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  • Les matrices préhistoriques des civilisations antiques dans l'œuvre posthume de Spengler:

    Atlantis, Kasch et Turan 

    Généralement, les morphologies de cultures et de civilisations proposées par Spengler dans son ouvrage le plus célèbre, Le déclin de l'Occident, sont les seules à être connues. Pourtant, ses positions ont changé après l'édition de cette somme. Le germaniste italien Domenico Conte en fait état dans son ouvrage récent sur Spengler. En effet, une étude plus approfondie des textes posthumes édités par Anton Mirko Koktanek, notamment Frühzeit der Weltgeschichte, qui rassemble les fragments d'une œuvre projetée mais jamais achevée, L'épopée de l'Homme.

    Dans la phase de ses réflexions qui a immédiatement suivi la parution du Déclin de l'Occident, Spengler distinguait quatre stades dans l'histoire de l'humanité, qu'il désignait tout simplement par les quatre premières lettres de l'alphabet: a, b, c et d. Le stade “a” aurait ainsi duré une centaine de milliers d'années, aurait recouvert le paléolithique inférieur et accompagné les premières phases de l'hominisation. C'est au cours de ce stade qu'apparaît l'importance de la “main” pour l'homme. C'est, pour Spengler, l'âge du Granit. Le stade “b” aurait duré une dizaine de milliers d'années et se situerait au paléolithique inférieur, entre 20.000 et 7000/6000 avant notre ère. C'est au cours de cet âge que naît la notion de vie intérieure; apparaît “alors la véritable âme, inconnue des hommes du stade “a” tout comme elle est inconnue du nouveau-né”. C'est à partir de ce moment-là de son histoire que l'homme “est capable de produire des traces/souvenirs” et de comprendre le phénomène de la mort. Pour Spengler, c'est l'âge du Cristal. Les stades “a” et “b” sont anorganiques.

    Le stade “c” a une durée de 3500 années: il commence avec le néolithique, à partir du sixième millénaire et jusqu'au troisième. C'est le stade où la pensée commence à s'articuler sur le langage et où les réalisations techniques les plus complexes deviennent possibles. Naissent alors les “cultures” dont les structures sont de type “amibien”. Le stade “d” est celui de l'“histoire mondiale” au sens conventionnel du terme. C'est celui des “grandes civilisations”, dont chacune dure environ 1000 ans. Ces civilisations ont des structures de type “végétal”. Les stades “c” et “d” sont organiques.

    Spengler préférait cette classification psychologique-morphologique aux classifications imposées par les directeurs de musée qui subdivisaient les ères préhistoriques et historiques selon les matériaux utilisés pour la fabrication d'outils (pierre, bronze, fer). Spengler rejette aussi, à la suite de cette classification psychologique-morphologique, les visions trop évolutionnistes de l'histoire humaine: celles-ci, trop tributaires des idéaux faibles du XVIIIième siècle, induisaient l'idée “d'une transformation lente, flegmatique” du donné naturel, qui était peut-être évidente pour l'Anglais (du XVIIIième), mais incompatible avec la nature. L'évolution, pour Spengler, se fait à coup de catastrophes, d'irruptions soudaines, de mutations inattendues. «L'histoire du monde procède de catastrophes en catastrophes, sans se soucier de savoir si nous sommes en mesure de les comprendre. Aujourd'hui, avec H. de Vries, nous les appelons “mutations”. Il s'agit d'une transformation interne, qui affecte à l'improviste tous les exemplaires d'une espèce, sans “causes”, naturellement, comme pour toutes les choses dans la réalité. Tel est le rythme mystérieux du réel» (L'homme et la technique). Il n'y a donc pas d'évolution lente mais des transformations brusques, “épocales”. Natura facit saltus.

    Trois cultures-amibes

     Dans le stade “c”, où émergent véritablement les matrices de la civilisation humaine, Spengler distingue trois “cultures-amibes”: Atlantis, Kasch et Turan. Cette terminologie n'apparaît que dans ses écrits posthumes et dans ses lettres. Les matrices civilisationnelles sont “amibes”, et non “plantes”, parce que les amibes sont mobiles, ne sont pas ancrées dans une terre précise. L'amibe est un organisme qui émet continuellement ses pseudopodes dans sa périphérie, en changeant sans cesse de forme. Ensuite, l'amibe se subdivise justement à la façon des amibes, produisant de nouvelles individualités qui s'éloignent de l'amibe-mère. Cette analogie implique que l'on ne peut pas délimiter avec précision le territoire d'une civilisation du stade “c”, parce que ses émanations de mode amibien peuvent être fort dispersées dans l'espace, fort éloignées de l'amibe-mère.

    “Atlantis” est l'“Ouest” et s'étend de l'Irlande à l'Egypte; “Kasch” est le “Sud-Est”, une région comprise entre l'Inde et la Mer Rouge. “Turan” est le “Nord”, s'étendant de l'Europe centrale à la Chine. Spengler, explique Conte, a choisi cette terminologie rappelant d'“anciens noms mythologiques” afin de ne pas les confondre avec des espaces historiques ultérieurs, de type “végétal”, bien situés et circonscrits dans la géographie, alors qu'eux-mêmes sont dispersés et non localisables précisément.

    Spengler ne croit pas au mythe platonicien de l'Atlantide, en un continent englouti, mais constate qu'un ensemble de sédiments civilisationnels sont repérables à l'Ouest, de l'Irlande à l'Egypte. ‘Kasch” est un nom que l'on retrouve dans l'Ancien Testament pour désigner le territoire de l'antique Nubie, région habitée par les Kaschites. Mais Spengler place la culture-amibe “Kasch” plus à l'Est, dans une région s'articulant entre le Turkestan, la Perse et l'Inde, sans doute en s'inspirant de l'anthropologue Frobenius. Quant à “Turan”, c'est le “Nord”, le haut-plateau touranique, qu'il pensait être le berceau des langues indo-européennes et ouralo-altaïques. C'est de là que sont parties les migrations de peuples “nordiques” (il n'y a nulle connotation racialisante chez Spengler) qui ont déboulé sur l'Europe, l'Inde et la Chine.

    Atlantis: chaude et mobile; Kasch: tropicale et repue

     Atlantis, Kasch et Turan sont des cultures porteuses de principes morphologiques, émergeant principalement dans les sphères de la religion et des arts. La religiosité d'Atlantis est “chaude et mobile”, centrée sur le culte des morts et sur la prééminence de la sphère ultra-tellurique. Les formes de sépultures, note Conte, témoignent du rapport intense avec le monde des morts: les tombes accusent toujours un fort relief, ou sont monumentales; les défunts sont embaumés et momifiés; on leur laisse ou apporte de la nourriture. Ce rapport obsessionnel avec la chaîne des ancêtres porte Spengler à théoriser la présence d'un principe “généalogique”. Les expressions artistiques d'Atlantis, ajoute Conte, sont centrées sur les constructions de pierre, gigantesques dans la mesure du possible, faites pour l'éternité, signes d'un sentiment de la vie qui n'est pas tourné vers un dépassement héroïque des limites, mais vers une sorte de “complaisance inerte”.

    Kasch développe une religion “tropicale” et “repue”. Le problème de la vie ultra-tellurique est appréhendé avec une angoisse nettement moindre que dans Atlantis, car, dans la culture-amibe de Kasch domine une mathématique du cosmos (dont Babylone sera l'expression la plus grandiose), où les choses sont d'avance “rigidement déterminées”. La vie d'après la mort suscite l'indifférence. Si Atlantis est une “culture des tombes”, en Kasch, les tombes n'ont aucune signification. On y vit et on y procrée mais on y oublie les morts. Le symbole central de Kasch est le temple, d'où les prêtres scrutent la mathématique céleste. Si en Atlantis domine le principe généalogique, si les dieux et les déesses d'Atlantis sont père, mère, fils, fille, en Kasch, les divinités sont des astres. Y domine un principe cosmologique.

