Il fut un temps où les Américains étaient assez réputés pour leur esprit inventif. Il est vrai que ce temps, point si lointain au regard de l'histoire, était celui où beaucoup d'entre eux n'étaient pas nés en Amérique et restaient, malgré leur désir d'assimilation à la nouvelle patrie, des Européens aux dents longues et à la hardiesse intellectuelle intacte. Le Dr Spock, M. Mac Donald, Mme Coca-Cola et l'institut Gallup ne les avaient pas encore passés à la moulinette.
Certes, les apports variaient selon les races et les cultures, mais si les Irlandais se bornaient à réinventer les pommes de terre et les Italiens la Cosa Nostra, les Ecossais industrieux et malins, les Allemands - juifs ou non - appliqués et tenaces, les Polonais et les Hongrois passant du brin de génie au délire éthylique apportaient à leur pays d'adoption des innovations techniques qui ne tardaient pas à faire le tour du monde.
Mais il est frappant de constater que ces innovations se limitaient, précisément aux plans technique et parfois scientifique. Elles ne se situaient jamais sur le plan des idées : où un pays qui se prenait déjà pour le premier du monde oscillait perpétuellement entre le vide total et la singerie hyperbolique. Je me souviens d'avoir, en ma lointaine et peu studieuse jeunesse, préparé un étrange diplôme sorbonnard qui s'intitulait pompeusement « certificat de civilisation américaine », ce que les bons esprits considéraient déjà comme une contradiction dans les termes - ce qu'on appelle un oxymoron dans les beaux quartiers. Pour mener à bien cette titanesque besogne, il suffisait de ce procurer contre une somme relativement modique un seul et unique volume, paru chez Gallimard, où l'on trouvait un résumé fidèle et complet de toutes les ondes cérébrales ayant parcouru les crânes américains de 1776 à 1950.
La lecture en était à la fois affolante et édifiante : en près de deux siècles, aucune idée philosophique, aucune construction intellectuelle nouvelle, n'avait pris naissance sur le continent américain. Tout s'y était résumé à l'importation frénétique et à la mise en application délirante des plus redoutables et imbéciles utopies ayant hanté l'Europe des XVIIIe et XlXe siècles. La poussée vers l'Ouest et les Indiens avaient, certes, mis un terme à un certain nombre d'extravagances ; les effectifs exacts des disciples de Saint-Simon ou du Père Enfantin morts de soif dans le désert du Colorado ou scalpés dans le Nebraska restent à déterminer. Mais le reste de la société américaine n'en continua pas moins à vivre intellectuellement - si l'on peut se permettre d'employer un tel adverbe en un tel cas - sur du Rousseau mal digéré et du Wesley poussé aux dernières extrémités. Sans plus ; nul ne saurait considérer comme des philosophes ce pornographe hypocrite de Benjamin Franklin ou ce touchant écolo d'Henry Thoreau Brice Lalonde avec du poil et de la plume en plus.
Mais il ne faut jamais désespérer. Et, en cette dernière décennie d'un XXe siècle qui s'en finit pas de mal finir, voilà que les Américains se sont décidés à inventer une notion philosophique nouvelle : la morale à géométrie variable - comme les chasseurs-bombardiers du même nom.
Ce système, mis au point par M. George Bush - avec, sans nul doute, l'amical concours de son gourou Billy Graham - mais considérablement perfectionné par son successeur, M. William Lewinsky Clinton, vous permet, au nom du respect des Droits de l'homme et de la préservation de la paix mondiale, d'assassiner tous ceux dont la tête ne vous revient pas, qui prétendent gérer eux-mêmes leur pays ou qui se refusent à manger les bananes à goût de navet produites par les colonies économiques américaines, tout en s'abstenant soigneusement de toucher à des tortionnaires installés dans leurs meubles du totalitarisme ou des massacreurs opérant en toute liberté sur plusieurs continents.
N'est-il pas, en effet, tragiquement cocasse qu'au moment précis où avions et fusées d'une OTAN honteusement détournée de ses buts et de son sens s'acharnent à "casser du Serbe", une délégation commerciale de Chine communiste débarque à Los Angeles et une équipe sportive américaine se rend da!!s le Cuba de Fidel Castro ? Peut-être M. Slobodan Milosevic aurait-il dû apprendre à jouer au base-bail pendant qu'il était encore temps. C'est presque aussi beau que M. Tony Blair, surnommé "Clinton's poodle" - le caniche de Clinton - par une partie de la presse britannique, saisissant l'occasion d'une visite officielle à Pékin pour lancer, en avant-première des actuelles agressions, un « grand appel au respect des Droits de l’homme ».
Rappelons à toutes fins utiles que si au Kosovo, les troupes serbes opéraient dans une province serbe, les troupes chinoises, au Tibet, ont envahi un pays souverain et l'ont réduit en esclavage en y pratiquant un « nettoyage ethnique » en règle. Rappelons que les méthodes employées par les troupes israéliennes dans les territoires occupées pourraient appeler certaines remarques. Rappelons surtout qu'il y a un an, près d'un million de personnes étaient massacrées dans des conditions atroces au Burundi sans que la « communauté internationale » intervienne.
Pourquoi, vous demanderez-vous peut-être, la communauté internationale n'est-elle pas intervenue ? Tout simplement parce que les États-Unis s'y sont opposés. Et pourquoi les États-Unis s'y sont-ils opposés ? Par peur. Peur toute simple, physique, immédiate. Parce que l'opinion américaine ne s'était pas remise lors de l'opération ratée de Somalie. En revanche, les mêmes Américains moyens acceptent fort bien de voir, sur leurs écrans, des villes serbes ou irakiennes écrasées par les fusées, tant que les "boys" ne sont pas en danger.
La vérité est que les Américains adorent faire la guerre à la condition expresse de ne pas risquer de s'y faire tuer. On a souvent dit que les États-Unis étaient allés directement de la barbarie à la décadence sans passer par la civilisation. En considérant ce qui est devenu une nation d'enfants gâtés, obèses, arrogants et lâches, j'ai parfois peur que ce ne soit vrai.
Et pourtant, j'aimais tant Jack London, Louis Armstrong et James Stewart ...
Jean BOURDIER National Hebdo du 22 au 28 avril 1999
culture et histoire - Page 1929
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La morale à géométrie variable
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Jean Markale - Le cycle du Graal
(Cliquez sur les titres pour télécharger l'ouvrage)
Les origines de la légende : la mystérieuse figure de Merlin, tour à tour inspiré par Dieu et par le diable, «deus ex machina» de tous les événements qui vont se dérouler sur les terres anciennes d'Angleterre et de Bretagne, mais aussi sur l'énigmatique et brumeuse île d'Avalon.
L'ascension et la prise du pouvoir du roi Arthur, protégé par Merlin l'enchanteur : seul, le roi réussit à soulever l'épée Excalibur, gage et symbole de la souveraineté. Il rassemble autour de lui les «chevaliers-servants» pour assurer l'équilibre d'un monde nouveau. Ainsi naît la Table Ronde.
