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  • Michel Janva : « La droite respecte la loi naturelle, tandis que la gauche veut construire elle-même la loi »

    Michel Janva a co-fondé sur Internet le Salon beige, blog d'actualité tenu par des catholiques engagés dans la défense de la vie, de la famille et des valeurs traditionnelles.

    Monde et Vie : Michel Janva, pensez-vous que les notions de droite et de gauche aient encore un sens aujourd'hui ?

    Michel Janva : Il n'existe plus vraiment de différences entre la droite et la gauche, pas plus en matière sociale qu'économique, ni sur aucun autre plan. Les débats parlementaires, à l'Assemblée nationale, se résument à des joutes partisanes, sans débats d'idées. Certes, on parle toujours de gauche et de droite dans les espaces médiatique et politique, mais ce clivage me semble factice.

    Toutefois, au-delà des partis politiques représentés au Parlement, existe-t-il une différence ontologique entre deux familles d'esprit, l'une de droite, l'autre de gauche, ou bien les repères ont-ils tellement bougé que la pensée politique en France se reconstitue d'une manière totalement différente ? Quelle approche en avez-vous au Salon beige ? 

    Au Salon beige, nous évitons de nous définir selon ces critères de droite et de gauche, sans signification réelle, pour leur préférer de vraies oppositions, entre le bien et le mal, le juste et l'injuste, le vrai et le faux... Nous considérons qu'il existe une vérité qui nous dépasse et une loi naturelle qui doit être respectée. Si l'on recherche une différence ontologique entre la vraie droite et la gauche, l'on peut dire que la première respecte en partie la loi naturelle - au moins les corps intermédiaires, donc les libertés individuelles; tandis que la seconde veut toujours s'en détacher, pour construire elle-même la loi. Certains penseurs distinguent encore une gauche plus portée vers l'égalité, la justice et la solidarité, d'une droite plus tournée vers la dignité de la personne, la responsabilité et la liberté d'agir; mais ces différences-là ont aujourd'hui disparu de l'actualité et de la vie réelle.

    La gauche n'a-t-elle pas gagné en assurant le triomphe de l'Utopie, qui, selon elle, fait avancer le monde ?

    La première victoire de la gauche, c'est de s'être elle-même désignée comme le Bien, et d'avoir qualifié tout ce qui est à droite comme le Mal. En dépit des fortes résistances qui s'expriment aujourd'hui, ce complexe politique et médiatique subsiste, ce qui explique que les hommes dits « de droite » se justifient de cette étiquette, se déclarent quand même un peu de gauche et finalement, arrivés aux commandes de l'État, acceptent et avalisent tout ce qu'a fait la gauche avant eux. Voilà quarante ans que la droite politique subit ce clivage créé par la gauche et adopte le vocabulaire de la subversion. Tant qu'elle ne se libérera pas de l'idée qui la conduit à se penser elle-même comme le camp des méchants et à croire que la gauche incarne le Bien et la morale, elle passera son temps à se justifier et à reculer. Elle continuera à avoir des réactions épidermiques quand la gauche sera au pouvoir, mais une fois revenue aux affaires, elle ne fera rien. Elle reste d'ailleurs complètement engluée dans ce piège tendu par ses adversaires lorsqu'elle refuse toute entente avec le Front national, ce qui la condamne à l'échec.

    Vous parliez à l'instant du « vocabulaire, de la subversion » : la droite n'a-t-elle pas d'abord perdu la bataille sémantique ?

    La gauche, en effet, travaille beaucoup le champ lexical. Ainsi, les termes d'égalité, de discrimination, ou de droits de l'homme, sont devenus des tabous derrière lesquels on met ce que l'on veut : l'avortement, l'affaiblissement et la dénaturation du mariage, etc. Nous ne pourrons pas nous défendre si nous ne nous réapproprions pas notre propre vocabulaire.

    Par ailleurs, la Manif pour tous et le mouvement qui est né depuis deux ans de la contestation de la loi Taubira ont intelligemment refusé de rentrer dans le jeu de la gauche consistant à prétendre qu'ils étaient hostiles à l'égalité. Ils ont au contraire retourné l'arme contre leurs adversaires en exigeant l'égalité entre tous les enfants, c'est-à-dire leur droit d'avoir tous un papa et une maman.

    Au premier rang de la résistance, le Salon beige a vite connu le succès. Les gens sont venus sur votre site spontanément Comment expliquez-vous cette adhésion ? 

    Ce phénomène a correspondu à la conjonction d'une attente dans le domaine des idées et de l'arrivée d'Internet. Lorsque lé Salon beige a été créé, voilà dix ans, il a répondu au besoin, éprouvé par de nombreuses personnes, de disposer d'un blog décryptant l'actualité quotidienne et pluriquotidienne sur le Net, en décalage avec le relativisme ambiant. À droite, une multitude de blogs se sont créés, comme Fdesouche ou Novopress, qui ont tous leurs qualités et leurs défauts, mais ne se concurrencent pas. Au contraire, la gauche monopolise les gros médias, radios, télés et presse quotidienne, clairement acquis à ses idées - y compris les titres dits « de droite », malgré leur actuelle « droitisation », probablement circonstancielle. Mais, peut-être pour cette raison et parce qu'elle contrôle le journal télévisé de 20 heures, qui est une arme terrible en raison de la force de l'image et que regardent chaque soir 20 millions de Français, elle a négligé Internet. Or, Internet se développe - et se développe contre elle ; c'est pourquoi elle multiplie les tentatives pour le museler par le biais de lois sur le numérique ou sur le terrorisme, ce qui est toutefois très difficile à réaliser techniquement, puisqu'un blog hébergé à l'étranger peut être lu en France.

    La gauche a plus d'un tour dans son sac, maispour l'instant elle ne parvient pas à nous clouerle bec.

    Propos recueillis par Eric Letty monde&vie octobre 2014

  • Traité transatlantique : c’est plus grave encore que ce qu’on pensait

    Secrets and lies, c’est le titre d’un admirable film de Mike Leigh. Secrets et mensonges, c’est aussi la pratique constante des responsables européens et de la plupart de nos dirigeants en France lorsqu’ils évoquent leur projet de Traité transatlantique ou Tafta.

