Auteur du Pari bénédictin, Rod Dreher a été interrogé dans le numéro de janvier du mensuel La Nef. Extrait :
"[...] Le pari bénédictin est une stratégie pour vivre sa foi chrétienne dans un monde qui y est de plus en plus hostile. Les chrétiens, d’après moi, doivent se montrer bien plus fermes face à la modernité que ce qu’ils ont fait jusqu’à présent. Longtemps, l’Eglise a tâché de s’accommoder à la vie moderne, reprenant notamment à son compte l’égalitarisme et l’individualisme. C’est un désastre, non seulement pour elle, mais encore pour l’Occident, qui revit spirituellement ce que Rome a connu lors de sa chute. J’invite les chrétiens désireux de survivre à devenir des versions laïques des moines bénédictins, qui se sont dressés au milieu des ruines de l’Empire romain. Nous ne sommes pas appelés à la vie monacale, mais la Règle de saint Benoît contient nombre de leçons et de pratiques adaptables à la vie laïque et utiles pour faire face aux défis, voire aux persécutions modernes. Comme me le disait le père Cassien Folsom, fondateur d’une communauté bénédictine à Nursie, la ville natale de saint Benoît, les chrétiens qui ne font pas, d’une manière ou d’une autre, le pari bénédictin, ne parviendront pas à remporter les épreuves à venir.
Parce que nos histoires et nos sociétés diffèrent, le pari bénédictin ne sera pas le même en France qu’aux Etats-Unis. Dans tous les cas, il s’agira de bâtir des communautés au sein desquelles les chrétiens pourront, ensemble, étudier les Ecritures, méditer sur la tradition, prier le rosaire, jeûner, partir en pèlerinage… La pratique ne peut être une partie de notre vie : elle doit en être le tout. Pas de compromis : le compromis est un aveu de défaite ; il conduit à l’assimilation. Ces propos sont durs, je le sais, mais nous ne pouvons nous permettre de nous voiler la face. L’optimisme mal placé ne vaut pas mieux que le désespoir.
Récemment, je discutais par e-mail avec l’un des plus grands théologiens américains actuels, pour lui raconter la visite que j’ai effectuée en France en septembre. Je lui disais à quel point j’aimais la France et redoutais pour son avenir et celui de son Eglise. Sa réponse était pleine de sagesse :
« Les païens peuvent devenir chrétiens ; les nihilistes post-chrétiens sont incapables de redevenir chrétiens. Mais il vient une génération qui a oublié ce que signifiait rejeter le christianisme, et qui est, en un sens, redevenue païenne. Donc apte à devenir chrétienne.
« La postmodernité finira par disparaître, et avec elle le ressentiment et le désenchantement qui l’ont fait naître, concluait-il. Laissons à la France un siècle. Les changements culturels se mesurent en générations, non en décennies. »
La stratégie du pari bénédictin s’applique donc aussi bien en France : elle permettra à la foi de survivre à l’obscurité, jusqu’à ce que les générations futures s’ouvrent à la grâce de la conversion.
En France, la revue Catholica vous accuse de favoriser « un communautarisme chrétien très œcuménique » en incitant les chrétiens à « délaisser le terrain politique » pour retourner « dans les catacombes » : que lui répondez-vous ?
C’est absurde. Je n’ai jamais incité les chrétiens à s’enfermer au monastère : au contraire, je les appelle clairement à vivre dans le monde. Mais pour ce faire, pour vivre en chrétiens dans un monde qui ne l’est plus, il nous faut redoubler d’ardeur dans notre foi, dans nos vies personnelles et familiales, dans nos paroisses. Les croyants ne doivent pas déserter la politique, mais ils doivent cesser de croire que la politique suffira à protéger l’Eglise. Aux Etats-Unis, les chrétiens conservateurs se sont imaginé qu’il suffisait d’élire des républicains pour que tout aille bien. Leur stratégie a échoué. Les républicains, depuis trente ans, se sont maintenus au pouvoir la plupart du temps, mais ça n’a pas enrayé la dégénérescence de la culture américaine. La génération du millénaire abandonne massivement le christianisme. Pour paraphraser Soljenitsyne, les chrétiens américains pensaient que la ligne de partage entre le bien et le mal séparait l’Eglise et le monde, quand elle traverse en réalité le cœur de chaque homme.
Pour ce qui est du « communautarisme », je comprends que la notion fasse peur en France. Mais je maintiens : a-t-on vraiment le choix ? Allons-nous couler avec le navire parce que la seule idée de grimper dans des chaloupes nous effraie ? Personne n’est capable de résister seul, tant sont puissantes les forces à l’œuvre contre le christianisme authentique. N’aurions-nous pas fait des idoles de la République et de ses principes ? Si l’on doit choisir entre être un bon républicain français et un bon chrétien français, le choix est évident pour tout vrai disciple du Christ. Le monde moderne nous pousse de plus en plus à faire ce choix, même si nous ne le voyons pas. [...]
Je suis un lecteur de Michel Houellebecq, qui me semble avoir très bien diagnostiqué la civilisation post-chrétienne. Dans Soumission, il dépeint une France incapable de se soigner, qui se soumet à l’islam parce qu’elle a définitivement abandonné Dieu. Le libéralisme et le consumérisme sont les deux maux qui affaiblissent l’Occident et le rendent vulnérable à l’islam. On ne peut résister si l’on n’a rien, et une vie guidée par l’athéisme et l’hédonisme est exactement cela : rien. Pour lutter contre la menace islamiste, les Français doivent commencer par retourner à la messe, revenir à la foi de leurs pères. S’ils ne sont pas prêts à suivre la voie du fils prodigue, qu’ils se préparent à se courber devant Allah. [...]"