Louis XIV est à la mode. Pierre Gaxotte nous avait déjà admirablement montré la France de Louis XIV. Philippe Erlanger vient de nous peindre l'homme et le souverain dans un livre qui connaît, chez Fayard, un gros succès. Les téléspectateurs ont pu suivre l'émission mise en scène par Roberto Rossellini, sur la prise du pouvoir par Louis XIV. Philippe Erlanger nous montre comment, à la mort de Mazarin, les ministres étaient convaincus que le jeune et timide Louis XIV les laisserait gouverner à leur guise. Le roi les stupéfia en leur déclarant qu'il ne voulait pas de Premier ministre et qu'il prendrait seul les décisions concernant le royaume.
Le 7 mars 1661, le cardinal Mazarin prit noblement congé du roi et de la reine-mère. Louis en sortant pleura beaucoup. Le soir il réunit le Conseil pour la première fois, mais ne parla guère. On admira sa majesté sans rien soupçonner de ce qui se passait en lui. Chacun des ministres guettait un signe sur lequel il pourrait fonder ses espérances. Il n'y en eut point.
« je veux gouverner »
Après le Conseil, Le Tellier, perplexe, se rendit chez la reine-mère. Il se souvenait d'une phrase échappée quelques semaines auparavant des lèvres royales : « Je veux gouverner, assister au Conseil et n'y manquer un seul jour. » Fallait-il prendre cela au sérieux ? Anne d'Autriche éclata de rire.
La journée du 8 mars fut une veillée d'armes. Nous savons, grâce aux Mémoires quelles pensées roulèrent dans l'esprit du jeune souverain brusquement amené au bord du Rubicon. Il s'était maintes fois demandé s'il se trouvait en état de le franchir.
Les historiens de Louis XIV ont généralement méconnu qu'en décidant de saisir les rênes, il prenait une résolution presque aussi grave que s'il accomplissait un coup d'État.
Depuis un demi-siècle, le monarque ne gouvernait pas. Même en remontant plus loin, Henri IV était une exception. Les derniers Valois avaient subi l'emprise de leur mère, Catherine de Médicis. Henri II était une cire molle. À vingt ans, François Ier ne rêvait que de batailles et laissait lui aussi un blanc-seing à sa mère, Louise de Savoie.
Il fallait revenir deux siècles en arrière pour trouver un Louis XI saisissant le pouvoir dès son avènement. Encore s'agissait-il d'un homme déjà mûr, rompu aux astuces de la politique.
Et à l'étranger ? Ni l'Empire depuis Charles Quint, ni l'Espagne depuis Philippe II, ni l'Angleterre depuis Elizabeth n'avaient connu un souverain capable d'imposer seul son prestige et son autorité, d'identifier sa personne à la gloire d'un règne.
Selon Mme de Motteville, Louis fut encouragé par l'exemple de Charles II qui faisait lui-même ses affaires. C'était une médiocre référence et le roi aurait eu de bonnes raisons d'hésiter sans l'amour de la gloire qui le dévorait comme un personnage de Corneille ; ce Corneille dont Marie Mancini lui avait lu tant de vers.
« Dans mon cœur je préférais à toute chose et à la vie même une haute réputation... Une passion maîtresse et dominante qui est celle de leur grandeur et de leur gloire étouffe toutes les autres en eux (les rois). L'amour de la gloire a les mêmes délicatesses et, si j'ose dire, les mêmes timidités que les plus tendres passions. »
Louis était bien résolu à suivre le conseil de Mazarin et à ne pas prendre de Premier ministre, « rien n'étant plus indigne que de voir d'un côté toutes les fondions et de l'autre le seul titre de roi ».