    On savait déjà bien des choses sur les méga-risques liés à ce méga-traité négocié dans l’opacité la plus totale. Je les avais explicitées notamment dans ce billet d’avril dernier : Le grand marché transatlantique en deux pages.

    Le secret favorise le mensonge et le mensonge a besoin du secret. Mais peu à peu, nous aussi nous découvrons le pot aux roses. Et il s’avère pire que ce que j’écrivais il y a six mois. Je m’appuie en partie sur un texte de Raoul-Marc Jennar de septembre 2014 dont le titre est : « Le GMT/TAFTA : pas amendable ! ». Je commence par quelques-uns des mensonges, avant d’en venir au pire.

     

    Mensonges : Des exemples parmi d’autres

    On nous a dit par exemple que, grâce à l’intervention française, la défense et la culture ont été exclues du champ de la négociation. Pour la défense, l’argument est stupide : en vertu de l’article 20 du GATT, les industries d’armement et les questions de défense sont exclues du champ d’application de TOUT TRAITE DE CE TYPE, ce qui est rappelé à l’article 12 du mandat de négociation. La France n’y est pour rien.

    S’agissant de « la culture », seul l’audiovisuel (art. 21 du mandat) est exclu, et seulement provisoirement car l’article 42 permet à la Commission D’INTRODUIRE ULTERIEUREMENT DEVANT LE CONSEIL DES MINISTRES TOUT SUJET N’AYANT PAS FAIT L’OBJET DU MANDAT ! Quant aux théâtres, opéras, bibliothèques, musées, archives… ils tombent bien sous le coup du mandat actuel.

    On nous dit : « il n’est pas question d’appliquer les normes environnementales ou agricoles américaines en France ». Mais le mandat de négociation exige (art. 25) que « les mesures de chaque côté se fondent sur la science et sur les normes internationales d’évaluation scientifique des risques ». C’est précisément l’argument américain : il faut des preuves scientifiques (et surtout pas cet horrible principe de précaution) pour imposer des interdictions en matière sanitaire ou phytosanitaire. Or, les dirigeants américains considèrent qu’il n’y a pas de justification scientifique pour interdire les OGM, le bœuf aux hormones, le poulet chloré, le porc à la ractopamine…

    Nos élus nous ont dit : « nous exercerons notre devoir de vigilance et notre pouvoir d’influence tout au long des négociations ». Or, les Parlements nationaux sont exclus de toute information ou association à la négociation ! Et la Commission européenne informe avec réticence et parcimonie un nombre limité de parlementaires européens.

    C’est pire que ce qu’on croyait

    On observe à gauche la tendance suivante : si nous parvenons à bloquer ce qu’il y a de plus indéfendable, nous pourrions signer un accord amendé, réduit et acceptable. Ils pensent principalement à cet abcès de fixation en effet purulent qu’est le mécanisme privé de « règlement des différends », lequel, selon le mandat de négociation, se substituerait aux juridictions officielles pour juger d’un conflit entre firmes privées et pouvoirs publics. Ils pensent aussi aux services publics ou à la préservation de certaines normes sociales, environnementales, sanitaires et techniques en vigueur en France ou en Europe. Ils constatent que, déjà, la question du règlement des différends semble devoir être refusée par l’Allemagne voire par de nombreux élus étatsuniens et qu’elle a donc du plomb dans l’aile.

    Pourtant, je crois sincèrement, comme Raoul-Marc Jennar, que, s’agissant de ce traité, entrer dans la voie des amendements, c’est tomber dans un piège. Un piège fort bien représenté par les articles 43 et 45 du mandat européen de négociation (j’y ajoute l’article 42, que j’ai cité plus haut).

    Car avant le mécanisme de règlement des différends figurant à l’article 45, les rédacteurs ont prévu le piège de l’article 43 que voici : « L’Accord mettra en place UNE STRUCTURE INSTITUTIONNELLE en vue de garantir un suivi efficace des engagements découlant de l’Accord ainsi que pour promouvoir la réalisation progressive de la compatibilité des régimes réglementaires ». Jennar en propose l’interprétation suivante, que je crois réaliste dans l’état actuel des informations disponibles :

    « Cette « structure institutionnelle » qui chapeautera donc les deux entités (UE et Etats-Unis) pour veiller au respect du traité, aura également pour tâche de « promouvoir la réalisation progressive de la compatibilité des régimes réglementaires ».

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  • Le Bon Coin : les transactions entre particuliers bientôt taxées par l’Etat ?

    Le Bon Coin ferait perdre plusieurs centaines de millions d’euros de recettes à l’Etat, car aucune TVA ne s’applique à ses transactions.

    C’est dans une question écrite adressée au gouvernement hier que le député socialiste Jacques Cresta s’est interrogé sur le manque à gagner pour l’Etat au sujet du site Le Bon Coin. Une semaine plus tôt, une autre élue s’était posée la même question, comme l’indique France TV Info.

    Le député indique que près de 312 millions d’euros seraient perdus en recettes fiscales tous les ans à cause au site de petites annonces. La raison ? Les transactions entre particuliers ne sont pas frappés de la TVA. Le Trésor Public voit une taxe providentielle lui échapper lors des ventes par petites annonces.

    Le Bon Coin peut-être bientôt soumis à de nouvelles réglementations

    Comme l’indique le site d’information, les élus regrettent également une concurrence déloyale mise en oeuvre par les sites de mises en ligne gratuite de petites annonces immobilières, comme peut le faire Le Bon Coin. De son côté, le site Next Impact, qui s’est posé la question, pense que l’évaluation faite par les membres de l’Assemblée Nationale est inexacte.

    Toutes les annonces ne se concluent en effet pas sur une vente, et il existe une multitude de biens proposés à la vente, du livre à 1 euro à la maison à plus de 500 000 euros. Cependant, Le Bon Coin ne devrait pas échapper à l’application de nouvelles réglementations, demandées par les élus, pour tirer profit de la « professionnalisation » de l’activité de vente par certains particuliers.

    Source

    http://www.contre-info.com/

  • Sécu : quand on est tout seul, on est toujours le meilleur

    L’article de Christophe Servan sur les Français qui quittent la Sécurité sociale mérite de larges commentaires.

