Tamerlan était-il communiste ou fasciste ? La question fait sourire.
Quand, en 1398, il massacre la population de Delhi, le fait-il sous l’influence d’une doxa collectiviste, ou d’un crédo racialiste ? A quelle « idéologie des heures les plus sombres » attribuera-t-on l’extermination sous ses ordres d’approximativement 5% de la population mondiale de l’époque (en comparaison, la Deuxième Guerre Mondiale a l’air d’une broutille), soit 17 millions d’hommes (en général des civils, femmes et enfants compris, et des hommes désarmés, comme les 100 000 soldats faits prisonniers lors de son entrée en Inde) ? Allez savoir. Le fait est qu’en Asie Centrale, dans les pays aujourd’hui peuplés par les descendants raciaux et/ou culturels des dominateurs turco-mongols, sa mémoire est aussi révérée que peut l’être en Europe celle de ces autres bouchers de première que sont Jules César, Napoléon 1er et le roi Matthieu de Hongrie, dit le Juste. Hitler et Staline n’ont vraiment pas eu de chance.
La question, disais-je, fait sourire, même chez ceux dont la culture historique n’est que superficielle. En effet, il est inhabituel de sonder le « profil idéologique » des grossistes de l’assassinat nés avant 1700.
Plus personne ne sourit, en revanche, quand on reproduit l’exercice à propos des flics hongrois qui, dans la ville (aujourd’hui roumaine et internationalement connue sous le nom de Cluj) que j’habite ont, en 1944, torturé un bonne partie des bourgeois juifs de la ville – parqués comme des bestiaux avec le reste de leur communauté dans des hangars de séchage, en attendant la déportation – pour leur faire avouer la localisation des cachettes où ils avaient souvent mis à l’abri leur or et leurs bijoux à l’annonce de la déportation. Ont-ils commis ce crime atroce par nationalisme (hongrois), où pour venger (comme le dit souvent l’extrême-droite hongroise actuelle) les atrocités effectivement commises par Béla Kun lors de l’épisode spartakiste du début des années 20 ? Dans ce cas, la cible était fort mal choisie : leurs victimes, possédants issus de la bourgeoisie marchande juive de Transylvanie, étaient au moins aussi anti-communistes qu’eux, voire plus, et on trouve sur Internet de nombreuses photos de l’entrée triomphale de Miklós Horthy dans cette même ville, le 11 septembre 1940, après le deuxième arbitrage de Vienne, qu’il suffit d’agrandir un peu pour comprendre ce que la connaissance de la sociologie urbaine de l’époque laissait de toute façon supposer : la plupart des noms garnissant la façade des boutiques sont juifs, la foule bien mise massée sur la Place Centrale pour acclamer le « Gouverneur » Horthy et le retour de la Transylvanie du Nord dans le giron hongrois devait fatalement inclure une bonne partie de cette bourgeoisie juive – culturellement magyarisée et effrayée par l’antijudaïsme prémoderne qui caractérise les Roumains de l’époque – qu’on allait, quatre ans plus tard, retrouver sous les pinces et les tenailles des soudards de ce même Horthy, pour pillage préalable à leur livraison à la SS allemande. La brutalité cupide de ces semi-analphabètes parachutés sur place depuis la petite Hongrie pour préparer la solution finale, et se sucrer au passage, est réputée avoir un sens, digne de méditation morale et philosophique, à la différence des raids tatars qui, à peine 227 ans plus tôt (pour le dernier) réservaient exactement le même sort aux riches villageois hongrois de la même région.
Nous sommes devenus aveugles face à cette évidence simple : la cupidité (dans la grande variété de ses manifestations, y compris sexuelles, et s’étendant aussi aux effets dévastateurs de la jalousie), qu’on retrouve comme trait structurel de la grande majorité des exactions commises dans pratiquement toutes les guerres modernes et anciennes, est presque absente du discours pseudo-martyrologique et crypto-eschatologique qui nous tient aujourd’hui lieu de pensée politique. Tout comme, d’ailleurs, le sadisme pur et simple, le bonheur de tuer et de faire souffrir, dont les guerres yougoslaves ou africaines récentes nous ont pourtant fournis des exemples si proches et si bien documentés. Tout comme aussi, naturellement, ces autres péchés capitaux sans lesquels Avaritia, Invidia et Ira dépériraient faute d’aliment : l’intempérance (Gula), la luxure et l’orgueil (Superbia), dont la dénonciation est devenue culturellement impossible dans le contexte mortifère du jouir sans entraves.
