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culture et histoire - Page 1751

  • Georges Bernanos : "Contre les robots !"

    Quand la société impose à l’homme des sacrifices supérieurs aux services qu’elle lui rend, on a le droit de dire qu’elle cesse d’être humaine, qu’elle n’est plus faite pour l’homme, mais contre l’homme. Dans ces conditions, s’il arrive qu’elle se maintienne, ce ne peut être qu’aux dépens des citoyens ou de leur liberté ! Imbéciles, ne voyez-vous pas que la civilisation des machines exige en effet de vous une discipline chaque jour plus stricte ? Elle l’exige au nom du Progrès, c’est-à-dire au nom une conception nouvelle de la vie, imposée aux esprits par son énorme machinerie de propagande et de publicité. Imbéciles ! Comprenez donc que la civilisation des machines est elle-même une machine, dont tous les mouvements doivent être de plus en plus parfaitement synchronisés ! Une récolte exceptionnelle de café au Brésil influe aussitôt sur le cours d’une autre marchandise en Chine, ou en Australie; le temps n’est certainement pas loin où la plus légère augmentation de salaires au Japon déchaînera des grèves à Detroit ou à Chicago, et finalement mettra une fois encore le feu au monde. Imbéciles ! Avez-vous jamais imaginé que dans une société où les dépendances naturelles ont pris le caractère rigoureux, implacable, des rapports mathématiques, vous pourrez aller et venir, acheter ou vendre, travailler ou ne pas travailler, avec la même tranquille bonhomie que vos ancêtres ? Politique d’abord ! disait Maurras. La Civilisation des Machines a aussi sa devise : « Technique d’abord ! Technique partout !  » Imbéciles ! Vous vous dites que la technique ne contrôlera, au pis aller, que votre activité matérielle, et comme vous attendez pour demain la « Semaine de Cinq Heures  » et la Foire aux attractions ouverte jour et nuit, cette hypothèse n’a pas de quoi troubler beaucoup votre quiétude. Prenez garde, imbécile ! Parmi toutes les Techniques, il y a une technique de la discipline et elle ne saurait se satisfaire de l’ancienne obéissance – obtenue vaille que vaille par des procédés empiriques, et dont on aurait dû dire quelle était moins la discipline qu’une indiscipline modérée.

    La Technique prétendra tôt ou tard former des collaborateurs acquis corps et âme à son Principe, c’est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de l’ordre, la vie, ses Raisons de Vivre, Dans un monde tout entier voué à l’Efficience, au Rendement, n’importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance, soit consacré aux mêmes dieux ? La Technique ne peut être discutée, les solutions qu’elle impose étant par définition les plus pratiques. Une solution pratique n’est pas esthétique ou morale. Imbéciles ! La Technique ne se reconnaît-elle pas déjà le droit, par exemple, d’orienter les jeunes enfants vers telle ou, telle profession ? N’attendez pas qu’elle se contente toujours de les orienter, elle les désignera. Ainsi, à l’idée morale, et même surnaturelle, de la vocation s’oppose peu à peu celle d’une simple disposition physique et Mentale, facilement contrôlable par les Techniciens. Croyez-vous, imbéciles, qu’un tel système, et si rigoureux, puisse subsister par le simple consentement ? Pour l’accepter comme il veut qu’on l’accepte, il faut y croire, il faut y conformer entièrement non seulement ses actes, mais sa conscience. Le système n’admet pas de mécontents. Le rendement d’un mécontent — les statistiques le prouvent — est inférieur de 30 % au rendement normal, et de 5o ou 6o % au rendement d’un citoyen qui ne se contente pas de trouver sa situation supportable – en attendant le Paradis — mais qui la tient pour la meilleure possible. Dès lors, le premier venu comprend très bien quelle sorte de collaborateur le technicien est tenu logiquement de former. Il n’y a rien de plus mélancolique que d’entendre les imbéciles donner encore au mot de Démocratie son ancien sens. Imbéciles ! Comment diable pouvez-vous espérer que la Technique tolère un régime où le technicien serait désigné par le moyen du vote, c’est-à-dire non pas selon son expérience technique garantie par des diplômes, mais selon le degré de sympathie qu’il est capable d’inspirer à l’électeur ? La Société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre. Quelle place le politicien roublard, comme d’ailleurs l’électeur idéaliste, peuvent-ils avoir là-dedans ? Imbéciles ! Pensez-vous que la marche de tous ces rouages – économiques, étroitement dépendants les uns des autres et tournant à la vitesse de l’éclair va dépendre demain du bon plaisir des braves gens rassemblés dans les comices pour acclamer tel ou tel programme électoral ? Imaginez-vous que la Technique d’orientation professionnelle, après avoir désigné pour quelque emploi subalterne un citoyen jugé particulièrement mal doué, supportera que le vote de ce malheureux décide, en dernier ressort, de l’adoption ou du rejet d’une mesure proposée par la Technique elle-même ? Imbéciles ! Chaque progrès de la Technique vous éloigne un peu plus de la démocratie rêvée jadis par les ouvriers idéalistes du Faubourg Saint-Antoine. Il ne faut vraiment pas comprendre grand chose aux faits politiques de ces dernières années cour refuser encore d’admettre que le Monde moderne a déjà résolu, au seul avantage de la Technique, le problème de la Démocratie. Les Etats totalitaires, enfants terribles et trop précoces de la Civilisation des Machines, ont tenté de résoudre ce problème brutalement, d’un seul coup. Les autres nations brûlaient de les imiter, mais leur évolution vers la dictature s’est trouvée un peu ralentie du fait que, contraintes après Munich d’entrer en guerre contre le hitlérisme et le fascisme, elles ont dû, bon gré mal gré, faire de l’idée démocratique le principal, ou plus exactement l’unique élément de leur propagande. Pour qui sait voir, il n’en est pas moins évident que le Réalisme des démocraties ne se définit nullement lui-même par des déclarations retentissantes et vaines comme, par exemple, celle de la Charte de l’Atlantique, déjà tombée dans l’oubli.

    Depuis la guerre de 1914, c’est-a-dire depuis leurs premières expériences, avec Lloyd George et Clemenceau, des facilités de la dictature, les Grandes Démocraties ont visiblement perdu toute confiance dans l’efficacité des anciennes méthodes démocratiques de travail et de gouvernement. On peut être sûr que c’est parmi leurs anciens adversaires, dont elles apprécient l’esprit de discipline, qu’elles recruteront bientôt leurs principaux collaborateurs ; elles n’ont que faire des idéalistes, car l’Etat Technique n’aura demain qu’un seul ennemi : « l’homme qui ne fait pas comme tout le monde  » ou encore : « l’homme qui a du temps à perdre  » — ou plus simplement si vous voulez : « l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique  ».

    Georges Bernanos

    Extrait de "La France contre les Robots" (1947).

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    http://la-dissidence.org/2013/07/01/georges-bernanos-contre-les-robots/

  • Actualité de René Guénon

    René Guénon (1886 – 1951) est mal vu des milieux identitaires qui n’apprécient pas sa conversion à l’islam soufi dès 1911 sous le nom musulman d’Abd el-Wâhed Yahia, « Serviteur de l’Unique ». Quant aux milieux contre-révolutionnaires, outre ce tropisme oriental marqué, ils l’accusent d’être passé par la franc-maçonnerie et certains cénacles gnostiques. Or ces attaques bien trop réductrices éclipsent une œuvre intellectuelle majeure. « La pensée de Guénon constitue un chapitre original, et non négligeable, de l’histoire intellectuelle (p. 488). »

    Par une brillante étude, David Bisson expose d’une manière précise et intelligible le parcours de ce penseur méconnu sans s’arrêter à sa seule vie et à ses idées. Il s’attache aussi à saisir son aura, directe ou non, sur ses contemporains et étudie même sa postérité intellectuelle.