    1) Ils ne seraient que 472 selon les chiffres de cet organisme ; mais pour le fréquenter professionnellement depuis des décennies, je suis bien placé pour savoir qu’il est aussi expert en manipulation de chiffres que le ministère de l’Intérieur pour la Manif pour tous, par exemple…

    2) Les contestataires ne sont pas « farouchement pro-européens et partisans d’un libéralisme extrême », mais simplement des gens désireux de jouir d’une liberté reconnue dans la majorité des pays civilisés, et tirer des textes européens le peu qu’ils ont de bon.

    3) La controverse n’est nullement tranchée, et « l’obligation de s’affilier » n’est contestée par personne, pas plus que celle d’assurer sa voiture…

    4) Conséquemment, il n’est nullement « normal dans un État de droit » d’engager contre eux des poursuites judiciaires, d’autant que les tribunaux des affaires de Sécurité sociale sont évidemment juges et parties. Curieusement, on vient de voter le durcissement de la loi punissant ceux qui inciteraient à l’évasion, alors que la loi ancienne n’a jamais été appliquée à personne.

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  • Entretien avec Jean Haudry

     Professeur à l'Université Lyon III, vous dirigez l'Institut d'Études Indo-européennes. Pouvez-vous nous dire en quelques mots qui étaient les Indo-Européens ?

    Bien que je ne dirige plus l'Institut (mon ami Allard m'a remplacé dans cette fonction), je continue à me consacrer aux études indo-européennes. Les Indo-Européens ne peuvent se définir, dans un premier temps, que comme “locuteurs de l'indo-européen reconstruit”, comme des indo-européanophones comme il existe des “francophones”, etc. C'est seulement dans un deuxième temps, à partir de la reconstruction (fondée en grande partie sur celle de la langue) de la civilisation matérielle et de la culture, en particulier de la “tradition indo-européenne” qu'on peut parler de “peuple indo-européen”, et chercher à le situer dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire par rapport aux sites archéologiques actuellement connus.

    Peut-on parler d'unité des Indo-Européens ? À quand remonte celle-ci ? Comment s'est formée la communauté primitive ?

    On peut sans aucun doute parler d'une “période commune” de l'Indo-Européen et donc de ses locuteurs les Indo-Européens ; sinon, la notion même d'indo-européen, langue commune dont sont issues les langues indo-européennes par un processus de dialectalisation, serait vide de sens. Cette période commune se situe au Néolithique et se termine avec ce que certains préhistoriens nomment “l'âge du cuivre” : le nom du “cuivre” (*áyes-) figure en effet dans le vocabulaire reconstruit, tandis qu'on n'y trouve ni le nom du bronze, ni celui du fer. La localisation la plus probable du dernier habitat commun est le site dit des “Kourganes”, en Ukraine, aux Ve et IVe millénaires. Quant à la formation de l'ethnie, je persiste à croire, après E. Krause, Tilak, et quelques autres, qu'elle s'est effectuée dans les régions circumpolaires arctiques. Mais, en l'absence de confirmation archéologique, ce n'est là qu'une hypothèse, et qui ne fait pas, tant s'en faut, l'unanimité.

    Existe-t-il un type physique spécifiquement indo-européen ?

    La réponse à cette question ne peut être que “statistique” : aucune langue n'est liée par nature et définitivement à une ethnie ou à une race. Mais de même que la grande majorité des locuteurs des langues bantu sont de race noire, et que la grande majorité des locuteurs du Japonais sont de race jaune, on peut affirmer sans risquer de se tromper que la grande majorité des locuteurs de l'indo-européen étaient de race blanche. On peut même préciser, en se fondant sur la tradition indo-européenne, qui associe constamment le teint clair, les cheveux blonds et la haute stature à son idéal social et moral, que la couche supérieure de la population, au moins, présentait ces 3 caractères. Les documents figurés de l'époque historique confirment cette hypothèse ; mais l'archéologie préhistorique, sans l'infirmer positivement, ne la confirme pas non plus : il semble bien que les migrations indo-européennes n'aient pas été des mouvements massifs de populations. Par là s'explique l'apparente contradiction entre les 2 points de vue : un petit groupe peut véhiculer et transmettre l'essentiel d'une tradition, mais il ne laisse guère de traces anthropologiques de sa présence sur le terrain.

    Quelle était la vision du monde des Indo-Européens ?

    Le formulaire reconstruit (plusieurs centaines de formules) exprime manifestement les idéaux et les valeurs d'une “société héroïque”, un type d'organisation sociale préféodale bien connu, qui se prolonge à l'âge du bronze et même au début de l'âge du fer. On peut supposer qu'elle était déjà constituée en ce qui concerne les Indo-Européens, au Néolithique final (à “l'âge du cuivre”). Dans cette “société héroïque”, la gloire et la honte sont les 2 forces principales de pression (et de répression) sociales. Il s'agit de ce que les ethnologues nomment shame cultures, par opposition aux guilt cultures, dans lesquelles ce rôle revient au sens du péché. Gloire et honte affectent à la fois l'individu (qui, par la “gloire impérissable” atteint la forme supérieure de la survie) et sa lignée toute entière, ascendants et descendants. D'où une inlassable volonté de conquête et de dépassement de soi, et des autres.

    Que signifie le concept “d'idéologie tripartite” ? Avait-il un objectif précis ?

    On nomme “idéologie tripartite” la répartition de l'ensemble des activités cosmiques, divines et humaines en 3 secteurs, les “trois fonctions” de souveraineté magico-religieuse, de force guerrière et de production et reproduction, mise en lumière par Georges Dumézil. On ne saurait parler d'un “objectif” quelconque à propos de cette tripartition : il s'agit en effet d'une part (essentielle) de la tradition indo-européenne, et non d'une construction artificielle, comme celles des “idéologues”. C'est pourquoi le terme d'“idéologie” ne me paraît pas très heureux ; il conduit à cette confusion, quand on n'a pas présente à l'esprit la définition qu'en a donné Dumézil.

    “La révolution française” semble avoir fait disparaître la conception trifonctionnelle de la société, êtes-vous d'accord avec cette vision des choses ?