Ayant eu le privilège douteux de vivre successivement sous la domination idéologique de l’antifascisme institutionnalisé en Europe de l’Ouest et sous celle – au moins aussi stupide, perfide et méchante – de l’anticommunisme institutionnel dans l’Europe postsocialiste de l’après 1990, je suis bien placé pour comprendre une chose qui échappe trop souvent aux critiques même les plus lucides du monde contemporain : non seulement l’antifascisme et l’anticommunisme ne font naturellement qu’un, en tant que divisions de combat de la gauche du capital et de la droite du capital (jusque là, la plupart des souverainistes, anti-impérialistes et socialistes de « troisième voie » suivent encore mon raisonnement – mais attention : ensuite, ça se corse) – identité d’ailleurs ouvertement revendiquée sous l’étiquette d’antitotalitarisme par les thuriféraires de la mondialisation libérale à une époque pas si éloignée où elle pensait encore l’emporter sans combat – mais, sous-jacent à l’antitotalitarisme dans ses diverses formes, il y a une structure idéologique profonde – c'est-à-dire intimement, quoiqu’inconsciemment, religieuse – bien plus ancienne et bien plus pernicieuse, car encore plus protéiforme, et qui ne demanderait à la rigueur, à la faveur d’un retournement de situation géostratégique et de la réponse dialectique du système-monde libéral à ce retournement qu’à s’incarner, par exemple, dans un antilibéralisme victimaire, avec comptabilités macabres de rigueur, déboulonnages festifs de statues d’Adam Smith et inauguration de sites mémoriaux.
Sans nier qu’on puisse, tactiquement, combattre la modernité par la modernité, dans la logique de l’homéopathie et des vaccins, je réaffirme – dans l’esprit de Guénon et d’Evola – que la moindre concession à la mentalité moderne frappe de nullité toute doctrine prétendant s’y opposer.
Ainsi, pour quiconque souhaitant faire de notre conscience historique autre chose qu’une machine à se priver d’avenir, il convient de revenir au principe qui est celui de toutes les visions traditionnelles de l’histoire : en bas (ce bas dont l’anthropologie des Lumières a fait un commencement, alors qu’il apparaît dans toute cosmogonie traditionnelle comme une fin au sens de décadence), à la base, dans le nombre et la nature, il y a le chaos, l’anthropophagie et l’inceste. La norme anthropologique, ce n’est pas l’amour du prochain prôné par le Christ (sans quoi il n’aurait pas ajouté que « les scandales sont nécessaires »), mais la « dureté de cœur » dont il parle à propos des juifs de l’ancienne alliance, bien semblables en cela aux gentils de la même époque. La norme, c’est la violence, le meurtre et l’asservissement du prochain, pour peu qu’il ne soit ni consanguin, ni allié – et encore... Pour les grecs de l’époque démocratique, l’absence de liberté que subit l’esclave est la conséquence logique, moralement neutre, de son incapacité de facto à conquérir sa liberté par l’exercice de la violence. Et rien dans l’Evangile ne permet d’affirmer que le Christ aurait jamais entrevu ou promis une altération essentielle de cet état de fait dans l’ordre mondain, ordre dans lequel il convient de rendre à César – à la violence, à l’arbitraire, à la force asservissante – ce qui lui revient : l’impôt, qui n’avait alors rien de « redistributif » et assumait fièrement, comme encore récemment le bir ottoman, sa nature réelle de taxe de protection, de racket à l’échelle des peuples, dont le paiement s’avère toujours préférable aux pertes infiniment supérieures qu’implique la guerre ouverte.
