Marion Sigaut présente le livre des entretiens avec Alain Escada qu’elle a eus pour les éditions CIVITAS
http://www.altermedia.info/france-belgique/
tradition - Page 133
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Foi de dissidente (Marion Sigaut)
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L'habileté du roi, pour le règne inaugural. (2)
Pour définir le « monarque inaugurateur », mon interlocuteur de la semaine dernière emploie le terme de « fin », c’est-à-dire d’habile, et il est vrai qu’il faudra une grande habileté et agilité d’esprit pour éviter les écueils d’une « inauguration » qui ne sera pas forcément acceptée par tous, en particulier par des élites qui, souvent, jouent les Frondeurs pour mieux marquer leur territoire de Pouvoir. Cette habileté, dans l’histoire de la Monarchie, est parfois au fondement des meilleurs moments de celle-ci mais se teinte aussi, dans des cas assez fréquents, d’un certain cynisme, « la fin (le bien de l’Etat) justifiant les moyens (entre manipulation et coercition) », et elle a parfois aussi manqué, précipitant des catastrophes et des révolutions : malgré toutes ses qualités, le roi Louis XVI, trop vertueux sans doute (et sans doute à cause de cela même), n’a pas été assez fin manœuvrier quand il aurait fallu l’être, et il en est mort, assumant ses erreurs stratégiques jusqu’au sacrifice suprême, ce qui peut en faire un martyr quand il aurait mieux valu être un « héros », au sens politique du terme…
L’histoire ne doit pas être un champ de ruines et la nostalgie ne fait pas de bonne politique, mais il faut tirer des leçons des bonheurs et des erreurs passés : le roi inaugurateur devra forcément « manœuvrer pour grandir », et il lui faudra un sens politique particulier, entre instinct et réflexion, pour ne pas tomber dans les chausse-trappes politiciennes. C’est sans doute là que son éducation politique et son entourage feront la différence, et c’est une des vertus de la Monarchie de penser, dès le plus jeune âge, à la formation du souverain à venir. « L’éducation du prince » est un élément majeur de la Monarchie elle-même, de son enracinement et de sa pérennité, de ses capacités et de ses réflexes. Quand les hommes et femmes politiques en République sont entraînés à conquérir le Pouvoir, le roi est d’abord éduqué à régner, son pouvoir n’étant pas issu d’une conquête électorale mais d’une simple suite « naturelle », de l’amour et de la naissance, mais aussi de la mort du précédent qui ouvre le règne du suivant.
Certes, en République, l’éducation du souverain putatif doit ajouter une dimension peut-être plus « républicaine », le Trône étant à fonder sur un terreau pas forcément favorable (sans être, en Cinquième République, forcément stérile), et la finesse politique du prétendant devra s’exercer en deux temps différents, celui de la République d’avant et celui de la Monarchie d’inauguration, le second étant ce qui nous intéresse ici.
L’histoire est parfois taquine : c’est un obèse qui, dans l’après-Révolution, fut le plus fin des hommes d’Etat (après Talleyrand, sans doute, mais qui sut justement être monarchiste et monarchique au bon moment…), et le règne d’outre-Empire de Louis XVIII, jusqu’alors considéré comme un piètre prétendant, fut, d’une certaine manière, exemplaire, sans pour autant être parfait bien sûr ! Il réussit à faire preuve d’une grande finesse en n’oubliant ni ses principes ni la logique royale, et en inscrivant son action dans un temps qui n’était pas celui de l’Ancien régime mais celui d’un Nouveau régime à fonder, qui renouvelait la Monarchie sans la trahir, et qui n’oubliait pas les souhaits et les rêves des hommes de 1789 sans forcément les partager tous… D’ailleurs, nos institutions doivent sans doute beaucoup plus à la Restauration qu’à la Révolution et à l’Empire, comme le remarquent, avec une raison certaine, les constitutionnalistes contemporains.
C’est cette possible habileté du monarque qui, reportée en nos temps contemporains, pourra permettre que le règne inaugural ne soit pas un échec, et il me semble bien que le principe même d’une monarchie qui n’a pas de comptes à régler avec le passé mais poursuit l’histoire sans épouser les querelles des uns et des autres (qu’ils soient, d’ailleurs, monarchistes ou républicains), et assume le passé, tout le passé du pays, monarchique comme républicain (et sans exclusive), autorise cette habileté du prince, mieux que ne pourrait le faire une République coincée entre deux élections et des clientèles électorales impatientes… Ainsi, l’institution monarchique « fait » le roi, et donne à l’homme royal un avantage certain en lui rendant une liberté non moins certaine par rapport à ceux qui se croient obligés de rallier une histoire pour en railler une autre, suivant en cela la logique purement démocratique de division entre Droite et Gauche.
Le roi inaugurateur, par le simple fait qu’il devient roi « malgré » la République préexistante et au-delà d’elle, a « un coup d’avance » : il dépendra de lui dene pas gâcher cet avantage éminemment monarchique ! A lui, donc, de jouer finement, en étant pleinement roi donc souverainement indépendant, y compris des royalistes…
(à suivre)
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Ichtus : Colloque Catholiques en Action "Refaire le Politique" les 15 et 16 octobre 2016 à Paris
Si la vraie richesse se trouve dans ce que l'on vit, ce que l'on apprend, ce que l'on partage et ce que l'on transmet, alors ce colloque Catholiques en action est pour vous ! Et d'aborder ces deux journées comme le désirait Jean Ousset : " D'abord ne pas avoir peur ! Nous moquer des sarcasmes ! Ne pas déserter ! Rendre les rangs de la foule. Avancer résolument vers Jésus - Rester ferme dans la Foi "
Crise culturelle et civilisationnelle, primat de l'économie, faillite de la chose publique...le politique est-il en train de sortir de l'Histoire ?
Comment le refonder à l'heure où le danger nous menace ? Comment retrouver la grandeur du service politique ? Puisque " Le devoir du Christianisme est le Service ", les catholiques en action sont appelés à un Service politique : " N'ayez pas peur que le Christ règne sur vous! Une Société qui exclut Dieu n'est plus un bien pour le peuple. Soyez prêts à livrer chaque jour votre vie pour transformer l'Histoire " affirme le Cardinal Sarah.
Ils sont appelés également à un service social et culturel en profondeur pour contribuer à la reconstruction de la Cité dans tous les domaines : travail, éducation, famille, culture, action sociale...Dés lors, comment agir ?
Si donc vous êtes catholiques, ne le soyez pas à moitié, inscrivez-vous rapidement.
Eric Muth
Programme:
Samedi 15 octobre de 14H30 à 22HOO
Conférences
- La politique n'est pas un taux de croissance. Matthieu Detchessahar
- La politique, service concret de la Cité. Guillaume de Prémare
- Le sens de l'engagement en politique et les moyens concrets de l'action. Clotilde Brossollet
- Une politique au service de la Famille, une urgence pour la Cité. Ludovine de la Rochère
Forum des catholiques en action
- Rencontre avec les leaders du mouvement social
- Forum des Associations : avec juristes pour l'enfance, Espérance Banlieues, les Gavroches, Revue Limite, les Veilleurs, ActuAiles, l'Institut de formation politique, etc...
- Séance de dédicaces
Dîner - concert
Dimanche 16 octobre de 9HOO à 12H30
- Messe pour la France présidée par Mgr Eric de Moulins-Beaufort
- " Le devoir du Christianisme, c'est le Service ". Bruno de Saint Chamas
- La France est faite pour la grandeur. Alexandre Dianine-Havard
Le dimanche après-midi :
On ne lâche rien ! Avec la Manif pour Tous, dans les rue de Paris.
Inscription au Colloque : www.ichtus.fr/formation/inscription-colloque-2016/ Tél: 0147637786 contact@ichtus.fr
Ichtus est une association à but non lucratif qui s'adresse à toutes les personnes, groupes ou association qui souhaitent s'engager au service de la vie sociale, politique et culturelle. Pour ce faire Ichtus propose une formation méthodologique, culturelle et intellectuelle, et encourage et facilite la mise en place de réseaux sociaux naturel, Ichtus n'est ni un mouvement, ni un parti, il ne donne aucun mot d'ordre. Ichtus a pour vocation de favoriser l'action des laïcs, afin de les aider à exercer leurs responsabilités en fonction de la place qu'ils occupent dans la société. Parfaitement fidèle au Pape et à l'Eglise, Ichtus a pour seule référence l'enseignement social de l'Eglise. Cet enseignement est accessible à tous les hommes de bonne volonté qui admettent l'existence et le bien-fondé de la loi naturelle.
Puissions-nous être en accord avec la grande Sainte Catherine de Sienne lorsqu'elle disait : " Ah! Assez de silence! Criez avec mille langues! Je vois qu'à force de silence le monde est pourri! "
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La Manif Pour Tous, ça existe encore ? (#JESUISLA le #16oct)
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Enseignement : Elle veut le tuer, et nous nous disons « Vive le Latin ! »
Najat Vallaud Belkacem veut supprimer de fait le latin, mais tout en disant qu'elle ne le fera pas et qu'elle veut au contraire le sauver, au moyen d'une de ces usines à gaz dont le Système a le secret. En gros, et pour « faire clair », elle annonce :1. Un saupoudrage des cours de français avec « les éléments fondamentaux des apports du latin et du grec à la langue française »;
2. L’intégration du grec et du latin à « Langues et cultures de l’antiquité », l’un des huit enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI)...
La véritable motivation - de fond - est de couper les petits Français de leurs racines (« du passé faisons table rase ...», c'est bien cela, le programme révolutionnaire, non ?). Et cette motivation tire argument d'un chiffre censé clore le débat : dénigré, maltraité (cours mal-placés), dévalorisé depuis des lustres, il n'est pas étonnant que le latin ne concerne plus que 18% des élèves : c'est même un exploit !Mais, si elle supprime une langue ancienne («ancienne », et non pas « morte », la nuance est capitale...) au motif qu'elle ne concerne que 18% des élèves, que Mme le Ministre aille au bout de sa logique, et qu'elle demande, par exemple, la suppression du PS, qui ne concerne lui aussi - et en comptant large... - que 18% des électeurs ! -
La vertu du prince, pour le règne inaugural. (1)
Que devra être et faire « le monarque inaugurateur», expression que j’emprunte à l’un de mes récents interlocuteurs, et qui me semble une formule heureuse mais qu’il faut préciser ? C’est la question la plus délicate, peut-être, et dont la réponse ne nous appartient pas complètement, puisque nous ne sommes pas « le roi », que nous ne pouvons nous substituer à sa personne et à sa conscience, et que nous ne savons ni le lieu ni l’heure de l’événement « inaugural ». Mais nous pouvons néanmoins y réfléchir et poser quelques éléments de réponse, que certains interpréteront comme des conseils au futur monarque, comme, en leur temps, les « mémoires » de Louis XIV « pour servir à l’instruction du Dauphin ».
Mon interlocuteur posait qu’il devait être, selon lui, « vertueux, fin et très populaire », si ce moment inaugural précédait la construction d’une véritable démocratie, mais que si, à l’inverse, les murs de la démocratie précédaient la monarchie, le roi pourrait en apparaître et en être une clé de voûte tout à fait acceptable et surtout logique aux yeux des citoyens, sans que cela nécessite des qualités extraordinaires pour le monarque : c’est fort possible et il est intéressant d’étudier les deux options, et de s’y préparer, dans l’un ou l’autre des cas.
Premier cas, qui peut apparaître comme le plus complexe mais qui ne me semble pourtant pas forcément le plus problématique : la monarchie inaugurée avant le renouvellement de la démocratie ou, plus largement, de la Res Publica (la Chose publique). Il y faudra certes « l’homme et l’événement », comme le soulignait de Gaulle, et les qualités personnelles du monarque compteront sans doute fortement, mais pas seulement, et il me faudra y revenir ultérieurement.
« Vertueux » ? Si cela signifie que le roi doit être d’une grande probité et qu’il se doit d’être un saint en cette période inaugurale de la nouvelle monarchie, pourquoi pas ? Cela peut aider à sa reconnaissance publique et inspirer à la classe politique (animatrice des jeux démocratiques, pour le meilleur moins souvent, malheureusement, que pour le pire, au regard des mœurs politiciennes actuelles) un « monarchisme de fidélité » à défaut de l’être de conviction, mais cela n’est qu’un moyen, pas une fin en soi.
L’exemple relativement récent du roi Juan Carlos, au milieu des années 1970, en est un cas d’école, et a montré comment un roi, non pas méconnu mais mal connu de ses contemporains espagnols (et des autres), pouvait « manœuvrer et grandir », et instaurer une démocratie qui, jusque là, n’avait jamais trouvé le temps ni le terreau pour s’enraciner durablement en terre ibérique. Bien sûr, l’on peut considérer que cette démocratie parlementaire suscitée par le roi Juan Carlos est bien imparfaite et qu’elle a entraîné un retour malheureux des démagogies dans les jeux politiques, au détriment de l’Espagne et des Espagnols, mais la faute en incombe à ceux qui n’ont saisi que leur intérêt particulier quand il aurait fallu penser, encore et d’abord, en termes de Bien commun. Sans le roi et Juan Carlos comme roi, l’Espagne n’aurait sans doute pas connu cette période de paix civile sans dictature qui a permis à ce pays de retrouver une part de sa place historique sur la scène internationale, en particulier au sein de l’Europe et dans le monde américain : ce n’est pas rien, tout de même !
Dans ce cas, la vertu du roi n’est pas « morale » et d’ordre privé, elle est politique et publique : peu importe que le souverain ait une vie privée chaotique et parfois répréhensible aux yeux des principes familiaux, car ce qui compte, c’est sa vertu politique et sa « colonne vertébrale », sa capacité à « être le roi » et à mener la barque de l’Etat sans faiblir et sans faillir. Là encore, Juan Carlos a été « vertueux », politiquement parlant, quand, au même moment, ses frasques sentimentales avaient déjà éloigné la reine Sophie du lit conjugal…
Si l’on considère le cas de la France, notre royaume, peut-on évoquer cette notion de « prince vertueux » ? En relisant les écrits du dauphin de France actuel issu de la lignée des Orléans, le prince Jean, ou en l’écoutant, il est aisé de constater que celui-ci a une haute idée de ce que sont et doivent être les devoirs d’un roi, et les principes qui guident sa pensée et son action publiques trouvent leurs sources dans sa foi catholique, au point qu’il apparaît comme « un prince chrétien » beaucoup plus que ses prédécesseurs (sans, d’ailleurs, que cela préjuge de leur foi respective) : sans doute cela préfigure-t-il une attitude politique qui prenne en compte la nécessaire justice sociale et le respect des libertés fondamentales plus que tous les discours politiques des candidats à l’élection présidentielle qui, eux, s’inscrivent dans une immédiateté qui néglige le « temps long » pour se concentrer sur l’approbation « immédiate », élections obligent, un quinquennat n’étant guère plus long, désormais, qu’une campagne présidentielle… Quand la République pense en termes « d’état d’urgence », le monarque aurait tendance naturelle à penser en termes « d’urgence, l’Etat », c’est-à-dire l’inscription d’un exercice de l’Etat dans le temps qui ne confonde pas vitesse et précipitation et ne soit pas prisonnier d’un calendrier électoral qui pousse plus aux promesses intenables qu’aux réalisations pérennes.