    Est-il sûr que la conception trifonctionnelle était vivante dans la société d'Ancien Régime finissant ? J'en doute. L'abolition des 3 ordres, qui représentaient effectivement une application du modèle trifonctionnel n'a fait qu'entériner un changement de mentalité et un changement dans les réalités sociales. La noblesse avait depuis longtemps cessé d'être une caste guerrière et privée de ses derniers pouvoirs politiques par Louis XIV, il ne lui restait que des “privilèges” dont la justification sociale n'était pas évidente. On peut à l'inverse estimer que la Révolution a donné naissance à une nouvelle caste guerrière sur laquelle Napoléon Bonaparte a tenté d'édifier un nouvel ordre social.

    Est-il possible d'adapter une nouvelle tripartition à nos sociétés post-industrielles ?

    Je ne crois pas que la tripartition fonctionnelle représente un idéal éternel et intangible, tel le dharma hindou. La fonction guerrière a perdu aujourd'hui une grande part de sa spécificité, écartelée entre la science et la technique d'une part, l'économie de l'autre. Quant à la fonction magico-religieuse, on peut se demander qui en est aujourd'hui le représentant. Elle se répartit sur un certain nombre d'organisations (et une multitude d'individus) dont on ne peut attendre une régénération de nos sociétés, bien au contraire. Mais nombre de sociétés indo-européennes anciennes n'étaient pas organisées sur le modèle trifonctionnel. Seuls, les Indo-Iraniens et les Celtes, en développant une caste sacerdotale, ont réalisé à date ancienne une société trifonctionnelle. Or, ce ne sont pas les peuples qui ont le mieux réussi dans le domaine politique.

    Est-ce à dire que cette nouvelle tripartition puisse être un élément de renouveau de nos civilisations ?

    Un renouveau de nos civilisations (je dirais plutôt : une régénération de nos peuples) ne saurait venir d'un retour à un type d'organisation politique, économique et social des périodes médiévales ou proto-historiques. Je sais bien qu'il existe dans nos sociétés des gens qui ont pour idéal “l'âge d'or” de la horde primitive vivant de cueillette. L'archaïsme et la régression sont des phénomènes typiques des périodes de décadence ; ils sont la contrepartie sociale de l'infantilisme sénile. Le renouveau ne peut venir que d'un retour aux forces vives de la tradition, c'est-à-dire aux idéaux et aux valeurs qui ont fait le succès historique des peuples indo-européens, qui a abouti à l'émergence du monde civilisé, industrialisé et développé. Il s'agit d'abord de la volonté d'être, dans le monde et dans la durée : d'aimer la vie, de la transmettre, de lutter contre toutes les formes de mort, de décadence, de pourriture. Il s'agit aussi de la volonté d'être soi, de maintenir la différence capitale entre le sien et l'étranger. Ces 2 idéaux ne sont d'ailleurs pas spécifiques : ils sont communs à tout groupe humain qui souhaite exister comme tel et avoir un avenir. Nos ancêtres indo-européens ont voulu davantage : on constate dans leur tradition une volonté d'être “plus que soi”, de se dépasser, de conquérir, et pas seulement des territoires, d'accéder à cette surhumanité que certains d'entre eux, les Grecs, ont nommée “héroïque” et que tous, même sans la nommer, ont connue. C'est dans cette perspective que le modèle trifonctionnel peut être un élément de renouveau, comme échelle de valeurs, et non comme principe d'organisation sociale.

    Professeur Haudry, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

    Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Vouloir n°68/70, 1990.

  • Une élue PS à soutenir

    En août, Sabrina Hout, maire adjointe à la Famille à Marseille, a refusé de célébrer une union entre deux femmes. Un simple conseiller municipal, sans pouvoirs légaux, l'avait remplacée. Le mariage devrait être annulé et l'adjointe au maire a été contrainte de démissionner.

    Le parquet de Marseille pourrait se contenter d'un simple rappel à la loi à l'ex-élue.

    De leur côté, les deux femmes souhaitent «aller jusqu'au bout» de la procédure judiciaire et veulent que l'élue paye pour cette faute.

    Le totalitarisme LGBT ne supporte pas l'objection de conscience.

    Michel Janva

  • À la découverte de Thorstein Veblen

    On pourrait l'appeler “Veblen le solitaire”. Mal vu des notoriétés universitaires occidentales, l'économiste-sociologue Thorstein Veblen a laissé une œuvre étrange, où l'économie, la sociologie, l'anthropologie et la biologie sont reliées entre elles, au mépris des “spécialisations” académiques. Cette œuvre écrite et publiée aux États-Unis entre 1899 et 1923 commence aujourd'hui à être redécouverte ; à la fois anti-libérale et non-marxiste, elle s'inscrit, par la méthode comme par le style des analyses, en parallèle du courant de pensée allemand de la Révolution conservatrice comme de la ligne idéologique française du “néo-socialisme”, inspiré d'Henri De Man.

    Raymond Aron écrit de Veblen : « De tous les sociologues, Veblen est le plus célèbre des méconnus (…). Typiquement américain, avec son optimisme irréductible, en dépit de la cruauté de ses analyses (…), Veblen ne donne d'arguments faciles à aucune école de pensée, à aucun parti politique. La nouvelle gauche y trouvera peut-être l'expression d'une humeur accordée à la sienne. Veblen est (…) une personnalité hors du commun, un promeneur solitaire, égaré au milieu de professeurs, un descendant de fermiers scandinaves perdu à l'âge des barons d'industrie, un nostalgique de la vie simple et libre ».

    Fils d'un paysan norvégien émigré aux États-Unis, Veblen reste marqué par l'idéal paysan et artisan et par le mépris de la facticité bourgeoise comme par le refus d'une société — et d'un système économique — dominés plus par la finance que par la technique créatrice. Les expériences personnelles de Veblen, qui déterminèrent ses thèses, ne furent pas d'ordre intellectuel comme chez Marx ou Proudhon mais éprouvées : il vécut le contraste entre l'expérience du fermier libre qui travaille et se salit les mains et celle du bourgeois aux mains blanches, riche non de son labeur, mais de la manipulation de symboles sociaux ou financiers. En ce sens, Veblen nous offre, comme fondement de son œuvre, le canevas d'une critique de la société marchande et du capitalisme occidental très différent du marxisme et, on va le voir, plus moderne, bien que moins rigoureux que lui. Il s'inscrit dans le même style de pensée que Proudhon, Sombart, Feder, Wagemann, Perroux, etc.