Fils de roi, Lancelot du Lac est soustrait à sa mère dans son enfance et élevé par la Dame du Lac dans un palais de cristal, au fond des eaux. Une fois adulte, il devient le héros d'une série d'épreuves héroïques, déjouant les pièges et les embûches de monstres et de démons. Il apparaît bientôt comme le champion des forces bienfaisantes, triomphant du Mal, et parvient à la cour du roi Arthur où il surpasse tous les chevaliers. La reine Guenièvre lui révèle l'Amour.
Lancelot du Lac a gagné l'amour de la reine Guenièvre. Mais cet adultère l'empêche de devenir le roi du Graal. C'est à son fils Galaad qu'il reviendra d'accomplir son destin. Pendant ce temps, tapie dans la forêt de Brocéliande, la fée Morgane, sensuelle et ambiguë, énigmatique et provocatrice, trouble les cœurs, pervertit les âmes ou les sauve. Elle est la déesse, l'ordonnatrice suprême, la femme éternelle : amante, mère et fille. C'est l'une des images mythologiques féminines les plus rayonnantes que l'imaginaire a créées.
La quête de l’impossible. Derrière la grande figure illuminée de Lancelot du Lac, qui éclipse parfois les compagnons de la Table Ronde, se dressent cependant des héros tout aussi valeureux, tout aussi indispensables à l’équilibre du royaume d’Arthur, et tout aussi importants par leur signification symbolique et mythologique. À trop admirer Lancelot, on risque ainsi de méconnaître Gauvain, le fils du roi Loth d’Orcanie et neveu d’Arthur, dont la réputation de bravoure et de courtoisie dépasse de loin les frontières du royaume imaginaire de Bretagne où s’accomplissent tant d’exploits dans la perspective, encore lointaine, de découvrir les grands secrets du Graal.
Au risque de se perdre. Dans l’univers arthurien, mis patiemment en mouvement par Merlin le Sage, chacun est à sa place autour de la Table Ronde, symbole évident de l’égalité individuelle dans une entreprise collective dirigée théoriquement par le roi mais illuminée par la souveraineté solaire qu’incarne la reine. Arthur est au centre de cet univers, comme il est au centre du royaume, et sa santé est garante de la puissance de celui-ci, tant est rituel, sacré, mystique le mariage du souverain et de la terre que la divinité lui a confiée. Cependant, le roi, dans la tradition celtique qui constitue la base de cette fantastique épopée, n’est rien sans les guerriers dont il est l’émanation et l’élu, autrement dit le primus inter pares, le premier entre ses pairs, avec toutes les faiblesses, toutes les contraintes et toutes les obligations qu’implique cette fonction.
Étrange collectivité d’ailleurs, mais sans doute à l’image de l’humanité, avec ses rivalités internes, ses intrigues, ses jalousies, ses fantasmes et ses espérances constamment déçues ou reportées vers un avenir incertain ! Oui, tout est en place, tout est stable, aussi stable que le clan adverse, sur l’échiquier. Mais comme ils sont trompeurs, ces dehors ! Un souffle de vent suffi-rait à ébranler tout ce bel édifice. Car quelque chose mine de l’intérieur la société arthurienne, une blessure jamais guérie, une blessure que symbolise le coup douloureux porté jadis par le chevalier Balin à Pellès, le Roi Pê-cheur.
À l’instar de Sisyphe, Arthur a été décrit comme surgissant de l’abîme pour hisser son rocher au faîte de la montagne. Mais une fois parvenu là, il s’est arrêté pour reprendre sa respiration. Et le rocher a de nouveau dévalé la pente avant d’être englouti par l’ombre. Après la quête du Graal, qui marque l’apogée du règne d’Arthur, la société qu’il a mise en place, grâce certes à son génie personnel mais surtout à celui d’un Merlin invisible et omniprésent, ne peut demeurer statique au sommet, puisque sa nature propre est action. Elle doit donc s’effondrer, et ce rapidement, puis tout devra recommencer. Cette conception cyclique du temps est bien évidemment liée à des hypothèses métaphysiques que concrétisent les exploits prêtés aux héros, lesquels appartiennent à une mythologie universelle -
Israël et le 11-Septembre : les faits démentent Caroline Fourest
Caroline Fourest est à mes yeux aussi fiable et impartiale qu’un BHL ou un autre manipulateur dangereux, et la voilà qu’elle s’attaque à des sujets qui risquent de la ridiculiser plus qu’elle ne l’est déjà aux yeux de ceux qui s’informent ne serait-ce qu’un minimum. Ce qui peut m’inquiéter, c’est que certains vont gober le contenu de l’émission. Je relaie néanmoins cette manipulation de très bas niveau, cela permettra toujours quelques traits d’humour intéressants dans les commentaires.
Mardi soir, en prime time, France 5 a diffusé un documentaire intitulé « Les obsédés du complot » et réalisé par Caroline Fourest.
L’objectif affiché par la journaliste consistait à décrédibiliser la contestation de la version officielle du 11-Septembre en s’attaquant à certaines figures, plus ou moins marginales, du mouvement.
La méthode fut simple : approximations, amalgames et raccourcis ont émaillé les 52 minutes de cette prétendue « enquête ».
Une séquence visait ainsi à remettre en question l’assertion -présentée comme paranoïaque- selon laquelle existait, dès 2001, un projet américain de redécoupage du Moyen-Orient.
A 19’55 du documentaire, après la brève allusion (dont la fin est coupée au montage) d’un militant au sujet de certains « agents du Mossad qui se seraient fait passer pour…», Caroline Fourest donne le ton :
« Ce qui anime beaucoup la blogosphère, ce sont des gens beaucoup plus politiques, beaucoup plus idéologues qui sont un peu axés sur le complot américano-sioniste ».
Son interlocuteur, le blogger et compère de longue date Rudy Reichstadt, acquiesce et reprend l’expression du « complot américano-sioniste » pour réfuter également son existence.
La documentariste enchaîne alors pour discréditer l’opinion selon laquelle l’Administration Bush avait envisagé, dès 2001, de « remodeler le Moyen-Orient » à la faveur des attentats.
Celle qui se targue, tout au long de son film, de respecter les faits omet de signaler au téléspectateur du service public ceux allant à l’encontre de son discours.
Sur le Mossad : cinq Israéliens ont été arrêtés par la police du New Jersey, le 11 septembre 2001, pour avoir manifesté une joie incongrue à la vue du crash du premier avion dans le World Trade Center. Après 71 jours de détention, ils seront renvoyés à Tel-Aviv. Certains médias locaux, comme The Record, rapporteront l’incident et révéleront par la suite, telle la revue de la communauté juive new-yorkaise dénommée The Forward, que deux d’entre eux étaient des agents du Mossad sous couverture.
Question : pourquoi des employés des services secrets israéliens avait-ils exprimé leur jubilation, en se prenant en photo, devant la Tour nord embrasée du World Trade Center ? Cette arrestation n’est que le sommet de l’iceberg : environ 200 Israéliens, déguisés en étudiants en art ou en vendeurs de jouets et soupçonnés d’espionnage, ont été arrêtés sur le sol américain, autour de la date du 11 septembre 2001. Plus étrange : certains d’entre eux étaient domiciliés à proximité des futurs « pirates de l’air » présumés.