Il mesurait le poids de ses prochaines responsabilités : « Dans le haut rang que nous tenons, les moindres fautes ont toujours de fâcheuses suites. » Il ne se perdait pas dans les nuées : « La fonction des rois consiste principalement à laisser agir le bon sens. »
Mais la conviction que son autorité avait la valeur d'un dogme lui conférait une assurance inébranlable : « Celui qui a donné des rois aux hommes a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à Lui seul le droit d'examiner leur conduite... Il n'est point de maxime plus établie par le Christianisme que cette humble soumission des sujets envers ceux qui leur sont préposés. »
Le cardinal est mort
L'heure venue, le roi, à son ordinaire, s'étendit auprès de la reine et s'endormit sans trahir le moindre trouble. Il avait donné ses consignes à sa nourrice, Pierrette Dufour, devenue femme de chambre de la reine. Selon l'étiquette, Pierrette Dufour couchait dans la même pièce.
« Exerçant ici-bas une fonction toute divine, nous devons paraître incapables des agitations qui pourraient la ravaler. »
Lorsqu'au petit matin, Pierrette Dufour entendit le roi remuer, elle s'approcha et lui fit silencieusement un signe convenu. Mazarin était mort entre deux et trois heures du matin.
Louis se leva en évitant de réveiller la reine, s'habilla, gagna l'appartement du cardinal où il trouva le maréchal de Gramont qu'il embrassa en pleurant :
— Nous venons de perdre un bon ami, lui dit-il.
Besmaus, gouverneur de la Bastille, était là également et se désolait.
— Console-toi, lui dit Louis, tu as retrouvé un bon maître.
Mais lui-même paraissait accablé. Il ordonna que la Cour observât le deuil en noir, honneur réservé aux seuls membres de la famille royale. Certains ont voulu voir dans ce fait une preuve du mariage secret de sa mère. Nous croirons plutôt le contraire : si le mariage avait eu lieu, le roi se serait gardé de lui donner cette sorte de confirmation.
Aussitôt après son dîner, il prit le chemin de Paris, ayant enjoint aux ministres de se rendre le lendemain au Louvre à sept heures du matin. Il partageait le carrosse de sa mère. Marie-Thérèse enceinte voyageait en chaise.
Louis continuait de montrer son chagrin et cela causait quelque irritation à la reine mère. Anne d'Autriche « fut la première qui dit à ceux qui sans cesse faisaient revivre le discours de la mort du cardinal qu'il n'en fallait plus parler ».
Ce fut sa revanche sur l'effacement auquel sa créature l'avait contrainte. Mazarin n'ayant existé que par la reine, il appartenait à la reine de signifier son retour au néant.
Révolution royale
Le 10 mars à sept heures du matin, le chancelier Séguier, les ministres et les secrétaires d'État se rassemblèrent debout autour du fauteuil de Sa Majesté qui ne s'assit point.
Les huit hommes scrutaient avec des sentiments qui allaient de la curiosité à la crainte le visage grave et sans éclat dont chacun vantait la beauté, mais qui, si nous en croyons le pinceau janséniste de Philippe de Champaigne, n'était nullement celui d'un Adonis. Le grand nez tombant, la bouche proéminente aux lèvres serrées, apparemment incapable de sourire, accentuaient ce que l'âme du personnage donnait à sa physionomie de froid, d'énigmatique et de volontaire.
Le roi s'adressa au chancelier sur le ton qu'il devait garder jusqu'à son dernier jour : le ton d'un homme « maître de soi comme de l'univers » :
— Monsieur, je vous ai fait assembler avec mes ministres et mes secrétaires d'État pour vous dire que, jusqu'à présent, j'ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu M. le Cardinal. Il est temps que je les gouverne moi-même. Vous m'aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai.