Tous les projets d’actualisation terrestre de la Civitas Dei faisant fi de cet avertissement – à commencer par le plus gigantesque, connu sous le nom de civilisation américaine, encore qu’il ne mérite pas vraiment le nom de civilisation, et ne soit pas né sur le continent américain – ont débouché sur des sociétés encore plus violentes, encore plus impitoyablement démoniaques que l’ensemble des civilisations traditionnelles (y compris les plus rudes, comme celles des Celtes et des Germains). En prétendant à la pureté terrestre, le puritanisme américain, occultant le rôle essentiel du repentir dans la foi chrétienne, a créé un type de mentalité – bien désigné dans sa propre langue par le terme de self-righteousness – bien plus cruellement inhumain que le tribalisme vétérotestamentaire auquel ses critiques l’associent habituellement, par projection compréhensible – quoique distordue – dans la critique conceptuelle de leur dénonciation de l’alliance, somme toute récente, de la finance juive et du militarisme anglo-saxon dans l’ordre des faits concrets.
Cette tare philosophique est solidaire des autres vices de la modernité intellectuelle, à commencer par l’égalitarisme intellectuel (à bien distinguer de l’égalitarisme social, doctrine des plus respectables, qui a pratiquement toujours été prônée par des penseurs intellectuellement supérieurs à la moyenne, conscients de cette supériorité et de son caractère anthropologiquement indépassable). Il est plus « démocratique » de « dénoncer » (comme « criminelles » ou « nauséabondes ») des idéologies, des théories – réputées contingentes et historiques, en dépit de l’évidente récurrence transhistorique de leurs motifs fondamentaux –, qui même dans les sociétés « tertiarisées » de l’Occident actuel, restent, quant à leur production, le fait d’élites intellectuelles, que de constater – et sans guère promettre de solution ! – la méchanceté foncière, majoritaire et permanente de l’individu humain. Comme toute police, la police de la pensée n’est opérationnelle que tant qu’elle se borne à isoler, punir, voire supprimer des minorités. Par conséquent, au sein de peuples massivement acquis à la mécréance moderne – et tous les peuples européens le sont désormais – elle devient soit impossible, soit stricto sensu perverse, ne pouvant plus s’attaquer au mal, étant donné que ce dernier est majoritaire, mais tout au plus organiser la mise à mort rituelle (symbolique et/ou effective) de bouc-émissaires systématiquement prélevés sur ce que ces sociétés ont conservé de plus intelligent, de plus pur, de plus élitaire. L’autre visage – trop souvent oublié – de la trahison des clercs, c’est le sacrifice des clercs, dont les erreurs réelles ou supposées – par une distorsion proprement satanique de l’idée chrétienne de péché contre l’esprit – sont systématiquement jugées avec plus de sévérité que les larcins extra-idéologiques des vaishya de toutes sortes, lesquels fournissent pourtant la cause agissante de la plupart des atrocités dont la spectacularisation constitue le fond de commerce de l’antitotalitarisme depuis au moins 90 ans (et non 70 : l’antifascisme d’après-guerre étant spirituellement né – on l’oublie trop souvent – de l’anticommunisme des années 20).
Les biographies parlent d’elles-mêmes. Il suffit, par exemple, de comparer le supplice de l’intellectuel Benito Mussolini, maître de l’un des régimes les moins violents de son époque (abstraction faite des aventures coloniales de l’Italie fasciste, égales en cruauté aux agissements de toutes les autres puissances coloniales blanches, jaunes ou islamiques de la même époque, et même de l’après-guerre…) à la mort paisible et victorieuse du boucher Franco, qui présente aux yeux de l’antitotalitarisme institutionnel l’immense avantage d’être un individu intellectuellement médiocre, notoirement misologue et anti-intellectuel, navigant sans panache entre un pseudo-conservatisme catholique et diverses parodies de socialisme national édulcoré, méga-contremaître aussi efficace dans l’élimination des prêtres basques que dans le garrotage des anarchistes andalous, reconnaissant comme les meilleurs chiens, entre mille autres, la voix de son maître : la voix de la bourgeoisie, dont il ne comprend pas les mots, mais qu’importe – les chiens ne servent pas à dialoguer, mais à mordre. De même, qu’on compare la terreur endurée dans l’après-1945 par des penseurs pourtant fort éloignés de la vie politique concrète, comme Evola ou, a fortiori, Dumézil, avec la vieillesse sereine du meurtrier Pinochet. Le message est clair : étrangler, abattre ou brûler vives des populations sans défense, c’est une chose – les TPI d’hier et de demain s’en chargent, du moins pour ceux des bourreaux qui ont eu la mauvaise inspiration de ne pas mettre leurs talents au service de l’Empire –, mais gare à la circonstance aggravante que constitue désormais, même pour les violences les plus mesurées, la proclamation d’une Weltanschauung, l’exercice de la pensée politique, l’appel à une transcendance symbolique dépassant le choc mesquin des intérêts concrets sur l’arène électoral ou militaire !