    Turan: la civilisation des héros

     Turan est la civilisation des héros, animée par une religiosité “froide”, axée sur le sens mystérieux de l'existence. La nature y est emplie de puissances impersonnelles. Pour la culture-amibe de Turan, la vie est un champ de bataille: “pour l'homme de ce Nord (Achille, Siegfried)”, écrit Spengler, “seule compte la vie avant la mort, la lutte contre le destin”. Le rapport hommes/divin n'est plus un rapport de dépendance: “la prostration cesse, la tête reste droite et haute; il y a “moi” (homme) et vous (les dieux)”. Les fils sont appelés à garder la mémoire de leurs pères mais ne laissent pas de nourriture à leurs cadavres. Pas d'embaumement ni de momification dans cette culture, mais incinération: les corps disparaissent, sont cachés dans des sépultures souterraines sans relief ou dispersés aux quatre vents. Seul demeure le sang du défunt, qui coule dans les veines de ses descendants. Turan est donc une culture sans architecture, où temples et sépultures n'ont pas d'importance et où seul compte un sens terrestre de l'existence. L'homme vit seul, confronté à lui-même, dans sa maison de bois ou de torchis ou dans sa tente de nomade.

    Le char de combat

     Spengler porte toute sa sympathie à cette culture-amibe de Turan, dont les porteurs aiment la vie aventureuse, sont animés par une volonté implaccable, sont violents et dépourvus de sentimentalité vaine. Ils sont des “hommes de faits”. Les divers peuples de Turan ne sont pas liés par des liens de sang, ni par une langue commune. Spengler n'a cure des recherches archéologiques et linguistiques visant à retrouver la patrie originelle des Indo-Européens ou à reconstituer la langue-source de tous les idiomes indo-européens actuels: le lien qui unit les peuples de Turan est technique, c'est l'utilisation du char de combat. Dans une conférence prononcée à Munich le 6 février 1934, et intitulée Der Streitwagen und seine Bedeutung für den Gang der Weltgeschichte (= Le char de combat et sa signification pour le cours de l'histoire mondiale), Spengler explique que cette arme constitue la clef pour comprendre l'histoire du second millénaire avant J.C.. C'est, dit-il, la première arme complexe: il faut un char (à deux roues et non un chariot à quatre roues moins mobile), un animal domestiqué et attelé, une préparation minutieuse du guerrier qui frappera désormais ses ennemis de haut en bas. Avec le char naît un type d'homme nouveau. Le char de combat est une invention révolutionnaire sur le plan militaire, mais aussi le principe formateur d'une humanité nouvelle. Les guerriers deviennent professionnels, tant les techiques qu'ils sont appelés à manier sont complexes, et se rassemblent au sein d'une caste qui aime le risque et l'aventure; ils font de la guerre le sens de leur vie.

    L'arrivée de ces castes de “charistes” impétueux bouleversent l'ordre de cette très haute antiquité: en Grèce, ils bousculent les Achéiens, s'installent à Mycène; en Egypte, ce sont les Hyksos qui déferlent. Plus à l'Est, les Cassites se jettent sur Babylone. En Inde, les Aryens déboulent dans le sous-continent, “détruisent les cités” et s'installent sur les débris des civilisations dites de Mohenjo Daro et d'Harappa. En Chine, les Tchou arrivent au nord, montés sur leurs chars, comme leurs homologues grecs et hyksos. A partir de 1200, les principes guerriers règnent en Chine, en Inde et dans le monde antique de la Méditerranée. Les Hyksos et les Kassites détruisent les deux plus vieilles civilisations du Sud. Emergent alors trois nouvelles civilisations portées par les “charistes dominateurs”: la civilisation greco-romaine, la civilisation aryenne d'Inde et la civilisation chinoise issue des Tchou. Ces nouvelles civilisations, dont le principe est venu du Nord, de Turan, sont “plus viriles et énergiques que celles nées sur les rives du Nil et de l'Euphrate”. Mais les guerriers charistes succomberont aux séductions du Sud amollissant, déplore Spengler.

    Un substrat héroïque commun

     Cette théorie, Spengler l'a élaborée en accord avec le sinologue Gustav Haloun: il y a eu quasi simultanéité entre les invasions de Grèce, des Hyksos, de l'Inde et de la Chine. Spengler et Haloun estiment donc qu'il y a un substrat commun, guerrier et chariste, aux civilisations méditerranéenne, indienne et chinoise. Ce substrat est “héroïque”, comme le prouve les armes de Turan. Elles sont différentes de celles d'Atlantis: ce sont, outre le char, l'épée ou la hache, impliquant des duels entre combattants, alors qu'en Atlantis, les armes sont l'arc et la flèche, que Spengler juge “viles” car elles permettent d'éviter la confrontation physique directe avec l'adversaire, “de le regarder droit dans les yeux”. Dans la mythologie grecque, estime Spengler, arc et flèches sont autant d'indices d'un passé et d'influences pré-helléniques: Apollon-archer est originaire d'Asie Mineure, Artemis est libyque, tout comme Héraklès, etc. Le javelot est également “atlante”, tandis que la lance de choc est “touranique”. Pour comprendre ces époques éloignées, l'étude des armes est plus instructive que celle des ustensiles de cuisine ou des bijoux, conclut Spengler.

    L'âme touranique dérive aussi d'un climat particulier et d'un paysage hostile: l'homme doit lutter sans cesse contre les éléments, devient ainsi plus dur, plus froid et plus hivernal. L'homme n'est pas seulement le produit d'une “chaîne généalogique”, il l'est tout autant d'un “paysage”. La rigueur climatique développe la “force de l'âme”. Les tropiques amolissent les caractères, les rapprochent d'une nature perçue comme plus maternante, favorisent les valeurs féminines.

    Les écrits tardifs de Spengler et sa correspondance indiquent donc que ses positions ont changé après la parution du Déclin de l'Occident, où il survalorisait la civilisation faustienne, au détriment notamment de la civilisation antique. La focalisation de sa pensée sur le “char de combat” donne une dimension nouvelle à sa vision de l'histoire: l'homme grec et l'homme romain, l'homme indien-aryen et l'homme chinois, retrouvent tous grâce à ses yeux. La momification des pharaons était considérée dans Le déclin de l'Occident, comme l'expression égyptienne d'une volonté de durée, qu'il opposait à l'oubli impliqué par l'incinération indienne. Plus tard, la momification “atlante” déchoit à ses yeux au rang d'une obsession de l'au-delà, signalant une incapacité à affronter la vie terrestre. L'incinération “touranique”, en revanche, indique alors une volonté de concentrer ses efforts sur la vie réelle.

    Un changement d'optique dicté par les circonstances ?