« Hors le courant du sceau auquel je ne prétends rien changer, je vous prie et vous ordonne, Monsieur le Chancelier, de ne rien sceller en commandement que par mes ordres et sans m'en avoir parlé, à moins qu'un secrétaire d'État ne vous les porte de ma part. Et vous, mes secrétaires d'État, je vous ordonne de ne rien signer, pas même une sauvegarde ni un passeport sans mon commandement... Et vous, Monsieur le Surintendant, ... je vous prie de vous servir de Colbert que feu M. le Cardinal m'a recommandé. Pour Lionne il est assuré de mon affection, je suis content de ses services... »
Ces paroles rencontrèrent une stupeur incrédule. Personne ne songea qu'elles ouvraient une phase nouvelle dans l'histoire de la France et du monde, une phase révolutionnaire.
Jusqu'au premier tiers du XXe siècle, l'idée de révolution a toujours évoqué des mouvements issus du peuple et destinés, au moins théoriquement, à le libérer ou à le servir. Le sens du brusque changement survenu en 1661 en été faussé. Aux yeux d'un historien qui a observé à notre époque les révolutions autoritaires, quelquefois parties du sommet, il se dégage beaucoup plus clairement.
On ne saurait trop le souligner : Louis XIV, en décidant de gouverner ne se comportait pas ainsi qu'un souverain respectueux d'une tradition ancestrale. Il agissait personnellement comme aurait pu le faire un César à la suite d'un plébiscite, voire d'un coup d'État.
Quoique née des leçons de Mazarin, sa conception était originale. Elle impliquait l'établissement d'une dictature telle que la France n'en avait guère connu et qu'on aurait tort de confondre avec les dictatures modernes.
Despote de droit divin
Le dictateur moderne, généralement porté sur un élan des foules, doit jouer au tribun ; il a un besoin constant de maintenir, d'accroître sa popularité en accomplissant des actions spectaculaires ; au comble de sa puissance, il reste tributaire de la mauvaise fortune. Le dictateur de droit divin n'a besoin de s'inquiéter pour lui-même ni des revers ni des caprices de l'opinion. Cela lui permet la sérénité, la patience de ceux qui participent aux choses éternelles.
Le comte de Chambord, dans son exil amer, disait de Louis XIV qu'il avait été le premier des Bonaparte. Il y a du vrai. Comme Napoléon, Louis voulait imposer sa griffe non seulement au gouvernement, mais aux multiples aspects de la vie nationale, à son époque même.
Il entendait tout régler, depuis les préséances à la Cour jusqu'aux mouvements des troupes et aux controverses théologiques. Ni un mariage de quelque importance ni le tracé d'une route ne devaient être résolus s'il ne les avait approuvés.
C'était l'emprise d'un homme sur un pays au point qu'on identifierait l'un à l'autre et qu'on ne pourrait plus envisager leur séparation inéluctable sans perplexité, ni sans angoisse.
Là s'arrêtent les analogies. Napoléon marqua la différence essentielle en disant que, si les rois, ses ennemis, n'avaient pas à craindre de rentrer chez eux après une bataille perdue, lui n'était pas en position d'assumer ce risque.
Aucun homme au monde n'imaginait de supplanter le despote de droit divin dont la poigne allait étouffer les factions, anéantir les partis, effacer lés divisions idéologiques, si chères, pourtant, aux Français, et cela, par une discipline généralement consentie, non par la violence.
Le roi devait, certes, avoir d'excellents services de renseignements et même créer la police moderne, mais jamais son autorité n'eut pour assise un système de terreur policière tel qu'il a fonctionné au XXe siècle sous les régimes totalitaires. Au XXe siècle encore, on a vu des dictateurs livrés à des fureurs, à des exaltations, parfois proches de l'hystérie. Pendant une existence offerte aux regards du public, Louis XIV ne perdra son calme que cinq fois en cinquante-quatre ans.
la dictature du travail
Dès le premier jour de son gouvernement, le roi montra à la Cour sceptique cette ardeur au travail qui ne se démentit plus. Il se fixa un emploi du temps rigoureux qui prit peu à peu la majesté et le caractère immuable d'un mouvement astral.