L’idée sous-jacente à cette pratique, à savoir que le mal est la conséquence sensible d’une théorie, est le corollaire du dogme satanique de la pureté de la nature humaine, consubstantiel à la démocratie moderne et à l’idée d’opinion, pierre tombale du concept de savoir. C’est pourquoi les gardiens de camps, qui sous le prétexte d’exécuter des ordres se livrent en réalité à la forme la plus accomplie du jouir sans entraves, à mille lieues de toute motivation abstraite du type « construire le socialisme » ou « racisme scientifique », sont désormais punis moins sévèrement que leurs « inspirateurs » supposés, alors même qu’on a pu documenter de nombreux cas de bourreaux migrants, changeant de patron (notamment en 1945), et manifestant donc de toute évidence leur totale indépendance opérationnelle vis-à-vis desdits « inspirateurs ».
Les critiques de la modernité ont, ce me semble, énormément tardé à relever l’importance de cette nouvelle Umwertung aller Werte couronnée par les procès de Nuremberg. Même après l’assassinat de Maïakovski et de Babel, après la persécution de Pasternak ou de Boulgakov, l’histoire du front russe regorge d’anecdotes montrant le respect presque superstitieux de l’Armée Rouge, pourtant encadrée par des commissaires bolchéviques et enragée par les exactions allemandes sur la population soviétique, pour tel ou tel poète ou savant allemand, même capturé sous l’uniforme de la Wehrmacht, et que les Russes se contentent souvent d’emprisonner, alors que tous ses camarades sont envoyés à une mort presque certaine. Ce respect ancestral du vates, c’est avant tout l’Occident de 1945 qui le piétine une bonne fois pour toutes, en martyrisant l’immense Céline (dont le Voyage était pourtant le roman favori de Staline, patron officiel de beaucoup d’épurateurs), le gigantesque Pound et – dans une moindre mesure, certes, le divin Heidegger, au moment même où, au nom de la reconstruction, la plupart des actes de collaboration économique grave restaient pratiquement impunis.
Chez la plupart des clercs occidentaux, cette véritable stratégie pénale de la modernité a porté ses fruits : les plus sérieux, les plus compétents d’entre eux pratiquent aujourd’hui un apolitisme acosmique, bien au-delà du devoir de réserve des sages face aux querelles du quotidien politique. Or cet acosmisme, adopté d’abord à titre de précaution liminaire et tactique, ne peut à terme que stériliser leur pensée, tant il est vrai que, de la médecine au droit et de l’agronomie à la poésie, on ne peut bien penser l’humain que comme un tout, toute pensée profonde étant par nature systématique et hiérarchique.
La pensée politique, à l’instar des activités traditionnellement scabreuses comme le proxénétisme ou le commerce des stupéfiants, a donc logiquement échu en partage à la lie du monde lettré, à la racaille conceptuelle si bien incarnée en France par Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut ou Alain Minc. Or voilà bien la cause de l’incapacité totale des nations jadis enfanteuses de Hegel, de Schmitt, de Jaurès et d’Unamuno à produire aujourd’hui le moindre théoricien qu’on puisse de près ou de loin comparer à un Alexandre Douguine.