     La conception polycentrique, relativiste, non-eurocentrique et non-évolutionniste de l'histoire chez le Spengler du Déclin de l'Occident a fasciné des chercheurs et des anthropologues n'appartenant pas aux milieux de la droite allemande, notamment Alfred L. Kroeber ou Ruth F. Benedict. L'insistance sur le rôle historique majeur des castes de charistes de combat donne à l'œuvre tardive de Spengler une dimension plus guerrière, plus violente, plus mobile que ne recelait pas encore son Déclin. Doit-on attribuer ce changement de perspective à la situation de l'Allemagne vaincue, qui cherche à s'allier avec la jeune URSS (dans une perspective eurasienne-touranienne?), avec l'Inde en révolte contre la Grande-Bretagne (qu'il incluait auparavant dans la “civilisation faustienne”, à laquelle il donnera ensuite beaucoup moins d'importance), avec la Chine des “grands chefs de guerre”, parfois armés et encadrés par des officiers allemands? Spengler, par le biais de sa conférence, a-t-il cherché à donner une mythologie commune aux officiers ou aux révolutionnaires allemands, russes, chinois, mongols, indiens, afin de forger une prochaine fraternité d'arme, tout comme les “eurasistes” russes tentaient de donner à la nouvelle Russie soviétique une mythologie similaire, impliquant la réconciliation des Turco-Touraniens et des Slaves? La valorisation radicale du corps à corps “touranique” est-elle un écho au culte de l'“assaut” que l'on retrouvait dans le “nationalisme soldatique”, notamment celui des frères Jünger et de Schauwecker?

    Enfin, pourquoi n'a-t-il rien écrit sur les Scythes, peuples de guerriers intrépides, maîtres des techniques équestres, qui fascinaient les Russes et sans doute, parmi eux, les théoriciens de l'eurasisme? Dernière question: le peu d'insistance sur les facteurs raciaux dans ce Spengler tardif est-il dû à un sentiment rancunier à l'égard des cousins anglais qui avaient trahi la solidarité germanique et à une mythologie nouvelle, où les peuples cavaliers du continent, toutes ethnies confondues (Mongols, Turco-Touraniens, descendants des Scythes, Cosaques et uhlans germaniques), devaient conjuguer leurs efforts contre les civilisations corrompues de l'Ouest et du Sud et contre les thalassocraties anglo-saxonnes? Les parallèles évident entre la mise en exergue du “char de combat” et certaines thèses de L'homme et la technique, ne sont-ils pas une concession à l'idéologie futuriste ambiante, dans la mesure où elle donne une explication technique et non plus religieuse à la culture-amibe touranienne? Autant de thèmes que l'histoire des idées devra clarifier en profondeur...

    Robert STEUCKERS.

    Domenico CONTE, Catene di civiltà. Studi su Spengler, Edizioni Scientifiche Italiane, Napoli, 1994, 394 p., Lire 58.000, ISBN 88-7104-242-924-1.

    http://robertsteuckers.blogspot.fr/

  • La Banque centrale européenne: un problème démocratique pour l’Europe ?

    Clément Fontan a obtenu son doctorat en sciences politiques à l’IEP de Grenoble en décembre 2012. Dirigée par Sabine Saurugger, sa thèse analyse la manière dont la BCE a étendu son influence politique et ses compétences pendant la crise de la zone euro. Aujourd’hui ATER à l’IEP de Lille et au laboratoire du CERAPS, ses futurs projets de recherche portent sur la constitution d’un ordre économique européen spécifique, basé sur les politiques d’austérité.

    Lors de la crise de la zone euro, la Banque Centrale Européenne (BCE) ne s’est pas contentée de répondre aux risques de déstabilisation financière ; elle a aussi étendu son influence sur la gouvernance économique des pays européens et gagné des compétences de supervision bancaire. Situation problématique au regard de l’équilibre démocratique des pouvoirs dans l’espace européen.

    « Dans le cadre de notre mandat, la BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour préserver l’euro. Et croyez moi, cela sera suffisant ». Ces quelques mots de Mario Draghi, prononcés à Londres le 26 juillet 2012, ont été l’objet de la majorité des commentaires et des analyses sur l’action de la Banque Centrale Européenne (BCE) pendant la crise. En s’exprimant ainsi, le président de la BCE cherchait à stabiliser les taux d’intérêt des dettes souveraines et ainsi à limiter les risques de défaut sur les dettes des pays périphériques de la zone euro, ce qui menaçait l’existence même de la monnaie commune. Quelques jours après ce discours, la BCE précise cette orientation de politique monétaire en annonçant un nouvel instrument, l’Outrights Monetary Transactions (OMT), un programme d’achat potentiellement illimité des dettes souveraines sur les marchés secondaires (marchés d’échange de titre). Bien que ce programme n’ait encore jamais été activé, la menace qu’il a fait planer a permis aux États de la zone euro de se financer à moindre coût en décourageant les opérateurs de marchés de spéculer sur une montée des taux d’intérêt des dettes souveraines.

    Cette annonce a provoqué deux types de réaction qui illustrent bien la ligne de crête sur laquelle la BCE a dû se maintenir pendant la crise. D’une part, certains analystes ont estimé que l’intervention de Mario Draghi avait sauvé la zone euro, le Financial Times le nommant même personnalité de l’année. D’autre part, certains économistes et dirigeants allemands comme Otmar Issing ou Jens Weidmann [1] ont durement critiqué le programme OMT car ils estimaient que la BCE dépassait le cadre de son mandat uniquement focalisé sur la stabilité des prix et alimentait des risques d’aléa moral. Ici, l’aléa moral représente les incitations des États à dépenser plus qu’ils ne devraient car les interventions potentielles de la BCE annuleraient la « discipline du marché » qui restreint l’endettement public.

    Le débat public s’est ainsi été focalisé sur l’efficacité des instruments monétaires de la BCE au détriment d’une discussion de fond sur les conséquences politiques des contreparties demandées aux États membres pour ses interventions. Ainsi, comme toutes les mesures antérieures prises par la BCE pour répondre à la crise (sur lesquelles nous reviendrons plus loin), une éventuelle mise en œuvre de l’OMT serait attachée à des conditions spécifiques prenant la forme de mesures de rigueur qui ont pour but de flexibiliser le marché du travail et de réduire le déficit budgétaire par une baisse des dépenses étatiques. Ainsi, la BCE a été un des acteurs majeurs de l’imposition des politiques d’austérité dans les pays de la zone euro en difficulté financière (Grèce, Portugal, Irlande, Italie, Espagne, Chypre). Reformulons ainsi la citation de Mario Draghi en explicitant les conséquences implicites de l’intervention de la BCE : « Dans le cadre de notre mandat, la BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour préserver l’euro, [si vous faites ce que nous vous demandons de faire] ».

    Cette influence sans précédent de la BCE sur la gouvernance économique de la zone euro pose un problème démocratique important : son indépendance du pouvoir politique ne se justifie que par la restriction de ses compétences au champ monétaire. L’incursion de la banque centrale dans le champ économique limite ainsi encore davantage l’impact du vote des citoyens sur la distribution des richesses au sein de l’espace européen. La question politique majeure qui se pose alors à l’observateur de la BCE est la suivante : Dans quelle mesure la BCE est-elle en droit de contraindre les politiques budgétaires et réglementaires — sur lesquelles elle n’a aucun mandat — au nom du bon fonctionnement de la politique monétaire et des objectifs de stabilité financière ?

    Afin de répondre à cette question, il faut d’abord comprendre que la BCE est un acteur politique parmi d’autres, cherchant à défendre et promouvoir ses propres intérêts [2]. Ensuite, il s’agit d’analyser l’impact de la crise de la zone euro sur les rapports de force entre les différents acteurs de l’UEM et par là, la manière dont la BCE a géré les risques provoqués par la crise tout en exploitant les opportunités offertes.

    La BCE, un acteur politique renforcé par la crise

    Alors que les projets de création d’une monnaie unique européenne datent du rapport Werner de 1971, il a fallu attendre le début des années 1990 pour acter la création de la BCE avec la signature du traité de Maastricht et le 1er janvier 1998 pour qu’elle soit opérationnelle. Parmi les facteurs expliquant l’établissement de la première banque centrale supranationale au monde, le rôle joué par les idées économiques a été déterminant.