Il donnait chaque jour six à huit heures au travail, « informé de tout, écoutant mes moindres sujets, sachant à toute heure le nombre et la qualité de mes troupes et l'état de mes places, donnant incessamment mes ordres pour tous les besoins, traitant immédiatement avec les ministres étrangers, recevant et lisant les dépêches, faisant moi-même une partie des réponses, réglant la recette et la dépense de mon Etat, tenant mes affaires aussi secrètes que pas un autre ne l'a fait avant moi ».
Louis éprouvait une joie profonde à gouverner : « Je ne sais quel autre plaisir nous ne quitterions pour celui-là... J'éprouvai une douceur difficile à exprimer. »
Il avait su d'emblée dominer ses ministres. Sa majesté naturelle, sa courtoisie inimitable, son impassibilité, son art d'écouter gravement, puis d'indiquer d'un mot la décision en imposaient d'une façon extraordinaire. Souvent, à l'improviste, on le voyait entrer dans le détail minutieux d'une affaire « quand il (le ministre) s'y attendait le moins, afin qu'il comprit que j'en pourrais faire autant sur d'autres sujets et à toutes les heures ».
On a dit que son règne fut la dictature du travail. Ce fut aussi celle du secret. Le roi qui jetait sur ses sentiments et sur ses intentions un voile impénétrable entendait protéger de même les affaires de l'État. Il fit comprendre que l'indiscrétion était à ses yeux un crime inexpiable et l'on vit bientôt ministres et fonctionnaires aussi fermés que lui.
L'antithèse est totale entre la méthode des gouvernements condamnés à donner chaque jour à l'opinion des explications vraies ou fausses et le mystère de celui-là. Mystère dont les inconvénients n'échappaient nullement à Louis XIV :
« J'ai fait quelque réflexion à la condition, en cela dure et rigoureuse des rois qui doivent, pour ainsi dire un compte public de toutes leurs actions à tout l'univers et à tous les siècles et ne peuvent toutefois le rendre à qui que ce soit dans le temps même sans manquer à leurs plus grands intérêts et découvrir le secret de leur conduite. »
Colbert contre Fouquet
Le plus brillant, le plus intelligent des ministres, Nicolas Fouquet, se méprenait totalement. Anne d'Autriche ne lui disait-elle pas en haussant les épaules : « Il veut faire le capable » ? Le surintendant était persuadé que l'ardeur au travail disparaîtrait vite devant l'attrait des plaisirs, lui Fouquet, étant bien résolu à ne rien ménager pour permettre à Sa Majesté de s'y noyer.
Ce corrupteur, devenu la dupe de son système, croyait pouvoir corrompre le roi. Le garçon avait eu une jeunesse assez morose sous la férule d'un magister avare. Le surintendant le comblerait, le « gâterait », au sens propre du terme, et tout naturellement le déchargerait des affaires.
La nomination dé Colbert au poste d'intendant des Finances ne suffit pas à le mettre en garde. Ses espions découvrirent-ils que le roi et l'homme de confiance de Mazarin travaillaient chaque soir en tête à tête ? Probablement, mais le mépris cynique dans lequel Fouquet tenait les humains le rendait aveugle.
Colbert, au contraire, avait compris immédiatement quelle était la volonté d'un Louis XIV et cela fit sa fortune. L'espèce de complicité, née entre eux lors de l'affaire Mancini, prit une autre forme tandis que, secrètement, le fils du drapier décortiquait devant le roi les comptes de Fouquet et mettait en lumière ses malversations.
Louis XIV a-t-il créé Colbert ou Colbert a-t-il créé Louis XIV ? Cette vieille controverse est depuis longtemps dépassée. Le destin, comme il se plaît parfois à le faire, réunit deux êtres rigoureusement dissemblables dont l'union était nécessaire à l'accomplissement d'une grande œuvre.