    Né à Blois dans un milieu catholique pratiquant, l’enfant Guénon à la santé très fragile se différencie par une intelligence vive et précoce. Sa jeunesse est occultiste, gnostique et pleine de fougue pour le martinisme du « Philosophe inconnu » Louis-Claude de Saint-Martin (1743 – 1803).

    L’auteur détermine trois grandes périodes dans la vie de Guénon. De 1906 à 1920, ce sont les années de « l’apprentissage occulte »; puis de 1921 à 1930, le temps de « la reconnaissance intellectuelle », et, enfin, de 1931 à 1951, le moment de « l’accomplissement doctrinale ». Cette dernière commence le 5 mars 1930 quand Guénon part pour Le Caire sans savoir qu’il ne reviendra jamais plus en France.

    L’éloignement géographique ne l’empêche pas de suivre avec attention l’activité de ses disciples. Le chercheur rapporte que l’homme du Caire relit toujours tous les articles paraissant dans la revue Études Traditionnelles. Par ailleurs, c’est un grand épistolier qui dispose d’« un réseau international de correspondants (p. 163) ».

    La publication de livres, la rédaction d’articles et de recensions ainsi que l’envoi de ses missives forment un ensemble théorique complet. Guénon construit ainsi une œuvre entre l’unité intellectuelle (la métaphysique) et la réalité métahistorique (la tradition). La notion de métahistoire est très importante, car « pour Guénon, l’histoire n’est que contrefaçon. Elle correspond à la dernière étape d’un processus de déclin qui s’accélère au fur et à mesure que l’humanité avance dans l’âge sombre (p. 103) ». En revanche, hors de ce champ profane existe la Tradition. « Une partie essentielle de la pensée guénonienne tient dans cette formule imaginée : d’un côté, la Tradition se déploie en de multiples branches en fonction des conditions historiques et des aires géographiques et, de l’autre, le monde moderne a rompu avec ses attaches traditionnelles jusqu’à mettre en péril l’équilibre universel. D’où le remède envisagé : se ressourcer dans la connaissance orientale afin de retrouver son axe véritable (p. 45). » Or comment faire concrètement ? Se pose ici la question de l’initiation largement développée par l’auteur. Pour Guénon, l’initiation relève d’un groupe rattaché à une tradition viable parce que « la tradition primordiale doit effectivement déboucher sur une réalisation métaphysique, c’est-à-dire une voie de ressourcement intérieur qui engage l’individu sur le chemin de la connaissance (p. 81) ». Les modes d’accès en Occident sont la franc-maçonnerie demeurée opérative et non pas sa version spéculative et laïciste, et l’Église catholique. Mais il reconnaît que ces deux voies sont presque fermées et invite ceux qui le souhaitent à se convertir à une religion d’Orient, l’islam par exemple. Pour les personnes tentées par l’hindouisme, il les invite à s’installer en Inde. René Guénon est conscient de sa fonction de pôle intellectuel. Son « écriture […] comporte une part vocationnelle. Elle doit dire la métaphysique dans une “ langue profane ”, c’est-à-dire rappeler les principes immémoriaux de la connaissance à un monde coupé de ses racines transcendantes (p. 91). »

    Les écrits de Guénon favorise au fil des années la formation de groupes soufis en Europe ainsi qu’un courant spiritualiste au sein de la franc-maçonnerie. Bien entendu, toutes ces initiatives demeurent confidentielles.

    David Bisson consacre une longue partie de son essai à la période 1951 – 1980 et à l’ascendance post mortem de Guénon. Déjà, de son vivant, il intriguait déjà quelques fins lettrés : Pierre Drieu la Rochelle ou la philosophe de l’enracinement et amie indéniable du monde ouvrier Simone Weil qui « a lu avec intérêt les ouvrages de Guénon sans pour autant épouser la perspective traditionnelle (p. 295) ».

    Dès les années 1930, René Guénon rencontre un élève talentueux en la personne de Frithjof Schuon. Converti à l’islam et devenu très tôt cheikh (chef spirituel) d’une tarîqa (communauté) soufie, Schuon entend régler la question de l’initiation des Européens par l’islam. Il déclare ainsi qu’« il faut islamiser l’Europe (p. 172) » avant de revenir à des dispositions plus nuancées. Après 1945, le musulman Schuon est devenu un fin connaisseur du christianisme. Il considère que les sacrements chrétiens font des chrétiens des initiés involontaires ou ignorants. Il vouera ensuite un culte particulier à la Vierge Marie et s’ouvrira au chamanisme amérindien. En 1981, Schuon s’installe aux États-Unis dans l’Indiana d’où il décédera dix-sept ans plus tard.

    Schuon insiste sur une « gnose universaliste (p. 332) » et s’apparente parfois à un syncrétisme qui met mal à l’aise d’autres fidèles guénoniens comme Michel Vâlsan, le gardien d’un soufisme guénonien de stricte observance. Des traditionalistes accusent Schuon de se faire « le porte-parole d’un ésotérisme universaliste ou essentialiste qui tend à dépasser le cadre limité des formes traditionnelles (p. 356) ».

    Outre Schuon qui s’oriente vers de « nouvelles voies spirituelles », expression plus appropriée que « nouveaux mouvements religieux (p. 468) », David Bisson ne peut pas ne pas mentionner l’Italien Julius Evola dont les réflexions suscitent de fortes contestations de la part des milieux guénoniens. Si « l’auteur italien a trouvé […] le moyen de ne pas sombrer dans le nihilisme grâce à ses lectures traditionnelles. Ainsi, l’homme doit être capable de s’ouvrir à la transcendance pour faire de la volonté pure une source de transfiguration (p. 229) », il n’en demeure pas moins qu’Evola fait figure d’hétérodoxe de la Tradition par ses prises de position politiques radicales, ses références païennes et son engagement partisan.

    Plus surprenant, on apprend que Carl Schmitt était lui aussi un lecteur assidu du Français du Caire sans être pour autant traditionaliste primordial. Il en déduit surtout une nouvelle forme d’« étaticité ». « La tradition oubliée et la religion dépecée, Schmitt tente de construire un nouveau rempart contre l’homme lui-même : l’État souverain et décisionniste (p. 281). »

    David Bisson prévient toutefois que René Guénon « garde une certaine méfiance vis-à-vis des auteurs qui accordent une place trop importante à la sphère politique. Une nouvelle fois, il s’agit de protéger la Tradition de toutes récupérations partisanes (p. 170) ». Le message guénonien se veut apolitique ou même anti-politique. « À la différence du conservateur, le penseur antimoderne s’attache à la défense de valeurs établies (statu quo ante) qu’il ne projette ses propres valeurs, considérées comme éternelles, dans l’histoire présente et à venir (p. 9). » Existe cependant un cas particulier, le Roumain Mircea Eliade.