Il n’en reste pas moins que la vertu du prince, vertu qui se doit d’être qualité politique et non idéologie comme celle de la Terreur de Robespierre (l’une n’allant pas sans l’autre en République, si l’on suit la pensée de « l’Incorruptible »), ne sera totalement prouvée que par l’épreuve même du Pouvoir, épreuve qu’il faudra considérer sur la longueur du règne et non sur le seul temps électoral de la démocratie parlementaire. Ce sera un enjeu majeur pour le monarque inaugurateur du règne inaugural…
(à suivre)
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La Tradition dans la pensée de Martin Heidegger et de Julius Evola
L’opposé de la tradition, dit l’historien Dominique Venner, n’est pas la modernité, une notion illusoire, mais le nihilisme [1]. D’après Nietzsche, qui développa le concept, le nihilisme vient avec la mort des dieux et « la répudiation radicale de [toute] valeur, sens et désirabilité » [2]. Un monde nihiliste – comme le nôtre, dans lequel les valeurs les plus élevées ont été dévaluées – est un monde incapable de canaliser les courants entropiques de la vie dans un flux sensé, et c’est pourquoi les traditionalistes associés à l’éternalisme guénonien, au traditionalisme radical, au néo-paganisme, au conservatisme révolutionnaire, à l’anti-modernisme et à l’ethno-nationalisme se rassemblent contre lui.
La tradition dont les vérités signifiantes et créatives sont affirmées par ces traditionalistes contre l’assaut nihiliste de la modernité n’est pas le concept anthropologique et sociologique dominant, défini comme « un ensemble de pratiques sociales inculquant certaines normes comportementales impliquant une continuité avec un passé réel ou imaginaire ». Ce n’est pas non plus la « démocratie des morts » de G. K. Chesterton, ni la « banque générale et le capital des nations et des âges » d’Edmund Burke. Pour eux la tradition n’avait pas grand-chose à voir avec le passé comme tel, des pratiques culturelles formalisées, ou même le traditionalisme. Venner, par exemple, la compare à un motif musical, un thème guidant, qui fournit une cohérence et une direction aux divers mouvements de la vie.
Si la plupart des traditionalistes s’accordent à voir la tradition comme orientant et transcendant à la fois l’existence collective d’un peuple, représentant quelque chose d’immuable qui renaît perpétuellement dans son expérience du temps, sur d’autres questions ils tendent à être en désaccord. Comme cas d’école, les traditionalistes radicaux associés à TYR s’opposent aux « principes abstraits mais absolus » que l’école guénonienne associe à la « Tradition » et préfèrent privilégier l’héritage européen [3]. Ici l’implication (en-dehors de ce qu’elle implique pour la biopolitique) est qu’il n’existe pas de Tradition Eternelle ou de Vérité Universelle, dont les vérités éternelles s’appliqueraient partout et à tous les peuples – seulement des traditions différentes, liées à des peuples différents dans des époques et des régions culturelles différentes. Les traditions spécifiques de ces histoires et cultures incarnent, comme telles, les significations collectives qui définissent, situent et orientent un peuple, lui permettant de triompher des défis incessant qui lui sont spécifiques. Comme l’écrit M. Raphael Johnson, la tradition est « quelque chose de similaire au concept d’ethnicité, c’est-à-dire un ensemble de normes et de significations tacites qui se sont développées à partir de la lutte pour la survie d’un peuple ». En-dehors du contexte spécifique de cette lutte, il n’y a pas de tradition [4].
Mais si puissante qu’elle soit, cette position « culturaliste » prive cependant les traditionalistes radicaux des élégants postulats philosophiques et principes monistes étayant l’école guénonienne. Non seulement leur projet de culture intégrale enracinée dans l’héritage européen perd ainsi la cohésion intellectuelle des guénoniens, mais il risque aussi de devenir un pot-pourri d’éléments disparates, manquant de ces « vues » philosophiques éclairées qui pourraient ordonner et éclairer la tradition dont ils se réclament. Cela ne veut pas dire que la révolte de la tradition contre le monde moderne doive être menée d’une manière philosophique, ou que la renaissance de la tradition dépende d’une formulation philosophique spécifique. Rien d’aussi utilitaire ou utopique n’est impliqué, car la philosophie ne crée jamais – du moins jamais directement – « les mécanismes et les opportunités qui amènent un état de choses historique » [5]. De telles « vues » fournissent plutôt une ouverture au monde – dans ce cas, le monde perdu de la tradition – montrant la voie vers ces perspectives que les traditionalistes radicaux espèrent retrouver.
Je crois que la pensée de Martin Heidegger offre une telle vision. Dans les pages qui suivent, nous défendrons une appropriation traditionaliste de la pensée heideggérienne. Les guénoniens sont ici pris comme un repoussoir vis-à-vis de Heidegger non seulement parce que leur approche métaphysique s’oppose à l’approche historique européenne associée à TYR, mais aussi parce que leur discours possède en partie la rigueur et la profondeur de Heidegger. René Guénon représente cependant un problème, car il fut un apostat musulman de la tradition européenne, désirant « orientaliser » l’Occident. Cela fait de lui un interlocuteur inapproprié pour les traditionalistes radicaux, particulièrement en comparaison avec son compagnon traditionaliste Julius Evola, qui fut l’un des grands champions contemporains de l’héritage « aryen ». Parmi les éternalistes, c’est alors Evola plutôt que Guénon qui offre le repoussoir le plus approprié à Heidegger [6].
Le Naturel et le Surnaturel
Etant donné les fondations métaphysiques des guénoniens, le Traditionalisme d’Evola se concentrait non sur « l’alternance éphémère des choses données aux sens », mais sur « l’ordre éternel des choses » situé « au-dessus » d’elles. Pour lui Tradition signifie la « sagesse éternelle, la philosophia perennis, la Vérité Primordiale » inscrite dans ce domaine supra-humain, dont les principes éternels, immuables et universels étaient connus, dit-on, des premiers hommes et dont le patrimoine (bien que négligé) est aujourd’hui celui de toute l’humanité [7].
La « méthode traditionaliste » d’Evola vise ainsi à recouvrer l’unité perdue dans la multiplicité des choses du monde. De ce fait il se préoccupe moins de la réalité empirique, historique ou existentielle (comprise comme un reflet déformé de quelque chose de supérieur) que de l’esprit – tel qu’on le trouve, par exemple, dans le symbole, le mythe et le rituel. Le monde humain, par contre, ne possède qu’un ordre d’importance secondaire pour lui. Comme Platon, il voit son domaine visible comme un reflet imparfait d’un domaine invisible supérieur. « Rien n’existe ici-bas », écrit-il, « …qui ne s’enracine pas dans une réalité plus profonde, numineuse. Toute cause visible n’est qu’apparente » [8]. Il refuse ainsi toutes les explications historiques ou naturalistes concernant le monde contingent de l’homme.
Voyant la Tradition comme une « présence » transmettant les vérités transcendantes obscurcies par le tourbillon éphémère des apparences terrestres, Evola identifie l’Etre à ses vérités immuables. Dans cette conception, l’Etre est à la fois en-dehors et au-delà du cours de l’histoire (c’est-à-dire qu’il est supra-historique), alors que le monde humain du Devenir est associé à un flux toujours changeant et finalement insensé de vie terrestre de sensations. La « valeur suprême et les principes fondateurs de toute institution saine et normale sont par conséquent invariables, étant basés sur l’Etre » [9]. C’est de ce principe que vient la doctrine évolienne des « deux natures » (la naturelle et la surnaturelle), qui désigne un ordre physique associé au monde du Devenir connu de l’homme et un autre ordre qui décrit le royaume métaphysique inconditionné de l’Etre connu des dieux.
Les civilisations traditionnelles, affirme Evola, reflétaient les principes transcendants transmis dans la Tradition, alors que le royaume « anormal et régressif » de l’homme moderne n’est qu’un vestige décadent de son ordre céleste. Le monde temporel et historique du Devenir, pour cette raison, est relégué à un ordre d’importance inférieur, alors que l’unité éternelle de l’Etre est privilégiée. Comme son « autre maître » Joseph de Maistre, Evola voit la Tradition comme antérieure à l’histoire, non conditionnée par le temps ou les circonstances, et donc sans lien avec les origines humaines » [10]. La primauté qu’il attribue au domaine métaphysique est en effet ce qui le conduit à affirmer que sans la loi éternelle de l’Etre transmise dans la Tradition, « toute autorité est frauduleuse, toute loi est injuste et barbare, toute institution est vaine et éphémère » [11].
La Tradition comme Überlieferung
Heidegger suit la voie opposée. Eduqué pour une vocation dans l’Eglise catholique et fidèle aux coutumes enracinées et provinciales de sa Souabe natale, lui aussi s’orienta vers « l’ancienne transcendance et non la mondanité moderne ». Mais son anti-modernisme s’opposait à la tradition de la pensée métaphysique occidentale et, par implication, à la philosophie guénonienne de la Tradition (qu’il ne connaissait apparemment pas).
La métaphysique est cette branche de la philosophie qui traite des questions ontologiques majeures, la plus fondamentale étant la question : Qu’est-ce que l’Etre ? Commençant avec Aristote, la métaphysique tendit néanmoins à s’orienter vers la facette non-physique et non-terrestre de l’Etre, tentant de saisir la transcendance de différents êtres comme l’esprit, la force, ou l’essence [12]. En recourant à des catégories aussi généralisées, cette tendance postule un royaume transcendant de formes permanentes et de vérités inconditionnées qui comprennent l’Etre d’une manière qui, d’après Heidegger, limite la compréhension humaine de sa vérité, empêchant la manifestation d’une présence à la fois cachée, ouverte et fuyante. Dans une formulation opaque mais cependant révélatrice, Heidegger écrit : « Quand la vérité [devient une incontestable] certitude, alors tout ce qui est vraiment réel doit se présenter comme réel pour l’être réel qu’il est [supposément] » – c’est-à-dire que quand la métaphysique postule ses vérités, pour elle la vérité doit se présenter non seulement d’une manière autoréférentielle, mais aussi d’une manière qui se conforme à une idée préconçue d’elle-même » [13]. Ici la différence entre la vérité métaphysique, comme proposition, et l’idée heideggérienne d’une manifestation en cours est quelque peu analogue à celle différenciant les prétentions de vérité du Dieu chrétien de celles des dieux grecs, les premières présupposant l’objectivité totale d’une vérité universelle éternelle et inconditionnée préconçue dans l’esprit de Dieu, et les secondes acceptant que la « dissimulation » est aussi inhérente à la nature polymorphe de la vérité que l’est la manifestation [14].
Etant donné son affirmation a-historique de vérités immuables installées dans la raison pure, Heidegger affirme que l’élan préfigurant et décontextualisant de la métaphysique aliène les êtres de l’Etre, les figeant dans leurs représentations momentanées et les empêchant donc de se déployer en accord avec les possibilités offertes par leur monde spécifique. L’oubli de l’être culmine dans la civilisation technologique moderne, où l’être est défini simplement comme une chose disponible pour l’investigation scientifique, la manipulation technologique et la consommation humaine. La tradition métaphysique a obscurci l’Etre en le définissant en termes essentiellement anthropocentriques et même subjectivistes.
Mais en plus de rejeter les postulats inconditionnés de la métaphysique [15], Heidegger associe le mot « tradition » – ou du moins sa forme latinisée (die Tradition) – à l’héritage philosophique occidental et son oubli croissant de l’être. De même, il utilise l’adjectif « traditionell » péjorativement, l’associant à l’élan généralisant de la métaphysique et aux conventions quotidiennes insouciantes contribuant à l’oubli de l’Etre.
Mais après avoir noté cette particularité sémantique et son intention antimétaphysique, nous devons souligner que Heidegger n’était pas un ennemi de la tradition, car sa philosophie privilégie ces « manifestations de l’être » originelles dans lesquelles naissent les grandes vérités traditionnelles. Comme telle, la tradition pour lui n’est pas un ensemble de postulats désincarnés, pas quelque chose d’hérité passivement, mais une facette de l’Etre qui ouvre l’homme à un futur lui appartenant en propre. Dans cet esprit, il associe l’Überlieferung (signifiant aussi tradition) à la transmission de ces principes transcendants inspirant tout « grand commencement ».
La Tradition dans ce sens primordial permet à l’homme, pense-t-il, « de revenir à lui-même », de découvrir ses possibilités historiquement situées et uniques, et de se réaliser dans la plénitude de son essence et de sa vérité. En tant qu’héritage de destination, l’Überlieferung de Heidegger est le contraire de l’idéal décontextualisé des Traditionalistes. Dans Etre et Temps, il dit que die Tradition « prend ce qui est descendu vers nous et en fait une évidence en soi ; elle bloque notre accès à ces ‘sources’ primordiales dont les catégories et les concepts transmis à nous ont été en partie authentiquement tirés. En fait, elle nous fait oublier qu’elles ont eu une telle origine, et nous fait supposer que la nécessité de revenir à ces sources est quelque chose que nous n’avons même pas besoin de comprendre » [17]. Dans ce sens, Die Tradition oublie les possibilités formatives léguées par son origine de destination, alors que l’Überlieferung, en tant que transmission, les revendique. La pensée de Heidegger se préoccupe de retrouver l’héritage de ces sources anciennes.
Sa critique de la modernité (et, contrairement à ce qu’écrit Evola, il est l’un de ses grands critiques) repose sur l’idée que la perte ou la corruption de la tradition de l’Europe explique « la fuite des dieux, la destruction de la terre, la réduction des êtres humains à une masse, la prépondérance du médiocre » [18]. A présent vidé de ses vérités primordiales, le cadre de vie européen, dit-il, risque de mourir : c’est seulement en « saisissant ses traditions d’une manière créative », et en se réappropriant leur élan originel, que l’Occident évitera le « chemin de l’annihilation » que la civilisation rationaliste, bourgeoise et nihiliste de la modernité semble avoir pris » [19].
La tradition (Überlieferung) que défend l’antimétaphysique Heidegger n’est alors pas le royaume universel et supra-sensuel auquel se réfèrent les guénoniens lorsqu’ils parlent de la Tradition. Il s’agit plutôt de ces vérités primordiales que l’Etre rend présentes « au commencement » –, des vérités dont les sources historiques profondes et les certitudes constantes tendent à être oubliées dans les soucis quotidiens ou dénigrées dans le discours moderniste, mais dont les possibilités restent néanmoins les seules à nous être vraiment accessibles. Contre ces métaphysiciens, Heidegger affirme qu’aucune prima philosophia n’existe pour fournir un fondement à la vie ou à l’Etre, seulement des vérités enracinées dans des origines historiques spécifiques et dans les conventions herméneutiques situant un peuple dans ses grands récits.
Il refuse ainsi de réduire la tradition à une analyse réfléchie indépendante du temps et du lieu. Son approche phénoménologique du monde humain la voit plutôt comme venant d’un passé où l’Etre et la vérité se reflètent l’un l’autre et, bien qu’imparfaitement, affectent le présent et la manière dont le futur est approché. En tant que tels, Etre, vérité et tradition ne peuvent pas être saisis en-dehors de la temporalité (c’est-à-dire la manière dont les humains connaissent le temps). Cela donne à l’Etre, à la vérité et à la tradition une nature avant tout historique (bien que pas dans le sens progressiste, évolutionnaire et développemental favorisé par les modernistes). C’est seulement en posant la question de l’Etre, la Seinsfrage, que l’Etre de l’humain s’ouvre à « la condition de la possibilité de [sa] vérité ».