La chance de chacun fut d'estimer l'autre à sa valeur. Louis sut que le commis de basse extraction, noir, renfrogné, déplaisant, d'humeur toujours chagrine, serait l'instrument idéal de son pouvoir. Colbert, souple malgré sa carapace de fer, s'adapta sur le champ au nouveau maître.
Le serviteur du cardinal avait dû (non sans profits personnels) se prêter aux trafics et aux combinaisons louches. Celui de Louis XIV tirerait sa faveur de son intégrité, de son intransigeance, de son amour pour la chose publique et surtout de son refus d'accepter le moindre avantage qui ne vînt pas du roi.
Louis mit deux mois à se décider. Au début de mai, il était résolu à perdre Fouquet aussitôt que sa chute ne risquerait pas de nuire à la rentrée des impôts.
Louis et Louise
Marie Mancini épousa, au Louvre, le connétable Colonna et prit la route de l'Italie, ayant vu une dernière fois le roi penché à la portière pour lui dire adieu. En fait, elle cédait la place à Henriette d'Angleterre dont le mariage avec Monsieur fut célébré presque en même temps.
Dès l'époque de ses fiançailles, Madame avait ravagé les coeurs et séduit les beaux esprits. À la Cour qui ne comptait encore que cent à deux cents personnes, les gens d'âge s'effaçaient. C'était le règne d'une jeunesse superbe, turbulente, débauchée, libertine, cruelle, rabelaisienne. Marie-Thérèse ne pouvait exercer aucun empire sur cette société qui découvrit en Madame sa véritable reine.
À la fin d'avril, quand le duc et la duchesse d'Orléans le rejoignirent à Fontainebleau, le roi, à son tour, fut ébloui. La cousine laide et pauvre, tant rabaissée naguère, était en vérité la seule compagne digne de lui. Mignard consacra audacieusement l'apothéose de « Minette », qu'il peignit en bergère mythologique siégeant aux côtés d'Apollon-Louis XIV sous la protection des Amours.
Le commerce du roi et de Marie Mancini avait été pendant deux ans d'une chasteté exemplaire, presque inconcevable aujourd'hui. Celui des modèles de Mignard ne semble pas avoir eu tant d'innocence. Il déchaîna la jalousie de Monsieur et l'indignation des trois reines (1).
La plus effacée des filles d'honneur de Madame, une petite boiteuse de dix-sept ans, médiocrement jolie, Louise de La Vallière, fut chargée de détourner les soupçons. Or, elle aimait le roi que troubla la candeur d'un sentiment désintéressé. En peu de jours la « petite bourgeoise de Tours » supplanta l'orgueilleuse Stuart.
Celle-ci se vengea en prenant pour amant le propre favori de son époux, le comte de Guiche. Ainsi naquirent à la fois la passion de Louis et de Louise, la guerre entre Monsieur et Madame.
Le ciel semblait servir le roi, car tout cela lui était propice. L'inimitié entre son frère et sa belle-sœur, savamment envenimée et d'ailleurs entretenue par les folies de l'un et de l'autre, allait lui permettre de tenir la balance, de jouer les démiurges en un ménage qui, plus normal, lui aurait causé de graves soucis.
Quant à Louise, sincère, pure, totalement dépourvue d'ambition, c'était une sorte de miracle qu'un roi eût trouvé pour maîtresse cette petite fille émerveillée. Louis le fut lui-même de se voir adoré, non comme un souverain, mais comme un amant. Marie l'avait subjugué, dominé. Celle-là était à ses pieds. Elle comblait son orgueil sans qu'il courût le risque de perdre la moindre part de sa liberté.
Dès que Fouquet eut vent de l'affaire, il envoya une amie complaisante, Mme du Plessis-Bellièvre, offrir de sa part vingt mille pistoles à Mlle de La Vallière en l'assurant qu'elle ne manquerait jamais de rien. La douce enfant se cabra :
— Sachez, dit-elle, que deux cent mille livres ne me feraient pas faire un faux pas.
du château de Vaux au carrosse de Nantes
Le roi, prévenu, se sentit outragé. Il lui était intolérable qu'un sujet se sentît assez puissant pour s'offrir à protéger sa maîtresse.