Sur le « remodelage du Moyen-Orient » : ce projet a bel et bien existé. Comme le rappelle le journaliste américain Jason Vest, dans son article de 2002 intitulé « The men from Jinsa and CSP », un programme -dans cette direction- a été rédigé par des haut-fonctionnaires de l’appareil d’Etat exerçant aussi bien pour le compte de Washington que pour celui Tel-Aviv. Dénommé « Une coupure nette : une stratégie pour sécuriser le domaine », ce rapport a été commandé en 1996 par le Premier ministre Benyamin Netanyahu auprès d’un think-tank basé à Jérusalem et disposant d’une antenne dans la capitale américaine. Selon Jason Vest, il s’agissait là d’une « sorte de manifeste néo-conservateur américano-israélien ». Les hommes à l’origine de ce rapport ont tous exercé des responsabilités importantes au sein de la future Administration Bush. Ainsi, David Wursmer deviendra le conseiller en charge du Moyen-Orient auprès du vice-président Richard Cheney tandis que Richard Perle occupera un poste de consultant proche de Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense.
A partir de 2003, suite à l’invasion de l’Irak, George Bush reprendra à son compte ce projet, délesté de son aspect belliciste et rebaptisé « le Grand Moyen-Orient ». Ce n’est pas tant la CIA, comme l’affirme (naïvement ?) Caroline Fourest, qui est visée par les détracteurs de ce plan que le Pentagone et la vice-présidence Cheney, alors occupés par des idéologues à la fois atlantistes et ultra-sionistes. L’intrusion de ce clan va-t-en-guerre au sommet de l’appareil d’Etat est le fruit d’un lobbying idéologique de 25 ans, remontant notamment à la création, en 1976, du JINSA – un influent think-tank oeuvrant au rapprochement stratégique des Etats-Unis et d’Israël. En 1982, le journaliste et ex-fonctionnaire au ministère israélien des Affaires étrangères, Oded Yinon, préconisait déjà le redécoupage du Moyen-Orient en mini-Etats opposés les uns aux autres afin de garantir une hégémonie israélienne sur la région. 20 ans plus tard, les guerres menées par les Etats-Unis « contre le terrorisme et les armes de destruction massive » serviront, en définitive, la cause d’Israël. L’un des trophées remportés par « les hommes du JINSA » fut ainsi la balkanisation de l’Irak, cet ennemi historique de l’Etat hébreu.
Caroline Fourest a passé ces faits sous silence. Pour cause : ils consolident la thèse, de plus en plus ouvertement débattue à travers le monde, d’un « complot américano-sioniste » pour provoquer ou faciliter les attentats du 11-Septembre dans le but, précisément, de remodeler le Moyen-Orient en faveur des intérêts stratégiques de Washington et Tel-Aviv.
Le lecteur désireux d’en savoir plus est invité à consulter mon ouvrage à ce propos. Intitulé « Israël et le 11-Septembre : le grand tabou », cet essai, disponible en ligne depuis le 5 février, est la collecte sourcée et recoupée de faits relatifs à une implication israélienne dans la réalisation des attentats. Depuis onze ans, ce faisceau d’indices est tantôt ignoré, tantôt édulcoré par la plupart des médias occidentaux.
Il est grand temps, aujourd’hui, de briser l’omerta.
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Radio Courtoisie : “Une terrible beauté est née”
Samedi 09 février à midi, Romain Lecap recevra dans le Libre Journal des lycéens, sur Radio Courtoisie, Adriano Scianca et son éditeur Gérard Vaudan, pour la sortie en France de l’ouvrage “Une terrible beauté est née“, livre-évènement sur le phénomène Casa Pound Italie..
Nous retrouverons également les chroniqueurs habituels ainsi que Patrick Weber pour son livre Eva-Evita, pour l’amour du diable !
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Guerres de Vendée : Reynald Secher prépare un documentaire sur la Virée de Galerne
L’historien Reynald Secher a projeté de réaliser un documentaire historique et télévisé sur la Virée de Galerne. Cette virée, c’est celle que les vendéens, après la défaite de Cholet, vont entreprendre sur la rive droite de la Loire, en terre chouanne. Du 18 octobre au 23 décembre 1793, après avoir franchi le fleuve, ils vont poursuivre leur campagne jusqu’à Granville, avant de regagner la Loire. Ils seront massacrés avant de la franchir, au Mans d’abord, puis à Savenay, ainsi qu’en témoigne d’ailleurs un protagoniste de l’époque, le général républicain Westermann :
« Il n’y a plus de Vendée, elle est morte sous notre sabre libre avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les marais et dans les bois de Savenay. Suivant les ordres que vous m’avez donnés, j’ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux, massacré les femmes qui, au moins pour celles-là, n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher. J’ai tout exterminé… »
Le documentaire construit à partir du récit d’un témoin de cette marche tragique s’articule autour d’interventions d’historiens et de responsables d’associations qui entretiennent la mémoire de ces événements.
En cette année anniversaire de la Contre-Révolution, le souvenir de cette geste vendéenne, épopée hors du commun qui finira en tragédie, sera l’occasion de revenir sur l’extermination délibérée, planifiée et légiférée dont seront ensuite victimes les vendéens du sud de la Loire, alors même qu’ils ne représentaient plus aucun danger pour la république. Un ressort idéologique à cette extermination de masse : la volonté de bâtir un homme nouveau. Des événements sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir au cours de cette année…
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Qu’est-ce que l’ingénierie sociale ? partie 2
Ingénierie sociale négative
Commençons par l’IS- (ingénierie sociale négative).
Le livre « Gouverner par le chaos. Ingénierie sociale et mondialisation » expose les grands principes de l’ingénierie sociale négative. En un mot, il s’agit de « démolition contrôlée », comme on peut le faire avec des bâtiments, mais appliquée à l’esprit et aux personnes.
Qu’il puisse exister chez certains individus une volonté de destruction méthodique des groupes humains semble inconcevable à beaucoup d’autres. C’est pourtant cette méthodologie rationnelle de la destruction, cet « ordre par le chaos » qui constitue l’essence de la Doctrine secrète ésotérique élaborée, perfectionnée et transmise au fil des siècles par ses adeptes et que l’on retrouve jusqu’à aujourd’hui dans l’idée de « stratégie du choc » qui structure le modèle capitaliste (obsolescence programmée de la marchandise industrielle, crises financières provoquées, etc.), ou dans l’idée de révolution, dont le ferment morbide consiste toujours à faire « table rase » et à provoquer une rupture irréversible (de 1789 au pseudo « printemps arabe »).
« Gouverner par le chaos » récapitule comment ces inspirations et aspirations politiques ont fusionné au 20ème siècle dans le creuset de la cybernétique et des sciences de la gestion, aboutissant à concevoir le vivant comme un objet, susceptible d’être déconstruit et reconstruit à volonté par une véritable ingénierie, non seulement génétique mais aussi des champs psychiques, spirituels, culturels ou comportementaux.
