui, extraite de L’Express du 26 juin 1981 : « La bataille des idées commence et doit commencer… » C'était cette bataille que nous voulions engager et, malgré son refus de participer à notre forum, nous avions jugé légitime de le citer. « Monstre d'orgueil », selon la formule de Jean d'Ormesson qui l'avait pratiqué et s'y connaissait en matière de boursouflure de l'âme, il s'en formalisa et s'empressa de désavouer une initiative conforme aux vœux qu'il avait exprimés. Bien décidé à saboter notre forum, il exerça des pressions sur les personnalités qui nous avaient apporté leur soutien et promis leur participation. Il les mit en garde contre une opération dont il affirmait qu'étant pilotée par Le Figaro Magazine, elle ne pouvait être qu'une manœuvre de la « Nouvelle Droite ». La « preuve » en fut apportée par Le Matin : le 4 décembre, ce quotidien socialiste prétendit révéler que le siège de notre association, rue de Verneuil, était le domicile d'Alain de Benoist. En réalité, ce dernier n'y habitait plus depuis une vingtaine d'années. C'était le domicile de sa mère qui venait de décéder. Alain nous l'avait simplement prêté en attendant de le vendre.
Malgré tous ses efforts, Raymond Aron n'avait obtenu qu'un maigre résultat : le retrait de Norman Podhoretz, rédacteur en chef de la revue américaine Commentary, et de quatre autres de ses compatriotes, dont nous étions ainsi dispensés de payer le coûteux voyage. Une dernière offensive fut lancée le dimanche matin, deuxième jour du colloque, dans un recoin du Pavillon Gabriel. Je vois encore Lionel Stoléru et Michel Drancourt, pour ne citer que les plus véhéments, m'annoncer qu'ils quitteraient le forum si Alain de Benoist persistait à vouloir prendre la parole comme cela était prévu au programme. Je m'insurgeai contre ce chantage. Hélas ! Aucune des dix ou douze personnalités présentes ne m'apporta son soutien. Même Alice Saunier-Séïté, qui ne manquait pas de cran et qui savait parfaitement à quoi s'en tenir sur le double jeu de certains, se défila. Alain Griotteray, dont j'escomptais l'appui, n'était pas encore arrivé. Quant à Louis Pauwels, il avait déjà été assailli au téléphone par Stoléru. Ce sinistre personnage – qui n'était sûrement pas le mieux placé pour combattre le socialisme puisqu'il allait devenir ministre de Mitterrand après l'avoir été de Giscard – n'avait pourtant émis aucune réserve lorsque je l'avais pressenti. La liste provisoire des intervenants que je lui avais remise le 20 octobre, chez lui, square du Ranelagh à Paris, comportait déjà le nom d'Alain de Benoist. Ce dernier, excédé par la mauvaise foi de ses censeurs, se retira de lui-même alors que je m'apprêtais à monter à la tribune pour dénoncer les manœuvres qui venaient de se dérouler en coulisses. Par la suite, j'ai souvent regretté de n'avoir pas révélé au public la vérité à laquelle il avait droit.
Le 18 avril 1982, dans les salons du Sofitel, Porte de Sèvres, Alternative pour la France organisa un second forum sur les menaces pesant sur la santé, avec des personnalités aussi peu suspectes de sympathies pour la « Nouvelle Droite » que Jean-Marie Rausch, lui aussi futur ministre de Mitterrand, le centriste Jacques Barrot ou le professeur Gérard Milhaud. Ce fut sa dernière manifestation. Je n'avais plus envie de continuer. A force de vouloir se dédouaner, l'association risquait de perdre sa raison d'être. Louis n'en était pas conscient. Nous en avons discuté amicalement au cours d'un déjeuner, le dernier que nous ayons partagé. Nous évoquâmes également sa « conversion » au christianisme et celle de Patrice de Plunkett dont il se moquait, car il ne la croyait pas sincère.
La normalisation du Figaro Magazine
Huit années s'écoulèrent sans que nous eûmes d'autres contacts que d'épisodiques conversations téléphoniques. Nous n'étions plus sur la même longueur d'onde. Je déplorais que la souffrance physique ait eu raison de son stoïcisme et qu'il ait pu écrire dans Le Figaro Magazine : « C'est le sens du péché qui confère à l'homme sa dignité. » Cette volte-face me peinait d'autant plus qu'elle s'accompagnait d'une normalisation du Figaro Magazine. Mais nous conservions l'un pour l'autre une grande estime. Le 21 mai 1990, il m'écrivit ces quelques lignes après avoir lu l'un de mes articles de la Lettre de Magazine Hebdo dans lequel, déplorant l'hystérie des médias dans le traitement de la profanation du cimetière de Carpentras, j'avais rappelé le précédent de la rue Copernic : « Mon cher Jean-Claude. Vous êtes le seul dans la presse à rappeler l'action menée contre Le Figaro Magazine et moi-même à propos de l'attentat rue Copernic. Je vous remercie de l'avoir fait. L'extraordinaire est que personne n'ose se souvenir de la délirante campagne contre la Nouvelle Droite à cette époque. Cordialement, Louis. »
J'ai raté mon dernier rendez-vous avec lui : celui de ses obsèques. Je m'étais promis d'y aller, en voisin et en ami. Mais j'appris que Bernard-Henri Lévy serait présent avec quelques autres de son acabit, dont je n'avais pas oublié qu'ils avaient craché sur Le Figaro Magazine. La seule idée de les voir m'était insupportable. Louis avait passé l'éponge et fini par se trouver des affinités philosophiques avec eux. C'était son droit. Il n'empêche que ces gens restaient pour moi des malfaisants. C'est donc dans la forêt de Saint-Germain que je me suis recueilli, ce jour-là, loin des courtisans et des traîtres d'opérette. Et, aujourd'hui encore, c'est le Pauwels des heures héroïques du Figaro Magazine que je garde dans mon cœur. Le Pauwels païen, aristocrate et rebelle qui s'était fièrement levé pour dénoncer le « sida mental » de ses contemporains.
Jean-Claude Valla27/02/2010) (reprise d’une publication du 27/10/2006)