    Né en 1857, Veblen publia son maître-ouvrage en 1899, à 42 ans : The Theory of the leisure class (traduit en français :Théorie de la classe de loisir). Auteur de nombreux articles scientifiques, de conférences, de traductions de légendes scandinaves, il se signala en 1923 par un second livre capital, Absentee Ownership and Business Enterprise in Recent Times : The Case of America, où il développa des concepts socio-économiques différents du libéralisme comme du marxisme et dont s'est notamment inspiré Baudrillard (par ex. Pour une critique de l'économie politique du signe). La pensée de Veblen, à la fois “radicale”, anti-capitaliste mais incompatible avec le marxisme, économique par son objet mais échappant à tout “économisme”, inspirée de l'évolutionnisme biologique et de l'analyse historique, refusant le déterminisme social et faisant une large part à l'irrationalisme humain, peut offrir un style et des concepts très utiles. N'est à rejeter, de notre point de vue, que le sens politique et idéologique de ses vues, marquées de la naïveté optimiste et du pacifisme enfantin de l'Amérique luthérienne comme d'un certain idyllisme agraire germano-scandinave.

    Le point de départ vécu des analyses de Thorstein Veblen, c'est la critique technique et éthique de la propriété mobilière — les titres notamment — dans le capitalisme américain : le propriétaire absent, les fortunes édifiées sans travail, la spéculation immobilière et le règne social de l'abstraction des signes monétaires. À l'inverse du bourgeois Marx, Veblen ne méprise pas le paysan et ne cède pas au déterminisme du seul prolétariat ouvrier. Veblen refuse l'opposition intellectualiste haute bourgeoisie intellectuelle / salariés de l'industrie, qui constitue le fondement du schéma marxiste, construit à partir de l'observation de la première révolution industrielle, mais déjà faux dans les États-Unis des années 1900-1920. La coupure de classe ne se situe pas, pour Veblen, entre le capitalisme — système de détention des moyens de production — et l'ensemble du salariat industriel (le prolétariat) mais entre une classe oisive, partiellement composée de manipulateurs financiers (les capitalistes), et les catégories productives de la population, qu'elles soient salariées ou non.

    Cette distinction qui fut aussi celle de l'idéologie national-révolutionnaire (cf. Sorel et Jünger par ex.), est beaucoup plus adaptée aux sociétés modernes — qu'elles soient libérales ou socialistes — que l'explication marxiste traditionnelle. Pour Veblen, Marx est un “néo-hégélien romantique” dont la théorie de la lutte des classes, comme processus historique conscient, trahit l'influence des mécanistes et des utilitaristes anglais, Bentham et Ricardo notamment. Pourtant, à juste titre, Veblen souligne les éléments positifs, quoique mal formulés, de la théorie marxiste de la valeur travail. En voyant dans la valeur réelle des marchandises la valeur incorporée du travail humain nécessaire à les fabriquer (valeur = coût en travail) le marxisme opère certainement un simplification — qui débouche sur l'erreur économique de la thèse de la plus-value — mais fournit à l'analyse de la société une éthique et un instrument conceptuel plus intéressants que les interprétations libérale du travail.

    Pour les libéraux, en effet, depuis Ricardo, le travail est un désagrément (irksomeness) ingrat, auquel n'est attaché aucune valeur. Le libéralisme classique, puis les marginalistes, se fondant sur un calcul marchand des plaisirs et des peines, dévalorisent le travail humain parce qu'ils ne l'interprètent que comme un instrument de plaisir et d'enrichissement, sans lui concéder, en lui-même, aucune valeur. Plus mécaniste et économiste encore que le marxisme, le courant libéral néglige les acquis de la biologie, de l'anthropologie et de l'éthologie — auxquels s'intéressait Veblen — qui reconnaissent au travail un statut biologique et culturel. Fondée sur l'hédonisme, la société d'économie libérale ne peut déboucher que sur une gigantesque crise du travail. L'avenir de la société marchande donnera raison à Veblen, pour qui, à l'instar de Gehlen, l'homme est un être d'action plus que de calcul économique, de plaisir et des peines (homo œconomicus). Le marxisme en revanche tendrait plutôt à glorifier le travail et Veblen lui en sait gré car les produits de ce travail « sont ce que la vie de l'homme émet en se déployant » et participent « du puissant processus vital » ; malheureusement ce refus par le marxisme de l'hédonisme et du matérialisme bourgeois retombe dans la métaphysique : thèmes de la paupérisation, de disparition des classes et de l'État, millénarisme de la Raison dialectique, etc.

    Outre sa critique de l'homo œconomicus, au nom de la nature biologique de l'humain, Veblen jette les bases d'une critique de l'économie politique des sociétés industrielles selon un point de vue “socialiste” beaucoup plus pertinent que celui des marxismes contemporains. Pour Veblen, les travailleurs de toutes les classes et de toutes les fonctions, propriétaires ou non, subissent la domination des financiers, des manipulateurs de signes, que ceux-ci soient privés ou fonctionnarisés. Cette analyse s'applique à notre civilisation et, si l'on dépasse la notion de “financiers” pour ne retenir que celle de “manipulateurs” oisifs et improductifs, elle s'applique aussi bien aux régimes de type américain que français, suédois ou soviétique. Par là, il dresse une critique sociologique et éthique de la bourgeoisie américaine, de ses mœurs et de ses idéologies, et, à travers elle, de toute bourgeoisie occidentale, comme porteuse de décadence et de mort pour les cultures.