    Pendant l’Entre-Deux-Guerres, ce jeune homme doué a déjà lu Guénon et a séjourné en Inde de 1929 à 1931. Puis, de retour en Roumanie, de 1932 à 1935, ses centres d’intérêt sont philosophiques, religieux et historiques. Il se détourne de la politique et ne se commet pas avec la Garde de Fer de Corneliu Codreanu. Si certains guénoniens roumains s’en détournent, d’autres au contraire le rejoignent avec enthousiasme. Puis, entre 1935 et 1938, Eliade milite au sein de la Légion de l’Archange Saint-Michel en compagnie d’un autre grand esprit dace du XXe siècle, Cioran. Suite à quelques avanies politiques, Eliade cesse toute activité militante en 1938, prend ses distances avec la Tradition et commence à travailler sur l’histoire des religions. La distanciation avec la politique semble être une constante dans la pensée guénonienne. Néanmoins, David Bisson estime que la pensée de Guénon porte en elle une indéniable part politique qui se vérifient avec le parcours d’Eliade. « Plus que l’engagement politique des années trente, circonstancié et ponctuel, c’est le cadre normatif dans lequel Eliade inscrit toute sa pensée qui le relie à Guénon. Si les deux hommes ne partagent pas exactement les mêmes conceptions, ils forgent leurs idées dans le même creuset idéologique (p. 388). » Sa brillante carrière postérieure à la seconde Guerre mondiale a soulevé de virulentes controverses. désormais universitaire reconnu aux États-Unis, Eliade ne préoccupe que de l’homo religiosus, sujet bien éloigné de ses engagements de jeunesse. David Bisson fait preuve à ce sujet d’une grande objectivité intellectuelle, contrairement aux dénommés Alexandra Laignel – Lavastine et Daniel Dubuisson, petits épurateurs de la douze millième heure…

    Nombreux sont les héritiers, revendiqués ou putatifs, de Guénon. L’auteur mentionne Raymond Abellio qui veut « partir de Guénon pour mieux le dépasser (p. 429) ». de ce fait, les thèmes abelliennes,  concrétisés par la « Structure absolue », célèbrent l’« auto-initiation de l’individu, [la] création d’une nouvelle dialectique, [la] dimension messianique de l’Occident, etc. (p. 430) », qui vont à l’encontre des orientations traditionnelles. Le désaccord majeur entre Guénon et Abellio porte sur l’initiation. « Là où Guénon évoque la transmission d’une influence spirituelle au sein de groupes initiatiques légitimement constitués, Abellio insiste sur la dimension individuelle et le processus rationnel qui débouche sur la transfiguration du monde dans l’homme. Ce qui évite, d’une part, les débats “ sectaires ” relatifs à la régularité de telle ou telle chaîne initiatique et permet, d’autre part, la reprise sans cesse renouvelé du chemin gnostique (pp. 432 – 433). »

    Dans son Manifeste de la nouvelle gnose (Gallimard, coll. « N.R.F. – Essais », 1989), Abellio qualifie René Guénon d’« ésotériste réactionnaire (Abellio, op. cit., p. 60) » et, hormis Schuon envers qui il se montre élogieux, il critique « les traditionalistes guénoniens [qui] refusent de considérer que l’œuvre de Guénon, si efficace qu’elle ait été dans l’« épuration » du fatras occultiste des siècles passés et notamment du XIXe siècle, est essentiellement non dialectique et, comme telle, improductive pour l’avenir. Aussi en sont-ils réduits à répéter pieusement les anathèmes de leur maître (Abellio, op. cit.,  note 32, p. 95) ».

    En Iran, lecteur de Guénon et disciple de Schuon, Seyyed Hossein Nasr élabore en accord avec le Shah un cadre traditionaliste-intégral musulman. Bisson le signale rapidement mais une partie des sources théoriques de la révolution islamique de 1979 qui obligera Nasr à s’exiler aux États-Unis ont pour noms Guénon et Heidegger… Mais c’est dans l’Université française qu’on assiste à une lente découverte de la pensée de Guénon. En général, « le nom de Guénon est très rarement cité dans les ouvrages scientifiques alors même que certains de leurs auteurs puisent dans ces textes une source non négligeable d’inspiration (p. 379) ». Sans le nommer ouvertement, Henry Corbin s’en inspire. Ami de Denis de Rougemont, lecteur de Heidegger et spécialiste réputé du chiisme iranien, Corbin « partage le sentiment de nombreux non-conformistes qui prônent dans un même élan la révolution spirituelle (contre l’esprit matérialiste) et la libération individuelle (contre la société bourgeoise) (p. 393) ».

    Il n’entérine pas totalement l’enseignement du Cairote d’origine française. « Chez Guénon, toutes les traditions religieuses proviennent d’un noyau primordial et ésotérique tandis que chez Corbin, toutes les gnoses monothéistes confluent vers le même sommet herméneutique (p. 403). » L’auteur signale que le seul universitaire qui se réfère clairement à Guénon est l’« intellectuel antimoderne (p. 407) » Gilbert Durand. Inspiré par son ami Corbin et par « Nietzsche, Spengler, Maistre, etc. (p. 408) », Durand travaille en faveur d’une « science traditionnelle (p. 406) » et pose des « jalons pour une réaction antimoderne (p. 409) ». Corbin, Eliade, Durand, Carl Gustav Jung, etc., participent chaque année aux « rencontres d’Eranos » en Suisse. Bisson y voit dans ces réunions annuelles « un réseau intellectuel international (p. 414) » de sensibilité non-moderne.

    La présence de Guénon est plus forte encore chez « Jean Hani, Jean Biès et Jean Borella [qui] tiennent finalement une place particulière dans la galaxie traditionniste. Outre leur formation universitaire, ils ont toujours cherché à concilier Guénon, le “ maître de doctrine ”, avec son principal continuateur, Schuon, le “ maître de spiritualité ”. […] Ils peuvent être considérés comme les premiers intellectuels chrétiens d’inspiration guénonienne (p. 479) ». Le philosophe eurasiste russe et orthodoxe vieux-croyant Alexandre Douguine reconnaît volontiers la dette qu’il doit à l’auteur d’Orient et Occident. Il cite d’ailleurs cet ouvrage dans son essai Pour une théorie du monde multipolaire (Ars Magna Éditions, 2013).

    David Bisson constate dans la décennie 1960 l’essor oxymorique d’un « ésotérisme de masse » sous la férule de l’homme de presse Louis Pauwels. Co-auteur du Matin des magiciens avec Jacques Bergier qui méconnaît Guénon et exècre Evola, Pauwels poursuit sa démarche de vulgarisation ésotérique avec la revue Planète quand bien même des thèmes non traditionnelles (extra-terrestres, télépathie…). Pourquoi l’auteur étend-il ensuite ses recherches à la « Nouvelle  Droite » (N.D.) ? La personnalité de Pauwels sert-elle de fil-conducteur ou bien parce que ce courant de pensée reprend à son compte le concept de métapolitique ? Alain de Benoist « réactualise le terme “ métapolitique ” dans deux sens complémentaires : la constitution d’un “ appareil d’action intellectuelle ” et le façonnement d’une socialité organique (p. 454) ». Or, terme technique de l’idéalisme allemand, repris par Joseph de Maistre dans son Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines, la métapolitique « ancre le politique (versant critique et propositionnel) dans un socle métaphysique (versant idéel et référentiel). C’est ensuite un adjectif qualificatif (“ le combat métapolitique ”) qui caractérise une posture intellectuelle de surplomb par rapport aux luttes partisans (p. 19) ». David Bisson avoue la grande complexité de démêler les multiples influences de la N.D. Toutefois, Guénon ne représente pas une figure tutélaire à la différence de Julius Evola. Quant à Alain de Benoist, il eut peut-être une période traditionaliste à la fin des années 1980, marqué par un recueil intitulé L’empire intérieur (1995) avant de suivre une autre direction plus post-moderne…

    Finalement, sous une apparence volontairement détachée de la politique, la pensée de René Guénon serait très politique, ce qui renforcerait ses liens avec à son « véritable maître caché […] Joseph de Maistre. […] Ce sont des traditionalistes illuminés, c’est-à-dire des penseurs qui réinterprètent la tradition à l’aune de leurs propres révélations (p. 131) ». Quoi qu’il en soit, il importe de relire ou de découvrir l’œuvre considérable de Guénon et de prendre connaissance du livre captivant de David Bisson qui doit faire date dans l’histoire des idées.