    D’abord, la création de la BCE s’inscrit dans un mouvement global, qui se déroule depuis les années 1980, de délégation des compétences monétaires à des banques centrales indépendantes. Ensuite, la BCE a été pensée à partir d’un modèle de banque centrale particulier, la Bundesbank, qui était alors la plus puissante en Europe. Afin d’obtenir l’accord des banquiers centraux et des négociateurs allemands sur la création de la monnaie unique, la BCE a donc bénéficié d’un haut niveau d’indépendance corrélé à une focalisation de ses responsabilités sur l’objectif de stabilité de prix. La combinaison de ces deux éléments se comprend ainsi : en échange d’un très faible contrôle exercé par les autorités politiques, la BCE se voit confier des responsabilités restreintes, focalisées sur le contrôle de l’inflation, au détriment d’autres missions traditionnelles des banques centrales comme le soutien à la croissance, le financement des États ou la supervision bancaire.

    Ce qu’il faut retenir ici est que la création et les caractéristiques de la BCE sont d’abord le résultat d’une conjonction paradigmatique particulière à un moment précis de l’histoire de l’intégration européenne. Les agents de la BCE vont alors avoir un intérêt particulier à la protection et à la diffusion de ces idées parmi les autres acteurs de l’UEM. La raison est simple, les éléments idéels qui ont participé à « faire » la BCE peuvent tout aussi bien contribuer à la défaire. Ainsi, les différents présidents de la BCE ont appelé, depuis la création de la monnaie unique, à mener des réformes structurelles destinées à flexibiliser les différents marchés des biens et du travail et à strictement respecter les règles inscrites dans le Pacte de stabilité et de croissance. Il existe aussi des raisons « matérielles » à la défense de ces principes : si les États perdent la confiance des opérateurs de marché et ne peuvent plus se refinancer leur dette auprès de ceux-ci, ils pourraient forcer la banque centrale à racheter directement leurs bons du trésor (monétisation des dettes). Cependant, avant le début de la crise financière, la BCE ne disposait pas de leviers leur permettant d’exercer de pression sur les décideurs politiques de l’UEM en faveur de l’implémentation de ces réformes ; ce moment particulier de reconfiguration des systèmes politiques va changer la donne.

    Les risques et les opportunités provoquées par la crise de la zone euro

    Pendant la crise, la BCE a dû faire face à un paradoxe majeur : elle devait répondre aux risques d’effondrement de la zone euro tout en prenant en compte les tensions engendrées par ses nouveaux instruments monétaires au sein du Conseil des gouverneurs [3].

    À partir de mai 2010, la BCE fait face à la transformation de la crise bancaire en crise souveraine en rachetant les dettes souveraines sur les marchés secondaires afin de stabiliser leurs cours par l’instrument du Securities Market Program (SMP). Cet instrument va lui attirer les critiques des partisans du modèle conservateur de politique monétaire, incarné par la Bundesbank. En effet, par le rachat des dettes souveraines, la BCE franchit une ligne rouge que la banque centrale allemande n’avait jamais dépassée depuis les années 1970 et ravive le tabou de la monétarisation de la dette. Ainsi, en réaction au SMP, deux membres importants du Conseil des gouverneurs de la BCE démissionnent : Axel Weber, alors directeur de la Bundesbank, et Jürgen Stark, représentant de l’orthodoxie monétaire au sein du directoire. Le jour de l’annonce de la démission de ce dernier, l’euro atteint sa plus basse valeur depuis six mois et l’index couvrant 90% de la capitalisation boursière mondiale (FTSE All-world index) chute de 3,07%.

    Afin de faire face à ces tensions, la BCE n’est pas resté inactive : elle a paramétré le SMP de manière à protéger sa réputation originelle, basée sur le modèle de la Bundesbank. Ce paramétrage révèle le caractère politique de l’action de la BCE pendant la crise ; elle ne s’est pas contentée de maintenir les canaux de transmission de sa politique monétaire comme elle l’a prétendu mais elle a aussi cherché à protéger son héritage institutionnel et par là, son autonomie.

    En effet, son utilisation du SMP est restée très limitée, notamment en comparaison avec des programmes similaires des banques centrales américaines et anglaises, ce qui a pu nuire à son efficacité [4]. De plus, la BCE n’a rendu public que le montant hebdomadaire de ses opérations, sans préciser dans le détail la composition des bons du trésor rachetés sur les marchés secondaires. En effet, la BCE a justifié le SMP comme une opération technique destinée à rétablir le bon fonctionnement des canaux de transmission de la politique monétaire ; elle ne pouvait pas dévoiler publiquement que ses achats concernaient exclusivement les bons du trésor des pays en difficulté financière [5] (Grèce, Portugal, Irlande, Espagne, Italie). Cette révélation aurait mis en cause le principe d’unicité de sa politique monétaire (pas de différenciation selon les pays) et aurait suscité des tensions internes encore plus vives.

    Cette protection de sa réputation orthodoxe a alors permis à la BCE d’exploiter la crise financière comme une fenêtre d’opportunité pour étendre son influence sur la gouvernance des politiques économiques des pays de la zone euro. Deux caractéristiques des moments de crise expliquent comment ce glissement des banquiers centraux hors de leur champ de compétences original a été possible.

    D’abord, une crise financière provoque un dérèglement des situations routinières dans un système politique et augmente la valeur de certaines ressources stratégiques détenues par les acteurs. Dans le cas de la BCE, sa position d’interface entre les marchés financiers et les autorités politiques combinée à la mise sous pression des États par les opérateurs de marché va lui permettre de peser sur des décisions sur lesquelles elle ne pouvait pas avoir d’influence en temps normal.

    Ensuite, les périodes de crise sont des événements uniques qui entraînent une montée de l’incertitude chez les dirigeants par rapport à leurs propres grilles de lecture économique et aux solutions à y apporter. Les agents de la BCE ont alors participé au cadrage de la crise financière comme une crise budgétaire et fiscale afin qu’elle puisse étendre son influence au-delà du domaine monétaire, de manière plus décisive qu’auparavant [6].

    L’impact de la BCE sur la gouvernance économique européenne

    Le moyen le plus visible par lequel les agents de la BCE ont étendu leur influence sur la gouvernance économique de la zone euro est son monopole sur les liquidités [7]. En temps normal, les capacités d’intervention des banquiers centraux sur les marchés ne sont qu’un outillage technique mais elles acquièrent une dimension politique particulière en temps de crise. En effet, quand les États et les banques commerciales n’arrivent plus à se refinancer sur les marchés, la BCE peut exercer une pression coercitive sur les dirigeants étatiques qui dépendent de son intervention pour éviter un effondrement de leur système bancaire ou une incapacité à rembourser leurs emprunteurs.

    Cette pression coercitive des banquiers centraux peut s’exercer de manière officielle aussi bien qu’officieuse. D’abord, la BCE a utilisé ses instruments de rachat de titres souverains à destination des pays ayant fait une demande d’aide financière à leurs partenaires de la zone euro (Grèce, Irlande, Portugal, Chypre), conditionnée à la bonne mise en œuvre des réformes demandées en contrepartie. Dans ce cas, le contrôle des réformes demandées est exercé in situ, dans le cadre des missions de la « troïka » en collaboration avec les agents du Fond Monétaire International (FMI) et de la Commission Européenne.