Au croisement de ces pistes, on trouve la psychanalyse, en particulier dans la version qu’en a donnée Jacques Lacan, dont l’intérêt est d’avoir mis à jour ce que l’on pourrait appeler l’ADN de l’esprit, sa structure et ses composants élémentaires. L’éthique de la psychanalyse est cependant non-intrusive, non-interventionniste, construite originellement en opposition à l’hypnose, et cherche à donner au patient les moyens de son propre cheminement (d’où la lenteur de certaines cures). Malheureusement, comme pour toute science, elle peut être récupérée et placée entre de mauvaises mains qui en feront un usage destructeur, ce qui explique qu’elle soit appliquée quotidiennement et avec un succès inquiétant dans le management, le marketing et la propagande politique, et ceci dès les années 1920, quand Edward Bernays se met à utiliser les découvertes de son oncle Sigmund Freud.
Obéissant au serment d’Hippocrate et à la déontologie médicale, la psychiatrie, la psychologie et la psychanalyse se consacrent en principe à sauver des vies en rétablissant de l’ordre, de la structure, de la loi, de l’autorité, de la hiérarchie, de l’équilibre, de la normalité, en un mot du « Surmoi » dans la vie psychique. À l’opposé, l’ingénierie sociale négative consiste en une valorisation du chaos comme outil de transformation psychologique et sociologique, et s’apparente à un « permis de tuer », ou « permis de détruire autrui » érigé en philosophie globale, telle une vraie religion, ou anti-religion de la mort, dont l’élaboration sous-terraine apparaît comme un contre-point à l’Histoire officielle.
La trame narrative de l’Histoire officielle en Occident repose largement sur un conditionnement pavlovien d’IS-, inculqué dès l’école et consistant en la répétition d’un mantra hypnotique : « C’était pire avant ». Il s’agit de fabriquer le consentement du peuple au changement, à l’instabilité, à la bougeotte (« bougisme »), le tout étant décrit comme la marche du Progrès, de l’émancipation des peuples et des minorités hors de la domination autoritaire des régimes obscurantistes du passé.
Une Histoire révisée décrirait l’invention de cette rhétorique progressiste au 18ème siècle comme une technique de phishing, un hameçonnage constitué d’un appât simulé, le Progrès, pour « faire bouger autrui » dans le sens voulu par le hameçonneur. En l’occurrence, il s’agit de faire adhérer le peuple aux changements violents en les dépeignant comme un processus révolutionnaire de libération forcément bénéfique, pour mieux lui faire avaler la pilule de la mise en place d’un système de domination découplé (« double standard », « double éthique »), dans lequel une fraction minoritaire de la population stabilise ses conditions de vie et de conservation tout en imposant à une partie majoritaire de survivre dans un monde où la crise est devenue la règle.
De fait, les révolutions ne remplissent jamais leurs promesses. Introduisant à encore plus d’instabilités et encore moins de libertés, elles se révèlent finalement toujours au service du Capital. Une Histoire révisée de l’Occident serait donc celle de l’émergence de deux grands principes de la gouvernance par le chaos : le capitalisme et la révolution.
Que veulent vraiment les « hameçonneurs » et ingénieurs sociaux qui provoquent des crises et des révolutions ? Ils cherchent à imposer leur nouvel ordre à la place du précédent. En termes de sociologie des organisations et d’analyse des organigrammes, on voit que les sociétés humaines obéissent à un mode d’organisation spontané, un ordre naturel, qui les conduit toujours à adopter des formes pyramidales. Dans une pyramide, la droite et la gauche n’ont guère d’importance, puisqu’elles sont relatives quand on en fait le tour, et le seul clivage absolu se situe entre le haut et le bas. Mais spontanément, comme on le voit dans toute société traditionnelle, le haut et le bas sont solidaires.
À l’opposé, l’IS- obéit à une double éthique consistant à désolidariser les parties et accuser les différences du système pyramidal selon le schéma suivant : diviser le bas pour unifier le haut ; augmenter l’entropie du bas pour augmenter la néguentropie du haut. En termes simples : me faire du bien, c’est faire du mal. La relation haut/bas est ici sur le modèle gagnant/perdant. Telle est la structure élémentaire du nouveau logiciel.
L’esprit de l’IS-, en tant que piratage des consciences humaines, pourrait aussi se résumer ainsi : détruire l’ordre du réel car il est incontrôlable pour lui substituer un nouvel ordre du réel, sous contrôle. Ce nouvel ordre ne peut être qu’un simulacre. En effet, le seul moyen pour le Pouvoir d’exercer un contrôle total sur le peuple, c’est d’augmenter artificiellement l’entropie de ce dernier en le plongeant dans un état de crise perpétuelle. Cet état n’ayant rien de naturel et disparaissant de lui-même s’il n’est pas alimenté, il faut donc obliger le peuple à entrer dans une simulation, une hallucination collective, dont les paramètres auront été définis pour entretenir une situation de crise et de précarité perpétuelles.
Le chaos est ici un instrument au service d’un ordre plus global et qui n’apparaît qu’à une échelle d’observation supérieure, que d’aucuns appellent « trans-humaniste » ou « post-humaniste », mais qui suppose dans tous les cas le génocide de notre espèce. On se reportera pour plus d’informations à Ray Kurzweil et à son ouvrage princeps « Humanité 2.0 : la bible du changement ».
À cette échelle d’observation supérieure, le calcul des turbulences et du chaos social provoqués afin que ceux qui les provoquent ne soient pas impactés et ne subissent pas de choc en retour s’appelle le shock-testing (test de choc). Ce calcul du shock-testing doit permettre, pour reprendre les mots de Bertrand Méheust, de rester juste en-deçà du point de fusion et de catharsis de la colère du peuple, afin que ce dernier ne comprenne jamais ce qui se passe vraiment et ne soit jamais en état de s’organiser massivement pour reprendre la maîtrise de son destin. De sorte à brouiller la perception et la compréhension de ce qui se passe, la démolition contrôlée est sectorisée. L’effondrement du système ne sera donc ni global, ni brutal, mais bien progressif, à petites doses.
À vrai dire, nous y sommes déjà, en plein dedans, et nous pouvons donc en décrire les formes de l’intérieur et en direct. Il consiste, d’une part, à détruire les États-nations au prétexte d’une dette publique complètement fictive, et d’autre part, à détruire le secteur privé au prétexte tout aussi fictif que tel site de production ou telle activité ne sont pas rentables, alors qu’ils le sont. L’exemple de Florange et d’ArcellorMittal est ici emblématique de cette manipulation puisqu’un document interne ayant fuité a révélé que le site menacé de fermeture était en fait l’un des plus rentables. http://www.challenges.fr/industrie/...-20121213]
l’IS + : ingénierie sociale positive
Sur le fond, l’IS+ prête moins à débats, polémiques et analyses que l’IS- car il est plus aisé de la comprendre et d’admettre qu’elle existe. L’IS+ s’identifie à des vertus morales telles que l’empathie, l’esprit collectif, le sens du groupe et des responsabilités. Ses bases ont déjà été déposées dans les grandes philosophies éthiques et les religions. C’est ce que l’on entend généralement par « altruisme », et qui consiste à augmenter la néguentropie générale de toute la pyramide sociale, dont le haut et le bas restent solidaires. À rebours de l’IS-, se faire du bien est tout à fait compatible avec faire du bien à autrui. On est dans le gagnant/gagnant. Transposé à l’époque postmoderne, l’esprit de l’IS+ pourrait se résumer ainsi : abattre la simulation sous contrôle chaotique du réel pour revenir dans le réel incontrôlable pour tout le monde, donc égalitaire. Faire de l’anti-phishing et du contre-hameçonnage.