    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/

    • David Bisson, René Guénon. Une politique de l’esprit, Pierre-Guillaume de Roux, 2013, 527 p., 29,90 €.

  • L’historien Raoul Girardet est mort.

    L’historien Raoul Girardet, spécialiste des sociétés militaires et du nationalisme français, qui a enseigné à Sciences-Po, à l’ENA ou encore à Polytechnique, est mort mercredi 18 septembre 2013 dans sa 96e année.

    C’était un ancien membre de l’Action française, de la résistance, rédacteur à La Nation Française de Pierre Boutang puis à L’Esprit public comme défenseur de l’Algérie française.

    Une figure de l’enseignement de l’histoire est partie. Né le 6 octobre 1917, agrégé d’histoire et docteur ès-lettres, Raoul Girardet est une personnalité qui a marqué Sciences-Po, où il a enseigné pendant plus de 30 ans et a notamment créé le cycle d’études d’histoire du XXe siècle. Son cours sur le "Mouvement des idées politiques dans la France contemporaine" et son séminaire sur la France des années 30, assurés conjointement avec Jean Touchard et René Rémond, ont marqué des générations d’étudiants. Raoul Girardet a publié des ouvrages de référence sur "La Société militaire en France", "Le nationalisme français", "L’idée coloniale en France" et un essai sur "Mythes et mythologies politiques".

    En 1990, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Pierre Assouline, "Singulièrement libre", il était revenu sur son parcours personnel : la Résistance puis l’engagement en faveur de l’Algérie française, qui l’ont conduit deux fois en prison. Raoul Girardet a également enseigné à l’Ecole nationale d’administration, à l’Ecole Polytechnique et à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr. Il était Croix de guerre 1939-1945 et officier de la Légion d’honneur. Ses obsèques seront célébrées le 23 septembre dans l’Eure, dans l’intimité familiale. Une célébration aura lieu ultérieurement à Paris.

    AFP via TF1  http://www.actionfrancaise.net

  • États-Unis : La bombe H a failli détruire New York

    Une bombe atomique américaine 260 fois plus puissante que celle d’Hiroshima a failli exploser en janvier 1961 en Caroline du Nord, selon un document “déclassifié” repris vendredi 20 septembre par le Guardian.

    Selon ce rapport obtenu par le journaliste Eric Schlosser en vertu de la loi sur le droit d’informer, un bombardier B-52 s’est alors disloqué en vol, laissant échapper deux bombes Mark 39 à hydrogène au-dessus de Goldsboro.

    L’une des deux s’est comportée exactement comme si elle avait été larguée intentionnellement, malgré les mécanismes de sécurité. Son parachute s’est ouvert et le processus de mise feu s’est enclenché. La catastrophe a été évitée d’extrême justesse grâce à un modeste interrupteur à faible voltage.

    Déni des autorités
    Washington, Baltimore, Philadelphie et même New York auraient pu être touchées, ce qui représente plusieurs millions d’habitants. A l’époque, l’incident a donné lieu à d’intenses spéculations quant à sa gravité, mais les autorités américaines ont toujours nié que des vies aient été menacées en raison de mesures de sécurité insuffisantes.

    Dans le rapport rédigé huit ans après, Parker Jones, ingénieur aux laboratoires nationaux de Sandia chargés de la sécurité mécanique de l’arsenal nucléaire, écrit que trois des quatre dispositifs censés empêcher une mise à feu accidentelle n’ont pas fonctionné correctement.

    La bombe MK 39 Mod 2 ne possédait pas les mécanismes de sécurité appropriés pour un usage aéroporté à bord d’un B-52″, conclut-t-il dans ce rapport intitulé “Goldsboro revisité, ou comment j’ai appris à ne méfier de la bombe H” – en référence du sous-titre du film Docteur Folamour. Eric Schlosser l’a découvert au cours de recherches en vue de la rédaction d’un ouvrage sur la course aux armements, précise le Guardian.

    Le Monde

     http://fortune.fdesouche.com/323665-etats-unis-la-bombe-h-failli-detruire-new-york#more-323665

  • Rencontre avec Hervé Juvin : “Pour une écologie humaine”

    Hervé Juvin, essayiste, économiste, Président de l’Eurogroup Institute et vice-président d’AGIPI, sera présent le 17 octobre 2013 à 20h, à la salle de l’ASIEM, 6 rue Albert de Lapparent 75007 PARIS (Métro Duroc/Ségur) pour une rencontre exceptionnelle à propos de son dernier ouvrage intitulé “La Grande séparation – Pour une écologie des civilisations“.

  • Misère du système éducatif français

    Non seulement l’Éducation (sic) nationale (sic) est d’une nullité sans nom, créatrice d’illettrisme, sapant l’intelligence des enfants et leur inculquant des ignominies (historiques, morales, politiques), mais en plus le tout est mené d’une façon calamiteuse sur un plan économique !
    A comparer avec nos voisins allemand et anglais.

    Pour un nombre d’élèves similaire (autour de 10,5 millions en 2011 hors maternelle et enseignement supérieur), l’Allemagne et le Royaume-Uni dépensent autour de 55 milliards d’euros quand la France affiche une dépense publique de 85,7 milliards et plus de 1,3 million de personnes consacrées à l’éducation là où l’Allemagne est à 821.000 et le Royaume-Uni à 878.000.

    C’est l’IFRAP qui a étudié la question (ses solutions restent très discutables, c’est autre chose).

    http://www.contre-info.com/

  • [Vidéo] Les Américains lèvent le voile sur le génocide vendéen

    L’information tourne en boucle sur les réseaux sociaux : des Américains ont débarqué dans le Bocage pour y tourner un film sur les Guerres de Vendée ! Et pour les y aider, une troupe de figurants s’est constituée autour des Brigands du Bocage afin de leur prêter main forte.

    Le projet a été initié par Daniel Rabourdin, 51 ans, producteur-réalisateur aux États-Unis chez EWTN depuis plus de seize ans, et auquel on doit notamment une Sainte Jeanne d’Arc, servante de Dieu. Pour l’épauler, on trouve à ses côtés Jim Morlino, le réalisateur primé du film très rémarqué The War of the Vendee retraçant, dans des regards d’enfants, l’épopée de 1793.

    Arrivés jeudi dernier en Vendée avec leur équipe et leur matériel, ils ont été pris en charge par les Brigands du Bocage et leurs amis, avant d’entamer les premières prises de vues samedi, à la ferme de la Roulière, tout près de Chantonnay. Invité comme spécialiste des Guerres de Vendée, Reynald Secher les a assistés de ses conseils, puis a présenté aux journalistes venus sur place le cadre historique de ce projet intitulé La rébellion cachée de la Révolution française. Et l’on a vu plus de soixante personnes en costumes, les uns en Blancs, les autres en Bleus, redonner vie à quelques pages tragiques de la Grande Guerre de 93, dans des scènes dont tous se souviendront longtemps. [...]