C’est alors à travers la temporalité que l’homme découvre la présence durable qui est l’Etre [20]. En effet, si l’Etre de l’homme n’était pas situé temporellement, sa transcendance, la préoccupation principale de la métaphysique guénonienne, serait inconcevable. De même, il n’y a pas de vérité (sur le monde ou les cieux au-dessus de lui) qui ne soit pas ancrée dans notre Etre-dans-le-monde – pas de vérité absolue ou de Tradition Universelle, seulement des vérités et des traditions nées de ce que nous avons été… et pouvons encore être. Cela ne veut pas dire que l’Etre de l’humain manque de transcendance, seulement que sa possibilité vient de son immanence – que l’Etre et les êtres, le monde et ses objets, sont un phénomène unitaire et ne peuvent pas être saisis l’un sans l’autre.
Parce que la conception heideggérienne de la tradition est liée à la question de l’Etre et parce que l’Etre est inséparable du Devenir, l’Etre et la tradition fidèle à sa vérité ne peuvent être dissociés de leur émergence et de leur réalisation dans le temps. Sein und Zeit, Etre immuable et changement historique, sont inséparables dans sa pensée. L’Etre, écrit-il, « est Devenir et le Devenir est Etre » [21]. C’est seulement par le processus du devenir dans le temps, dit-il, que les êtres peuvent se déployer dans l’essence de leur Etre. La présence constante que la métaphysique prend comme l’essence de l’Etre est elle-même un aspect du temps et ne peut être saisie que dans le temps – car le temps et l’Etre partagent une coappartenance primordiale.
Le monde platonique guénonien des formes impérissables et des idéaux éternels est ici rejeté pour un monde héraclitien de flux et d’apparition, où l’homme, fidèle à lui-même, cherche à se réaliser dans le temps – en termes qui parlent à son époque et à son lieu, faisant cela en relation avec son héritage de destination. Etant donné que le temps implique l’espace, la relation de l’être avec l’Etre n’est pas simplement un aspect individualisé de l’Etre, mais un « être-là » (Dasein) spécifique – situé, projeté, et donc temporellement enraciné dans ce lieu où l’Etre n’est pas seulement « manifesté » mais « approprié ». Sans « être-là », il n’y a pas d’Etre, pas d’existence. Pour lui, l’engagement humain dans le monde n’est pas simplement une facette située de l’Etre, c’est son fondement.
Ecarter la relation d’un être avec son temps et son espace (comme le fait la métaphysique atemporelle des guénoniens) est « tout aussi insensé que si quelqu’un voulait expliquer la cause et le fondement d’un feu [en déclarant] qu’il n’y a pas besoin de se soucier du cours du feu ou de l’exploration de sa scène » [22]. C’est seulement dans la « facticité » (le lien des pratiques, des suppositions, des traditions et des histoires situant son Devenir), et non dans une supra-réalité putative, que tout le poids de l’Etre – et la « condition fondamentale pour… tout ce qui est grand » – se fait sentir.
Quand les éternalistes interprètent « les êtres sans s’interroger sur [la manière dont] l’essence de l’homme appartient à la vérité de l’Etre », ils ne pourraient pas être plus opposés à Heidegger. En effet, pour eux l’Etre est manifesté comme Ame Cosmique (le maître plan de l’univers, l’Unité indéfinissable, l’Etre éternel), qui est détachée de la présence originaire et terrestre, distincte de l’Etre-dans-le-monde de Heidegger [23]. Contre l’idée décontextualisée et détachée du monde des métaphysiciens, Heidegger souligne que la présence de l’Etre est manifestée seulement dans ses états terrestres, temporels, et jamais pleinement révélés. Des mondes différents nous donnent des possibilités différentes, des manières différentes d’être ou de vivre. Ces mondes historiquement situés dictent les possibilités spécifiques de l’être humain, lui imposant un ordre et un sens. Ici Heidegger ne nie pas la possibilité de la transcendance humaine, mais la recherche au seul endroit où elle est accessible à l’homme – c’est-à-dire dans son da (« là »), sa situation spécifique. Cela fait du Devenir à la fois la toile de fond existentielle et l’« horizon transcendantal » de l’Etre, car même lorsqu’elle transcende sa situation, l’existence humaine est forcément limitée dans le temps et dans l’espace.
En posant la Seinsfrage de cette manière, il s’ensuit qu’on ne peut pas partir de zéro, en isolant un être abstrait et atomisé de tout ce qui le situe dans un temps et un espace spécifiques, car on ignorerait ainsi que l’être de l’homme est quelque chose de fini, enraciné dans un contexte historiquement conditionné et culturellement défini – on ignorerait, en fait, que c’est un Etre-là (Dasein). Car si l’existence humaine est prisonnière du flux du Devenir – si elle est quelque chose de situé culturellement, linguistiquement, racialement, et, avant tout, historiquement –, elle ne peut pas être comprise comme un Etre purement inconditionné.
Le caractère ouvert de la temporalité humaine signifie, de plus, que l’homme est responsable de son être. Il est l’être dont « l’être est lui-même une question », car, bien que située, son existence n’est jamais fixée ou complète, jamais déterminée à l’avance, qu’elle soit vécue d’une manière authentique ou non [24]. Elle est vécue comme une possibilité en développement qui se projette vers un futur « pas encore réel », puisque l’homme cherche à « faire quelque chose de lui-même » à partir des possibilités léguées par son origine spécifique. Cela pousse l’homme à se « soucier » de son Dasein, individualisant ses possibilités en accord avec le monde où il habite.
Ici le temps ne sert pas seulement d’horizon contre lequel l’homme est projeté, il sert de fondement (la facticité prédéterminée) sur lequel sa possibilité est réalisée. La possibilité que l’homme cherche dans le futur (son projet) est inévitablement affectée par le présent qui le situe et le passé modelant son sens de la possibilité. La projection du Dasein vient ainsi « vers lui-même d’une manière telle qu’il revient », anticipant sa possibilité comme quelque chose qui « a été » et qui est encore à portée de main [25]. Car c’est seulement en accord avec son Etre-là, sa « projection », qu’il peut être pleinement approprié – et transcendé [26].
En rejetant les concepts abstraits, inconditionnés et éternels de la métaphysique, Heidegger considère la vérité, en particulier les vérités primordiales que la tradition transmet, comme étant d’une nature historique et temporelle, liée à des manifestations distinctes (bien que souvent obscures) de l’Etre, et imprégnée d’un passé dont l’origine créatrice de destin inspire le sens humain de la possibilité. En effet, c’est la configuration distincte formée par la situation temporelle, l’ouverture de l’Etre, et la facticité situant cette rencontre qui forme les grandes questions se posant à l’homme, puisqu’il cherche à réaliser (ou à éviter) sa possibilité sur un fondement qu’il n’a pas choisi. « L’histoire de l’Etre », écrit Heidegger, « n’est jamais le passé mais se tient toujours devant nous ; elle soutient et définit toute condition et situation humaine » [27].
L’homme n’affronte donc pas les choix définissant son Dasein au sens existentialiste d’être « condamné » à prendre des décisions innombrables et arbitraires le concernant. L’ouverture à laquelle il fait face est plutôt guidée par les possibilités spécifiques à son existence historiquement située, alors que les « décisions » qu’il prend concernent son authenticité (c’est-à-dire sa fidélité à ses possibilités historiquement destinées, son destin). Puisqu’il n’y a pas de vérités métaphysiques éternelles inscrites dans la tradition, seulement des vérités posées par un monde « toujours déjà », vivre à la lumière des vérités de l’Etre requiert que l’homme connaisse sa place dans l’histoire, qu’il connaisse le lieu et la manière de son origine, et affronte son histoire comme le déploiement (ou, négativement, la déformation) des promesses posées par une prédestination originelle [28]. Une existence humaine authentique, affirme Heidegger, est « un processus de conquête de ce que nous avons été au service de ce que nous sommes » [29].
Le Primordial
Le « premier commencement » de l’homme – le commencement (Anfangen) « sans précédent et monumental » dans lequel ses ancêtres furent « piégés » (gefangen) comme une forme spécifique de l’Etre – met en jeu d’autres commencements, devenant le fondement de toutes ses fondations ultérieures [30]. En orientant l’histoire dans une certaine direction, le commencement – le primordial – « ne réside pas dans le passé mais se trouve en avant, dans ce qui doit venir » [31]. Il est « le décret lointain qui nous ordonne de ressaisir sa grandeur » [32]. Sans cette « reconquête », il ne peut y avoir d’autre commencement : car c’est en se réappropriant un héritage, dont le commencement est déjà un achèvement, que l’homme revient à lui-même, s’inscrivant dans le monde de son propre temps. « C’est en se saisissant du premier commencement que l’héritage… devient l’héritage ; et seuls ceux qui appartiennent au futur… deviennent [ses] héritiers » [33]. L’élève de Heidegger, Hans-Georg Gadamer dit que toutes les questions concernant les commencements « sont toujours [des questions] sur nous-mêmes et notre futur » [34].
Pour Heidegger, en transmettant la vérité de l’origine de l’homme, la tradition défie l’homme à se réaliser face à tout ce qui conspire pour déformer son être. De même qu’Evola pensait que l’histoire était une involution à partir d’un Age d’Or ancien, d’où un processus de décadence, Heidegger voit l’origine – l’inexplicable manifestation de l’Etre qui fait naître ce qui est « le plus particulier » au Dasein, et non universel – comme posant non seulement les trajectoires possibles de la vie humaine, mais les obstacles inhérents à sa réalisation. Se déployant sur la base de sa fondation primordiale, l’histoire tend ainsi à être une diminution, un déclin, un oubli ou une dissimulation des possibilités léguées par son « commencement », le bavardage oisif, l’exaltation de l’ordinaire et du quotidien, ou le règne du triomphe médiocre sur le destin, l’esprit de décision et l’authenticité des premières époques, dont la proximité avec l’Etre était immédiate, non dissimulée, et pleine de possibilités évidentes.
Là où Evola voit l’histoire en termes cycliques, chaque cycle restant essentiellement homogène, représentant un segment de la succession récurrente gouvernée par certains principes immuables, Heidegger voit l’histoire en termes des possibilités posées par leur appropriation. C’est seulement à partir des possibilités intrinsèques à la genèse originaire de sa « sphère de sens » – et non à partir du domaine supra-historique des guénoniens – que l’homme, dit-il, peut découvrir les tâches historiquement situées qui sont « exigées » de lui et s’ouvrir à leur possibilité [35]. En accord avec cela, les mots « plus ancien », « commencement » et « primordial » sont associés dans la pensée de Heidegger à l’essence ou la vérité de l’Etre, de même que le souvenir de l’origine devient une « pensée à l’avance de ce qui vient » [36].
Parce que le primordial se trouve devant l’homme, pas derrière lui, la révélation initiale de l’Etre vient dans chaque nouveau commencement, puisque chaque nouveau commencement s’inspire de sa source pour sa postérité. Comme Mnémosyne, la déesse de la mémoire qui était la muse principale des poètes grecs, ce qui est antérieur préfigure ce qui est postérieur, car la « vérité de l’Etre » trouvée dans les origines pousse le projet du Dasein à « revenir à lui-même ». C’est alors en tant qu’« appropriation la plus intérieure de l’Etre » que les origines sont si importantes. Il n’y a pas d’antécédent ou de causa prima, comme le prétend la logique inorganique de la modernité, mais « ce dont et ce par quoi une chose est ce qu’elle est et telle qu’elle est… [Ils sont] la source de son essence » et la manière dont la vérité « vient à être… [et] devient historique » [37]. Comme le dit le penseur français de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist, l’« originel » (à la différence du novum de la modernité) n’est pas ce qui vient une fois pour toutes, mais ce qui vient et se répète chaque fois qu’un être se déploie dans l’authenticité de son origine » [38]. Dans ce sens, l’origine représente l’unité primordiale de l’existence et de l’essence exprimées dans la tradition. Et parce que l’« appropriation » à la fois originelle et ultérieure de l’Etre révèle la possibilité, et non l’environnement purement « factuel » ou « momentané » qui l’affecte, le Dasein n’accomplit sa constance propre que lorsqu’il est projeté sur le fondement de son héritage authentique [39].
La pensée heideggérienne n’est pas un existentialisme
Evola consacre plusieurs chapitres de Chevaucher le tigre (Calvacare la Tigre) à une critique de l’« existentialisme » d’après-guerre popularisé par Jean-Paul Sartre et dérivé, à ce qu’on dit, de la pensée de Heidegger » [40]. Bien que reconnaissant certaines différences entre Sartre et Heidegger, Evola les traitait comme des esprits fondamentalement apparentés. Son Sartre est ainsi décrit comme un non-conformiste petit-bourgeois et son Heidegger comme un intellectuel chicanier, tous deux voyant l’homme comme échoué dans un monde insensé, condamné à faire des choix incessants sans aucun recours transcendant. Le triste concept de liberté des existentialistes, affirme Evola, voit l’univers comme un vide, face auquel l’homme doit se forger son propre sens (l’« essence » de Sartre). Leur notion de liberté (et par implication, celle de Heidegger) est ainsi jugée nihiliste, entièrement individualiste et arbitraire.
En réunissant l’existentialisme sartrien et la pensée heideggérienne, Evola ne connaissait apparemment pas la « Lettre sur l’Humanisme » (1946-47) de Heidegger, dans laquelle ce dernier – d’une manière éloquente et sans ambiguïté – répudiait l’appropriation existentialiste de son œuvre. Il semble aussi qu’Evola n’ait connu que le monumental Sein und Zeit de Heidegger, qu’il lit, comme Sartre, comme une anthropologie philosophique sur les problèmes de l’existence humaine (c’est-à-dire comme un humanisme) plutôt que comme une partie préliminaire d’une première tentative de développer une « ontologie fondamentale » recherchant le sens de l’Etre. Il mettait donc Sartre et Heidegger dans le même sac, les décrivant comme des « hommes modernes », coupés du monde de la Tradition et imprégnés des « catégories profanes, abstraites et déracinées » de la pensée. Parlant de l’affirmation nihiliste de Sartre selon laquelle « l’existence précède l’essence » (qu’il attribuait erronément à Heidegger, qui identifiait l’une à l’autre au lieu de les opposer), le disciple italien de Guénon concluait qu’en situant l’homme dans un monde où l’essence est auto-engendrée, Heidegger rendait le présent concret ontologiquement primaire, avec une nécessité situationnelle, plutôt que le contexte de l’Etre [41]. L’Etre heideggérien est alors vu comme se trouvant au-delà de l’homme, poursuivi comme une possibilité irréalisable [42]. Cela est sensé lier l’Etre au présent, le détachant de la Tradition – et donc de la transcendance qui seule illumine les grandes tâches existentielles.
La critique évolienne de Heidegger, comme que nous l’avons suggéré, n’est pas fondée, ciblant une caricature de sa pensée. Il se peut que l’histoire et la temporalité soient essentielles dans le projet philosophique de Heidegger et qu’il accepte l’affirmation sartrienne qu’il n’existe pas de manières absolues et inchangées pour être humain, mais ce n’est pas parce qu’il croit nécessaire d’« abandonner le plan de l’Etre » pour le plan situationnel. Pour lui, le plan situationnel est simplement le contexte où les êtres rencontrent leur Etre.