L’IS+ s’identifie donc à une méthode générale de « sortie de crise ». Mais afin de ne pas rajouter du chaos sur le chaos, cette méthodologie de sortie de crise ne peut s’accomplir que par un changement majeur dont l’effet serait paradoxalement d’en finir avec les changements majeurs : soit une « révolution lente » (ou « révolution conservatrice », au sens allemand des années 1920). Résister aux changements rapides, en eux-mêmes subversifs, en les subvertissant de l’intérieur par du changement lent, voire carrément de l’inertie et de l’immobilisme.
Comme le soulignait Gilles Deleuze, le chaos, c’est la vitesse. Gouverner par le chaos, c’est donc simplement accélérer volontairement tous les processus psychosociaux, impulser au monde réel un rythme falsifié et artificiel au moyen d’une représentation simulée de ce monde réel. Par exemple : l’économie réelle et son propre rythme naturel seront falsifiés et mis en chaos par leur subordination à une simulation d’économie, sous la forme d’une économie virtuelle, purement financière, dont le rythme aura été accéléré artificiellement. L’IS+ consiste donc dans un premier temps à « ralentir ». Sortir de la crise, sortir de la Matrice virtuelle, se dés-impliquer de la simulation génératrice de chaos élaborée par les médias et la finance, c’est d’abord ralentir tous les processus qui ont été accélérés artificiellement et les ramener à leur vitesse naturelle d’origine. Puis, se projeter dans l’éternité, pour s’extraire également du court terme. Ramener les choses à elles-mêmes, après qu’elles aient été déportées loin d’elles-mêmes.
Ces procédures de re-naturalisation sont modélisables. En effet, le comportement humain n’est ni libre, ni imprévisible, mais repose sur des routines, des habitudes, des « habitus », des rituels, des régularités, des constantes, des programmes, des algorithmes, des recettes, des automatismes, des conditionnements, des réflexes, des cycles, des boucles, en un mot de la répétition. Le sentiment de liberté ressenti malgré tout par de nombreuses personnes vient simplement de ce que les routines comportementales obéissent à des causalités non-linéaires et multifactorielles complexes, souvent contradictoires, du type logique floue ou multivalente, dont le calcul ne peut être que probabiliste et tendanciel. Ceci laisse du jeu comportemental aux individus, interprété dans certaines cultures comme du libre-arbitre. La base de l’IS+ doit donc être de cultiver tous les processus de régularité, de constance, de discipline, de régulation et de stabilisation des systèmes. La répétition possède des vertus anxiolytiques et dé-stressantes qui permettent de maîtriser le tonus émotionnel.
Un exemple concret d’ingénierie sociale positive est « La ferme du parc des meuniers », à Villeneuve-le-Roi, dans la banlieue sud de Paris. Il s’agit d’un centre de travail social visant à réinsérer des gens ayant été désocialisés. On peut lire sur le site : « Développement, ingénierie sociale. Vous avez des projets dans le domaine de l’aménagement de structures ou de terrains autour des relations sociales, de la formation, de l’insertion, du lien social dont la dominante est l’activité agricole et fermière... nous pouvons vous aider à développer votre projet en vous apportant notre expertise. »
La Charte de référence est ainsi libellée : « Le projet de la ferme s’est élaboré sur le constat de dégradation du lien social, c’est-à-dire de la capacité des gens à "vivre ensemble" dans le respect des différences (différence d’âge, de couleur, de croyance, de statut social), dans la cohésion sociale et la solidarité. Les causes de ces phénomènes sont connues. La société a considérablement changé, les repères qui permettaient hier de se situer dans l’espace social, culturel et professionnel se troublent et s’estompent peu à peu. La transmission des savoir-faire et des savoir être qui se faisaient hier par la famille, l’école, le travail, le tissu associatif, est aujourd’hui largement défaillante. Ces mutations conduisent à un morcellement de la société. Elles sont porteuses d’exclusion, de repli sur soi, d’isolement et de peur de l’autre. Elles sont génératrices de méfiance et de soupçon, parfois même de violence. Elles contrarient l’épanouissement individuel. Elles freinent les dynamiques collectives et les solidarités. » (http://fermedesmeuniers.blogspot.fr/)
Le problème est identifié : « La société a considérablement changé ».
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Qu’est-ce que l’ingénierie sociale ?
Wikipédia donne trois définitions de l’ingénierie sociale (http://fr.wikipedia.org/wiki/Ing%C3...).
1. Science politique : une pratique visant à modifier à grande échelle certains comportements de groupes sociaux.
2. Sécurité de l’information : une pratique visant à obtenir par manipulation mentale une information confidentielle.
3. Psychologie : une pratique utilisant des techniques de manipulation psychologique afin d’aider ou nuire à autrui.
En dégageant le concept commun de ces trois définitions, nous proposons de les synthétiser en une seule : l’ingénierie sociale, c’est la modification planifiée du comportement humain.
Qui parle de modifier un comportement, parle de le faire changer. Le « changement » est donc le mot-clé de cette approche, avec une orientation clairement interventionniste, raison pour laquelle on parle d’ingénierie, c’est-à-dire d’une pratique consciente, intentionnelle et délibérée du changement. Cette praxis du changement provoqué est susceptible d’une planification, appuyée sur une modélisation scientifique et une programmation de type algorithmique du comportement (formule IFTTT : « Si ceci, alors cela »).
Plusieurs universités françaises proposent des Diplômes d’État d’Ingénierie Sociale (DEIS), dont l’université de Toulouse II - Le Mirail qui a sous-titré le sien « Intervention sociale et changement ». Quant à l’Institut Régional d’Ingénierie Sociale (IRIS), il offre les descriptions suivantes sur son site : « Notre métier consiste à anticiper, susciter et accompagner le changement chez les hommes, dans les entreprises, dans les organisations et dans les territoires lorsqu’il y a des mutations économiques, sociales, culturelles, technologiques ou environnementales. » Ou encore, sur la page du site consacrée aux méthodes élaborées : « L’Ingénierie Sociale, formidable intuition née en 2003, est destinée à aider à "Changer" en maîtrisant la nouveauté, en élaborant de nouvelles compétences, en s’adaptant aux mutations, en élaborant des plans stratégiques, en étant acteur des mutations économiques, sociales, technologiques, culturelles ou environnementales et en étant l’auteur de son propre changement. » (http://www.univ-tlse2.fr/accueil-ut... ; http://www.iris.eu.org/presentation...)