    Pour Veblen, la nature de l'humain est soumise à l'évolutionnisme biologique ; une pluralité d'instincts s'affrontent. Le contraste entre le paysan et le yankee illustre l'opposition entre l'instinct artisan (workmanship) de “l'homme du travail” et l'instinct prédateur, qui ravit aux autres ce qu'il n'a pas produit lui-même­. L'opposition nous semble d'autant plus valable qu'on la corrige de la connotation pacifiste qu'y mit Veblen, qui confondit dans le “prédateur” le guerrier et le capitaine de finance ou d'industrie. Veblen voyait dans ce dernier type la modernisation du combattant preneur de butin. Au contraire, en corrigeant les concept vébléniens par les thèses d'Ernst Jünger, on pourrait fructueusement opposer un type de travailleur dont participerait l'instinct artisan comme l'instinct guerrier, et un type de prédateur, d'essence mercantile, mais dont ne participerait pas le guerrier moderne. Renversant la perspective quelque peu pacifiste de Veblen, on pourrait dire que le guerrier national moderne se doit d'être un artisan de la cause de son peuple, de même que le producteur peut se considérer sous l'angle moderne d'un guerrier, participant par l'économie à la survie et à la volonté de puissance de sa communauté dans l'ordre international. Si la pulsion guerrière a pu, effectivement, dans les société préindustielles, se voir fort séparée de toute pulsion ou fonction productrice, le monde moderne se caractérise, selon nous, par la possibilité radicalement nouvelle et éminemment fructueuse de combiner dans la même armature psychologique les types du travail et du guerrier (1). La mentalité bourgeoise refuse cette “rencontre historique” et préfère maintenir l'ancienne distinction, afin de pouvoir mieux dominer à son profit des fonctions économiques de production d'une part, et la fonction militaire de autre, qu'elle préfère mettre au service de son projet de bien-être et d'enrichissement matériel plutôt qu'au service de la volonté historique — et donc nécessairement combative — d'un peuple.

    Veblen, critiquant la société américaine et l'exploitation des forces productives par une classe oisive et financière, oppose 2 types psychologiques dans la mise en œuvre de la connaissance su sein de l'économie occidentale (cette introduction de la psychologie en économie, à la manière d'un Schmoller, n'est évidemment pas du goût des économistes marginalistes). Premier type : les tenants de la connaissance utilitaire qui reproduisent le système et son idéologie matérialiste et hédoniste. Deuxième type, qui n'appartient pas à la fonction marchande, et qui subit une domination désastreuse : les adeptes de la curiosité libre (idle curiosity), c'est-à-dire les artistes, les inventeurs, les investisseurs, les personnalités aventureuses. Ces distinctions sont proches de celles qu'opèrent, en sociologie, Arnold Gehlen et le marxiste Jürgen Habermas (2). Seule la curiosité libre va dans le sens de l'évolution biologique ; la civilisation libérale, par son “despotisme de l'argent”, entraîne la sclérose.

    Avant Gehlen, Veblen définit l'homme comme un être d'action plus que de calcul ou de jouissance. L'utilitarisme des financiers et des éducateurs modernes constitue, comme le démontrera par la suite Lorenz, un facteur de blocage biologique de la culture. La pensée scientifique provient de la curiosité libre autant que de la rationalité. C'est dans l'instinct artisan — assez proche de ce qu'Heidegger qualifiait de “poésie” —, le plus nécessaire à l'évolution d'une culture, que cette curiosité libre se déploie. Veblen définit ainsi cet instinct (in : Théorie de la classe de loisir) : « Par une nécessité sélective, l'homme est un agent. Il se perçoit lui-même comme le centre d'un déploiement d'activité impulsive, d'activité téléologique ». Pour Veblen, la fin recherchée n'est pas hédoniste mais altruiste et « impersonnelle ». L'homme est alors doué « d'un goût de l'effort efficace » et « d'un instinct du travail bien fait ».

    L'aspect le plus intéressant de la pensée de Veblen est de substituer aux antagonismes de classe des antagonismes globauxqui partagent toutes les classes. Le “prolétariat” n'est pas exclusivement considéré comme “travailleur” dans la mesure où les syndicats qui le représentent sont dénoncés comme des institutions affairistes et préda­trices. De même, les propriétaires et les créateurs d'industries ou d'activité participent de l'instinct artisan, alors qu'on peut regarder maints fonctionnaires sous le même angle que les spéculateurs : des parasites qui freinent à leur profit, par leur manipulation du travail des autres, la force collective de création et d'invention. Dans l'économie occidentale, cette opposition entre “le monde des affaires” très largement entendu et “le monde de l'industrie” apparaît de plus en plus d'actualité. Veblen est un des premiers à avoir décelé le risque de sclérose de la société industrielle par le népotisme, et d'avoir mis en garde contre le risque d'une économie soumise aux institutions et aux mécanismes financiers.

    L'analyse de Veblen rejoint d'ailleurs celle du théoricien allemand Feder, pour qui la véritable exploitation dont le capitalisme libéral était le siège mettait aux prises un capital financier (“capital prêteur”) et un capital technico-productif (l'agriculture, l'industrie, le commerce et les transports) “créateur”. Veblen estimait que cette opposition était plus réelle que l'abstrait antagonisme entre “capital” et “travail”. Il dénonçait dans les profits monétaires du monde financier des “enrichissements sans cause” et mettait en doute l'intérêt de la structure bancaire de l'économie libérale. Les financiers, depuis le petit boursicoteur jusqu'aux banquiers dictatoriaux « s'emparent de ce qu'ils ne produisent pas ». Analyse sommaire ? L'actualité en offre aujourd'hui l'illustration : les banques n'investissent aujourd'hui qu'en fonction de leurs propres critères de rentabilité, les compagnies pétrolières organisent la hausse des cours sur le marché libre pour maximiser leurs dividendes, les spéculateurs immobiliers surenchérissent les prix des sols et des constructions en provoquent une crise des industries du bâtiment, etc. Les exemples abondent pour confirmer ce que Veblen avançait, à savoir que le capital financier sabote la production et restreint l'emploi, afin de maintenir ceux-ci en dessous d'un niveau marginal au-delà duquel les profits et les marges décisionnelles seraient restreints. Le capital financier — qui peut parfai­tement être “nationalisé”, ce que Veblen n'avait pas prévu — prélève une “dîme” sur les économies nationales ; il fait entrer les sociétés dans une ère de “culture pécuniaire” (pecuniary culture) dans laquelle rien ne peut être entrepris qui n'ait été pécuniairement mesuré, soumis au contrôle et à la régulation dictatoriale de la logique pseudo-rationnelle de la seule rentabilité financière.