Heidegger insiste sur la « structure événementielle temporelle » du Dasein parce qu’il voit les êtres comme enracinés dans le temps et empêtrés dans un monde qui n’est pas de leur propre création (même si l’Etre de ces êtres pourrait transcender le « maintenant » ou la série de « maintenant » qui les situent). En même temps, il souligne que le Dasein est connu d’une manière « extatique », car les pensées du passé, du présent et du futur sont des facettes étroitement liées de la conscience humaine. En effet, c’est seulement en reconnaissant sa dimension extatique (que les existentialistes et les métaphysiciens ignorent) que le Dasein peut « se soucier de l’ouverture de l’Etre », vivre dans sa lumière, et transcender son da éphémère (sa condition situationnelle). Heidegger écrit ainsi que le Dasein est « l’être qui émerge de lui-même » – c’est le dévoilement d’une essence historique-culturelle-existentielle dont le déploiement est étranger à l’élan objectifiant des formes platoniques [43].
En repensant l’Etre en termes de temporalité humaine, en le restaurant dans le Devenir historique, et en établissant le temps comme son horizon transcendant, Heidegger cherche à libérer l’existentiel des propriétés inorganiques de l’espace et de la matière, de l’agitation insensée de la vie moderne, avec son évasion instrumentaliste de l’Etre et sa « pseudo-culture épuisée » – et aussi de le libérer des idéaux éternels privilégiés par les guénoniens. Car si l’Etre est inséparable du Devenir et survient dans un monde-avec-les-autres, alors les êtres, souligne-t-il, sont inhérents à un « contexte de signification » saturé d’histoire et de culture. Poursuivant son projet dans ces termes, les divers modes existentiels de l’homme, ainsi que son monde, ne sont pas formés par des interprétations venant d’une histoire d’interprétations précédentes. L’interprétation elle-même (c’est-à-dire « l’élaboration de possibilités projetées dans la compréhension ») met le présent en question, affectant le déploiement de l’essence. En fait, la matrice chargée de sens mise à jour par l’interprétation constitue une grande part de ce qui forme le « là » (da) dans le Dasein [44].
Etant donné qu’il n’y a pas de Sein sans un da, aucune existence sans un fondement, l’homme, dans sa nature la plus intérieure, est inséparable de la matrice qui « rend possible ce qui a été projeté » [45]. A l’intérieur de cette matrice, l’Etre est inhérent à « l’appropriation du fondement du là » [46]. Contrairement à l’argumentation de Chevaucher le tigre, cette herméneutique historiquement consciente ne prive pas l’homme de l’Etre, ni ne nie la primauté de l’Etre, ni ne laisse l’homme à la merci de sa condition situationnelle. Elle n’a rien à voir non plus avec l’« indéterminisme » radical de Sartre – qui rend le sens contextuellement contingent et l’essence effervescente.
Pour Heidegger l’homme n’existe pas dans un seul de ses moments donnés, mais dans tous, car son être situé (le projet qu’il réalise dans le temps) ne se trouve dans aucun cas unique de son déploiement (ou dans ce que Guénon appelait « la nature indéfinie des possibilités de chaque état »). En fait, il existe dans toute la structure temporelle s’étendant entre la naissance et la mort de l’homme, puisqu’il réalise son projet dans le monde. Sans un passé et un futur pas-encore-réalisé, l’existence humaine ne serait pas Dasein, avec un futur légué par un passé qui est en même temps une incitation à un futur. A la différence de l’individu sartrien (dont l’être est une possibilité incertaine et illimitée) et à la différence de l’éternaliste (qui voit son âme en termes dépourvus de références terrestres), l’homme heideggérien se trouve seulement dans un retour (une « écoute ») à l’essence postulée par son origine.
Cette écoute de l’essence, la nécessité de la découverte de soi pour une existence authentique, n’est pas une pure possibilité, soumise aux « planifications, conceptions, machinations et complots » individuels, mais l’héritier d’une origine spécifique qui détermine son destin. En effet, l’être vient seulement de l’Etre [47]. La notion heideggérienne de la tradition privilégie donc l’Andenken (le souvenir qui retrouve et renouvelle la tradition) et la Verwindung (qui est un aller au-delà, un surmonter) – une idée de la tradition qui implique l’inséparabilité de l’Etre et du Devenir, ainsi que le rôle du Devenir dans le déploiement de l’Etre, plutôt que la négation du Devenir [48].
« Le repos originel de l’Etre » qui a le pouvoir de sauver l’homme du « vacarme de la vie inauthentique, anodine et extérieure » n’est cependant pas aisément gagné. « Retrouver le commencement de l’existence historico-spirituelle afin de la transformer en un nouveau commencement » (qui, à mon avis, définit le projet traditionaliste radical) requiert « une résolution anticipatoire » qui résiste aux routines stupides oublieuses de la temporalité humaine [49]. Inévitablement, une telle résolution anticipatoire ne vient que lorsqu’on met en question les « libertés déracinées et égoïstes » qui nous coupent des vérités en cours déploiement de l’Etre et nous empêchent ainsi de comprendre ce que nous sommes – un questionnement dont la nécessité vient des plus lointaines extrémités de l’histoire de l’homme et dont les réponses sont intégrales pour la tradition qu’elles forment » [50].
L’histoire pour Heidegger est donc un « choix pour héros », exigeant la plus ferme résolution et le plus grand risque, puisque l’homme, dans une confrontation angoissante avec son origine, réalise une possibilité permanente face à une conventionalité amnésique, auto-satisfaite ou effrayante [51]. Les choix historiques qu’il fait n’ont bien sûr rien à voir avec l’individualisme ou le subjectivisme (avec ce qui est arbitraire ou volontaire), mais surgissent de ce qui est vrai et « originel » dans la tradition. Le destin d’un homme (Geschick), comme le destin d’un peuple (Schicksal), ne concerne pas un « choix », mais quelque chose qui est « envoyée » (geschickt) depuis un passé lointain qui a le pouvoir de déterminer une possibilité future. L’Etre, écrit Heidegger, « proclame le destin, et donc le contrôle de la tradition » [52].
En tant qu’appropriation complète de l’héritage dont l’homme hérite à sa naissance, son destin n’est jamais forcé ou imposé. Il s’empare des circonstances non-choisies de sa communauté et de sa génération, puisqu’il recherche la possibilité léguée par son héritage, fondant son existence dans sa « facticité historique la plus particulière » – même si cette appropriation implique l’opposition à « la dictature particulière du domaine public » [53]. Cela rend l’identité individuelle inséparable de son identité collective, puisque l’Etre-dans-le-monde reconnaît son Etre-avec-les-autres (Mitsein). L’homme heideggérien ne réalise ce qu’il est qu’à travers son implication dans le temps et l’espace de sa propre existence destinée, puisqu’il se met à « la disposition des dieux », dont l’actuel « retrait demeure très proche » [54].
La communauté de notre propre peuple, le Mitsein, est le contexte nécessaire de notre Dasein. Comme telle, elle est « ce en quoi, ce dont et ce pour quoi l’histoire arrive » [55]. Comme l’écrit Gadamer, le Mitsein « est un mode primordial d’‘Etre-nous’ – un mode dans lequel le Je n’est pas supplanté par un vous [mais] …englobe une communauté primordiale » [56]. Car même lorsqu’elle s’oppose aux conventions dominantes par besoin d’authenticité individuelle, la recherche de possibilité par le Dasein est une « co-historisation » avec une communauté – une co-historisation dans laquelle un héritage passé devient la base d’un futur plein de sens [57]. Le destin qu’il partage avec son peuple est en effet ce qui fonde le Dasein dans l’historicité, le liant à l’héritage (la tradition) qui détermine et est déterminé par lui [58].
En tant qu’horizon de la transcendance heideggérienne, l’histoire et la tradition ne sont donc jamais universelles, mais plurielles et multiples, produit et producteur d’histoires et de traditions différentes, chacune ayant son origine et sa qualité d’être spécifiques. Il peut y avoir certaines vérités abstraites appartenant aux peuples et aux civilisations partout, mais pour Heidegger il n’y a pas d’histoire ou de tradition abstraites pour les inspirer, seulement la pure transcendance de l’Etre. Chaque grand peuple, en tant qu’expression distincte de l’Etre, possède sa propre histoire, sa propre tradition, sa propre transcendance, qui sont sui generis. Cette spécificité même est ce qui donne une forme, un but et un sens à son expérience d’un monde perpétuellement changeant. Il se peut que l’Etre de l’histoire et de la tradition du Dasein soit universel, mais l’Etre ne se manifeste que dans les êtres, l’ontologie ne se manifeste que dans l’ontique. Selon les termes de Heidegger, « c’est seulement tant que le Dasein existe… qu’il y a l’Etre » [59].
Quand la métaphysique guénonienne décrit la Vérité Eternelle comme l’unité transcendante qui englobe toutes les « religions archaïques » et la plupart des « religions terrestres », elle offre à l’homme moderne une hauteur surplombante d’où il peut évaluer les échecs de son époque. Mais la vaste portée de cette vision a pour inconvénient de réduire l’histoire et la tradition de peuples et de civilisations différents (dont elle rejette en fait les trajectoires singulières) à des variantes sur un unique thème universel (« La pensée moderne, les Lumières, maçonnique », pourrait-on ajouter, nie également l’importance des histoires et des traditions spécifiques).
Par contre, un traditionaliste radical au sens heideggérien se définit en référence non à l’Eternel mais au Primordial dans son histoire et sa tradition, même lorsqu’il trouve des choses à admirer dans l’histoire et la tradition des non-Européens. Car c’est l’Europe qui l’appelle à sa possibilité future. Comme la vérité, la tradition dans la pensée de Heidegger n’est jamais une abstraction, jamais une formulation supra-humaine de principes éternels pertinents pour tous les peuples (bien que ses effets formatifs et sa possibilité futurale puissent assumer une certaine éternité pour ceux à qui elle parle). Il s’agit plutôt d’une force dont la présence illumine les extrémités éloignées de l’âme ancestrale d’un peuple, mettant son être en accord avec l’héritage, l’ordre et le destin qui lui sont singuliers.
Héraclite et Parménide
Quiconque prend l’histoire au sérieux, refusant de rejeter des millénaires de temporalité européenne, ne suivra probablement pas les éternalistes dans leur quête métaphysique. En particulier dans notre monde contemporain, où les forces régressives de mondialisation, du multiculturalisme et de la techno-science cherchent à détruire tout ce qui distingue les peuples et la civilisation de l’Europe des peuples et des civilisations non-européens. Le traditionaliste radical fidèle à l’incomparable tradition de la Magna Europa (et fidèle non pas au sens égoïste du nationalisme étroit, mais dans l’esprit de l’« appartenance au destin de l’Occident ») ne peut donc qu’avoir une certaine réserve envers les guénoniens – mais pas envers Evola lui-même, et c’est ici le tournant de mon argumentation. Car après avoir rejeté la Philosophie Eternelle et sa distillation évolienne, il est important, en conclusion, de « réconcilier » Evola avec les impératifs traditionalistes radicaux de la pensée heideggérienne – car l’alpiniste Evola ne fut pas seulement un grand Européen, un défenseur infatigable de l’héritage de son peuple, mais aussi un extraordinaire Kshatriya, dont l’héroïque Voie de l’Action inspire tous ceux qui s’identifient à sa « Révolte contre le monde moderne ».
Bien qu’il faudrait un autre article pour développer ce point, Evola, même lorsqu’il se trompe métaphysiquement, offre au traditionaliste radical une œuvre dont les motifs boréens demandent une étude et une discussion approfondies. Mais étant donné l’argument ci-dessus, comment les incompatibilités radicales entre Heidegger et Evola peuvent-elles être réconciliées ?
La réponse se trouve, peut-être, dans cette « étrange » unité reliant les deux premiers penseurs de la tradition européenne, Héraclite et Parménide, dont les philosophies étaient aussi antipodiques que celles de Heidegger et Evola. Héraclite voyait le monde comme un « grand feu », dans lequel tout était toujours en cours de consumation, de même que l’Etre fait perpétuellement place au Devenir. Parménide, d’autre part, soulignait l’unité du monde, le voyant comme une seule entité homogène, dans laquelle tous ses mouvements apparents (le Devenir) faisaient partie d’une seule universalité (l’Etre), les rides et les vagues sur le grand corps de la mer. Mais si l’un voyait le monde en termes de flux et l’autre en termes de stase, ils reconnaissaient néanmoins tous deux un logos unifiant commun, une structure sous-jacente, une « harmonie rassemblée », qui donnait unité et forme à l’ensemble – que l’ensemble se trouvât dans le tourbillon apparemment insensé des événements terrestres ou dans l’interrelation de ses parties innombrables. Cette unité est l’Etre, dont la domination ordonnatrice du monde sous-tend la sensibilité parente animant les distillations originelles de la pensée européenne.
Les projets rivaux de Heidegger et Evola peuvent être vus sous un éclairage similaire. Dans une métaphysique soulignant l’universel et l’éternel, l’opposition de l’Etre et du Devenir, et la primauté de l’inconditionné, Evola s’oppose à la position de Heidegger, qui met l’accent sur le caractère projeté et temporel du Dasein. Evola parvient cependant à quelque chose qui s’apparente aux vues les plus élevées de la pensée heideggérienne. Car quand Heidegger explore le fondement primordial des différents êtres, recherchant le transcendant (l’Etre) dans l’immanence du temps (le Devenir), lui aussi saisit l’Etre dans sa présence impérissable, car à cet instant le primordial devient éternel – pas pour tous les peuples (étant donné que l’origine et le destin d’un peuple sont inévitablement singuliers), mais encore pour ces formes collectives de Dasein dont les différences sont de la même essence (dans la mesure où elles sont issues du même héritage indo-européen).
L’accent mis par Heidegger sur le primordialisme est, je crois, plus convainquant que l’éternalisme d’Evola, mais il n’est pas nécessaire de rejeter ce dernier en totalité (en effet, on peut se demander si dans Etre et Temps Heidegger lui-même n’a pas échoué à réconcilier ces deux facettes fondamentales de l’ontologie). Il se peut donc que Heidegger et Evola approchent l’Etre depuis des points de départ opposés et arrivent à des conclusions différentes (souvent radicalement différentes), mais leur pensée, comme celle d’Héraclite et de Parménide, convergent non seulement dans la primauté qu’ils attribuent à l’Etre, mais aussi dans la manière dont leur compréhension de l’Etre, particulièrement en relation avec la tradition, devient un antidote à la crise du nihilisme européen.
Notes
[1] Dominique Venner, Histoire et tradition des Européens : 30.000 ans d’identité (Paris : Rocher, 2002), p. 18. Cf. Michael O’Meara, « From Nihilism to Tradition », The Occidental Quarterly 3: 2 (été 2004).
[2] Friedrich Nietzsche, The Will to Power, trad. par W. Kaufmann et R. J. Hollingdale (New York: Vintage, 1967), pp. 9-39 ; Friedrich Nietzsche, The Gay Science, trad. par W. Kaufmann (New York: Vintage, 1975), § 125. Cf. Martin Heidegger, Nietzsche : 4. Nihilism, trad. par F.A. Capuzzi (San Francisco: Harper, 1982).
[3] « Editorial Prefaces », TYR : Myth – Culture – Tradition 1 et 2 (2002 et 2004).