Le surintendant travaillait ardemment à sa propre perte. Il vendit sa charge de procureur général au Parlement qui le rendait presque inviolable et décida d'offrir à Sa Majesté une fête extraordinaire en son château de Vaux. Le jeune homme, intimidé, mesurerait ainsi la puissance, le faste et la gloire de son ministre.
Louis XIV les mesura, en effet, dès qu'il eut franchi les grilles de Vaux, mais, si l'effet fut prodigieux, il ne répondit nullement à l'attente de son hôte. La féerie des jardins, des jets d'eau, des embrasements, des ballets, du festin prouvaient qu'il s'était formé un nouvel État dans l'État, un État opulent où se rassemblait l'élite du royaume. Et cela aux frais du prince humilié qui comparait ses châteaux mal entretenus, archaïques, avec cette demeure de satrape.
— Madame, dit-il à sa mère, ne ferons-nous pas rendre gorge à ces gens-là ?
Si Anne d'Autriche ne l'avait retenu, il eût interrompu la fête en faisant arrêter le maître de maison.
Ce ne fut pas là, cependant, la répercussion principale de la fête de Vaux. Tout en s'indignant, Louis reçut une impression ineffaçable de ces illuminations, de ces feux d'artifice, de ces fontaines jaillissantes, de cette mythologie mise au service de l'art, de cette poésie, de ces jardins, de ces enchantements si bien ordonnés.
Il se jura de les recréer dans des proportions dignes d'un roi de France, il se jura que, de Molière à Le Nôtre, les génies du temps seraient désormais à son service, non à celui d'un financier suspect. La révolution qui devait gagner l'Europe et transformer le style de la vie délicieuse fut conçue en cette soirée du 17 août 1661.
De ce jour, la haine royale s'associa à la haine de Colbert. Ce fut le premier exemple de l'implacable résolution avec laquelle Louis XIV sut poursuivre un homme tombé dans sa disgrâce sans que ni le temps, ni les circonstances, ni même le châtiment du coupable eussent raison de son ressentiment.
Fouquet avait cherché follement à se donner un point d'appui territorial en faisant fortifier Belle-Isle et la côte bretonne. Le roi voulut l'abattre dans la province même où il se croyait en sûreté.
Il gagna Nantes précipitamment, à la grande surprise de la Cour. Le 5 septembre, de grand matin, il y présida le Conseil et se sépara du surintendant en lui souriant de la manière la plus propre à dissiper des inquiétudes naissantes. Un moment après, M. d'Artagnan, commandant d'une brigade des mousquetaires, arrêtait Nicolas Fouquet.
— Monsieur, dit le prisonnier, tandis qu'on le conduisait à un carrosse « fermé de treillis de fer », que ceci ne fasse pas d'éclat !
Il ne comprenait décidément rien au roi qui voulait cet éclat et déclarait à la face du monde :
— Il est temps que je fasse mes affaires moi-même !
Les grands commis deviennent des princes
Ce fut l'occasion d'une réforme du gouvernement. Villeroy reçut la présidence d'un Conseil des Finances remanié auquel appartenait Colbert en simple qualité d'intendant. La charge de contrôleur général, celle de surintendant étant abolie, ne fut créée en sa faveur qu'en 1665.
Le Conseil d'En-Haut où se traitaient les grandes affaires était composé des personnes que Sa Majesté appelait pour y délibérer sans leur remettre aucune patente et cela seul conférait aux élus le titre de ministre. Grande nouveauté : de vingt-quatre le nombre de ces ministres fut ramené à trois, Le Tellier, Lionne et Colbert lui-même.