    La suite et la vidéo sur Vendéens et Chouans

    http://www.actionfrancaise.net/craf/?Video-Les-Americains-levent-le

  • Le Songe d'Hypérion

    À Pierre-Marie Sigaud
    L'œuvre d’Hölderlin est davantage qu'une référence ou qu'une influence dans l'œuvre de Jünger ; elle est un orient qui révèle la vérité d'un cheminement. L'œuvre d’Hölderlin est, dans notre passé, celle qui offre au questionnement ayant trait au nihilisme l'espace le plus vaste et le plus profond. Les grands poèmes hölderliniens sont noyés d'une lumière d'or, d'un esprit de lumière et d'or, qui en font l'émanation la plus pure, la moins récusable, du sens de la hauteur apollinienne. L'œuvre d’ Hölderlin corrige la vision universitaire que nous pouvons avoir d'Apollon.
    Apollon n'est pas seulement le dieu de la mesure et de l'harmonie, le dieu des proportions rassurantes et de l'ordre classique, le dieu de Versailles et du Roi-Soleil, c'est aussi le dieu dont l'éclair rend fou. La sculpturale exactitude apollinienne naît d'une intensité lumineuse qui n'est pas moins dangereuse que l'ivresse dionysiaque. Apollon et Dionysos ont des fidèles de rangs divers. Certains rendent à ces dieux des hommages qui ne sont pas dépourvus de banalité, d'autres haussent leur révérence au rang le plus haut. L'Apollon qui se réverbère dans les poèmes d’Hölderlin témoigne d'un ordre de grandeur inconnu jusqu'alors et depuis.
    Jünger revient à Hölderlin non comme à un écrivain parmi d'autres mais comme à un texte sacré. Telle est sans doute la seule façon d'aborder sans outrecuidance Hypérion et les Grands Hymnes. Qu'est-ce qu'une écriture poétique lorsqu'elle n'est point sacrée ? Un bavardage de la subjectivité, soit le bruit le plus répugnant qui soit. L'œuvre de Hölderlin ne nous parle de façon si bouleversante de la vie oblative de son auteur que parce qu'elle s'est, à un moment décisif de son parcours, détourné de l'humain pour prendre le risque majeur d'une confrontation avec la foudre d'Apollon. L'humanisme moderne veut méconnaître ce risque inhérent à l'humanitas et à l'areté tels que les concevaient les Anciens. L'œuvre d’ Hölderlin est doublement tombée dans l'oubli car elle témoigne d'un oubli qui a été lui-même oublié. Isolée dans la nuit redoublée de l'oubli de l'oubli, l'œuvre n'aura désormais d’autre destin que d'être la mise-en-demeure fondamentale adressée par l'être oublié au devenir sans cesse mémorisé de la culture dans sa course de plus en plus vaine vers le néant.
    Une erreur assez répandue consiste à séparer, voire à opposer, l'œuvre de Jünger qui précède la seconde guerre mondiale de celle qui lui succède. Or, si certaines interprétations se nuancent, si le point de vue gagne de la hauteur, la situation décrite par Le Travailleur, Orages d'Acier ou Le Cœur aventureux, première version, n'en demeure pas moins riche d'enseignements. L'œuvre de Jünger n'est point de celles où chaque nouveau livre frappe d'inconsistance le précédent. Certes, à la tonalité expressionniste des premiers écrits succèderont d'autres tonalités,- mais ce serait faire preuve d'un indubitable manque d'oreille que d'entendre la voix de l'auteur des Ciseaux comme moins assurée, plus vague, moins rigoureuse, que celle de l'auteur du Travailleur ou de La Mobilisation Totale. L'accroissement de l'intensité fait passer la pensée dans l'ordre du subtil, selon un engagement plus radical que tout engagement politique ou guerrier. Des considérations de cette sorte ne peuvent être comprises intimement que par ceux qui reconnaissent, par exemple, que l'œuvre d’Hölderlin ne cède en rien en radicalité et en intensité à celle d'Artaud ou d'Ezra Pound.
    Loin de se départir du goût de l'engagement décisif, Ernst Jünger, lorsqu'il entre dans la perspective hölderlinienne, relève un défi qui, pour ouvrir à d'infinies possibilités de dégagements et de liberté, n'en témoigne pas moins de la confrontation fondamentale qui restitue nos trépidations historiques à une certaine forme de dérision. Prendre le Large de cette façon a vertu d'exemple,- et l'exemplarité demeure au plus fort du combat contre le nihilisme l'arme impalpable et souveraine que nous recevons de ceux qui nous ont précédés. « Prenons garde à ne point nous tromper de guerre civile »,- cette interpellation de Henry Montaigu demeure d'une actualité brûlante lorsque nous sommes, comme en cette fin-de-siècle, emprisonnés dans des conflits insignifiants, voire mensongers, et de fausses alternatives. Lorsque l'on nous donne à choisir entre le Même et sa formule un peu plus grimaçante, le désengagement est non seulement une nécessité mais encore l'expression d'une fidélité ou d'une déférence à l'endroit d'engagements qui furent jadis ou naguère chargés de sens, que celui-ci eût trait au souci de la justice ou de la grandeur. Lorsque le règne de la Quantité se subdivise en idéologies prétendument adverses, c'est à la seule Qualité qu'il convient de rendre hommage, dussions-nous, par cette décision, dérouter nos amis, donner provende de griefs à nos ennemis.
    La gnose poétique d'Ernst Jünger est approche de la Qualité. La Qualité est la facette de la gemme qui nous divulgue le secret du Sens. L'herméneutique lorsqu'elle ne se fourvoie point, comme cela se voit, en parodies ou en « déconstructions » qui, paradoxalement, se veulent édifiantes (et le sont en effet dans l'ordre d'une logique utilitaire) est une initiation. S'il était possible de défaire le mot initiation du pathos et des banalités ou des pénibles fantasmagories qui l'entourent, il serait alors possible d'en user à bon escient pour décrire l'approche jüngérienne de l'être, du silence à travers la contemplation du monde et la méditation des « figures ».
    Toute grande œuvre de poésie doit être lue et interprétée comme un texte sacré afin que la flamme qui l'anime soit transmise de vivant à vivant, selon la logique traditionnelle propre à l'initiation et au rapport entre maître et disciple. La flamme la plus secrète est la flamme transmise dans le jour. Invisible dans l'éclat du Grand Midi, la flamme investie de la plus intense vérité initiatique passe de mains en mains dans la perspective hölderlinienne qui nous enseigne que le monde n'est point clos sur sa propre immanence. « Oublions que le temps existe et ne comptons pas les jours. Que sont les siècles au regard de l'instant où deux êtres se devinent et s'approchent » écrit Hypérion à Bellarmin. L'herméneutique jüngérienne aura pour vertu première d'ouvrir le temps en corolle. De même que le texte sacré est magnifié par l'interprète qui lui ôte sa linéarité pour le rendre à sa nature véritable qui défie toute chronologie, le monde lui-même trouvera, dans son élévation initiatique, une autre ordonnance.
    L'espace et le temps, dont la logique profane fait d'absurdes évidences alors qu'ils sont de limpides mystères, on ne dira jamais assez à quel point ils changent de nature lorsqu'ils s'ordonnent, par l'audacieuse fidélité de la pensée, à la perspective hölderlinienne. Il convient d'insister sur la notion de perspective, dont les historiens de l'Art reconnaissent la signification philosophique, mais que les historiens de la littérature méconnaissent lorsqu'ils traitent tous les textes selon les mêmes critères sociologiques, psychologiques ou linguistiques.
    Certaines œuvres changent les lois de la perspective. De même que la perspective chez Vermeer indique une interprétation de l'espace différente de celle de Fra Angelico, et surtout une orientation différente de l'attention, l'œuvre d'Hölderlin situe le Dire et le Sens dans un ordre de grandeur, où les exégèses, qui peuvent avoir leur intérêt pour des œuvres issues du classicisme ou du naturalisme, n'ont plus aucune raison d'être. Lorsque le critique est à tel point imbu de lui-même qu'il passe outre aux exigences de l'analogie, il est légitime de passer outre à ses propres ratiocinations. La pertinence du sermon est moins sujette à caution que celle du critique qui s'obstine à traiter d'une œuvre selon les schémas qui lui sont essentiellement étrangers. La temporalité hölderlinienne, radicalement étrangère au naturalisme,- c'est à dire à toute forme de déterminisme ou d'évolutionnisme,- donne à la présence des choses cette amplitude à la fois sereine et terrible qui fait de la poésie d’Hölderlin cette bouleversante fête du Retour. « L'être passe à travers l'anéantissement, l'une de ses vêtures. Mais il ne peut en détacher que les franges. Le premier rayon de soleil fait fondre le givre, et le soir n'est pas encore venu que tombe l'arbre que ce givre avait magiquement exalté. Alors la lueur du feu qui se consume se joue sur le visage des invités et les dore. Fête éternelle » (Ernst Jünger, Graffiti). Tout Retour est une fête et toute fête porte en elle le secret du Retour. Ce qui revient porte la marque du moment auguste du temps où, soudain, la perspective du moment présent s'ouvre sur la luminosité et le lointain, ces figures métaphysiques qu'emprunte l'intemporel pour se manifester à notre entendement.
    « Anges de maison, venez ! Dans toutes les veines de la vie
    Les réjouissant toutes, que ce qui est du ciel se partage !
    Ennoblisse ! Rajeunisse ! Qu'aucun bien humain, que pas
    Une heure du jour ne soit sans les Heureux... »