Issue du consulting en management de tendance libérale et du « social engineering » anglo-saxon, cette phraséologie du « changement » est donc omniprésente en ingénierie sociale, sous diverses déclinaisons : conduite du changement, changement dirigé, accompagnement au changement… On la retrouve tout naturellement dans les slogans de campagne de François Hollande 2012 « Le changement, c’est maintenant », Barack Obama 2008 « Change, we can believe in », dans l’usage appuyé de l’idée de « rupture » par Nicolas Sarkozy 2007, ou encore le slogan de la banque ING Direct Italie : « Prendi parte al cambiamento. » La notion de « regime change » appartient quant à elle au vocabulaire de la transitologie, discipline développée dans les think tanks de certains pays impérialistes pour désigner par euphémisme les pratiques d’ingérence et de colonisation soutenues par des ONG et des invasions militaires. Une véritable industrie du changement est donc à l’œuvre de nos jours un peu partout sur la planète. Ce qui ne change pas, en revanche, c’est que dans tous les cas – accompagnement adaptatif ou impulsion donnée – nous avons à faire à un changement « piloté », sous contrôle, au moyen d’une méthodologie rationnelle.
Comme tout comportement, le « changement » est un processus objectivable qui peut être décomposé en éléments atomiques : c’est la partie théorique et proprement scientifique. Ce travail descriptif accompli, on peut passer à la pratique consistant à recombiner entre eux les éléments analysés, mais selon un nouveau schéma, une nouvelle synthèse, à la manière dont l’ingénierie génétique le fait avec l’ADN. Devenu habile dans cet art du changement provoqué, un individu expérimenté pourra également l’instiller à volonté chez autrui et prendre le contrôle de son comportement. On reconnaît ici les principes de base du mentalisme et de la Programmation neurolinguistique (PNL), que l’on appelait en des temps révolus la « magie », ou l’Art hermétique, et qui s’appuie sur une bonne part de « faire croire », d’illusionnisme, de prestidigitation, de bluff et de poker-menteur. Vue sous cet angle, l’ingénierie sociale n’est guère que de la « manipulation » psychologique et comportementale érigée en science exacte.
Le principe de la manipulation, généralement blâmable, peut néanmoins s’avérer constructif : les parents « manipulent » souvent leurs enfants, c’est-à-dire qu’ils les font changer de manière planifiée, mais pour leur bien, pour les aider à s’adapter au monde environnant et à développer des aptitudes, comme toute relation de maître à disciple. La manipulation peut donc avoir un caractère pédagogique. Que la manipulation soit bienveillante ou malveillante, elle s’appuie toujours sur un repérage des faiblesses et des failles du sujet manipulé, que ce soit pour les réparer, les contenir ou au contraire pour les exploiter.
L’exploitation malveillante des points de vulnérabilité et des angles morts par l’ingénierie sociale appartient à sa dimension de management des perceptions et d’« art de la supercherie », pour reprendre le titre de Kevin Mitnick. Art de la tromperie étroitement lié aux techniques d’influence comportementale appliquées dans les milieux hackers et pirates informatiques, notamment dans la pratique du « phishing », traduite par « hameçonnage », notion appartenant au registre de la Sécurité des systèmes et de la cyndinique (sciences du danger, gestion de risques, cybercriminalité).
Un exemple typique de hameçonnage nous a été fourni par le piratage de l’Élysée au printemps 2012, dont certains ont mis en doute la véracité, ce qui ne touche pas la description du mode opératoire, un vrai cas d’école. Le « Journal Du Net » récapitule ainsi : « "Comment Facebook a permis de pirater l’Élysée." La méthode employée pour pirater le palais présidentiel en mai dernier a été révélée. L’ingénierie sociale via Facebook et le phishing en sont les piliers. L’ingénierie sociale est bien souvent utilisée pour faciliter des piratages, et celui subi par l’Élysée en mai dernier en est une nouvelle illustration. Nos confrères de l’Express pensent aujourd’hui savoir comment les attaquants s’y sont pris pour "fouiller les ordinateurs des proches conseillers de Nicolas Sarkozy" et récupérer "des notes secrètes sur des disques durs". Et c’est bien Facebook qui a permis aux pirates de repérer des personnes travaillant à l’Élysée puis de devenir leurs "amis". Après avoir gagné leur confiance, les attaquants ont pu les inciter par e-mail à cliquer sur un lien menant vers un faux site officiel afin de recueillir leurs identifiants. Les pirates ont donc utilisé la méthode bien connue du phishing : ils ont reproduit à l’identique le site officiel de l’Élysée pour piéger leur cible. » (http://www.journaldunet.com/solutio...).
Le phishing consiste donc à augmenter notre pouvoir sur autrui en remplaçant son réel par une simulation dont nous possédons les clefs. On va superposer à une chose réelle que l’on ne contrôle pas, en l’occurrence le site original de l’Élysée, un simulacre que l’on contrôle de cette chose réelle, en l’occurrence le site de l’Élysée reproduit à l’identique, sauf les paramètres et les codes d’entrée que l’on a définis soi-même. En faisant basculer autrui par hameçonnage dans une simulation de sa réalité définie par nous, on devient dès lors créateur et maître de la réalité d’autrui, sans que celui-ci n’en ait forcément conscience. Plusieurs œuvres de science-fiction ou de philosophie (Philip K. Dick, Jean Baudrillard, « Matrix ») illustrent ce principe de substitution d’une simulation contrôlée et aliénée du réel au réel originel proprement dit.
Ingénierie sociale positive ou négative
En règle générale, les professionnels de la discipline (consultants, lobbyistes, spin doctors) se contentent de remplir leurs contrats et ne portent aucun jugement de valeur sur le bien-fondé des changements qu’ils travaillent à planifier, que ce soit en mode « accompagnement » ou en mode « déclenchement », comme s’il allait de soi que c’était toujours pour le meilleur et jamais pour le pire. Cette neutralité axiologique pose problème. Passé le moment de la description scientifique des phénomènes, vient le moment de la prescription éthique. Or, le changement n’est pas forcément bon en soi. On peut changer, ou faire changer, pour le Bien mais aussi pour le Mal. Nous souhaitons donc introduire ici une subdivision morale entre une ingénierie sociale positive (abrégée dans la suite du texte en IS+), car on peut faire changer un sujet pour l’améliorer, et une ingénierie sociale négative (abrégée en IS-), car on peut faire changer un sujet pour le détruire.
Le phénomène du « changement » est universel. L’altération de toute chose est inévitable. Mais il y a plusieurs sortes de changements, des rapides et des lents, plus ou moins naturels ou artificiels, etc. Nos deux formes d’ingénierie sociale se consacrent à deux formes bien distinctes du changement. Tout d’abord, il existe de nombreux processus de changement naturel et d’évolution spontanée, mais ils sont généralement lents, continus, graduels, presque insensibles, les vraies catastrophes restant rares et ponctuelles dans la nature, anormales par définition (la prédation animale s’inscrivant en fait dans un continuum). Le Taoïsme appelle ces changements lents des « transformations silencieuses ». On les observe dans la physique et la biologie mais aussi dans les sociétés traditionnelles, précapitalistes et prérévolutionnaires. L’objet de l’IS+ pourrait être de rétablir ou de faciliter ces changements naturels et sains quand ils rencontrent des obstacles. À l’opposé, l’IS- travaille au changement provoqué, non-naturel, artificiel ou artefactuel, à marche forcée, et procède par bond, rupture, « saut quantique », catastrophes, discontinuités, toutes choses qui, dans le champ politique, se trouvent aux racines communes du capitalisme et de la révolution.