[4] M. Raphael Johnson, « The State as the Enemy of the Ethnos », at http://es.geocities.com/sucellus23/807.htm. Dans Humain, trop humain (§ 96), Nietzsche écrit : La tradition émerge « sans égard pour le bien ou le mal ou autre impératif catégorique, mais… avant tout dans le but de maintenir une communauté, un peuple ».
[5] Martin Heidegger, Introduction to Metaphysics, trad. par G. Fried et R. Polt (New Haven: Yale University Press, 2000), p. 11.
[6] Bien que Guénon eut un effet formatif sur Evola, qui le considérait comme son « maître », l’Italien était non seulement suffisamment indépendant pour se séparer de Guénon sur plusieurs questions importantes, particulièrement en soulignant les origines « boréennes » ou indo-européennes de la Tradition, mais aussi en donnant au projet traditionaliste une tendance nettement militante et européaniste (je soupçonne que c’est cette tendance dans la pensée d’Evola, combinée à ce qu’il prend à Bachofen, Nietzsche et De Giorgio, qui le met – du moins sourdement – en opposition avec sa propre appropriation de la métaphysique guénonienne). En conséquence, certains guénoniens refusent de le reconnaître comme l’un des leurs. Par exemple, le livre de Kenneth Oldmeadow, Traditionalism : Religion in Light of the Perennial Philosophy (Colombo : The Sri Lanka Institute of Traditional Studies, 2000), à présent le principal ouvrage en anglais sur les traditionalistes, ne fait aucune référence à lui. Mon avis est que l’œuvre d’Evola n’est pas aussi importante que celle de Guénon pour l’Eternalisme, mais que pour le « radical » européen, c’est sa distillation la plus intéressante et la plus pertinente. Cf. Mark Sedgwick, Against the Modern World: Traditionalism and the Secret History of the Twentieth Century (New York: Oxford University Press, 2004) ; Piero Di Vona, Evola y Guénon: Tradition e civiltà (Naples: S.E.N., 1985) ; Roger Parisot, « L’ours et le sanglier ou le conflit Evola-Guénon », L’âge d’or 11 (automne 1995).
[7] L’attrait tout comme la mystification du concept évolien sont peut-être le mieux exprimés dans l’extrait suivant de la fameuse recension de Révolte contre le monde moderne par Gottfried Benn : « Quel est donc ce Monde de la Tradition ? Tout d’abord, son évocation romancée ne représente pas un concept naturaliste ou historique, mais une vision, une incantation, une intuition magique. Elle évoque le monde comme un universel, quelque chose d’à la fois céleste et supra-humain, quelque chose qui survient et qui a un effet seulement là où l’universel existe encore, là où il est sensé, et où il est déjà exception, rang, aristocratie. A travers une telle évocation, la culture est libérée de ses éléments humains, historiques, libérée pour prendre cette dimension métaphysique dans laquelle l’homme se réapproprie les grands traits primordiaux et transcendants de l’Homme Traditionnel, porteur d’un héritage ». « Julius Evola, Erhebung wider die moderne Welt » (1935), http://www.regin-verlag.de.
[8] Julius Evola, « La vision romaine du sacré » (1934), dans Symboles et mythes de la Tradition occidentale, trad. par H.J. Maxwell (Milan : Arché, 1980).
[9] Julius Evola, Men Among the Ruins, trad. par G. Stucco (Rochester, Vermont: Inner Traditions, 2002), p. 116 ; Julius Evola, « Che cosa è la tradizione » dans L’arco e la clava (Milan: V. Scheiwiller, 1968).
[10] Luc Saint-Etienne, « Julius Evola et la Contre-Révolution », dans A. Guyot-Jeannin, ed., Julius Evola (Lausanne : L’Age d’Homme, 1997).
[11] Julius Evola, Revolt against the Modern World, trad. par G. Stucco (Rochester, Vermont: Inner Traditions International, 1995), p. 6.
[12] En accord avec une ancienne convention des études heideggériennes de langue anglaise, « Etre » est utilisé ici pour désigner das Sein et « être » das Seiende, ce dernier se référant à une entité ou à une présence, physique ou spirituelle, réelle ou imaginaire, qui participe à l’« existence » de l’Etre (das Sein). Bien que différant en intention et en ramification, les éternalistes conservent quelque chose de cette distinction. Cf. René Guénon, The Multiple States of Being, trad. par J. Godwin (Burkett, N.Y.: Larson, 1984).
[13] Martin Heidegger, The End of Philosophy, trad. par J. Stambaugh (Chicago: University of Chicago Press, 1973), p. 32.
[14] Cf. Alain de Benoist, On Being a Pagan, trad. par J. Graham (Atlanta: Ultra, 2004).
[15] On dit que la métaphysique guénonienne est plus proche de l’identification de la vérité et de l’Etre par Platon que de la tradition post-aristotélicienne, dont la distinction entre idée et réalité (Etre et être, essence et apparence) met l’accent sur la seconde, aux dépens de la première. Heidegger, The End of Philosophy, pp. 9-19.
[16] Martin Heidegger, Being and Time, trad. par J. Macquarrie et E. Robinson (New York: Harper & Row, 1962), § 6 ; aussi Martin Heidegger, “The Age of the World Picture”, dans The Question Concerning Technology and Others Essays, trad. par W. Lovitt (New York: Harper & Row, 1977).
[17] Heidegger, Being and Time, § 6.
[18] Heidegger, Introduction to Metaphysics, p. 47.
[19] Heidegger, Introduction to Metaphysics, p. 41.
[20] Heidegger, Being and Time, § 69b.
[21] Martin Heidegger, Nietzsche: 1. The Will to Power as Art, trad. par D. F. Krell (San Francisco: Harper, 1979), p. 22.
[22] Heidegger, Introduction to Metaphysics, p. 35.
[23] Martin Heidegger, “Letter on Humanism”, dans Pathmarks, prep. par W. McNeil (Cambridge: Cambridge University Press, 1998).
[24] Heidegger, Being and Time, § 79.
[25] Heidegger, Being and Time, § 65.
[26] Certaines parties de ce paragraphe et plusieurs autres plus loin sont tirées de mon livre New Culture, New Right: Anti-Liberalism in Postmodern Europe (Bloomington: 1stBooks, 2004), pp. 123ff.
[27] Heidegger, “Letter on Humanism”.
[28] Martin Heidegger, Plato’s Sophist, trad. par R. Rojcewicz et A. Schuwer (Bloomington: Indiana University Press, 1976), p. 158.
[29] Heidegger, Being and Time, § 76.
[30] Martin Heidegger, Contributions to Philosophy (From Enowning), trad. par P. Emad et K. Mahy (Bloomington: Indiana University Press, 1999), § 3 et § 20.
[31] Martin Heidegger, Parmenides, trad. par A. Schuwer et R. Rojcewicz (Bloomington: Indiana University Press, 1992), p. 1.
[32] Martin Heidegger, “The Self-Assertion of the German University”, dans The Heidegger Controversy, prep. par Richard Wolin (Cambridge, Mass.: MIT Press, 1993). Aussi : « Seul ce qui est unique est recouvrable et répétable… Le commencement ne peut jamais être compris comme le même, parce qu’il s’étend en avant et ainsi va chaque fois au-delà de ce qui est commencé à travers lui et détermine de même son propre recouvrement ». Heidegger, Contributions to Philosophy, § 20.
[33] Heidegger, Contributions to Philosophy, § 101.
[34] Hans-Georg Gadamer, Heidegger’s Ways, trad. par J. W. Stanley (Albany: State University of New York Press, 1994), p. 64.
[35] Gadamer, Heidegger’s Ways, p. 33.
[36] Martin Heidegger, Hölderlin’s Hymn “The Ister”, trad. par W. McNeil et J. Davis (Bloomington: Indiana University Press, 1996), p. 151.
[37] Martin Heidegger, “The Origin of the Work of Art”, dans Basic Writings, prep. par D. F. Krell (New York: Harper & Row, 1977).
[38] Alain de Benoist, L’empire intérieur (Paris: Fata Morgana, 1995), p. 18.
[39] Heidegger, Being and Time, § 65.
[40] Julius Evola, Ride the Tiger, trad. par J. Godwin et C. Fontana (Rochester, Vermont: Inner Traditions, 2003), pp. 78-103.
[41] Cf. Martin Heidegger, The Basic Problems of Phenomenology, trad. par A. Hofstader (Bloomington: Indiana University Press, 1982), pt. 1, ch. 2.
[42] Quand Evola écrit dans Ride the Tiger que Heidegger voit l’homme « comme une entité qui ne contient pas l’être… mais [se trouve] plutôt devant lui, comme si l’être était quelque chose à poursuivre ou à capturer » (p. 95), il interprète très mal Heidegger, suggérant que ce dernier dresse un mur entre l’Etre et l’être, alors qu’en fait Heidegger voit le Dasein humain comme une expression de l’Etre – mais, du fait de la nature humaine, une expression qui peut ne pas être reconnue comme telle ou authentiquement réalisée.
[43] Heidegger, Parmenides, p. 68.
[44] Heidegger, Being and Time, § 29 ; Contributions to Philosophy, § 120 et § 255.
[45] Heidegger, Being and Time, § 65.
[46] Heidegger, Contributions to Philosophy, § 92.
[47] Heidegger, Being and Time, § 37.
[48] Gianni Vattimo, The End of Modernity, trad. par J. R. Synder (Baltimore: The John Hopkins University Press, 1985), pp. 51-64.
[49] Heidegger, Introduction to Metaphysics, pp. 6-7.
[50] Heidegger, Contributions to Philosophy, § 117 et § 184 ; cf. Carl Schmitt, Political Theology, trad. par G. Schwab (Cambridge, Mass.: MIT Press, 1985).
[51] Heidegger, Being and Time, § 74.
[52] Martin Heidegger, “The Onto-theo-logical Nature of Metaphysics”, dans Essays in Metaphysics, trad. par K. F. Leidecker (New York: Philosophical Library, 1960).
[53] Heidegger, Contributions to Philosophy, § 5.
[54] Heidegger, Contributions to Philosophy, § 5.
[55] Heidegger, Introduction to Metaphysics, p. 162.
[56] Gadamer, Heidegger’s Ways, p. 12.
[57] Heidegger, Being and Time, § 74.
[58] Heidegger, Being and Time, § 74.
[59] Heidegger, Being and Time, § 43c.
Source: TYR: Myth — Culture — Tradition, vol. 3, ed. Joshua Buckley and Michael Moynihan (Atlanta: Ultra, 2007), pp. 67-88.
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L’ACTION FRANÇAISE PRÉSENTE AU FORUM DE L’UNION DES DROITES D’ORANGE
Les drapeaux de la Manif Pour Tous ondoient à l’entrée de l’Espace Daudet : il flotte à Orange, ce 24 septembre, un air de printemps 2013. Nombreux, les Vauclusiens s’empressent de rejoindre leur place. Légitime impatience : le programme de la journée s’avère riche…
Comment œuvrer, par l’intermédiaire d’une nécessaire union des droites, à « la reconquête » ? Une question que la Ligue du Sud a confiée aux nombreux intervenants ayant répondu présents à l’appel.
De gauche à droite : Jean-Pierre Maugendre, Jacques Bompard, député-maire d’Orange, Stéphane Blanchonnet, président du comité directeur de l’Action française
« Le retour de l’histoire est la pensée majoritaire qui s’affronte à la pensée dominante ». Attablé aux côtés de Jean-Pierre Maugendre, Stéphane Blanchonnet, Président du Comité de l’Action française, évoque la place de l’Histoire dans ce champ de bataille. Les tonalités subjectives d’une Histoire revisitée au gré d’une idéologie moribonde s’affaissent à mesure que la pensée dominante s’effondre… Car devant la brutalité du réel, l’Histoire véritable refait surface. […]
La suite ici
http://www.actionfrancaise.net/craf/?L-ACTION-FRANCAISE-PRESENTE-AU
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Le Manuel d'Épictète
Parmi les philosophies antiques, le stoïcisme tient une grande place. Traversant l'antiquité grecque et l'antiquité romaine sur près de six siècles, symbole du sérieux et de l'abnégation de tout un peuple, l'école du Portique apprend à ses disciples à vivre en harmonie avec l'univers et ses lois. Maîtrise de soi, courage, tenue, éthique, ce sont là quelques mots clés pour comprendre le stoïcisme. Le Manuel 1d'Epictète, condensé de cette sagesse, permet à chaque Européen de renouer avec les plus rigoureuses racines de notre civilisation. Brillant exemple de ce que pouvait produire l'univers mental propre au paganisme européen, le stoïcisme continuera d'irriguer la pensée européenne sur la longue durée (avec notamment le mouvement du néo-stoïcisme de la Renaissance). Et au delà de la longue durée, il est important de souligner l'actualité de la philosophie stoïcienne. Philosophie de temps de crise comme le souligne son histoire, le stoïcisme redirige l'homme vers l'action.
Structure de l’œuvre: Le Manuel est volontairement court. Il s'agit d'un condensé des leçons données par Epictète. Si court qu'il soit, on pourrait s'attendre à une idée différente à chaque aphorisme. Et pourtant les idées centrales ne sont que quelques-unes. Le lecteur ne doit donc pas s'étonner de voir répétées sous des formes différentes, à partir d'observations différentes, les mêmes idées. Ce manuel est un précis de gymnastique, une gymnastique de l'âme. Quelques mouvements y sont codifiés. Ce qui importe n'est pas le nombre mais bien la perfection dans l'exécution. Que chacun puisse donc y voir une porte d'entrée vers une métaphysique de l'absolu, celle de nos origines et qui s'oppose à la métaphysique de l'illimité dans laquelle nous nous perdons aujourd'hui.
Gwendal Crom, pour le SOCLE
La critique positive du Manuel d’Épictète au format .pdf
Le Manuel est l’œuvre attribué à Epictète la plus célèbre. Attribué car tout comme Socrate, il n'écrit rien de son vivant. C'est le disciple d'Epictète, Arrien qui consigna les pensées du maître dans huit à douze œuvres (les Entretiens) dont seuls quatre nous sont parvenus. Le Manuel consiste en un condensé de ces entretiens. Disciple de l'école stoïcienne fondée par Zénon en 301 avant notre ère, Epictète fut par la suite abondamment cité par l'empereur Marc-Aurèle. Epictète forme avec Sénèque (qui le précéda) et Marc-Aurèle la triade du stoïcisme impérial (ou latin). Esclave affranchi né aux alentours de l'an 50 de notre ère, il put suivre durant sa servitude les leçons de Musonius Rufus, grande figure du stoïcisme romain. Une fois libre, il devint un philosophe porté en haute estime par ses contemporains. Epictète vécut dans la pauvreté toute sa vie en ayant pour principale préoccupation de répondre à la question « Comment doit-on vivre sa vie ? ». Il mourut selon toutes vraisemblances aux alentours de l'an 130.
La pensée stoïcienne dégage à ses origines trois grands axes d'étude: la physique (l'étude du monde environnant), la logique et l'éthique (qui concerne l'action). La pensée d'Epictète a ceci de particulier qu'elle ne s'intéresse pas à l'étude de la physique et ne s'attarde que peu sur celle de la logique, même si Epictète rappelle la prééminence de cette dernière dans l'un de ses aphorismes: Le Manuel, LII, 1-2. Car en effet, toute éthique doit être démontrable.