    Retour et retrouvailles sont les données fondamentales; elles ne renvoient pas seulement à la biographie de l'auteur ni même à quelque drame existentiel dont l'exil serait la métaphore universelle. Retour et retrouvailles sont des notions qui instaurent l'œuvre dans la perspective métaphysique. Ce n'est pas seulement la condition humaine en tant que telle qui est envisagée en terme d'exil, c'est le monde lui-même qui est saisi, soudain, dans son infini et sa totalité, à l'intérieur d'un poème plus grand que lui. Qu'est-ce qu'un poème prophétique ? A cette question l'œuvre d'Hölderlin apporte la réponse décisive: c'est un poème plus grand que le monde qu'il nomme, plus vaste infiniment que la voix dont il naît:
    « Nommerai-je le Haut ? Un Dieu n'aime pas l'inconvenant
    Pour le saisir notre joie presque est trop petite
    Souvent il nous faut taire. Ils manquent, les noms sacrés.
    Les cœurs battent, et les discours feraient défaut ?
    Mais une lyre accorde à chaque heure le ton
    Et peut-être réjouit les célestes, qui s'approchent... »

    La grande lumière du Haut, l'approche des célestes n'ôtent rien à la lancinance du Souci, au poids d'existence que doit porter le chantre de la clarté légère de l'être. Comprendre le monde, c'est excéder toutes les logiques immanentes et faire l'expérience de l'en-dehors. Le héros est celui qui va à la rencontre de l'en-dehors en conquérant le sens intime de ses propres actes. La mesure de l'acte héroïque excède l'acte de mesurer. Telle est la juste mesure dont Hölderlin, en bon disciple des Grecs, en « bon européen », pour reprendre le mot de Nietzsche, témoigne dans sa recherche du Haut et du Clair. La juste mesure n'est pas la commune mesure, ni certes la demi-mesure car son juste point est le point méridien, qui déploie la réalité dans son entièreté. Le point juste est le point central, l'intime de l'être qui est aussi le prodigieux En-dehors, l'Ether où viennent les Célestes pour nous donner courage.
    Hölderlin, Nietzsche, Jünger sont fils d'Empédocle et continuateurs, à titres divers, de la tradition présocratique. Jünger, pas davantage que Hölderlin, n'accepte de choisir entre Héraclite et Parménide, entre le devenir et l'être. Le regard stéréoscopique fulgure dans la perspective hölderlinienne d'un au-delà de l'alternative. La poésie commence là où les philosophies de l'être cessent de s'opposer aux philosophies du devenir. Dans cette perspective Parménide approfondit Héraclite. L'advenue de l'être dans la clarté de sa souveraineté reconquise aiguise la conscience que nous avons de ne jamais nous baigner deux fois dans le même fleuve.
    « Le vent du Nord-Est souffle
    Je l'aime entre tous
    Car il annonce l'esprit de feu
    Et promet bon voyage aux navigateurs
    Mais va maintenant, va et salue
    La belle Garonne
    Et les jardins de Bordeaux
    Là-bas, où le sentier longe la rive exacte
    Où le ruisseau plonge dans le fleuve.
    Mais plus haut
    Un couple noble regarde au loin
    Le chêne marié au peuplier d'argent. »

    Le vent apporte l'esprit de feu et le sentier longe la rive exacte. On ne saurait mieux dire la circonstance idéale de l'advenue de la connaissance des choses profondes, de l'intime beauté des éléments et de leur confrontation avec l'Ether, avec le possible retour des dieux. Les dieux reviendront car, plus en haut, un couple noble regarde au loin. Figure du rebis philosophal, ce couple noble manifeste une forme de liberté inconnue jusqu'alors et qui ne pourra, selon la loi du déclin enseignée par Hésiode, qu'aller en déclinant, sauf pour les élus qui reconnaîtront comme une langue natale, métaphysique, la toute-puissance de l'enthousiasme serein d'Hypérion. Le mariage du chêne et du peuplier d'argent est le hiéroglyphe de la victoire arrachée, in extremis, à la terrible défaite qui menace ceux-là qui apportent au monde, sans contrepartie ni marchandage, le secret du grand bonheur dont la vastitude marine est à la fois couleur et invisibilité.
    « Or la mer
    Qui prend la mémoire la donne
    Et l'amour aussi rive des yeux attentifs
    mais les poètes fondent ce qui demeure. »

    La vastitude qui prend la mémoire la donne. Dans ce double mouvement quelque chose s'est accomplis, en ces temps-là, dont notre mémoire est l'offrande. Le couple noble qu'évoque le poème de Hölderlin est le récipiendaire de cet Ordre du Don qui est implicite à tous les gestes aristocratiques, à toutes les aventures humaines, qui se délivrent du destin en tant que tel et envisagent l'advenue du plus Haut dans la plus profonde limpidité. L'être humain dans le chant de Hölderlin n'est plus l'animal amélioré de l'humanisme moderne. Le chant hölderlinien nomme l'être humain comme une possibilité du Dire en non comme une catégorie zoologique. L'être humain se dit, non comme une réalité biologique mais comme une parole mise-en-demeure de répondre d'elle-même et à autrui, dans la perspective ouverte par la présence et par l'absence des dieux et des titans.