    Par ses analyses économiques, Veblen se montre très proche des courants socialistes non-marxistes. Comme Proudhon, il estimait que la propriété (sous sa forme de détention de titres financiers de propriété de moyens de production) constituait bien un vol, non pas au sens métaphysique et absolutiste auquel le libéralisme a stupi­dement voulu étendre cette formule célèbre (toute propriété, même d'un objet, est en soi, un vol, ce que n'a jamais voulu signi­fier Proudhon) mais au sens suivant, que nous nous permettons de formuler ainsi : dans l'économie marchande (mais pas for­cément dans toute économie) la propriété, en tant que détention juridique de droits d'usages financiers des moyens de produc­tion et de service (et non pas en tant que détention de biens non productifs) a pour fonction historique de permettre à ses détenteurs de s'enrichir, de s'attribuer le bénéfice du travail de la communauté et de son savoir technique. En ce sens, une telle propriété constitue bien une spoliation de la communauté du peuple. Remarquons que même si “l'État” (cas des régimes socialistes ou des secteurs nationalisés, notamment bancaires, des pays occidentaux) est le propriétaire juridique, la spoliation a toujours lieu, ce que n'avait prévu ni Proudhon, ni Veblen, ni a fortiori Marx : en ce cas, en effet, un secteur étatisé spolie la communauté exactement comme le feraient des détenteurs privés. Cela ne veut pas dire, évidemment — comme ont fait semblant de le croire les théoriciens qui voulaient incapaciter les thèses de Proudhon ou de Veblen —, que toute propriété industrielle (ou économique) soit un vol ; on peut même utiliser les thèses des 2 auteurs précités pour dire que la possession d'une usine par un patron-travailleur n'est pas une spoliation, alors que le poste de direction et les prébendes attri­buées à un haut fonctionnaire nommé à la tète d'un groupe financier ou industriel “national” en régime libéral ou communiste peut constituer une propriété spoliatrice de facto — même sans titre juridique de propriété.

    Bref, la thèse centrale de Veblen, à laquelle nous nous rallions, est qu'il faut condamner l'économie marchande pour avoir donné “l'usufruit des arts industriels” non pas à la communauté populaire qui, toutes classes confondues, produit le travail et la science, mais à la fonction financière de l'économie. Celle-ci détermine les stratégies et en prélève les bénéfices. Une économie communautaire, en revanche, telle que la suggère Veblen, n'autoriserait pas qu'une minorité “tire quelque chose de rien” (get something from nothing). Alors que la ver­sion marxiste du socialisme fondée sur l'image dépassée du propriétaire privé exploiteur perd de sa force dans la mesure où le dirigeant ne se confond plus avec l'industriel privé et où l'ouvrier n'est plus le prolétaire-type, la version véblénienne (ou proudhonienne) du socialisme conserve son actualité : l'ensemble des producteurs est spolié (plus qu'exploité) par des spécula­teurs (détenteurs de capitaux, banquiers, publicitaires, fonctionnaires économiques, etc.).

    La lutte des classes — car c'est bien de cette réalité historique fondamentale qu'il s'agit — n'oppose pas verticalement les patrons aux ouvriers, les riches aux pauvres, etc. mais, horizontalement, les travailleurs (ou “producteurs”) aux parasites ; ces derniers peuvent être aussi bien les assistés abusifs, les faux chômeurs, les intermédiaires inutiles, que les spéculateurs financiers privés ou publics. Quant aux travailleurs, ils se rencontrent dans toutes les classes et dans toutes les fonctions, de l'ouvrier à l'artiste, du patron au militaire, etc.

    La critique sociale de Veblen apparaît indissociable de sa critique des institutions économiques. Il décèle dans les sociétés américaines et occidentales l'interpénétration de l'économique et du culturel, dépassant par là le schéma causal infrastructure / superstructure. Veblen parle d'une classe de loisir (leisure class) pour désigner cette partie de la bourgeoisie pour laquelle l'activité sociale ne signifie plus rien mais dont le seul objectif est de conquérir, par la possession et la mise en symbole de l'argent, une position marquée à la fois par la supériorité sociale (accommodée d'une idéologie égalitaire par compensation) et la recherche du loisir entendu comme non-travail et comme hédonisme individualiste absolu. L'importance numérique de cette classe de loisir, qui gagne la moyenne bourgeoisie, met en péril les nations qui en sont victimes. De manière erronée, Veblen analyse aussi comme “classes oisives” les anciennes classes guerrières et sacerdotales. Il nous semble au contraire que l'otium aristocratique guerrier ou religieux ne signifiait pas le refus d'activité (ou de “l'essence du travail”) et le rejet de la contribution altruiste, à l'inverse de ce que l'on peut remarquer dans la philosophie de la vie de cette classe de loisir moderne.

    Dans son analyse, Veblen met l'accent sur l'inauthenticité de l'existence de cette classe. L'argent et la consommation sont pour lui une symbolique sociale. Celle-ci tend à dissimuler l'argent — le signifiant — pour mieux signifier une réussite et une supériorité qui ne doivent rien aux mérites et aux services collectifs, mais à la manipulation sociale, aux manœuvres, à la spéculation, ou au parasitisme. Veblen parle à ce propos du gaspillage ostentatoire qui « tient la consommation sous surveillance ». Il ajoute : « Elle dicte un choix de règles qui maintiennent le consommateur à un certain niveau de cherté et de gaspillage. (…) La règle du gaspillage honorifique peur influencer de près ou de loin le sens du devoir, le sentiment de la beauté, le sens de l'utilité, le sens de la dévotion et de la convenance rituelle, et de l'esprit de vérité scientifique ». Veblen met ainsi à jour les modes d'influence du style économique sur la culture ; en dépensant, en consommant, les individus comme les groupes affichent des valeurs. Mais ce gaspillage — ou prodigalité — ostentatoire (conspicious waste) ne constitue pas un fait par lui-même critiquable. Veblen consacre de longs développements pour en montrer l'importance dans les “dépenses pieuses” des cultes religieux. La dépense ostentatoire devient pathologique dès lors qu'elle s'individualise et que, prenant une intensité véritablement fanatique, elle finit par se confondre, comme aujourd'hui, avec la finalité de l'existence individuelle, notamment dans les classes moyennes. Le but de l'existence n'est plus alors que de s'afficher socialement, de s'afficher comme “classe de loisir”, par l'intermédiaire de la valeur symbolique des marchandises et des dépenses de “standing”.