Et si la pensée d'Epictète peut être considérée comme une pensée de l'action alors son Manuel est un manuel de survie, comme le considérait selon la légende Alexandre le Grand. Le Manuel est dénommé en Grec : Enkheiridion qui signifie également « que l'on garde sous la main » et désigne communément le poignard du soldat. Voilà pourquoi Alexandre le Grand gardait sous son oreiller nous dit-on, un poignard et Le Manuel d'Epictète.
Le stoïcisme a pour tâche de nous faire accéder au divin. Il n'est pas une illumination une révélation. C'est une voie d'accès au bonheur par l'exercice et la maitrise rigoureuse de la (froide) raison. C'est une constante gymnastique de l'esprit, une méditation à laquelle on doit se livrer en permanence pour redresser son esprit, redresser toute son âme vers un seul but : être en harmonie avec les lois de l'univers et accepter la marche de celui-ci sans s'en émouvoir. Ainsi, dans ses Pensées pour moi-même 2 (Livre I, VII), l'Empereur Marc-Aurèle remercie son maitre Julius Rusticus (qui fut vraisemblablement un élève d'Epictète) en ces termes: « De Rusticus : avoir pris conscience que j'avais besoin de redresser et surveiller mon caractère... [et] avoir pu connaître les écrits conservant les leçons d'Epictète, écrits qu'il me communiqua de sa bibliothèque ».
On ne saurait de fait évoquer la pensée d'Epictète sans évoquer la notion de tenue. Car la tenue est une manière d'être, un exemple pour soi et pour les autres comme le souligne Epictète. Ainsi pour le philosophe, il ne faut point attendre pour mettre en pratique ce qui a été appris. La perfection théorique n'a aucune valeur si elle n'est pas suivie d'effets. De plus, le stoïcisme croit aux effets retours du comportement sur l'âme humaine. C'est en effet en s'astreignant chaque jour à la discipline, à la méditation, au maintien d'une tenue que l'âme peut tendre vers la perfection. Simplement théoriser cette perfection ou pire, l'attendre, est vain et puéril. Il faut chaque jour trouver de nouvelles confirmations des enseignements du stoïcisme. Il faut chaque jour méditer cet enseignement comme on pratiquerait un art martial, pour que chaque mouvement appris se fasse naturellement, instinctivement.
Mais avant de pénétrer plus avant la pensée stoïcienne, il convient d'emblée de préciser qu'il ne faut pas confondre la philosophie stoïcienne avec le caractère « stoïque » qui désigne quelqu'un de résigné, faisant preuve d'abnégation et affrontant les coups du sort sans broncher. La philosophie stoïcienne est avant tout une recette du bonheur visant à se libérer totalement de l'emprise des émotions pour atteindre un état dit d'ataraxie, calme absolu de l'âme. Néanmoins, ce bonheur ne sera accessible qu'en étant « stoïque » : l'abnégation étant la base nécessaire pour accéder à la philosophie stoïcienne. De fait, cette recherche du calme absolu, de la maîtrise de soi intégrale ne put que plaire aux Romains comme le souligne Dominique Venner dans Histoire et Tradition des Européens 3. Peuple droit et rigoureux, cette philosophie enseignait entre autres à bien mourir, c'est-à-dire à affronter la mort en face, et au besoin, de se l'administrer soi-même lorsque l'honneur le commandait. Il sera d'ailleurs tentant de remarquer que la philosophie stoïcienne, par son rapport aux émotions, rappelle le bouddhisme là où le sérieux des Romains n'hésitant pas à se donner la mort rappelle étrangement celui des Samouraïs s'infligeant le seppuku. Que serait devenu une Europe où le stoïcisme aurait remplacé la morale chrétienne ? Qu'en serait-il également d'une noblesse européenne qui telle la noblesse japonaise aurait répondu de son honneur sur sa vie ? Ce sont là des pistes que l'historien méditatif saura explorer à bon escient. Mais avant d'entreprendre tel voyage, examinons comme dirait Epictète ses antécédents et ses conséquents.
Car le stoïcisme est une voie dure et qui n'est pas sans risques. Le rejet des émotions et donc de la subjectivité de l'existence expose celui qui s'y livre à une vie terne (car sans émotions) et tourmentée (tourmentée car on ne souffre jamais plus que de ce que l'on cherche à fuir, à nier ou à absolument contrôler). Celui qui recherche le bonheur et la suprême sagesse à travers la philosophie stoïcienne se devra de s'y livrer totalement. Il serrera alors conte lui ses enfants comme des êtres mortels, que l'univers peut à tout moment lui prendre sans que cela ne l'émeuve. Le Manuel, III: « Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi que c'est un être humain que tu embrasses ; car s'il meurt, tu n'en seras pas troublé ». Mais celui qui ne peut ou ne veut s'engager sur la voie de la philosophie mais recherche un exemple de tenue, une manière de redresser son âme tel l'empereur Marc-Aurèle aura alors à sa disposition les outils d'une puissante et européenne méditation. Tel Marc-Aurèle, il sera en moyen de faire le bien et de s'acquitter de sa tâche en ne cédant pas aux fastes et distractions que la vie pourrait lui offrir. Car c'est également cela la force de la pensée stoïcienne : elle offre deux voies. Une pour le philosophe et une autre pour le citoyen. C'est également en cela qu'elle est une pensée de l'action car elle n'est pas uniquement destinée à un corpus d'intellectuel mais constitue une manière de vivre que chaque Européen, que chaque citoyen peut faire sien. Philosophe et citoyen, tous deux seront en mesure de vivre selon ce qui est élevé. Qu'est ce qui est élevé ? La Sagesse. Que fait l'homme sage ? Le Bien. Comment se reconnaît-il ? Il vit dans l'Honneur.
Et c'est cet Honneur au-dessus de tout, au-dessus de la vie elle-même qui est invoqué par la pensée d'Epictète. Car rappelons-le, la tenue est la base de la pensée stoïcienne. Sans Honneur, point de tenue. Sans tenue, point de voie d'accès à la Sagesse. Et sans Sagesse, on ne saurait faire le Bien. Il faut d'abord et avant tout vivre dans l'honneur et savoir quitter la scène le jour où notre honneur nous le commandera. C'est ce que ce grand Européen que fut Friedrich Nietzsche rappelle dans Le Crépuscule des Idoles 4 (Erreur de la confusion entre la cause et l'effet, 36): Il faut « Mourir fièrement lorsqu'il n'est plus possible de vivre fièrement ». Et s'exercer à contempler la mort jusqu'à ne plus la craindre, jusqu'à lui être supérieur est une des principales méditations stoïciennes : Le Manuel, XXI: « Que la mort, l'exil et tout ce qui paraît effrayant soient sous tes yeux chaque jour ; mais plus que tout, la mort. Jamais plus tu ne diras rien de vil, et tu ne désireras rien outre mesure ». Celui qui se délivrera de l'emprise de la mort sur son existence pourra alors vivre dans l'Honneur jusqu'à sa dernière heure.
Pour bien comprendre Le Manuel, il convient de rappeler les trois disciplines du stoïcisme selon Epictète. Selon lui, toute philosophie se répartie entre ces trois disciplines que sont : la discipline du discernement (le jugement que l'on porte sur soi et le monde environnant), la discipline du désir et des passions (celle qui régit l'être) et la discipline de l'éthique (c'est-à-dire celle qui régit l'action). Et par l'usage de la raison, on part de la première pour arriver à la troisième. Ce qui importe, c'est de pouvoir porter un jugement sûr permettant de régler tout notre être de la meilleure manière qui soit pour pouvoir enfin agir avec sagesse et donc ainsi faire le Bien. La première tâche qui nous incombe est donc de focaliser notre attention (et donc notre jugement) sur les choses qui importent.
Toute la démarche de celui qui s'engage sur la voie du stoïcisme consiste donc d'abord à pouvoir déterminer la nature de l'univers et à pouvoir se situer par rapport à lui. Et le stoïcisme nous enseigne que la première caractéristique de l'univers est qu'il est indifférent à notre sort. Tout est éphémère et n'est que changement. Nous ne pouvons rien contre cela. La marche de l'univers est inéluctable et nous ne sommes qu'une partie d'un grand Tout. Si les Dieux existent, ont prise sur notre existence et doivent être honorés, ils ne sont eux aussi qu'une partie d'un grand Tout et soumis au fatum. Il devient dès lors inutile de pester contre les coups du sort, de maudire les hommes et les Dieux face au malheur. La véritable Sagesse consiste à accepter tout ce qui peut nous arriver et à aller à la rencontre de notre destin le cœur serein. Voilà entre autres pourquoi on ne saurait craindre la mort qui forcément un jour viendra à nous. Prenant l'exemple des bains publiques pour illustrer les torts que notre environnement ou nos contemporains peuvent nous causer, Epictète nous dit (Le Manuel, IV) : « Ainsi, tu seras plus sûr de toi en allant te baigner si tu te dis aussitôt : « Je veux me baigner, mais je veux encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature ». Et qu'il en soit ainsi pour toutes tes actions. Ainsi s'il te survient au bain quelque traverse, tu auras aussitôt présent à l'esprit : « Mais je ne voulais pas me baigner seulement, je voulais encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature. Je ne la maintiendrais pas, si je m'irritais de ce qui arrive » ». C'est l'un des pivots de la pensée stoïcienne. Tout comme l'univers est indifférent à notre sort, nous devons être indifférents à sa marche. Mieux encore, épouser la marche du monde, accueillir le destin d'un cœur résolu, c'est faire acte de piété car c'est avoir fait sien le principe directeur qui guide l'univers lui-même. Et l'univers est par définition parfait donc divin. Ce sont ces considérations métaphysiques qui nous amènent à la raison. Et c'est par la raison que nous accéderons en retour au divin.
Nous devons donc ne nous préoccuper que de ce qui ne dépend que de nous car selon Epictète, l'une des plus grandes dichotomies à réaliser c'est celle existante entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas. Parmi les choses qui dépendent de nous, le jugement que l'on se fait de soi et de l'univers qui nous entoure. Ce qui dépend de nous, c'est tout ce qui a trait à notre âme et à notre libre-arbitre. Et parmi les choses qui ne dépendent pas de nous : la mort, la maladie, la gloire, les honneurs et les richesses, les coups du sort tout comme les actions et pensées de nos contemporains. L'homme sage ne s'attachera donc qu'à ce qui dépend de lui et ne souciera point de ce qui n'en dépend point. C'est là la seule manière d'être libéré de toute forme de servilité. Car l'on peut courir après richesses et gloires mais elles sont par définition éphémères. Elles ne trouvent pas leur origine dans notre être profond et lorsque la mort viendra nous trouver, à quoi nous serviront-elles ? Pour être libre, il convient donc de d'abord s'attacher à découvrir ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. C'est bel et bien la première discipline du stoïcisme : celle du discernement. En se plongeant dans Le Manuel d'Epictète, on apprendra vite qu'il faut d'abord et avant tout s'attacher à ce que l'on peut et au rôle dont le destin nous a gratifié. Le rôle qui nous est donné l'a été par l'univers (que ce soit par l'entremise des Dieux ou par la voie des causes et des conséquences) et c'est donc avec ferveur que nous devons le remplir. C'est en faisant ainsi, cheminant aux côtés de ses semblables, modeste et loyal, que l'on sera le plus utile aux siens et à sa patrie. C'est bel et bien une vision fataliste de l'existence, un amor fati très européen. Rappelons-nous qu'aller à l'encontre du destin, c'est défier les Dieux et l'univers. Et pourtant... cela nous est bel et bien permis à nous Européens. La Sagesse consiste à savoir que cela ne peut se faire que lorsque tel acte est commandé par l'absolue nécessité et en étant prêt à en payer le prix. On se replongera dans l'Iliade pour se le remémorer. Mais comme il est donné à bien peu d'entre nous de connaître ce que le destin leur réserve, notre existence reste toujours ouverte. Il n'y a pas de fatalité, seulement un appel à ne jamais se dérober lorsque l'histoire nous appelle. Voici une autre raison de s'exercer chaque jour à contempler la mort. Car si nous ne nous livrons pas quotidiennement à cette méditation, comment réagirons-nous le jour où il nous faudra prendre de véritables risques, voir mettre notre peau au bout de nos idées ? Lorsque le Destin frappera à notre porte, qu'il n'y aura d'autre choix possible qu'entre l'affrontement et la soumission, le stoïcien n'hésitera pas. Que seul le premier choix nous soit accessible, voici le présent que nous fait le stoïcisme. Le Manuel, XXXII, 3: « Ainsi donc, lorsqu'il faut s'exposer au danger pour un ami ou pour sa patrie, ne va pas demander au devin s'il faut s'exposer au danger. Car si le devin te déclare que les augures sont mauvais, il est évident qu'il t'annonce, ou la mort, ou la mutilation de quelque membre du corps, ou l'exil. Mais la raison prescrit, même avec de telles perspectives, de secourir un ami et de s'exposer au danger pour sa patrie. Prends garde donc au plus grand des devins, à Apollon Pythien, qui chassa de son temple celui qui n'avait point porté secours à l'ami que l'on assassinait ».
Qu'en est-il à présent des trois disciplines du stoïcisme. Comme il a été dit précédemment, être et action découlent du discernement et l'on peut ainsi affiner la définition des trois disciplines du stoïcisme:
- Discernement: On s'attachera à déterminer les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas.
- Être: On se bornera à ne point désirer ce qui ne dépend pas de nous et inversement à désirer ce qui en dépend.
- Action: On pourra alors agir selon ce que notre être nous commande et ne pas aller vers ce qui nous en détournerait.
Il convient de s'attarder maintenant sur ces définitions de l'être et de l'action. Comme nous le voyons, non seulement nous devons aller dans la bonne direction mais qui plus est nous interdire tout ce qui pourrait nous en détourner. Vivre en stoïque, c'est vivre de manière radicale. Que l'on vive le stoïcisme en philosophe ou en citoyen ne change rien à cela. Il n'y a pas de place pour la demi-mesure. Une droite parfaitement rectiligne, c'est ce qui doit symboliser le chemin parcouru par l'homme antique, l'homme stoïque. Il a été dit plus haut que tout était éphémère, que tout n'était que changement. A partir de cette constatation, sachant que nous ne devons point désirer et accorder d'importance à ce qui ne dépend point de nous, il devient dès lors impossible de s'attacher à ses possessions, à ses amis, à sa famille. Ceux-ci ne nous appartiennent pas et rien de ces choses et de ces personnes ne sont une extension de nous-même. Hommes ou objets, nous n'en jouissons que temporairement. Et cela ne doit pas être vu comme un appel à l'indifférence et à l'égoïsme. L'enseignement qui doit en être retiré est que la vérité et l'exigence de tenue ne doivent pas tenir compte de ces que nos contemporains, si proches soient-ils de nous, peuvent en penser. De même, l'argent et les biens matériels ne sont que des outils. Des outils au service du bien, de la cité, de la patrie. Celui qui se laisse posséder par ce qui est extérieur à lui-même ne mérite pas le titre de stoïcien, le qualificatif de stoïque. Et à ceux qui verront le stoïcisme comme trop dur, Epictète répond que la Sagesse a un prix. Nous ne pouvons désirer la paix de l'âme et les fruits d'une vie de servitude. A vrai dire, à vouloir les deux à la fois, on n'obtient bien souvent ni l'un ni l'autre. Et à ceux qui se décourageront en chemin, Epictète rappelle que nous pouvons trouver en nous tous les outils pour persévérer. Face à l'abattement, invoquons la ferveur, face à la fatigue, invoquons l'endurance, face aux insultes et aux coups, invoquons le courage.