Il faut l’admettre, le grand clivage de la pensée politique issue de 1789 et opposant la Droite, associée au capitalisme, et la Gauche, associée à la révolution, est en réalité trompeur. Le préalable à toute pensée politique sérieuse consiste donc à abandonner ce clivage Droite/Gauche ou, deuxième option, à réaliser la synthèse du meilleur des deux camps. Fondamentalement, la seule distinction politique pertinente s’établit entre la Vie et la Mort. Nous proposons donc de distinguer entre une IS+ orientée vers la Vie, consacrée aux processus de changements néguentropiques et structurants, et une IS- orientée vers la Mort, favorisant tous les processus de changements entropiques et dé-structurants.
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La Normandie française
Le traité de Saint-Clair-sur-Epte fut conclu à l'automne 911 entre Charles III le Simple et Rollon, un chef viking. Fondateur de la lignée des ducs de Normandie, celui-ci révéla une singulière capacité d'intégration...
L’abondance de l'actualité nous a fait omettre en fin 2011 le mille centième anniversaire du traité de Saint-Clairsur-Epte. Nous prions nos amis normands de nous en excuser, mais cette année 2012 marque l'anniversaire de la conversion au christianisme du chef viking Rollon ; ce qui manifesta la véritable intégration de la région autour de Rouen à la France.
Pathétique histoire
Cet épisode normand ("Normands" signifie les hommes du Nord, les Vikings venus de Scandinavie) appartient à la pathétique histoire des rois Carolingiens, descendants de Charlemagne, que le système successoral rendait malgré eux inaptes à gérer le bien commun. L'arrière-petit-fils de l'empereur, Charles II le Chauve (843-877), eut de son épouse, Ermentrude d'Orléans, un fils, Louis, au règne assez insignifiant (877-879), son défaut d'élocution nuisant à son autorité. De son mariage avec Ansgarde de Bourgogne, Louis le Bègue eut deux fils, Louis III et Carloman, lesquels, juste après la mort de leur père, allaient être ensemble sacrés en septembre 879, le premier à seize ans, le second à treize, à Ferrières-en-Gâtinais, par Anségise, évêque de Sens. Ils eurent juste le temps de laisser le souvenir de vaillants guerriers, avant de mourir le premier en 882, le second en 884, et d'être remplacés sur le trône de France par un cousin germanique l'empereur Charles le Gros (839-888).
Les grands du royaume de France, qui avaient fait appel à cet étranger, furent les premiers à le condamner à mort, mais ne songeaient pas le moins du monde à porter sur le trône de ses ancêtres le jeune Charles, un fils posthume du Bègue, né en 878, un petit demi-frère de Louis III et Carloman. Ils n'avaient d'yeux que pour Eudes, comte de Paris, duc des Francs, l'héroïque défenseur de la vallée de la Seine contre les Vikings. Ils élirent donc roi de France ce fils du célèbre Robert le Fort, dont la lignée commençait à se signaler par ses services du bien public. Mais Eudes, en sage politique, n'avait accepté la couronne que pour parer au plus pressé et n'entendait pas forcer l'Histoire, d'autant que Charles, devenu adolescent, et soutenu par certains grands, était bien disposé à ne pas se laisser oublier. Il fallut négocier, mais au moment où l'on parlait d'offrir une part du royaume à Charles, Eudes mourut, le 1er janvier 898.
Or, à dix-neuf ans, Charles, élevé sans père et devant sa couronne plus aux circonstances qu'à son génie propre, passait pour un jeune homme brave, loyal et remarquable de bienveillance, d'où son surnom de Simple, qui ne voulait pas dire simplet ! Les grands qui faisaient alors la pluie et le beau temps s'en accommodèrent avec plutôt mauvaise grâce. Pour se les attacher il nomma plusieurs abbés laïcs, chose fréquente en ces temps de décadence de la hiérarchie romaine.
Initiatives audacieuses
Il se révéla capable d'initiatives audacieuses et porteuses d'avenir, en installant les Barbares scandinaves sur le sol qui allait être celui de la Normandie. À ce sujet, il partageait pleinement les vues du frère d'Eudes, Robert, nouveau comte de Paris, lequel était incité par Hérivée, évêque de Reims, à obtenir la paix plus par l'amour que par le glaive. Le roi et le comte proposèrent donc le baptême au très puissant et très redouté Rollon, ce géant dont on dit qu'il marchait toujours à pied, aucun cheval ne pouvant porter sa stature de plus de deux mètres de haut et ses cent quarante kilos ! Les choses allèrent assez vite puisque dès octobre 911, celui-ci rencontrait le roi à Saint-Clair-sur-Epte et recevait un territoire - un comté - entre la Somme et l'Eure, en échange de quoi il promit de bloquer les incursions vikings sur le royaume franc... L'année suivante, le jour de Pâques, en la cathédrale de Rouen, ce fils d'un peuple en errance reçut le baptême sous le nom de Robert car le comte de Paris fut son parrain. Le fondateur de la lignée des ducs de Normandie révéla une singulière capacité d'adaptation et d'intégration, preuve que sous le signe de la Croix on intègre plus solidement que sous celui de la laïcité... Et l'on vit une fois de plus la mission civilisatrice de l'Église, qu'allait tant admirer Maurras : « S'il y a des puissants féroces, elle les adoucit pour que le bien de la puissance qui est en eux donne tous ses fruits ; s'ils sont bons elle fortifie leur autorité en l'utilisant pour ses vues, loin d'en relâcher la précieuse consistance. » (À l'Église de l'Ordre)
Une lutte tragique
Le décevant, mais trop fantasque, Charles le Simple se fâcha par la suite avec Robert, comte de Paris, que les grands firent roi de France, et l'affaire se termina par une lutte tragique et sans merci au cours de laquelle, à Soissons, Robert fut tué le 15 juin 923. Le pauvre Charles ne put pas pour autant retrouver son trône, car les grands préférèrent élire une tête brûlée, Raoul, duc de Bourgogne. Charles, emprisonné, mourut le 7 octobre 929 à Péronne. Une autre monarchie se profilait ; bien que le sang de Charlemagne ne fût pas épuisé, l'heure était proche des Capétiens - on les appelait alors les Robertiens. Mais il est bon de rendre hommage à ces pauvres Carolingiens qui, à leur façon et non sans dignité, servirent la France, sans avoir, hélas, su se donner les moyens d'inscrire une oeuvre dans la durée et la continuité.
Michel Fromentoux L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 16 au 29 février 2012 -
Redécouvrir Montherlant
Romancier, essayiste, auteur dramatique, élu à l'Académie française en 1960, Henry de Montherlant s'est donné la mort en septembre 1972. Philippe de Saint Robert nous invite à le redécouvrir.
Lit-on encore Henry de Montherlant ? L'interrogation est peut-être mal posée. De manière plus lapidaire, on pourrait la refaçonner et se demander : le lit-on encore ? Pour ceux qui attachent de l'importance à la culture, essence même de toute civilisation, le nom de Montherlant se doit de figurer dans le florilège des grands auteurs classiques. Pour s'initier à sa lecture, entrer dans son univers, il n'est pas de meilleur maître que Philippe de Saint Robert.