    Dans ce processus, la petite bourgeoisie demeure les yeux fixés sur la véritable classe de loisir ; celle-ci, en suscitant le mimétisme, conforte et reproduit le système économique et social de la société marchande dont elle bénéficie. Dans cette perspective, les modes, au-delà de leur superficialité apparente, prennent dans notre société une fonction politique et idéologique plus importante que les discours et les propagandes politiques. Le “gaspillage ostentatoire” permet aussi d'évacuer toute éthique sociale. « Le voleur, écrit Veblen, qui s'est grandement enrichi par ses rapines, a plus de chances de se dérober aux rigueurs de la loi que le menu fripon, s'il sait jouir de son butin en homme bien élevé ». Le style bourgeois de vie, c'est-à-dire le signifié de l'argent, suffit bien souvent à intégrer dans la société des parasites ou des gredins. « Cette richesse, tenue pour sacrée, tire sa valeur primordiale du bon renom qu'elle procure quand elle est ostensiblement consommée », ajoute Veblen. Pour maintenir leur supériorité, les catégories sociales dominantes ont recours à la symbolique de la consommation et du style de vie ; les classes moyennes, fascinées, en cherchant à les imiter ne contestent pas le système ; et, du même coup, la consommation de masse, fondement de l'économie marchande, peut se perpétuer alors même qu'elle ne répond pas à des besoins physiologiques. D'où l'incessante valse des modes et des métamorphoses de style de vie opérées par les classes dominantes, dès que les classes moyennes les ont efficacement mimées.

    Jean Baudrillard s'est largement inspiré des analyses de Veblen dans son ouvrage remarquable Pour une critique de l'économie politique du signe. Il note : « Veblen montre que si les classes soumises ont d'abord pour fonction de travailler et de produire, elles ont simultanément pour fonction d'afficher le standing du Maître ». C'est notamment le cas du statut des femmes dans la bourgeoisie : les “ravissantes idiotes” sont là, comme jadis les domestiques, et au même titre que les marchandises domestiques pour témoigner de la réussite de leur maître — disons plutôt de leur “propriétaire”. Il s'agit là de la consommation par procuration (vicarious consumption). S'inspirant toujours de Veblen, Baudrillard remarque : « Le théorème fondamental de la consommation est que celle-ci n'a rien à voir avec la jouissance personnelle, mais qu'elle est une institution sociale contraignante, qui détermine les comportements avant même d'être réfléchie par la conscience des acteurs sociaux ».

    Veblen fut le premier à mettre en lumière le caractère de superfluité de l'économie de consommation de masse. Par la dilapidation (wasteful expenditure) qu'elle suppose et par la tendance collective à l'oisiveté (waste of time) qu'elle institue, l'économie de consommation marchande consacre une morale du gaspillage du temps et des choses. Le “gaspillage ostentatoire” (jadis limité aux parures, aux objets religieux ou aux décorums urbains où ils étaient nécessaires) s'est étendu aux objets quotidiens et ménagers, ce qui a pour résultat d'exacerber les recherches de “rang social” d'après les signes matériels. La société devient alors hyper-matérialiste et pénétrée d'incessants conflits sociaux liés à un attachement général aux “standings of living” (typologies matérielles de vie). Le “confort” ne renvoie pas à des conditions rationnelles d'hygiène et de liberté de vie nécessaires à la santé de la population ou susceptibles d'améliorer les conditions d'existence des prolétaires, mais recouvre un statut social fait de la possession de marchandises-signes et de la réalisation de fantasmes amplifiés par le conditionnement des réclames commerciales. On peut, dans l'économie marchande, avoir des conditions et des rythmes de vie, d'alimen­tation, etc., insalubres mais posséder des signes de richesse : automobiles, appareils divers, etc.

    Grâce à l'analyse de fond opérée par Veblen de la société industrielle américaine du début du siècle, qui fut le laboratoire et le modèle des sociétés occidentales “de consommation” du XXe siècle, il est possible de déceler la contradiction fondamentale qui entache ces sociétés. Elle oppose, selon la formule de Baudrillard « une morale aristocratique de l'otium et une éthique puritaine du travail », ou, selon la formulation de Daniel Bell (in : Cultural Contradictions of Capitalism ; trad., PUF, 1980) une culture “contestataire” fondée sur le non-travail et une organisation sociale et économique du travail rationnel. Nous dirons, plus précisément, que les sociétés marchandes, fondées sur la productivité du travail et sa rationalisation, engendrent par l'abondance même qui est issue de cette productivité, une idéologie et une “physiologie” du loisir et du refus d'activité. Autrement dit, la prospérité individuelle, produit du travail collectif, sape les fondements de celui-ci.

    Le caractère dramatique de la Société occidentale, telle que les analyses de Veblen puis de Baudrillard permettent de mieux la saisir, ne tient pas au fond dans cette ostentation sociale (pour la consommation de marchandises) en elle-même. Une telle ostentation sociale — et Veblen le montre par les pratiques religieuses — a toujours existé ; la possession de richesses peut légèrement jouer ce rôle de symbolique culturelle. Le drame tient à ce que cette ostentation par la consommation tende à devenir le seul jeu social, la seule pratique de l'existence individuelle. Dès lors, non seulement les individus se dépersonnalisent au profit des signes dont ils se sont faits les vecteurs, mais la société perd toute historicité ; elle devient pure représentation et cesse d'être “transmission”. Mais pourquoi parler de “drame” ? Dans le drame, à la différence de la tragédie, les acteurs ne sont pas conscients de l'infortune de leur sort.

    La société occidentale, repliée, malgré son gigantisme apparent, sur le fanatisme individuel de la symbolique consommatrice, marche, hypnotisée par ses marchandises, vers les épreuves que l'histoire ne cesse de faire surgir devant tous les peuples. Elle y marche avec autant de clairvoyance qu'un somnambule. Mais la leçon de Veblen est aussi que derrière cette société du “sommeil” — pour parler comme Debord — il demeure peut-être des peuples, dont les instincts vitaux, créateurs ou combatifs, n'attendent que la disparition de la possibilité même de tout “loisir” et de toute “consommation”, pour déployer enfin leur grandeur et, face à l'adversité enfin retrouvée, nous précipiter de nouveau dans l'histoire.

    Guillaume FayeOrientations n°6, 1985.

    http://www.archiveseroe.eu/veblen-a57724373