    Ensuite, la BCE a utilisé le SMP de manière davantage officieuse et bilatérale, notamment dans le traitement des tensions sur les dettes italiennes et espagnoles à partir d’août 2011. Dans les deux cas, les dirigeants de la BCE ont envoyé une lettre aux chefs de gouvernements en leur précisant les réformes à mettre en œuvre en contrepartie de l’achat de titres. La divulgation non prévue de la lettre à destination de Silvio Berlusconi par le Corriere Della Serra est en ce sens un document d’archive exceptionnel : les pressions coercitives officieuses à effet immédiat des banques centrales ne sont que très rarement révélées sur l’espace public. La lettre dévoile que la BCE appelle non seulement à réformer des domaines très éloignés de leurs compétences monétaires (libéralisation des services publics, réglementation du marché du travail, système de santé) mais aussi qu’elle précise que ces mesures doivent être adoptées par décret gouvernemental au détriment de la voie parlementaire.

    Le contrôle de ces contreparties politiques et budgétaires par la BCE n’appartient pas seulement à l’ordre du discours. La remise en cause de certaines mesures dans la dernière phase de leur mise en œuvre en octobre 2011 par Silvio Berlusconi a ainsi participé à sa chute en novembre 2011. En effet, le 7 novembre, les taux d’intérêts associés à la dette italienne atteignent des records historiques mais ne provoquent pas l’intervention de la BCE sur les marchés secondaires. Cette retenue, voulue comme une manière de faire respecter la conditionnalité de ses achats, a été un des facteurs ayant provoqué la démission du chef de gouvernement italien le même jour. Dès l’annonce du retrait de Silvio Berlusconi, la BCE réactivait le SMP et rachetait des bons du trésor italien.

    Par ailleurs, afin d’obtenir des liquidités de la part de la BCE lors de leurs opérations de refinancement, les banques commerciales déposent des titres en contreparties. Pendant la crise, la BCE a utilisé son pouvoir de définir quels titres sont acceptés lors de ces opérations pour faire pression sur la gouvernance économique européenne. L’exemple le plus significatif est celui du débat portant sur la possibilité de faire un défaut partiel sur les dettes des pays secourus financièrement. Soulevée par N. Sarkozy et A. Merckel en octobre 2010, cette option avait pour but d’alléger les coûts du remboursement de la dette grecque et des mécanismes d’aide financière supportés par les citoyens et contribuables de la zone euro en opérant une décote sur la valeur des titres détenus par les opérateurs de marchés privés. Étant donné que la BCE possédait elle-même des titres pouvant être soumis à une décote et que cette option mettait en cause la place centrale des marchés dans le fonctionnement des sociétés, elle s’est positionnée très rapidement en défaveur d’un défaut partiel sur la dette grecque. Bien que la BCE ait été le seul acteur refusant cette option, elle a su peser dans les négociations en menaçant de ne plus accepter les bons du trésor grec dans ses opérations de refinancement, ce qui aurait signifié un effondrement immédiat de l’ensemble du secteur bancaire grec et des risques importants de contagion vers les autres pays. Même si le gouvernement grec a effectué une décote importante sur la valeur de ses titres de dette souveraine, la menace de la BCE lui a permis d’obtenir deux concessions importantes : cette option est restée limitée au seul cas grec alors que les dirigeants l’envisageaient pour d’autres pays, et les titres détenus par la BCE ne sont pas concernés par la décote. En d’autres mots, dans l’exercice de leur rôle de préteur en dernier ressort, les banquiers centraux ont exercé une pression unilatérale sur l’ensemble des dirigeants de la zone euro afin de les forcer à respecter la « discipline des marchés », au détriment des coûts sociaux engendrés par le refinancement de la dette auprès des citoyens.

    Au-delà de leur monopole sur les liquidités bancaires, les agents de la BCE ont aussi étendu leur influence au sein des enceintes de l’UEM de manière moins coercitive, par leur expertise sur les questions financières et leur autorité morale sur les représentants étatiques. Lors de mes recherches, j’ai pu effectuer des entretiens avec des agents du Comité Économique et Financier (CEF), une arène cruciale dans la gouvernance de l’UEM qui réunit les conseillers des ministères des finances, ainsi que des agents de la BCE et de la Commission, dont la fonction est de préparer les conseils Ecofin et Européens afférant à la gestion de la crise. Ces entretiens ont révélé que les représentants de la BCE, ici les membres du directoire siégeant au CEF, ont joué un rôle crucial, à la fois dans le timing des décisions prises par les autorités européennes pour répondre à la crise, mais aussi dans le contenu de celles-ci.

    En effet, les représentants étatiques considèrent que les agents de la BCE ont un point de vue de praticien sur les marchés et que leur expertise est plus fiable que les régulateurs nationaux ou que les experts des ministères des finances. Par exemple, J.-C. Trichet a convaincu les chefs d’État de créer le Fonds Européen de Stabilité Financière [8] (FESF) en mai 2010 en les avertissant des risques de contagion de la crise grecque à l’ensemble de la zone euro. Or, du fait de la reconnaissance de cette expertise et de leur indépendance du pouvoir politique, les représentants de la BCE sont perçus par les représentants étatiques comme des acteurs neutres, ne cherchant pas le gain politique, à l’inverse des agents de la Commission Européenne. Par ailleurs, à partir du moment où la crise a été cadrée comme une crise budgétaire et fiscale, les positions passées des représentants de la BCE en faveur de l’orthodoxie budgétaire ont gagné une dimension quasi prophétique et leur ont permis de renforcer leur autorité morale au sein du CEF. La réputation orthodoxe des agents de la BCE leur a notamment permis de gagner la confiance des négociateurs allemands et de les convaincre de participer à la création du FESF, ce que les agents de la Commission ne parvenaient pas à faire. Ils ont ainsi endossé le rôle de créateur d’alliances entre les dirigeants étatiques aux intérêts opposés, rôle que la Commission Delors avait joué lors de la création de l’euro.

    La centralité des représentants de la BCE dans le processus de résolution de crise explique pourquoi ils ont été perçus comme faisant partie des solutions à la crise sans en avoir été une des causes. Cependant, ces perceptions sont contestables ; un rapport de l’OCDE montre notamment que les politiques monétaires passées ont été la principale cause de la formation de bulles immobilières et par là, de la fragilisation des pays touchés par la crise [9]. Par ailleurs, l’image de neutralité associée au statut d’expert est trompeuse : la mobilisation d’arguments experts est une stratégie classique des acteurs ne disposant pas de légitimité électorale pour peser sur la prise de décision.

    Pourtant, l’autorité morale de la BCE et la reconnaissance de son expertise financière ont joué un rôle central dans son acquisition des compétences de supervision financière. Débutée après la chute de Lehman Brothers, la réorganisation du système européen de supervision financière a consacré une place centrale à la BCE qui avait été privée de ces responsabilités à sa création [10]. Ce phénomène s’est d’abord observé lors de la constitution du groupe De Larosière, rassemblant huit personnalités « expertes » — en majeure partie d’anciens banquiers centraux — en charge de proposer des réformes du système européen de supervision financières en amont du processus législatif, puis lors de la création du Comité Européen de Risque Systémique, dont le président est celui de la BCE, et enfin de la création du futur Mécanisme Unique de Supervision qui déléguera la responsabilité finale de la supervision de chaque institution bancaire à la BCE en novembre 2014.

    Les décideurs nationaux et les organes supranationaux avaient des motivations bien différentes pour mettre la BCE au centre de cette réforme. Pour les décideurs nationaux, la reconnaissance de l’expertise financière développée au préalable par la BCE leur permettait d’ « importer » à moindre coût cette caractéristique au sein des nouveaux organes de supervision. Pour la Commission Européenne et le Parlement Européen, l’autorité morale de la BCE envers les États a été la principale raison de leur soutien au transfert ; ils pouvaient ainsi s’assurer que les nouveaux organes supranationaux puissent avoir un impact au niveau national ce qu’une structure ad hoc aurait eu plus de difficultés à accomplir. La BCE a ainsi su jouer sur la diversité des motivations des décideurs et législateurs européens pour étendre progressivement ses compétences de supervision et devenir l’acteur le plus important dans ce domaine en Europe.

