Les critiques internes contre Mario Draghi, révélées par Reuters, visent moins le style de l’Italien que sa politique. Et la Bundesbank pourrait bien jouer la politique du pire.
La BCE est donc devenue une poudrière. Selon une information publiée mardi 4 novembre par Reuters, « des sources internes » à l’institution de Francfort contesteraient le mode de direction et l’individualisme de Mario Draghi. En cause principalement, l’évaluation du « gonflement » du bilan visé de la BCE. Contrairement aux engagements pris en interne, Mario Draghi a indiqué un objectif : revenir à une taille du bilan proche de celle de début 2012, ce qui laissait penser que la BCE chercherait à ajouter environ 1.000 milliards d’euros à son bilan.
Autrement dit, le président aurait indirectement donné un objectif chiffré, « exactement ce que nous voulions éviter », indique la source de Reuters. Plus généralement, cette source semble se plaindre d’une gestion « individualiste » de Mario Draghi qui prendrait des initiatives sans consulter en interne, sans même informer les six membres du directoire de la BCE.
La Buba vent debout
Disons-le immédiatement : cette « information » de Reuters est une offensive violente contre le président de la BCE et il convient d’en rechercher la cause. Depuis quelques mois, la Bundesbank a repris ses attaques, un temps stoppées, contre la BCE. La banque centrale allemande s’est ainsi ouvertement opposée aux mesures prises par Mario Draghi en septembre, notamment la politique d’expansion du bilan par des rachats de crédits titrisés.
Le président de la Buba, Jens Weidmann, ne manque aucune occasion de dire tout le mal qu’il pense d’un éventuel assouplissement quantitatif (Quantitative Easing ou QE), autrement dit l’achat massif de titres par la BCE sans « stérilisation » (rachats de titres pour un montant équivalent).
Le cauchemar des Allemands
Il est vrai que le QE, qui est de la création monétaire pure, est un cauchemar pour les économistes allemands qui y voient un tremplin vers l’hyperinflation. Plus concrètement, la Buba et plusieurs économistes allemands redoutent également les effets de ce QE sur le marché immobilier allemand qui s’est déjà beaucoup tendu et qui pourrait se muer en bulle. Par ailleurs, l’établissement d’un taux de dépôt négatif a beaucoup ému en Allemagne.
Toutes les institutions financières sont, depuis juin, vent debout contre cette décision. La Buba a mis en garde récemment contre le risque que ce taux négatif faisait porter à la « culture de l’épargne » allemande. Face à une opinion publique déchaînée, Buba et gouvernement fédéral ne peuvent qu’aller dans le sens du vent allemand, contre la BCE.
Enfin, un QE impliquant des titres souverains européens – qui n’est pas officiellement à l’ordre du jour mais qui a été évoqué par certains membres du directoire de la BCE – représenterait pour les Allemands une « socialisation » de fait des dettes européennes dont ils ne veulent pas. La Buba, en accord avec le gouvernement allemand sur ce point, est donc depuis l’été vent debout contre la politique de Mario Draghi.
Draghi vs Merkel
Du reste, l’observateur avisé n’aura pas manqué de souligner combien Mario Draghi n’a cessé de viser, depuis son fameux discours de Jackson Hole, fin août, l’inertie du gouvernement allemand. Le QE souverain représentait alors pour lui une sorte de moyen de pression : si l’Allemagne ne voulait pas de cette « arme atomique », il lui fallait organiser une relance européenne. Mais sans doute le président de la BCE a-t-il sous-estimé l’influence allemande au sein de sa propre institution.
Dans l’esprit de Mario Draghi, et comme il l’a souligné à plusieurs reprises depuis Jackson Hole, la banque centrale a, dans la zone euro, atteint les limites de ce qu’elle pouvait faire. Pour redresser des anticipations d’inflation qui s’affaissent inexorablement, il faut accompagner la politique expansionniste de la BCE d’une politique budgétaire expansionniste des pays qui le peuvent, principalement l’Allemagne.
Deux loups dans la bergerie de la BCE
Or, pour mener cette stratégie, Mario Draghi ne peut compter sur la Buba. Selon le magazine allemand Focus, la communication entre lui et Jens Weidmann est « quasiment impossible. »
Mais cette impossibilité de discuter pourrait bien aussi prendre place au sein même du directoire. Deux de ses membres sont en effet des « faucons » avérés : le Luxembourgeois Yves Mersch, et l’Allemande Sabine Lautenschläger. Ces deux membres du directoire doivent leur nomination à l’action d’Angela Merkel.