Quelles sont alors les valeurs qui doivent être invoquées en toutes circonstances par l'Européen sur la voie du stoïcisme ? Puisque tout n'est qu'éthique, puisque tout n'est que tenue, que doit-on se dire inlassablement pour être prêt le jour où le destin nous appellera ?
- Méprise mort, maladie, honneurs, richesses
- Ne te lamente de rien qui puisse t'arriver
- Maîtrise-toi car tu es le seul responsable de tes actes
- Joue à fond le rôle qui t'es donné
- Agis ou lieu de décréter
- Respecte les liens du sang, de hiérarchie et les serments
- Ne te détourne jamais de ton devoir
- Ne te justifie jamais, ris des éloges que tu reçois
- Ne parle que lorsque cela est nécessaire
- Ne commet rien d'indigne
- Par ta conduite, amène les autres à la dignité
- Ne fréquente pas ceux qui sont souillés
- Modération en tout. Accepte les bonnes choses de la vie sans les rechercher. Enfin, ne les désire plus
- Les Dieux gouvernent avec sagesse et justice :
« Sache que le plus important de la piété envers les Dieux est d'avoir sur eux de justes conceptions, qu'ils existent et qu'ils gouvernent toutes choses avec sagesse et justice, et par conséquent, d'être disposé à leur obéir, à leur céder en tout ce qui arrive, et à les suivre de bon gré avec la pensée qu'ils ont tout accompli pour le mieux. Ainsi, tu ne t'en prendras jamais aux Dieux et tu ne les accuseras point de te négliger »
Epictète, Le Manuel, XXXI
Aller au-devant du monde le cœur serein. Rester droit face aux pires menaces et affronter la mort sans faillir, voilà la grande ambition du stoïcisme. En des temps troublés, l'Européen, quel que soit son rang, trouvera dans le Manuel tous les outils pour y arriver. Par la méditation, la raison et la maîtrise de soi il pourra se forger jour après jour une antique et véritable tenue. Le stoïcisme est également l'une des traditions par laquelle on peut se rapprocher du divin puis enfin mériter soi-même ce qualificatif. Devenir « pareil au Dieux » fut l'une des grandes inspirations de nos plus lointains ancêtres au sein de toute l'Europe. Germains et Celtes aux ancêtres divins ou Latins et Hellènes rêvant de prendre place à la table des Dieux, tous étaient habités par cette métaphysique de l'absolu qui guide nos âmes depuis nos origines. Une métaphysique de l'absolu qui les poussait à rechercher la perfection, l'harmonie, la beauté. Avec la raison menant au divin et le divin menant à la raison, le stoïcisme réussit un syncrétisme que beaucoup ont cherché à réaliser en vain pendant des siècles. Et cette sagesse n'est nullement incompatible avec les fois chrétiennes comme avec nos antiques fois européennes. Le libre penseur, l'incroyant lui-même n'en est pas exclu. Voilà pourquoi celui qui ouvre Le Manuel aura alors pour horizon l'Europe toute entière et ce, à travers toutes ses époques. Que celui qui contemple alors notre histoire se rappelle ces paroles d'Hector dans L'Iliade 5 (XII, 243) : « Il n'est qu'un bon présage, celui de combattre pour sa patrie ».
Pour le SOCLE :
De la critique positive du Manuel, les enseignements suivants peuvent être tirés :
- Le Manuel dicte la tenue idéale à tenir pour un certain type d'Européen.
- C'est un devoir sacré pour chacun d'être utile là où il est.
- Il ne saurait y avoir de réflexion sans action.
- L'honneur est au-dessus de la vie.
- L'hubris doit être condamné.
- On doit être guidé par une métaphysique de l'absolu.
- Le divin mène à la raison. La raison mène au divin.
Bibliographie
- Le Manuel. Epictète. GF-Flammarion.
- Pensées pour moi-même. Marc-Aurèle. GF-Flammarion.
- Histoire et tradition des Européens. 30 000 ans d'identité. Dominique Venner. Editions du Rocher.
- Le crépuscule des idoles. Friedrich Nietzsche. Folio Essais.
- L'Iliade. Homère. Traduit du grec par Fréréric Mugler. Babel.
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JULIUS EVOLA : « LA SPIRITUALITÉ PAÏENNE AU MOYEN-ÂGE CATHOLIQUE » 1/2
Quiconque a eu l’occasion de lire régulièrement nos articles, et notamment ceux publiés à plusieurs reprises dans Vita Nova, connaît déjà le point de vue qui sera le fil conducteur des présentes notes : nous faisons allusion à cette idée d’une opposition fondamentale entre deux attitudes distinctes quant à l’esprit, où il faut voir l’origine de deux traditions bien différenciées sur le plan aussi bien historique que suprahistorique.
La première, c’est l’attitude guerrière et royale, la seconde, l’attitude religieuse et sacerdotale. L’une constitue le pôle viril, l’autre, le pôle féminin de l’esprit. L’une a pour symbole le Soleil, le « triomphe », elle correspond à l’idéal d’une spiritualité dont les maîtres-mots sont la force, la victoire, la puissance ordonnatrice, et qui embrasse toutes les activités et tous les individus au sein d’un organisme simultanément temporel et supratemporel (idéal sacré, de l’Imperium), en affirmant la prééminence de tout ce qui est différence et hiérarchie. L’autre attitude a pour symbole la Lune ; comme cette dernière, elle reçoit d’un autre la lumière et l’autorité, elle s’en remet à autrui et véhicule un dualisme réducteur, une incompatibilité entre l’esprit et la puissance, mais aussi une méfiance et un mépris pour toute forme d’affirmation supérieure et virile de la personnalité : ce qui la caractérise, c’est le pathos de l’égalité, de la « crainte de Dieu », du « péché » et de la « rédemption ».
Ce que l’Histoire – jusqu’à nos jours – nous a montré en fait d’opposition entre autorité religieuse et pouvoir « temporel », n’est qu’un écho, une forme plus tardive et plus matérielle en laquelle a dégénéré un conflit qui, dès l’origine, se rapportait à ces deux termes, c’est-à-dire un conflit entre deux autorités, également spirituelles, entre deux courants se référant au même titre, bien que d’une manière opposée, au supramonde. Il y a plus : l’attitude « religieuse », loin de correspondre sans autre forme de procès au spirituel et d’épuiser ce qui relève du domaine suprême de l’esprit, n’est que le produit, relativement récent, d’un processus de dégénérescence qui a frappé une tradition spirituelle plus ancienne et plus éminente, de type précisément « solaire ».
En effet, si nous examinons les institutions des plus grandes civilisations traditionnelles – de la Chine à la Rome antique, de l’Égypte à l’Iran, du Pérou précolombien au vieux monde nordico-scandinave – nous trouvons constamment, sous des traits uniformes, l’idée d’une fusion absolue des deux pouvoirs, royal et spirituel ; au faîte de la hiérarchie, nous ne trouvons pas une église, mais une « royauté divine », non pas l’idéal du saint, mais de celui qui, par sa nature supérieure même, par la force nécessitante du rite en tant que « technique divine », joue, par rapport aux puissances spirituelles (ou « divinités ») le même rôle viril et dominateur qu’un chef en face des forces des hommes. C’est un processus de dévirilisation spirituelle qui, de là, a conduit à la forme religieuse, puis, en augmentant constamment la distance entre l’homme et Dieu, et la servilité du premier vis-à-vis du second au seul bénéfice de la caste sacerdotale, a fini par miner l’unité traditionnelle en donnant lieu à la double antithèse d’une spiritualité antivirile (sacerdotalité) et d’une virilité matérielle (sécularisation de l’idée d’État et de Royauté, matérialisation des aristocraties antiques et sacrées). Si l’on doit surtout aux rameaux aryens les formes lumineuses des anciennes civilisations « solaires », en Occident, c’est surtout à l’élément levantin que l’on doit le triomphe de l’esprit religieux – jusqu’à l’asiatisation du monde gréco-romain, jusqu’à la décadence de l’idée impériale augustéenne, jusqu’à l’arrivée même du christianisme.
Dans les présentes notes, nous nous proposons d’éclairer quelques aspects peu connus de la civilisation médiévale, afin de démontrer qu’elle inclut la tentative (tantôt visible, tantôt cachée) d’une grande réaction, la volonté de reconstruire une tradition universelle dont le but, malgré les apparences formelles et la conception courante du Moyen Age comme un âge « catholique » par excellence, est antichrétien ou, plutôt, dépasse le christianisme.
Le réveil nordico-aryen de la Romanitas
Très vraisemblablement, cette volonté de restauration tira son origine première des races nordico-germaniques, dont l’influence, à l’époque post-byzantine, est un fait universellement acquis. Sur la foi des plus anciens témoignages – y compris, d’un certain point de vue, chez Tacite lui-même -, ces races nous apparaissent comme un type extrêmement proche de celui des Achéens, des paléo-Iraniens, des paléo-Romains, et en général, des Nordico-Aryens, qui se serait conservé, pour ainsi dire, au stade d’une pureté « préhistorique ».
Et le fait que, en raison des traits extérieurs rudes, sans fioritures, grossièrement et âprement sculptés de leur existence et de leurs mœurs, ces races aient pu apparaître comme « barbares » en face d’une civilisation qui, d’une part, avait dégénéré sous le poids de ses structures juridico-admmistratives et, d’autre part, s’était amollie en recherches de raffinements hédonistes, littéraires et citadins, était quasiment synonyme de décadence, ce contraste ne saurait empêcher que ces races aient véhiculé en propre et abrité dans leurs mythes et dans leurs légendes la profonde spiritualité d’une tradition aryenne originelle, dont le support était une existence empreinte de rapports guerriers et virils, de fierté, de liberté, d’honneur et de fidélité.
Par ailleurs, nous constatons que ce n’est pas de l’esprit « religieux », mais précisément de l’esprit « héroïque » qu’émanaient les incarnations des divinités principales que, à l’origine, ces races reconnaissaient et vénéraient. C’est le panthéon lumineux des Ases, en lutte perpétuelle avec les « géants » et les natures élémentaires de la terre. C’est Donnat-Thor, destructeur de Thyr et d’Hymir, le « fort entre les forts », « l’irrésistible », le maître de « l’abri contre la terreur ». C’est Wotan-Odin, le donneur de victoire, le détenteur de la sagesse, l’hôte des héros immortels que les Walkyries choisissent sur les champs de bataille et dont il fait ses propres fils – le Seigneur des bataillons tempétueux, celui dont le symbole est identique à celui de la grandeur romaine et de la « gloire » – hvareno iranienne -, l’Aigle, dont la force nourrit le sang non-humain des dynasties royales. En outre, déjà mêlé aux hommes, nous avons des races héroïques, comme celle de Wälsungen, à laquelle appartiennent Sigmund et Sigurt-Siegfried, et qui lutteront jusqu’au bout contre le Ragnarökkr, contre l’obscurcissement des dieux, symbole des âges sombres qui seront le lot des générations futures ; nous avons les races royales gothiques qui se considèrent comme des âmals, les « purs » ou les « célestes », et qui font remonter leur origine à la symbolique Mitgardhz, la « terre du milieu », située – comme l’Hyperborée du solaire Apollon et l’airynem-vaêjo des Iraniens – dans l’extrême Nord ; nous avons une variété d’autres thèmes et d’autres mythes d’origine aryenne très ancienne, également et toujours empreints de spiritualité guerrière et étrangers a tout relâchement « religieux ».
Si, de l’extérieur, l’irruption des « barbares », a pu sembler destructrice du fait de sa contribution au bouleversement de l’ordonnancement matériel de l’Empire asiatisé, elle signifia par contre, du point de vue intérieur, un apport vivificateur de l’esprit aryen, un nouveau contact galvanisateur avec une force encore à l’état pur, et qui devait donner lieu à une lutte et à une réaction sous le signe, précisément, de cette romanitas et de cet Imperium, qui avaient tiré leur grandeur, dans le monde antique, de leur conformité à un type de spiritualité virile et solaire. Après les premiers siècles de notre ère, les envahisseurs prirent en effet distinctement conscience d’une mission de restauration. Leur « conversion » laissa presque intacts leur ethos et leur intime tradition originelle qui, une fois le symbole de l’ancienne Rome adopté, devait se dresser contre l’usurpation et la volonté d’hégémonie de l’Église, alors qu’en même temps elle entreprenait la formation, spirituelle et matérielle, d’une nouvelle civilisation européenne.
Nous savons que déjà lors du couronnement du roi des Francs, qui avait lieu le jour considéré par l’Antiquité comme celui de la renaissance de l’invincible dieu solaire (natalis solis invicti), on adopta la formule Renovatio Romani Imperii. Après les Francs, ce furent précisément les Germains qui assumèrent, d’une manière encore plus tranchée, cette fonction. La désignation de leur idéal impérial œcuménique ne fut pas « teutonique » mais « romain » – jusque dans les terres les plus lointaines, ils portèrent les enseignes et les devises romaines : basilei et augusti, leurs rois se parèrent du titre de Romanorum reges, et Rome resta toujours la source symbolique de leur Imperium et de leur légitimité.
Le semblable rencontre donc son semblable. Le semblable réveille et intègre son semblable. L’aigle paléonordique d’Odin renoue avec l’aigle romaine des légions et du dieu capitolin. L’esprit antique renaît sous de nouvelles formes. Il se crée un grand courant à la fois formateur et unificateur. L’Église, d’une part, se laisse dominer – elle « romanise » son propre christianisme – pour pouvoir dominer à son tour, pour pouvoir se maintenir à la crête de la vague ; et, d’autre part, elle résiste, elle veut arriver au faîte du pouvoir, elle veut primer sur l’Empire. Si c’est dans la tension que se libèrent des éclairs extrêmement riches de signification, n’en demeure pas moins la réalité que, si le Moyen Âge se présente à nous sous l’aspect d’une grande civilisation « traditionnelle » dans son expression la plus parfaite, cela ne s’est pas produit grâce au christianisme, mais malgré le christianisme, en vertu de l’apport nordique qui ne faisait qu’un avec l’idée antique de la Rome païenne, et détermina une force agissant dans deux directions : sur le plan politique et éthique, au travers du régime féodal, de l’éthique chevaleresque et de l’idéal gibelin ; sur le plan spirituel, d’une manière occulte dans l’aspect « interne » de la chevalerie et même des Croisades, à travers le mythe païen qui renaît autour de l’idée impériale, à travers les veines cachées d’une tradition qui débouchera sur Dante et les « Fidèles d’Amour ».
L’ethos païen de la féodalité
Il va de soi qu’il est inutile de s’attarder sur le caractère antichrétien du régime social et des idéaux éthiques du Moyen Âge, tant il s’agit de choses connues de tous, aux traits par trop évidents.