    Le docteur Frankenstein et sa créature

    Que retenir de cette analyse politique de l’action de la BCE pendant la crise de la zone euro ? D’abord, les perceptions et les idées des acteurs politiques ont joué un rôle central lors de la prise de décision en temps de crise. Loin de la vision idéalisée des théories de l’intégration européenne qui affirment que la délégation des politiques monétaires est un processus voulu et maîtrisé par les États, l’analyse de la gestion de la crise révèle un processus incertain où le processus de transfert de compétences et le gain d’influence de la BCE dépassent les décideurs politiques. En effet, aucun dirigeant ne pouvait imaginer lors de la création de l’euro que la BCE pourrait un jour forcer la mise en œuvre de réformes socio-économiques au sein de leurs espaces nationaux.

    On peut ainsi interpréter l’évolution institutionnelle et politique de la BCE pendant la crise en se référant à l’ouvrage gothique de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne. Mû par la volonté d’améliorer le monde à travers la science, le docteur Frankenstein donne naissance à une créature, faite de morceaux de tissus humains épars, qui échappe progressivement à son contrôle et bouleverse l’existence de son créateur. De manière similaire, afin de faire face aux crises de change des années 1980 et d’éviter le retour des crises inflationnistes des années 1970, les décideurs européens ont créé la BCE sur le modèle de la Bundesbank en lui octroyant un niveau d’indépendance très élevé. Celle-ci s’est progressivement émancipée de son champ de compétences initial pendant la crise et elle bouleverse aujourd’hui l’organisation socio-économique des pays européens en imposant des politiques d’austérité strictes. Or, la qualité de la démocratie européenne dépend de la capacité d’influence des citoyens sur les choix gouvernementaux. L’intervention d’une banque centrale indépendante imposant des politiques souvent rejetées par les citoyens concernés altère le bon fonctionnement de la démocratie européenne et risque ainsi de nuire au projet d’intégration européenne de manière générale. Dans le cadre du dialogue monétaire avec le Parlement Européen, ce dernier a d’ailleurs invité la BCE à « réaliser une auto-évaluation critique portant sur tous les aspects de son activité », y compris son impact sur la gouvernance économique [11], sans disposer pour autant de leviers de pression sur celle-ci.

    Enfin, le Parlement précise aussi que le gain de compétences de supervision financière devrait être corrélé à un renforcement du contrôle démocratique sur la BCE et de la transparence sur ses activités. En effet, ces nouvelles missions risquent d’accentuer la porosité déjà existante des trajectoires professionnelles entre le milieu des banques centrales et celui des institutions financières privées, ce qui augmente alors les conséquences négatives d’une éventuelle « capture » de la BCE par les intérêts privés financiers. La créature de Maastricht pourrait ainsi, si l’on ne prend pas garde, devenir malgré sa mission un nouveau vecteur des intérêts financiers privés sur l’organisation des sociétés européennes.

    Clément Fontan

    Pour en savoir plus

    Mark Blyth, Austerity : the history of a dangerous idea. Oxford, Oxford University Press, 2013.

    Clément Fontan, « L’art du grand écart : le modèle ordo-libéral de la BCE face à la crise », Gouvernement et Action Publique, en cours de publication, 2014.

    Clément Fontan, « Frankenstein en Europe : l’impact de la BCE sur la gestion de la crise de la zone euro », Politique Européenne, No.42, pp.11-33, 2014

    Frédéric Lebaron, « Quand le gardien du Temple devient le sauveur des marchés financiers »

    Wolfgang Streeck et Amin Schäfer (eds.), Politics in the Age of Austerity, Hoboken, John Wiley & Sons, 2013.

    Source : http://www.laviedesidees.fr/La-BCE-un-probleme-democratique.html ET

    Clément Fontan, « La BCE : un problème démocratique pour l’Europe ? », La Vie des idées, 15 avril 2014. ISSN : 2105-3030. URL : : http://www.laviedesidees.fr/La-BCE-un-probleme-democratique.html

    [1] Issing est un économiste aux positions orthodoxes marquées et ancien membre du directoire de la Bundesbank (1990-1998) et de la BCE (1998-2006). Weidmann est le directeur de la Bundesbank depuis 2011, et à ce titre membre du Conseil des gouverneurs de la BCE.

    [2] En cela, cette approche se rapproche de travaux classiques de science politique, notamment ceux appartenant aux courants néo-institutionnalistes ou du constructivisme stratégique. Les travaux de N. Jabko sur la Commission européenne peuvent notamment être signalés : Nicolas Jabko, L’Europe par le marché, histoire d’une stratégie improbable, Paris, Presses de Sciences-Po, 2009.

    [3] La politique monétaire de la zone euro est gérée par une structure fédérale : le système européen des banques centrales qui réunit l’ensemble des banques centrales nationales et la BCE. Les décisions sont prises au sein du Conseil des gouverneurs, qui réunit les directeurs des banques centrales nationales et les six membres du directoire, l’organe exécutif de la BCE.

    [4] Le but des programmes d’achat de titres est de convaincre les opérateurs de marchés financier de la détermination de la banque centrale à effectuer ses achats afin de décourager toute activité spéculative, voir Paul De Grauwe, « The European Central Bank as Lender of Last Resort in the Governement Bond Markets », CESifo Economic Studies,No. 59 (3), pp. 520-535, 2014.

    [5] La corrélation entre les variations des taux d’intérêts des dettes souveraines et des montants hebdomadaires de titres achetés permet néanmoins aux chercheurs et aux journalistes financiers de déterminer la destination des achats de la BCE.

    [6] Ce cadrage n’avait rien d’évident car les racines de la crise sont davantage à trouver dans la mauvaise gestion du risque des secteurs financier et bancaire privés que dans les dépenses étatiques incontrôlées des États. Sur ce sujet, lire l’explication très convaincante de Mark Blyth, Austerity : the history of a dangerous idea. Oxford, Oxford University Press, 2013.

    [7] La BCE exerce ainsi la fonction traditionnelle des banques centrales de « préteur en dernier ressort », c’est-à-dire d’autorité supérieure aidant au refinancement des établissements bancaires exposés au manque de liquidité sur les marchés monétaires. Par extension, cette notion peut aussi s’appliquer au marché obligataire souverain.

    [8] Le FESF est un mécanisme d’aide financière ad hoc capitalisé à hauteur de 500 milliards d’euros mis en place par les autorités de la zone euro en mai 2010. Il a été remplacé depuis par le Mécanisme Européen de Stabilité. Dans les deux cas, les prêts sont conditionnés à la mise en œuvre de réformes de rigueur.

    [9] Rudiger Ahrend, Boris Cournède, Robert W. Price, Monetary Policy, Market Excesses and Financial Turmoil. oecd Economics Department Working Papers, n° 597, 2008.

    [10] La séparation entre politique monétaire et supervision financière a été effectuée au nom de l’orthodoxie monétaire (tout autre objectif que la stabilité des prix peut nuire à celle-ci). La BCE a essayé de protéger sa réputation orthodoxe en effectuant un cloisonnement essentiellement symbolique entre ces deux activités, notamment lors des interventions du président de la BCE au Parlement Européen.