La candidature d’Yves Mersch, en 2012, avait été rejetée par le Parlement européen, mais imposée au Conseil par la volonté de la chancelière. Quant à Sabine Lautenschläger, elle a été nommée directement par Angela Merkel suite aux élections allemandes de 2013. La chancelière avait alors obtenu la démission de Jörg Asmussen, un social-démocrate proche de Mario Draghi, nommé à un poste subalterne au ministère fédéral du Travail, et elle l’avait remplacé par cette proche de Jens Weidmann. C’était mettre le loup dans la bergerie.
Guerre interne
Mario Draghi a donc bien des raisons de se méfier de certains de ses camarades du directoire avec lequel il semble évident qu’il est en conflit. Une preuve suffira à s’en convaincre. Fin septembre, Benoît Coeuré, le membre français du directoire qui, lui, semble proche de Mario Draghi, a publié une tribune dans Les Echos et la Berliner Zeitung pour reprendre les arguments de Jackson Hole et réclamer explicitement une action allemande.
Or, cette tribune a été cosignée par… Jörg Asmussen ! Un vrai défi lancé au nez et à la barbe de Sabine Lautenschläger et Jens Weidmann. Et une preuve que Mario Draghi n’a qu’une confiance limitée dans certains de ses collègues.
La nostalgie de Jean-Claude Trichet
Un autre fait est significatif : celui que les « sources » de Reuters regrettent avec beaucoup d’insistance, Jean-Claude Trichet, qui se montrait plus à l’écoute et qui cherchait davantage le « consensus. » En réalité, le Français était surtout à l’écoute des préoccupations allemandes, et sa prudence, qui a fait perdre un temps précieux à la BCE de 2007 à 2011, ne visait qu’à rassurer les Allemands sur son orthodoxie.
On se souvient notamment des deux célèbres hausses des taux décidées par Jean-Claude Trichet : en juillet 2008, deux mois avant la faillite de Lehman Brothers et, trois ans plus tard, en juillet 2011, en pleine crise de la dette souveraine. Ce qui est regretté chez Jean-Claude Trichet par les « sources » de Reuters, ce n’est pas la gestion du Français, c’est bien sa discipline monétaire.
Offensive contre la politique de Mario Draghi
On l’aura compris : derrière les accusations de tyrannie interne, c’est bien la politique de Mario Draghi qui est visée. L’offensive vient évidemment d’Allemagne et est une réponse au « chantage » du président de la BCE vis-à-vis de Berlin. Il s’agit évidemment de l’affaiblir et de faire douter les marchés de l’unité de la BCE, et donc de la capacité d’action de cette dernière.
Mais ce jeu est excessivement dangereux. La BCE, depuis l’arrivée de Mario Draghi en novembre 2011, s’est montrée la seule institution européenne capable d’agir. C’est elle qui a apaisé la crise de la dette souveraine en juillet 2012, et c’est elle qui, depuis octobre dernier, tente d’agir – comme elle le peut, sans doute trop peu et trop lentement – pour éviter une rechute de l’économie de la zone euro où les politiques menées depuis 2010 la conduisent inexorablement. L’affaiblir, c’est encore affaiblir la zone euro et lui ôter une chance de continuer à jouer les contrepoids.
Négatif pour la zone euro
Encore une fois, l’Allemagne joue ici un rôle négatif au niveau européen. Pour prouver sa détermination à sauver la « culture de la stabilité » aux épargnants qui craignent les taux négatifs et à la presse qui craint l’hyperinflation, la Buba s’attaque à la seule institution de la zone euro qui s’est montrée efficace. Tout ceci en accord avec un gouvernement fédéral plus que jamais obsédé par son « schwarze Null », l’équilibre de son budget en 2015.
Face au constat lucide de Mario Draghi à Jackson Hole, la Buba et le gouvernement allemand ont répondu par une contre-offensive dont la conséquence pourrait être l’inertie future de la BCE. Mario Draghi n’est certes pas en position de démissionner comme le soupçonnent certains, mais peut-il tenir longtemps dans un environnement hostile ?
Lors de sa conférence de presse d’octobre, il s’était déjà montré nettement moins offensif sur son exigence d’action budgétaire des Etats. Pour calmer le jeu, il pourrait se contenter durablement des mesures prises jusqu’ici, qui sont notoirement insuffisantes puisque les anticipations d’inflation ne cessent de baisser. Le grand perdant en serait la zone euro. Mais il semblerait qu’il ne s’agisse pas là de la priorité de la Buba et de Berlin.
La Tribune
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