Le chancelier assistait également au Conseil et les secrétaires d'Etat qui se bornaient à rapporter les questions, puis à inscrire les décisions prises. Parmi eux se trouvait le jeune Louvois, fils de Le Tellier, comme survivancier de la charge de secrétaire à la Guerre,
La spécialisation ministérielle n'existait pas. Cependant, le chancelier veillait sur la Justice, les Affaires étrangères étaient le domaine de Lionne, la Guerre celui de Le Tellier. Avec sa formidable boulimie de travail, Colbert envahit à peu près tout le reste, des Finances à la Police, du Commerce aux Travaux publics, de la Marine aux Beaux-Arts, du Travail aux Colonies, sans oublier la Maison du roi.
D'esprit cartésien comme son maître, il s'appliqua d'abord à transformer l'administration dont il fit une bureaucratie monarchique, unifiée, centralisée telle que nul autre pays n'en possédait. Laissant aux nobles gouverneurs le soin de représenter fastueusement le roi dans les provinces, il concentra les pouvoirs entre les mains des intendants roturiers.
Mais Louis XIV estimait que le fait seul d'être cet instrument sortait un homme de sa classe originelle. À l'indicible horreur du patriarcat, il anoblit la plupart des grands commis. Quant aux ministres, dépositaires d'une part de l'autorité suprême, il fallut les appeler « Monseigneur » et leur accorder un rang princier. Le service du roi donnait des droits égaux à ceux de la naissance.
Louis n'appela au Conseil aucun membre de sa famille, aucun duc, aucun grand. Anne d'Autriche ulcérée annonça qu'elle se retirait au Val-de-Grâce. Son fils la retint comme elle l'espérait, mais ne céda ni sur le chapitre politique ni sur celui de ses amours.
D'ailleurs, Marie - Thérèse, toujours convaincue que seule une princesse pouvait émouvoir le cœur d'un roi, s'était calmée au sujet de Madame et ne songeait pas à une La Vallière. Le 1er novembre 1661, elle mit au monde le Grand Dauphin.
Le roi était resté tendrement près d'elle pendant la durée du « travail ». Quand il eut vu son fils, il oublia sa majesté, courut ouvrir la fenêtre et cria lui-même à la foule :
— La reine est accouchée d'un garçon !
Ce nouveau-né, garant de l'avenir, évitait à son père les incertitudes qui avaient si longtemps affaibli le gouvernement de Richelieu, il couronnait un édifice apparemment indestructible.
La primauté de la France
Soudain, le sort parut vouloir mettre à l'épreuve un roi si heureux ou lui fournir l'occasion de pleinement se révéler. Presque en même temps, un grave incident diplomatique se produisit à Londres et les effets d'une mauvaise récolte provoquèrent une crise économique propre à ruiner le pays.
De longue date le Très Chrétien et le Catholique se disputaient la préséance. À l'occasion d'une cérémonie, la vieille querelle éclata violemment entre leurs ambassadeurs en Angleterre. Les Espagnols du baron de Vatteville, soutenus par la populace, tuèrent les chevaux des carrosses du comte d'Estrade dont les gens furent blessés et dispersés.
En apprenant la nouvelle, le roi ne prit conseil de personne. Malgré Lionne un peu effaré, il renvoya l'ambassadeur espagnol, rappela le sien de Madrid ainsi que d'Estrade, exigea de Charles II la punition des coupables et, de Philippe IV, une réparation qui sanctionnerait la primauté française.
Sans qu'un coup de feu eût été tiré, le roi d'Espagne dut s'humilier, consacrer l'hégémonie des Bourbons. Un ambassadeur extraordinaire se rendit au Louvre. Devant les principaux de la Cour et la totalité du corps diplomatique, il assura le roi des regrets de Philippe IV au nom duquel il promit « que les ambassadeurs et ministres espagnols ne concourraient plus avec ceux de France ».