    [11] La proposition de résolution du Parlement Européen sur le rapport annuel de la BCE est disponible ici.

    http://www.voxnr.com/cc/etranger/EFAlVZklkFuMQoulnJ.shtml

  • GUD PARIS - Syndicat étudiant

  • Encore une église profanée ! Mais Robert Namias continue de ne pas savoir que les profanations sont majoritairement antichrétiennes…

    Nice – L’Eglise de la place Saint-Roch a été profanée dans la nuit de samedi à dimanche. Le vol n’était pas la motivation de ceux qui se sont introduits dans cette église. Les vitres de la sacristie ont volé en éclats, un mur de la salle de catéchisme a été éventré à coups de masse. Trois tabernacles ont été fracturés. Celui qui contenait les hosties consacrées a résisté. “C’est assez miraculeux”, fait remarquer l’économe paroissial aux journalistes qui l’interrogent.

    Une fois de plus, c’est un lieu de culte catholique qui est ainsi profané. Mais pour des journalistes de la trempe de Robert Namias - qui prétend mensongèrement que les profanations concernent majoritairement les synagogues et les cimetières juifs –, l’antichristianisme n’existe pas.

    http://medias-presse.info/encore-une-eglise-profanee-mais-robert-namias-continue-de-ne-pas-savoir-que-les-profanations-sont-majoritairement-antichretiennes/9275

  • Affaire Wauquiez : l’UMP, ou la dictature de la pensée unique !

    Dans un éclair de lucidité, peut-être intéressé, Laurent Wauquiez a publié, ces derniers jours, un intéressant pamphlet sur l’Union européenne

    Je ne suis pas particulièrement proche de Laurent Wauquiez, d’abord parce que ses passages successifs comme ministre dans les gouvernements Fillon n’ont pas permis d’avancées notables. De plus, j’exècre les personnalités de droite qui accolent le mot « social » à leur mouvement afin de se rendre plus respectable aux yeux des élites médiatiques.

    Mais dans un éclair de lucidité, peut-être intéressé, Laurent Wauquiez a publié, ces derniers jours, un intéressant pamphlet sur l’Union européenne. Que n’a-t-il pas fait ? Toute l’intelligentsia que peut compter l’UMP s’est jetée sur lui afin de dénoncer – je cite – « le populisme de ses propositions » — comme si le peuple était une tare —, « de draguer le FN » ou « le protectionnisme, c’est stupide ». Je ne veux pas juger le fond de son livre puisque j’y trouve, pour ma part, à prendre et à laisser. Mais il est choquant de voir que tout débat au sein de ce parti est interdit. Ce que les pontes ont décidé entre eux en haut lieu doit être la ligne directrice et cela sans discussion. Pas de débat, pas de voix dissonante. C’est interdit.

    Pourtant, l’UMP s’enorgueillit d’être un parti démocratique où fleuriraient nombre d’idées. Bien entendu, ce ne sont que des mots. Rien de tout cela n’existe à l’UMP. Je suis bien placé pour le savoir, y ayant consacré 10 ans de ma vie politique comme élu jeune ou moins jeune, ou comme attaché parlementaire à l’Assemblée et au Sénat. L’UMP ment à ses militants très souvent sincères dans leur engagement lorsqu’elle annonce qu’elle gouvernerait différemment de François Hollande.

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  • Cinq mythes sur la Russie actuelle

    « La nouvelle Russie n’est pas plus totalitaire que ne l’est l’Allemagne actuelle depuis la chute d’Hitler. Cela aussi, on ne veut pas l’admettre car on a besoin d’un ennemi pour se réfugier sous le parapluie américain ! »

    Certains de nos contemporains croient vivre dans un siècle de lumières alors que l’obscurantisme continue à faire des ravages. Cet obscurantisme concerne tout particulièrement nos relations avec la Russie.

    L’écrivain Wodzinsky (*) constate : « Nos clefs pour comprendre la Russie rouillent sous l’effet de la nouveauté (…) Nous nous efforçons de déchiffrer la Russie à l’aide de codes périmés de barbarie (asiatique) et de démocratie (européenne) en fabriquant des poncifs stériles (…). La Russie continue à remplir pour l’Europe une fonction archaïque de catharsis, de remède à ses souffrances internes. (…) L’Occident a exporté à l’est ses propres déchets. Peut-être y a-t-il perdu son âme ! »

    Après tout, Hitler est bien un produit de l’Occident (son livre de chevet fut longtemps un livre sur les juifs de Henry Ford, l’industriel américain !). Le marxisme allemand aussi et la Terreur révolutionnaire qu’admirait tant Lénine fut une invention française ! Alors pourquoi diaboliser la Russie comme si elle avait le monopole de l’arriération et du totalitarisme ?

    Les cinq « clés rouillées » que nous utilisons encore sont les idées d’économie de rente, de continuité du totalitarisme, d’effondrement démographique, de persistance du goulag et de l’immoralité.

    Le premier mythe est celui de l’économie de rente

    La Russie serait, selon la formule absurde de Kissinger, la Haute Volta équipée d’un armement atomique. Aujourd’hui, on dit plutôt, à l’instar d’Alain Juppé : la Russie est une économie de rente dont le socle est la production de gaz et de pétrole. Renseignements pris, le gaz et le pétrole représentent 10% du PNB russe ! Il faut comparer cela avec les 41% du Pib en Arabie Saoudite : là, on a vraiment une économie de « rente » !

    D’après la direction générale du Trésor, l’agriculture représente 5% du PIB (3e exportateur mondial de blé), le secteur secondaire (industrie) représente 28% du PIB ; la production de matières premières, dont le pétrole et le gaz, représente 10% du PNB, mais 70% des exportations. Le secteur tertiaire (finances, communications, distribution) représente 66% de l’économie. Selon ces critères donnés par notre propre ministère des Finances, la Russie est bien un pays développé !

    Un bon indicateur de l’activité économique est aussi la production d’électricité où la Russie est, en 2012, troisième ex aequo avec le Japon, derrière la Chine et les Etats-Unis (860 milliards de kWh contre 461 pour la France). La Russie contrôle un tiers du commerce mondial des constructions de centrales nucléaires. Elle a le monopole de l’envoi d’êtres humains dans la station spatiale orbitale grâce à ses fusées Soyouz que la France utilise en Guyane. La Russie possède plus de têtes nucléaires que les USA et la deuxième marine de combat du monde. Selon le magazine 01Business, la Russie reste une grande puissance technologique : même en informatique, le moteur de recherche Yandex a devancé historiquement Google et Kaspersky reste numéro 1 de l’antivirus informatique. Mais on veut ignorer tout cela. On veut à toute force que la Russie soit sous-développée et moins « intelligente » que l’Occident. On va donc inventer un mythe : faire passer la Russie pour une économie de rente pétrolière, comme le sont l’Arabie Saoudite ou le Qatar !

    Le deuxième mythe est celui de la continuité du totalitarisme depuis 1000 ans

    Le régime tsariste n’était certainement pas un régime totalitaire. L’histoire témoigne qu’il a beaucoup plus respecté les indigènes de Sibérie que ne l’ont fait les Etats-Unis avec les Amérindiens parqués dans des réserves. Il a connu le servage, c’est vrai, mais non l’esclavage fondé sur la race, à la différence des Etats-Unis. L’église était un contre-pouvoir important. Assimiler le pouvoir tsariste à celui des nomades mongols n’est pas sérieux. La Russie a même connu des expériences de démocratie directe comme en Suisse : Républiques de Novgorod et de Pskov au Moyen Age, démocratie « cosaque » dans le sud-est. Certes, le tsarisme était formellement une autocratie. Mais, en réalité, la société russe vivait aussi des contre-pouvoirs que formaient ses traditions et le tsar ne pouvait ni les ignorer, ni les déraciner : aurait-il pu détruire l’orthodoxie, la famille, l’autorité des grands-mères sur la jeunesse ? Non ! Ce n’était d’ailleurs nullement son projet. Et les bolcheviks, malgré leur violence, ont aussi échoué à étouffer les traditions : comme De Gaulle l’avait prophétisé à l’encontre de tant de « soviétologues » incapables, « la Russie boira le communisme comme le buvard boit l’encre ! »

    Le totalitarisme est venu de l’Occident : la matrice initiale a été le pouvoir de la Terreur jacobine sous Robespierre admirée par Marx et Lénine. Le marxisme est une invention occidentale comme Lénine l’a souligné à juste titre dans son livre L’Etat et la Révolution : une synthèse d’économie anglaise (Ricardo), d’idéologie politique française socialiste et de philosophie allemande (Hegel et Feuerbach). L’URSS a été une rupture avec la Russie traditionnelle, comme le IIIe Reich en Allemagne avec l’Empire allemand.