    La question de savoir si les dieux existent ou n'existent pas est une question faussement naïve qui interdit le questionnement. La question essentielle est celle de la présence et de l'absence des dieux. Or telle est précisément la nature du dieu d'être à la fois ou alternativement présent et absent. Le dieu est présence à laquelle notre propre absence nous destine. La présence du dieu révèle notre absence à nous-même. Cependant lorsque nous suivons nos jours qui se suivent et se ressemblent quelque peu, les dieux brillent par leur absence. On ne cesse de nous le redire: nous vivons dans un monde sans dieux, dans un monde désenchanté. Mais n'est-ce point d'abord la force de cette conviction qui désenchante le monde ? N'est-ce point notre absence au monde qui nous tient à distance de l'enchantement ? La brillante absence des dieux n'est-elle point l'évidence de notre propre désertion ?
    Entre les dieux et les titans, le moderne ne choisit plus car il est par destination l'exclusive proie des titans. Le monde moderne n'est rien d'autre que l'omniprésence du pouvoir titanique. Les titans règnent sans partage et les dieux sont loin dans l'immédiate beauté du monde. Or tel est précisément le caractère du monde titanique d'éloigner de nous l'immédiate beauté du monde. La technique, et c'est peu de le dire, fait écran. Ce qui brille d'être dans le recueillement du monde, comme un don sans mesure accordé à notre attente ingénue, est tenu à distance par des systèmes de plus en plus puissants auxquels on peut à bon droit appliquer le qualificatif de totalitaires.
    Le titanisme opère d'abord sur le mode de la distanciation, et ensuite sur le mode de l'enfermement. L'immédiate beauté de la cicindèle témoigne, en la circonstance, de l'immensité du monde étrange, du monde des dieux, qui est aussi le monde de la nature, de la physis. La physis est l'empreinte de la métaphysique. Le monde métaphysique des dieux préfigure, au sens exact, notre entente avec le monde de la nature.
    Il ne fut jamais question, pour Jünger, de dénier aux titans leurs prérogatives fondamentales mais seulement de mettre en garde les modernes contre les dangers d'une dévotion sans contrepartie ni contrepoids. Convoquons une fois encore la science si injustement décriée de l'étymologie: la juste pensée est une exacte pesée. La conscience de la beauté du monde, qui est comme le fléau de la balance de la vérité, exige que l'on serve équitablement les deux plateaux. Les œuvres de Jünger seront, à partir des Falaises de Marbre, autant de pièces, frappées à des effigies impériales passées ou futures, posées, comme un tribut de reconnaissance, sur le plateau des dieux.
    La minorité, le petit groupe, la pléïade au sens gobinien, est la limite que le règne des titans, même à l'apogée de la force la plus arrogante ne peut franchir. Ce qui vaut pour le grand nombre, ce qui fait norme dans l'ordre du quantitatif trouve sa limite là où s'exercent les prérogatives minoritaires et qualitatives. Là où le nombre et l'activité utilitaire décroissent, augmente en proportion la puissance méditante. Dans le premier chapitre de cet admirable traité de métaphysique expérimentale qu'est Visite à Godenholm: « Examiner par petits groupes la situation, en tâter les frontières, d'expérience en expérience,- ce comportement n'était pas absurde. Il n'y avait là rien de nouveau, on l'avait toujours fait lors des grandes mutations, dans les déserts, les couvents, les ermitages, dans les sectes des stoïciens et des gnostiques, rassemblés autours des philosophes, des prophètes et des initiés. Il y avait toujours une conscience, une sapience supérieure à la contrainte et à l'histoire. Elle ne pouvait d'abord s'épanouir qu'en peu d'esprits et pourtant c'était la limite à partir de laquelle le pendule inversait son battement. Mais il fallait que pour commencer quelqu'un eût pris sur lui le risque spirituel d'arrêter le pendule »
    Le Dit et le chant, ces ressources du questionnement essentiel du poète sont, dans l'œuvre d’Hölderlin, les conditions du risque spirituel. Risquer, c'est, de toutes les façons, adresser un signe à l'intemporel. Une certaine idée de l'ordination se laisse entrevoir à partir de Visite à Godenholm qui, pour n'avoir plus aucun rapport de dépendance avec les religions constituées, n'en relève pas moins du sacré. La perspective hölderlinienne, dans l'œuvre de Jünger, autorise, et même exige, le recours au sacré comme norme et comme fondation. La « crise de la civilisation », pour utiliser une expression triviale, implique une stratégie de replis, une forme d'ermitage où la sagesse est non seulement conservée mais approfondie, les périodes de crise étant, pour le petit nombre, favorables aux « révélations de l'être » qu’évoquait Antonin Artaud, - qui surgissent comme des éclats de silex et de lumière du heurt de la conscience et de l'être à l'instant du plus haut risque spirituel.
    Visite à Godenholm précise l'idée d'un Ordre et d'une maîtrise spirituelle auxquels les personnages devront d'atteindre à d'autres états de conscience, plus ardents. Lorsque tout ce qui relève de l'ésotérisme devient aléatoire, sinon fallacieux, l'approche devient un recours et les récits, tels que Visite à Godenholm ou Héliopolis exigent alors d'être lus comme des traités. L'approche des réalités supra-sensibles, la délivrance de l'arcane, ne sont rien moins que hasardeux. Comprendre le sens et les limites de la destination humaine dans la perspective ouverte par l'absence-présence des dieux et des titans (les titans marquant, dans notre cycle, l'absence des dieux, de même que la présence tant désirée et tant attendue des dieux déterminera l'éloignement des titans) ne peut être, comme tout dépassement actif du nihilisme, qu'une initiation. L'œuvre de Jünger nous enseigne que cette initiation, qui est à la fois païdéia, à l'intérieur de la condition humaine, et dépassement de la condition humaine, doit s'accomplir selon un mode opératoire d'une extrême exactitude et dans une non moins grande liberté.
    Intensité de l'exactitude, ampleur de la liberté font de l'initiation une opération qui s'écarte également du « n'importe quoi » propre au « new-âge » et du rigorisme administratif qui prétend à détenir, dans ses formules invariables, l'essence de la Tradition. Toute œuvre est un Don, la preuve irrécusable que la générosité n'est pas un leurre. Quant à celui qui reçoit, il doit faire de sa gratitude une création. La nature non-doctrinale de Jünger, sa réticence à l'égard de l'exposé systématique font de ses œuvres des instruments qu'il nous appartient de savoir manier, non certes que ces œuvres fussent des incitations au subjectivisme débridé. La gnose poétique que ces œuvres rendent possible ne l'est que par notre résolution à les prendre comme moyens de connaissance.
    Ce qui a pour vocation d'être connu, on nous pardonnera d'y insister, n'est pas seulement l'œuvre dans sa réalité immanente ou l'auteur lui-même, selon qu'on veuille l'aborder sous l'angle de la psychologie ou de l'histoire, mais le monde lui-même. Toute œuvre digne de ce nom, qui s'écarte du souci narcissique ou formaliste, éclaire certains aspects du monde qui, pour ne pouvoir être abordés que par cette œuvre, n'en demeurent pas moins objectifs. Ce que l'œuvre donne à comprendre est certes une connaissance privilégiée, et c'est aussi en ce sens que l'on peut parler d'initiation, mais ce privilège a pour vocation essentielle d'être partagé. L'aspect du monde que l'œuvre éclaire est son privilège mais il est aussi le monde lui-même car l'œuvre fait elle-même partie du monde. Il ne viendrait à l'esprit d'aucun astronome de borner son étude au mécanisme du télescope. Les critiques littéraires souvent sont moins avisés que les astronomes lorsqu'ils refusent de voir ce que l'œuvre donne à voir pour n'en étudier que les mécanismes linguistiques, ou lorsqu'ils tentent d'expliquer par la psychanalyse une œuvre qui, à la rigueur, expliquerait une démarche psychanalytique mais ne saurait en aucune façon être expliquée par elle.
    Ainsi, lorsque nous parlons de la gnose poétique d’Ernst Jünger, nous ne prétendons nullement expliquer l'œuvre par ce que nous pouvons savoir de la gnose, mais, au contraire, nous consentons à apprendre de l'œuvre même ce que pourrait être à notre usage une approche de la Connaissance et de la réalité poétique. Le parcours herméneutique suit ainsi une trajectoire inverse à celle du critique moderne. Lorsque Jünger nous parle des rêves, des papillons, des dieux et des titans, ce sont d'abord les rêves, les papillons, les dieux et les titans qui nous intéressent.