Le régime féodal caractérise la société médiévale. Un tel régime est directement issu du monde nordico-aryen ; il se base sur les deux principes de l’individualité libre et de la fidélité guerrière, et rien ne lui est plus étranger que le pathos chrétien de la « socialité », de la collectivité, de l’amour. Avant le groupe, on trouve ici l’individu. La plus haute valeur, la vraie mesure de la noblesse, dès la plus ancienne tradition nordique (comme celle paléoromaine), résidait dans le fait d’être libre. La distance, la personnalité, la valeur individuelle étaient des éléments indissolublement liés à toute expression de la vie. L’État, sous son aspect politique temporel — de même que selon l’ancien concept aristocratique romain — se résumait au conseil des chefs, chacun d’eux restant libre et seigneur absolu de sa terre, pater, dux et prêtre de sa propre gens. À partir d’un tel conseil, l’État s’imposait comme idée suprapolitique à travers le roi, puisque celui-ci, dans l’ancienne tradition nordique, ne l’était que par son sang « divin », par le fait de n’être finalement qu’un avatar d’Odin-Wotan lui-même.Mais, dans le cas d’une entreprise commune de défense ou de conquête, voici qu’une condition nouvelle prenait le pas sur l’autre : il se formait spontanément une hiérarchie rigide, un principe nouveau de fidélité et de discipline guerrière s’affirmait. Un chef – dux, heritigo – était élu, et le libre seigneur se transformait alors en un vassal d’un chef dont l’autorité s’étendait jusqu’au droit de le tuer s’il venait à manquer aux devoirs qu’il avait acceptés. Au terme de l’entreprise, cependant, on revenait à l’état normal et antérieur d’indépendance et d’individualité libre. Le développement qui, de cette constitution paléonordique, débouche sur le régime féodal, peut être avant tout caractérisé par une identification de l’idée sacrale du roi avec l’idée militaire du chef temporaire. Le roi en vient à incarner l’unité du groupe, y compris en temps de paix, du fait du renforcement et de l’extension à la vie civile du principe guerrier de la fides ou fidélité. Autour du roi, il se forme une suite de « compagnons » – fideles ou leudes – libres, mais trouvant dans l’idéal de la fidélité, dans le service de leur seigneur, dans le fait de combattre pour son honneur et pour sa gloire, un privilège et la réalisation d’un mode d’être plus élevé que celui qui, au fond, les aurait abandonnés à eux-mêmes.
La constitution féodale s’élabora au travers de l’application progressive de ce principe. Extérieurement, elle semble altérer l’ancienne constitution aryenne : la propriété terrienne, à l’origine absolue et individuelle, paraît maintenant conditionnée – c’est un beneficium qui implique loyalisme et service. Cependant, elle ne l’altère en profondeur que là où la fidélité ne fut plus conçue comme une voie permettant d’atteindre à une liberté véritable, sous une forme supérieure et déjà supraindividuelle. Quoiqu’il en soit, le régime féodal fut un principe et non pas une réalité pétrifiée ; ce fut l’idée générique d’une loi d’organisation directe qui laissait le champ libre au dynamisme de forces elles-mêmes libres, rangées les unes sous les autres ou les unes à côté des autres, sans moyens termes et sans altérations – vassal en face du suzerain et seigneur en face du seigneur – de manière telle que tout – liberté, honneur, gloire, destin, propriété – pût reposer sur la valeur et sur le facteur personnalité, et non pas, ou quasiment pas, sur un élément collectif ou sur un pouvoir « public ». Ici, on peut dire que le roi lui-même était appelé à perdre et à reconquérir à tout moment ses prérogatives. Probablement, l’homme n’a jamais été traité d’une manière plus sévère et plus insolente, et cependant ce régime fut une école d’indépendance et de virilité, et non pas de servitude ; dans ce cadre, les rapports de fidélité et d’honneur surent offrir un caractère de pureté et d’absoluité auquel, par la suite, on ne devait plus jamais atteindre.
Il n’est pas besoin, arrivé à ce point, de s’étendre beaucoup pour démontrer combien cette institution, qui reste pourtant la plus caractéristique de l’esprit du Moyen Âge, n’a pas grand-chose de commun avec l’idéal social judéo-chrétien. En elle, par contre, réapparaît cette fides qui, avant d’être la deutsche Treue, fut la Fides des Romains ; objet de l’un des plus anciens cultes, elle fit dire à Livius qu’elle caractérisait au plus haut point le Romain en face du « barbare ». Elle nous ramène à l’idéal de la bhakti des Aryens de l’Inde, et rappelle surtout l’ethos païen qui anima les sociétés iraniennes : si, de pair avec le principe de l’autorité et d’une fidélité jusqu’au sacrifice (non seulement dans l’action mais encore dans la pensée) vouée aux souverains déifiés, on affirmait aussi le principe de la fraternité, cette dernière restait totalement étrangère à la sentimentalité féminine et communisante introduite par le christianisme. Les qualités viriles, jusque sur le plan de l’initiation (cf. le mithracisme), avaient une valeur autrement plus élevée que celle de la compassion et de la mansuétude, de sorte qu’une telle fraternité – semblable à celle des pairs et des hommes libres du Moyen Âge – demeurait celle, loyale, claire, fortement individualisée et, pouvons-nous même ajouter, romaine, qui pouvait exister entre des guerriers qu’une commune entreprise rassemblait.
La Tradition secrète de l’Empire
La fides, qui cimentait les unités féodales particulières en vertu d’une espèce de purification, de sublimation dans l’intemporel, faisait naître une fides supérieure, qui renvoyait à une entité placée plus haut, universelle et métapolitique – représentée, comme chacun sait, par l’Empire. L’Empire, surtout tel qu’il s’affirma idéalement avec les Hohenstaufen, se présenta comme une unité de nature aussi spirituelle et œcuménique que l’Église. Comme l’Église, il revendiqua une origine et une finalité supranaturelles et s’offrit comme une voie de « salut » aux hommes. Mais, de même que deux soleils ne peuvent coexister dans un même système planétaire (et cette dualité Empire-Église fut, justement, souvent représentée par l’image des deux soleils), de même le conflit entre ces deux puissances universelles, points culminants de la grande ordinatio ad unum du monde féodal, ne devait pas tarder à faire rage.
Le sens d’un tel conflit échappe fatalement à celui qui, s’arrêtant aux apparences extérieures et à tout ce qui, d’un point de vue plus profond, n’est que simple cause fortuite, ne sait y voir qu’une compétition politique, une rencontre brutale d’orgueils et de volontés d’hégémonie, alors qu’il s’agit d’une lutte à la fois matérielle et spirituelle, due au choc des deux traditions et attitudes opposées dont nous avons parlé au début. À l’idéal universel de type « religieux » de l’Église, s’oppose l’idéal impérial comme volonté occulte de reconstruire l’unité des deux pouvoirs, du royal et du spirituel, du sacral et du viril.
En ce qui concerne ses expressions extérieures, l’idée impériale se limita souvent à ne revendiquer que la maîtrise du corpus et de l’ordo de la Chrétienté ; de ce fait, il est clair qu’en elle on retrouve finalement l’idée nordico-aryenne et païenne de la « royauté divine » qui, conservée par les « barbares », dépasse, au contact des symboles de la romanité antique, les limites d’une race spécifique, c’est-à-dire des traditions des races nordiques particulières, s’universalise, se dresse en face de l’Église comme une réalité œcuménique aussi vraie que l’Église et comme l’âme la plus authentique, le centre d’union et de sublimation le plus adéquat pour cet ethos guerrier et féodal de type païen qui, déjà, transcendait les formes particulières et simplement politiques de la vie à cette époque.
La prétention même de l’Église, l’idéologie anti-impériale qui lui fut propre confirment ce caractère de la lutte. L’idée grégorienne est une idée anti-traditionnelle par excellence : c’est celle de la dualité des pouvoirs et d’une spiritualité anti-virile qui s’affirme supérieure à une virilité guerrière que l’on tente par ailleurs d’abaisser mesquinement à un plan tout-à-fait matériel et politique : c’est l’idée du clerc souverain trônant au-dessus du chef d’un État conçu comme pouvoir purement temporel, par conséquent au-dessus d’un « laïc » qui tire uniquement son autorité du droit naturel et reçoit l’Imperium comme s’il s’agissait d’un beneficium concédé par la caste sacerdotale.
Naturellement, il ne peut s’agir là que d’une prétention nouvelle, prévaricatrice et subversive. Sans même parler des grandes traditions préchrétiennes, l’Église, dans cet empire « converti » qui fut celui de la période byzantine, non seulement restait dépendante de l’État, mais, lors des conciles, les évêques s’en remettaient souvent à l’autorité des princes pour sanctionner et approuver définitivement leurs décisions, y compris en matière de dogme, au point que la consécration des rois, par la suite, ne pouvait se distinguer de façon essentielle de celle des prêtres. Il est ensuite à noter que, si les rois et les empereurs, dès la période franque, prenaient l’engagement de défendre l’Église, cela était bien loin de signifier « subordination à l’Église », mais le contraire. Dans le langage de l’époque, « défendre » avait un sens bien différent de celui qu’il a pris de nos jours.
Assurer la défense de l’Église, ou mainbour, c’était, selon le langage et les idées du temps, exercer sur elle simultanément protection et autorité. Ce que l’on nommait défense était un véritable contrat impliquant la dépendance du protégé, qui était soumis à toutes les obligations que la langue d’alors résumait dans le mot « rides ». Selon le témoignage d’Eginhard, « après les acclamations, le pontife se prosterna devant Charles, selon le rite établi au temps des anciens empereurs » ; et le même Charlemagne, en plus de la défense de l’Église, revendiquait le droit et l’autorité de la « fortifier de l’intérieur selon la vraie foi », tandis que ne manquent pas les prises de position allant dans le même sens, comme celle-ci : Vos gens sancta estis atque regale estis sacerdotium (Étienne III aux Carolingiens) ou encore : Melchisedek noster, merito rex atque sacerdos, complevit laïcus religionis opus.
L’opposition guelfe contre l’Empire est donc une pure et simple révolte qui reprend comme slogan la parole de Gélase Ier : « Après le Christ, aucun homme ne peut être roi et prêtre » et tend à désacraliser l’idée d’Empire, à étouffer la tentative nordico-romaine de la réunification « solaire » des deux pouvoirs et, par conséquent, de la reconstruction d’une autorité supérieure à celle que l’Église, en tant qu’institution religieuse, n’aurait jamais dû revendiquer pour elle-même.
Et chaque fois que l’Histoire ne parle qu’implicitement de cette aspiration supérieure, c’est le mythe qui s’en charge : le mythe qui ne s’oppose pas, ici, à l’Histoire, mais l’intègre et en révèle une dimension plus profonde. Voici donc, à la période franque, que revient souvent pour le roi (et la phrase citée plus haut nous en donne un exemple) le symbole énigmatique de Melchisedek et de sa religion royale : de ce Melchisedek, roi de Salem, prêtre d’une religion d’un rang plus éminent que celui de la religion d’Abraham, et qui doit être considéré comme la figuration biblique de l’idée extrabiblique, païenne et traditionnelle au sens supérieur, du Seigneur universel (le çakravarti hindou), de celui qui réunit en lui de manière solaire les deux pouvoirs et se trouve être le point d’union vivant entre le monde et le supramonde.
Mais cette même signification réapparaît aussi dans de très nombreuses légendes relatives aux empereurs germaniques, où interférent le réel et l’irréel, l’Histoire et le mythe. En plus de Charlemagne, Frédéric Ier et Frédéric II, entrés dans la légende, ne seraient jamais morts. Ils auraient reçu en don du mystérieux « Prêtre Jean », qui n’est autre qu’une figure médiévale du « seigneur universel », les symboles d’une vie éternelle et d’un pouvoir non humain de victoire (la peau de salamandre, l’eau de vie, l’anneau d’or). Ils poursuivraient leur existence au sommet d’une montagne (par exemple l’Odenberg ou le Kyffhaüser), quelquefois en un lieu souterrain. Ici également reviennent les symboles, que nous pouvons définir comme universels, d’une tradition païenne très ancienne.
En effet, c’est sur une montagne ou dans un lieu souterrain qu’aurait trouvé refuge et que se trouverait toujours le roi paléo-iranien Yima, « le Resplendissant, celui qui, parmi les hommes, est semblable au soleil » ; le Walhalla nordique, siège des rois divinisés et des héros immortalisés, fut souvent conçu sous la forme d’une montagne ; et c’est encore sur une montagne, (la Montagne de l’Ancêtre) que, selon les légendes bouddhiques, disparaîtraient les « éveillés » et les « êtres libres et surhumains » – comme souvent les héros grecs divinisés, y compris Alexandre le Grand, dans certaines légendes du monde hellénique.
L’Agartha, nom tibétain de la résidence du « seigneur universel » (qui correspond d’autre part, étymologiquement parlant, à l’Asgard de l’Edda, résidence des Ases et des rois divins primordiaux) serait enfouie au cœur d’une montagne. En général, les montagnes symboliques des légendes médiévales, mais également le Meru hindou, le Kef islamique, le Mont Salvat des légendes du Graal, et même l’Olympe, ne sont que diverses versions d’un thème unique ; au travers du symbole de la « hauteur », ils expriment les états spirituels transcendants et « célestes » (convergence avec le symbolisme des lieux souterrains, c’est-à-dire cachés, si l’on songe à la relation entre coelum, ciel et celare, cacher), qui conféraient, traditionnellement, l’autorité et la fonction absolue, métaphysique, de l’Imperium.
La légende des empereurs jamais morts et ravis sur une montagne nous confirme le fait qu’en ces figures on voulut voir les manifestations de la fonction éternelle, en elle-même immortelle, du domaine spirituel universel qui, d’autre part, selon un thème traditionnel récurrent (cf. l’Edda, le Brahmâna, l’Avesta, etc.) doit se manifester à nouveau à l’occasion d’une crise décisive de l’histoire du monde. En effet, dans les légendes médiévales, on trouve aussi l’idée que les Empereurs du Saint-Empire Romain se réveilleront le jour où feront irruption les hordes de Gog et Magog – symboles du démonisme de la pure collectivité – jadis enfermés par Alexandre le Grand derrière une muraille de fer. Les Empereurs livreront la dernière bataille dont dépendra la floraison nouvelle de « l’Arbre sec » – l’Arbre de la Vie et du Monde, qui n’est autre que la plante dépouillée de Dante mais aussi l’Yggdrasil de l’Edda, dont la mort marquera le Ragnarökkr, l’obscurcissement des dieux.
Il est donc significatif que, parmi ces mythes qui mettent en évidence la relation de l’idéal impérial médiéval avec l’idée « solaire » traditionnelle – mais également le dépassement de la conception « religieuse » de l’esprit et de la limitation politique et laïque de l’empire et de la royauté – il y en a quelques-uns (cf. par exemple le Speculum Theologiae) qui poussent l’opposition à l’Église et au christianisme au point de donner à l’Empereur ressuscité, qui fera refleurir l’Arbre sec, les traits de l’Antéchrist ; naturellement, non pas au sens habituel (puisqu’il restera toujours celui qui combat contre les hordes de Gog et de Magog), mais probablement à titre de symbole d’un type de spiritualité irréductible à celle de l’Église, au point d’être obscurément assimilé, dans la légende, à la figure de l’ennemi du dieu chrétien.
Le ferment gibelin, l’âpre lutte pour la revendication impériale, outre son aspect visible, avait donc un côté invisible. Derrière la lutte politique se cachait une lutte entre deux traditions spirituelles opposées, et, au moment où la victoire semblait sourire à un Frédéric II, déjà les prophéties populaires annonçaient : « Le cèdre du Liban sera coupé. Il n’y aura plus qu’un seul dieu, c’est-à-dire un monarque. Malheur au clergé ! S’il tombe, un ordre nouveau est prêt ».
À suivre
Julius Evola
Revue Vita Nova, 1934
tr. fr. Gérard Boulanger in revue Kalki n°3
Pardès, 1987
Source : Métapédia