    La nouvelle Russie n’est pas plus totalitaire que ne l’est l’Allemagne actuelle depuis la chute d’Hitler. Cela aussi, on ne veut pas l’admettre car on a besoin d’un ennemi pour se réfugier sous le parapluie américain ! L’Europe officielle ne veut pas devenir adulte ! Il faut donc construire un mythe d’un ennemi éternel : la Russie !

    Le troisième mythe est celui de l’effondrement démographique

    Certes, cet effondrement a eu lieu après la chute de l’Union soviétique et la démoralisation importée de l’Occident pendant les années Eltsine. Mais les chiffres montrent un redressement très net : la population augmente depuis 2009 ; depuis 2012, le taux de natalité a rattrapé le taux de mortalité (13,3 pour mille habitants) et le taux de fécondité qui fut au plus bas en 1999 (1,17) n’a cessé de remonter pour atteindre 1,69 en 2012 ; le nombre d’avortements par femme est tombé de 3,4 en 1990 à 1,2 en 2006. L’espérance de vie masculine a augmenté de 4 ans entre 2005 et 2010 (69 ans aujourd’hui).

    La Russie pratique une politique familiale exemplaire tout en contemplant le suicide démographique de l’Occident. Chaque famille touche à la naissance d’un enfant une prime d’environ 7000 euros. Les incitations financières sont complétées par une revalorisation du mariage, de la fidélité et de la natalité, avec la création d’une fête annuelle d’Etat pour décorer les couples méritants. Pendant ce temps, l’Occident prône l’idéologie du « childfree » (libre d’enfants) ; le mot est choisi à dessein : on ne dit pas « childless » (sans enfants), ce qui serait neutre ; la liberté, c’est l’absence d’enfants ! On est fort loin des valeurs de la charité chrétienne. Si l’on ajoute à cela l’affirmation de l’égalité en valeur du couple volontairement stérile et du couple hétérosexuel fécond, et si l’on prend en compte la volonté de favoriser l’euthanasie des malades incurables, comme sous le IIIe Reich, on a du mal à ne pas croire le pape Jean-Paul II lorsqu’il dénonçait la montée d’une culture de mort en Occident ! La Russie, comme l’a dit le président Poutine ou le patriarche Cyril, voit cette évolution avec inquiétude et prend le « parti de la vie » ! Qui s’en plaindra ?

    Le quatrième mythe est celui du « goulag » persistant

    Le goulag soviétique n’existe plus. Contrairement aux idées reçues, il n’y a que 800.000 prisonniers en Russie contre 2,5 millions aux Etats-Unis : le taux d’incarcération américain est de 714 prisonniers pour 100.000 personnes (2007) contre 532 en Russie. Les Etats-Unis ne respectent pas la suppression de la peine de mort votée par le Conseil de l’Europe (Texas : 500 exécutions depuis 1976, 39 exécutions pour tous les USA pour la seule année 2013) : que dirait-on si c’était la Russie ? Ce serait le scandale médiatique assuré !

    Soit dit en passant, la tsarine Elisabeth avait aboli de facto cette peine et Anatole Leroy-Beaulieu disait, dans son Empire des Tsars et les Russes, que la Russie était la première du monde par la douceur de son code pénal (due à l’influence de l’Eglise orthodoxe). Les USA, grands donneurs de leçons de morale et de droit, ne respectent aucun des droits de la défense à Guantanamo : que dirait-on si cette prison était russe ?

    Le goulag est aussi une importation de l’Occident : les Anglais ont inventé les camps de concentration en Afrique du Sud et Lénine a voulu copier la Terreur de Robespierre. On a exporté cet enfer répressif vers la Russie et, peut-être pour nous disculper, on l’accuse d’avoir généralisé ce système dont la victime numéro un a été le peuple russe lui-même !

    Le cinquième mythe est celui de l’immoralité foncière de la Russie

    C’est un conflit vieux comme l’histoire qui remonte à la mise à sac par les Croisés de Constantinople lors de la quatrième croisade en 1204 (contre la volonté du pape de l’époque, doit-on préciser). L’hostilité aux Byzantins est devenue l’hostilité à l’égard de la Russie. L’antislavisme de l’Occident ressemble beaucoup à l’antisémitisme. Les Russes seraient « génétiquement » cruels, voleurs, malhonnêtes et inaptes à la liberté. L’Occident fait le silence sur ses propres turpitudes, guerres de religion (Guerre de trente ans où le tiers de la population allemande disparaît), Inquisition, Terreur de la Révolution française, génocide de la Vendée décidé officiellement par la Convention (décret Barrère), première et deuxième guerre mondiale : tout cela est-il de la faute des Russes ?

    Les statistiques de criminalité ne sont pas toujours favorables à l’Occident. Par exemple, si l’on prend le marché de la drogue, les Etats-Unis et l’Australie sont bien plus atteints que la Russie pour le cannabis, l’ecstasy ou la cocaïne.

    Mais au-delà de ce genre de comptabilité, on peut se poser la question de savoir si l’état moral général des Russes est meilleur ou non que celui des Occidentaux. Depuis les années 1960 (mai-68 en France), la situation des valeurs s’est dégradée : résultat, en France le nombre des crimes et délits est passé de 1,5 à 4,5 millions par an : est-ce un bon signe ?

    Dostoïevski nous donnera le mot de la fin : le starets Zossime (starets : saint homme issu du peuple) déclare que la liberté sans discipline intérieure en Occident consiste à multiplier ses besoins sans limites ; les hommes deviennent dépendants des objets et matérialistes. L’égalité sans amour conduit à l’envie, à la jalousie et au meurtre. La fraternité sans racines est un verbiage : on constate en fait l’isolement croissant des hommes. Face à ce désert spirituel, la Russie offre l’exemple d’un christianisme vivant qui peut s’associer au christianisme occidental pour défendre les valeurs de notre civilisation commune.

    Nous Européens avons tout intérêt à nous associer à la Russie : l’intérêt économique est évident, l’intérêt politique aussi pour ne pas devenir une simple colonie de la superpuissance du moment, l’intérêt humain est de sauver les valeurs familiales face à la culture de mort et l’intérêt spirituel est de renouer avec les valeurs bimillénaires du christianisme et de l’antiquité classique. C’est une voie plus sûre que celle fondée sur le mépris de l’autre, le Russe en l’occurrence, qui empêche l’Europe d’être unie alors que le Rideau de fer est tombé depuis longtemps !

    Ivan Blot, 24/04/2014

    (*) Wodzinsky, Transe, Dostoïevsky, Russie, ou la philosophie à la hache, L’Age d’homme, 2014 (p. 18).

    http://www.polemia.com/cinq-mythes-sur-la-russie-actuelle/