Ce dont nous avons par conséquent besoin, c’est – quoiqu’à mille lieues de tout relativisme habermasien –, non seulement d’une réhabilitation de toutes les formes cohérentes de socialisme, de nationalisme et de communautarisme, en tant qu’adaptations, certes imparfaites, mais historiquement nécessaires, du principe civilisateur de la tradition aux conditions dégradées de la modernité, mais plus encore, d’une réhabilitation massive et in corpore de l’acte conceptuel dans le système politique, et de la figure du sage, qui n’est ni expert – c’est-à-dire technicien de luxe –, ni représentant de quelque collectivité que ce soit, si ce n’est la collectivité intemporelle des grands esprits (mahatmas). Qui ne peut, par conséquent, ni gouverner, ni tourner le dos aux affaires du gouvernement. Dont le statut ne peut en aucun cas être gagné par voie démocratique, avec ou sans le cache-sexe du « pluralisme » des tendances ou des écoles. Et dont le premier devoir au forum devra toujours être de faire taire les ineptes, même quand ils le soutiennent, pour laisser la parole à ses pairs, même quand ils le contredisent, et ce, sans jamais laisser aux naïfs le loisir d’interpréter comme tolérance cet exercice aristocratique de la préséance. Au lieu de manifester de l’hostilité face aux litanies victimaires en raison de leur ancrage idéologique, il convient de les mépriser en tant que telles. Toute civilisation est fondée sur le mépris : sur la distinction entre adversaires dignes de combat et nuisances inférieures, indignes d’attention. Dès que ce critère est perdu, le débat devient une guerre des décibels, et la polémique, une annexe du lobbying.
Or, pour exercer le mépris, le sage doit avant tout pratiquer l’ascèse. On ne peut pas lire sérieusement à la limite de l’indigestion, ni méditer fructueusement sous l’influence de la cocaïne. Quel philosophe crédible aura jamais le temps de prendre soin d’un patrimoine ? Et, s’il est certain qu’Eros aiguise l’intellect, tel n’est assurément pas le cas des voluptés vulgaires et finalement toujours vénales que procure si aisément l’opulence ou un prestige de mauvais aloi. Point de salut, donc, dans les ergotages pathétiques entourant ces temps-ci la « déontologie » (comprendre : l’éthique adaptée à l’entendement des chiens) des gains bien ou mal acquis du clerc voluptueux. Qu’importe que l’argent des « intellectuels » provienne de ministères ou de banques (institutions de plus en plus interchangeables, à mesure que la dictature des marchands se perfectionne sur les ruines de la civilisation) : le crime est inscrit dans la somme ; tout penseur vivant au-dessus des moyens d’un bon ingénieur se rend suspect de ne pas exercer le sacerdoce de la pensée par vocation, mais par intérêt (aux chrétiens de se souvenir que la simonie est le seul péché auquel Jésus réagit par la violence : on ne contredit pas un BHL, on le baffe !) ; ses paroles seront donc objectivement suspectes et ignobles, quel que soit son rapport subjectif ou fantasmagorique à l’argent qu’il touche, et quelle que soit l’identité de son mécène ou les conditions plus ou moins secrètes de ce mécénat. Comme toutes les civilisations classiques nous le rappellent constamment dans leurs monuments littéraires, la richesse matérielle et l’intempérance (gula) qui l’accompagne le plus souvent sont méprisables en tant que telles, et non en fonction de leur origine plus ou moins légale ou légitime. Dans l’ordre de la pensée, il n’y a pas, comme l’a prétendu l’ouvriérisme, d’origines de classe plus ou moins saines, mais il y a assurément une hygiène du clerc dont les penseurs révolutionnaires issus de la grande bourgeoisie – Lénine, Lukács et Debord en tête – ont toujours offert l’exemple. Et c’est au mépris qu’il revient de transformer à nouveau la richesse en poids, en tare, en infamie pour tous ceux des fils de marchands qui aspirent à une condition plus noble, plus sainte, plus digne.
C’est à ce prix, et à ce prix seulement – le prix du mépris, de la préséance et de l’ascèse – que la pensée politique européenne peut espérer redevenir autre chose que la cacophonie des vociférations de sycophantes interchangeables dans le souk aux impostures.