    L'interdépendance de l'observateur et de la chose observée qui est devenue, en Physique, une banalité de base, n'en a pas pour autant réduit la science à la considération des observateurs les uns par les autres. Pourquoi en irait-il autrement en littérature, sauf à réduire par avance toute œuvre littéraire à l'insignifiance,- ce qui paraît en effet être le projet d'une certaine critique ? Ce qui est dit dans l'œuvre nous importe non comme une information sur le « texte » ou sur la « psyché » de l'auteur, mais comme une invitation à une aventure de l'entendement. Les œuvres sont des nefs, et les bons lecteurs en usent pour des traversées pleines de prodiges, là où le critique démonte le bateau en oubliant que celui-ci fut construit, pour voguer, pour affronter les flots, à travers les jardins de la mer, et sous le ciel.
    Le lecteur se trouve « à bord du vaisseau cosmique ». Les phrases empruntent les courbures du cosmos pour se refléter dans l'entendement. Il est fort probable que le nihilisme, en dernière analyse, n'ait d'autre origine que la séparation de la poésie et de la métaphysique, chacune s'épuisant dans son propre esseulement, le faire ajoutant des formes aux formes et le sens s'abolissant dans l'abstraction hors d'atteinte d'une démesure informelle. L'œuvre de Jünger, proche à cet égard de celle d'Eliade, de Heidegger ou de Julius Evola, opère à la procédure des retrouvailles de la poésie et de la métaphysique.
    Le vaisseau évite ainsi les deux écueils de la pensée moderne qui sont le formalisme et les idées générales. La perspective hölderlinienne, qui interprète la destinée humaine dans l'écart entre les dieux et les titans, retrouve le regard propre au métaphysicien-poète. L'éclairage de l'histoire dans le double éclairage titanesque et divin sera un apport décisif, sous forme de critique radicale, au pessimisme de Spengler comme au progressisme hégélien, marxiste ou darwinien. Nous sommes à tel point obnubilés par les fracas et les terreurs de l'histoire que nous perdons la faculté d'interpréter. Nous reconnaissons des figures du Bien et du Mal mais nous ne savons plus discerner ce qui fait le Bien et le Mal, et qui se trouve à l'œuvre en des formes nouvelles qu'alors nous ne reconnaissons plus. « Les grands développements de l'histoire mondiale s'annonçaient par des ouvertures, des charmes magiques, des songes prémonitoires, par-delà le monde des mesure ». L'intérêt passionné que Jünger porta aux figures originelles, aux mythologies, ne relève point d'un goût du passé mais de la conscience aiguë de la pertinence herméneutique de l'inaugural. C'est dans le songe prémonitoire de l'origine que nous pouvons discerner ce qui advient, en reconnaître le sens, et quelquefois en annoncer les merveilles ou en prévenir les conséquences désastreuses.
    Le Mage Schwarzenberg de Visite à Godenholm est la Figure de l'homme en Quête de la Connaissance qui use des sciences de son temps à des fins qui dépassent leurs propres a-priori théoriques: « Sa mémoire et son sens des analogies l'équipaient de facultés encyclopédiques. Il divisait la science pour se la soumettre, en usant comme d'un arsenal auquel il empruntait tel ou tel instrument selon ses besoins. Un sculpteur qui tire d'un bloc de pierre une tête humaine devait saisir de la même manière tantôt un maillet, tantôt un ciseau, ou un compas, sans songer aux artisans qui façonnent ces outils. » Les sciences telles qu'en use le Mage et telles que Jünger lui-même les soumet à ses approches de l'Intemporel, en se trouvant délivrées de leur fonction instrumentales, voire détournées de leur utilité supposée, retrouvent leur part poétique et divine.
    Une science, selon qu'elle sert docilement le monde des titans, ou selon qu'elle s'en détourne, offre des possibilités diverses: « Tel était le rapport de Schwarzenberg avec les sciences du dix-neuvième siècle, dont il faisait grand cas, tout en pensant qu'elles n'étaient pas encore conçues selon leur sens véritable. Il apparaîtrait au moment où se dévoileraient les desseins élevés que renfermaient leur structure et leur croissance et qu'on ne pouvait saisir, si l'on s'en tenait à leurs seuls rameaux. »
    Aux mains de Schwarzenberg, les sciences, en étant détournées de leur usage titanique révèlent leur sens véritable. Ce sens véritable, nous dit Jünger, est lié à la structure et à la croissance. La limite des sciences dévouées à la technique est d'être absurdement linéaire, progressive, de poursuivre leur but dans la preuve technologique au lieu de revenir au dessein originel de la gnose qui permettra de comprendre la structure et la croissance. La connaissance est elle-même structure et croissance, elle ordonne l'entendement selon des lois d'accroissement et d'assomption. Du Mage, Jünger dit encore: « Il ne concevait pas l'Histoire ni les sciences de la nature, ni la cosmogonie comme une évolution telle qu'on se la représente à l'ordinaire, sous la forme de droites, de spirales ou de cercles. Il les voyait plutôt comme une série de sections de sphère, appliquées contre des noyaux étrangers au temps et à l'étendue. C'était de ces noyaux que rayonnaient les structures et les qualités, de plus en plus loin. »
    La gnose est approche du rayonnement des structures et des qualités. Telle est la science divine par opposition à la science titanesque qui prévaut actuellement dans la génétique et la cybernétique, avec toutes les conséquences de contrôle de l'individu que l'on peut imaginer. Lorsque la science des titans se substitue à la science des dieux, nous entrons dans une politique où prime le déterminisme et où la fin justifie les moyens. L'œuvre de Jünger apparaît ainsi comme une sauvegarde de la science des dieux dans un monde dominé par la science des titans. L'étrangeté de l'œuvre tient à cette fidélité à une science des dieux qui récuse toute linéarité. L'idée même de création doit alors se comprendre en-dehors du temps et non comme le début d'un enchaînement d'événements: « La création n'était pas un acte initial: elle était possible en tout point où éclataient les flammes de l'inétendu. »
    La gnose poétique est dans l'éclatement des flammes de l'inétendu. Points d'apparition-disparition de l'espace-temps, noyaux d'où rayonnent, de plus en plus loin, les structures et les qualités, telles sont les intersections du Logos et les vastes et infimes géométries de l’entendement. L'équivalence platonicienne du Logos et de la raison, la mise en miroir de l'entendement humain et d'une conscience à l'œuvre dans l'ordonnance du monde, la notion enfin, si controversée, mais si féconde, de synchronicité,- voici autant d'approches que la science des dieux, à rebours de la science des titans, encourage. « Ainsi certains coléoptères pratiquent au travers des feuilles des coupes moulées sur les formules des mathématiques supérieures. Schwarzenberg y voyait un signe de la raison à l'œuvre dans la vie indifférenciée. Cette raison était l'objet de la quête humaine qui dressait les sciences comme des miroirs. »
    Pour Jünger, proche en cela de Nabokov, l'étude des sciences naturelles est inséparable d'une mathématique dont les lois se situent par-delà le temps, dans un hors-temps dont l'existence tient à la faculté même de la raison humaine d'en être le miroir. Nos spéculations, ces étymologiques jeux de miroir, sont à la fois envol de la pensée, d'image en image, de reflet en reflet, et méditation sur la source de la lumière. Dans le miroitement s'établit le règne de l'irréfutable trinité de l'objet, de la surface et de la lumière. Le miroitement qui est la chose la plus impalpable qui soit, la moins saisissable, et qui s'apparente pour cette raison au temps, est un « trois » qui garde en lui la secrète mémoire de l'Un. Qu'une raison soit à l'œuvre dans la vie naturelle, dans le monde de l'inanimé, tout ce que nous pouvons penser du Nombre et du miroir, de la géométrie et de la lumière nous le confirme au plus haut point.

    Luc-Olivier d’Algange
    Extrait de Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis.
    www.arma-artis.com

    Luc-Olivier d’Algange  http://www.voxnr.com