Cet éclatant succès de Louis XIV marqua le début d'une politique de prestige dont le caractère agressif, impérialiste, peut choquer, mais qui répondait exactement, il faut le reconnaître, aux aspirations du pays.
Quelques mois après, à la suite d'une affaire analogue survenue à Rome, le roi menaça d'envoyer une armée en Italie, le Parlement cita le Pape (protecteur de Retz) et fit saisir le Comtat-Venaissin. Alexandre VII n'osa même pas parler d'excommunication, comme ses prédécesseurs n'y auraient pas manqué. Il souscrivit à tout. Le roi en profita pour s'attirer la reconnaissance du duc de Parme et du duc de Modène en leur faisant rendre certains territoires.
S'il ne ménageait ni le Souverain Pontife ni son propre beau-frère, il n'avait aucune raison de se montrer moins ferme envers son besogneux cousin, Charles II. Sur son ordre, la flotte française refusa de saluer la première le pavillon britannique, hommage que l'Angleterre prétendait dû à sa supériorité maritime. L'Europe savait désormais quel était « le plus grand roi du monde ». La France en fut émerveillée.
Le roi fait réduire les tailles
Cependant, elle était encore une fois victime d'une disette qui semblait devoir déchaîner des catastrophes en chaîne « comme si Dieu qui prend soin de tempérer les biens et les maux eût voulu balancer les grandes et heureuses espérances de l'avenir par une infortune présente. »
Louis, suivant les conseils de Colbert, agit de nouveau en révolutionnaire et même, si l'on ose le terme, en socialiste.
« J'obligeai les provinces les plus abondantes à secourir les autres (c'était une formidable innovation), les particuliers à ouvrir leurs magasins et à exposer leurs denrées à prix équitable. J'envoyai mes ordres de tous côtés pour faire venir par mer de Dantzig et des autres pays étrangers le plus de blés qu'il fût possible ; je les fis acheter de mon épargne ; je les distribuai gratuitement, la plus grande partie au petit peuple des villes… je fis vendre le reste à ceux qui en pouvaient acheter, mais j'y mis un prix très modique et dont le profit, s'il y en avait, était employé au soulagement des pauvres qui tiraient des plus riches, par ce moyen, un secours volontaire, naturel et sensible. »
Plus socialiste encore fut son attitude à l'égard des bourgeois qui, profitant des troubles, avaient acquis à vil prix les titres d'une rente dont l'intérêt était devenu exorbitant. Les rentes furent rachetées « en rendant le véritable prix qu'il (le possesseur) en a reçu et en imputant sur ce prix principal ce qu'il a été payé d'arrérages au-delà de l'intérêt légitime ».
L'État et les villes se trouvèrent ainsi allégés d'un poids énorme. Ce fut le roi personnellement qui, se référant aux dernières prescriptions de Mazarin, fit réduire les tailles, c'est-à-dire les impôts directs sous lesquels gémissaient les paysans. De cinquante-trois millions, ces taxes descendirent à trente-neuf, les remises des receveurs furent diminuées et une Chambre de Justice poursuivit impitoyablement les financiers malhonnêtes.
Pour la première fois depuis Sully, on mit de l'ordre dans les finances, mais, contrairement à Henri IV, Louis XIV ne laissa pas à son seul ministre le soin de gérer son bien.
« Je m'étais déjà assujetti à signer moi-même toutes les ordonnances qui s'expédiaient pour les moindres dépenses de l'Etat. Je trouvai que ce n'était pas assez et je voulus bien me donner la peine de marquer de ma propre main sur un petit livre que je pusse voir à tous les moments, d'un côté des fonds qui devaient me revenir chaque mois, de l'autre, toutes les sommes payées par mes ordonnances dans ce mois-là... »
Tels furent les principaux actes du gouvernement personnel de Louis XIV au cours de sa première année.
Philippe Erlanger Historia janvier 1967
(1) Marie-Thérèse, Anne d'Autriche et Henriette de France, mère de Madame.