Un proche disciple
C'est en disciple, critique mais proche, que Saint Robert correspond avec Montherlant, le consulte et est consulté, analyse son œuvre, est à l'écoute des mouvements de l'âme d'un esprit altier mais aussi tourmenté. Assez pour se proclamer « fidèle à ce que je ne crois pas » . Étrange attitude analysée avec finesse et profondeur dans Montherlant ou l'indignation tragique. Saint Robert y a rassemblé certains des textes essentiels qu'il a écrits en y joignant la correspondance entretenue de 1955 à 1972, l'année où, un 21 septembre, Montherlant se donna la mort. Montherlant, pour Saint Robert, « ne s'est pas tué parce qu'il n'aimait pas la vie », mais « parce qu'il l'aimait trop pour supporter l'idée d'y finir physiquement diminué, puis retranché ». « Amputé de Dieu », il « ne s'est pas tué contre Dieu ». Le débat entre Montherlant et Dieu est majeur. En particulier à travers une de ses œuvres les plus belles, Port-Royal. Montherlant, lorsqu'il parle de religion, lorsqu'il sonde, avec quelle intensité, les reins et le cœur du jansénisme, s'avance pour se refuser à l'instant ultime. De Gaulle l'avait saisi, sans que les deux hommes se comprennent au-delà d'une rencontre éphémère. Pourtant, Montherlant fut bouleversé par le propos du général que lui rapporta Saint Robert. Il le dépeint comme « longeant indéfiniment les bords de l'océan religieux que son génie ne quitte ni des yeux ni de l'âme sans y pénétrer jamais ». Pour Montherlant, cette phrase valait tous les livres écrits sur lui.
Foi en la religion
Montherlant n'a pas la foi ? Sans doute, puisqu'il la refuse. Mais s'il ne croit pas en Dieu, il croit à la religion, « miroir qui sait nous rendre sublimes ». Saint Robert voit en Montherlant « un alliée objectif du christianisme ». Non pas de « ces athées de tendance catholique » évoqués par Henri Guillemain, mais agnostique. « Il participe à ce qu'il appelle lui-même, ayant trouvé cela chez Lacordaire, les "opérations mystérieuses". » Qu'il s'agisse de de la religion ou de Rome, la démarche est la même. Il parle de son « horreur d'être romain » et de « la malédiction que de l'être ». Il décrit Rome en des termes « apocalyptiques », parlant de ses crimes, de la fange, des ambitions meurtrières, pour conclure : « Ces hommes sombres que je viens de décrire, quoique j'en aie, ils sont les miens. » Et la France ? Sur son lit de mort Lyautey aurait dit : « Je meurs de la France. » Saint Robert rapporte que Montherlant l'aura cité vingt fois, au point d'écrire que si son oeuvre devait s'arrêter par hasard sur d'autres mots, il faudrait considérer que ce sont ceux-là « qui moralement auront été les derniers ». La fidélité de Chateaubriand à la légitimité, écrit Saint Robert, c'est celle de Montherlant à la France quand il ne publie pas La Rose de sable dans les années trente. Il est en désaccord avec « la politique indigène de la France », mais préfère « vivre crucifié » que faire périr la France.
Un mauvais procès
C'est lorsqu'on parle de Montherlant et du patriotisme, un mauvais procès qu'on lui intente à propos du Solstice de juin. C'est en poète et non en politique qu'il parle de « la croix gammée qui est la roue solaire » triomphant « en une des fêtes du Soleil ». Mots sans doute malheureux auxquels on accorda un sens qu'ils n'avaient pas. D'autant qu'on omet de dire combien Montherlant s'était opposé « avec la dernière violence », comme l'atteste L'Équinoxe de septembre, aux accords de Munich. Ainsi, tout au fil d'une œuvre majeure, Montherlant aura été « le séparé ». Souvent incompris et divisé contre lui-même. Fidèle à ce qu'il ne croit pas... « J'assume tour à tour chaque partie de moi-même. » Il se déchire, qu'il parle des jansénistes, des Espagnols, des Romains. Il dénude son âme, ses sentiments, « Il dépouille l'homme, il va à l'homme, il va à l'essentiel ». Ce qui a valeur de sacerdoce. Retournons-nous vers lui lorsqu'il explique : « Le sacerdoce fait de tout homme qui l'a reçu un séparé. S'il n'est plus un séparé, il n'est rien. » Montherlant a accompli son sacerdoce jusqu'à la mort. Tragiquement.
Charles-Henri Brignac Action française 2000 janvier-février 2013
✓ Philippe de Saint Robert, Montherlant ou l'indignation tragique, éd. Hermann, 396 p. 35 euros. -
Montaigne éducateur
Les Cahiers de L’Éducation
Résumé :
Chacun connaît les Essais de Montaigne, oeuvre si riche et foisonnante,au style inimitable. Mais peu nombreux sont ceux qui savent que Montaigne y développe une philosophie de l’éducation spécifique et entièrement originale.
Fondée sur la récusation d’une discipline scolastique jadis brillante mais désormais entrée en décadence – celle qui prévaut dans les collèges du début du XVIe siècle et qui est l’héritière directe des enseignements des grands maîtres de l’école de Salamanque et de Coïmbre – cette philosophie de l’éducation se veut résolument novatrice. De fait, elle laissera derrière elle un vaste héritage historique et pédagogique. Exposée dans le chapitre XXV du livre I des Essais, dédié « À Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson », cette philosophie est pour Montaigne l’occasion de préciser sa pensée en même temps que d’exposer les principes nécessaires à ses yeux à l’éducation du « petit homme ».
Le rôle du maître y est clairement défini – ferme mais attentif, sage plus que docte – aussi bien que celui de l’élève. Le contenu de l’enseignement précisé – fondé sur la méditation de quelques grands textes mais aussi la lecture des « récits historiques » qui permettent à l’élève de fréquenter « les grandes âmes des meilleurs siècles ». La fin également qui doit viser, plutôt qu’à remplir la mémoire, à former le jugement et à éveiller la conscience.
Plus qu’une réforme, c’est donc à une authentique remise à plat de la philosophie éducative que nous convie ainsi Montaigne dans une démarche qui en faisant de la culture de l’âme la visée ultime du processus pédagogique contribuera pour beaucoup à la définition de l’honnête homme telle que la pensera le XVIIe siècle français.
Sommaire
Introduction
« Traiter de la façon d’élever et d’éduquer les enfants semble être la chose la plus importante et la plus difficile de toute la science humaine ».1 (Les Essais, Livre I, chapitre XXV)
Selon Gabriel Compayré, auteur réputé d’une Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle 2, « l’effort principal de Montaigne fut de réclamer une éducation générale et humaine. Personne n’a mieux compris que lui la nécessité de développer dans chaque individu les facultés qui font l’homme, avant de lui apprendre le métier qui fait le spécialiste ».
Plus près de nous, dans un numéro de Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée 3, George Wormser faisait observer : « Il y a un réel paradoxe à rechercher en Montaigne un profil d’éducateur. Outre que son siècle est pour l’essentiel antérieur à la généralisation de la forme scolaire de l’éducation, Montaigne ne s’inscrit pas parmi ceux qui en théorisent l’essor.
De plus, son scepticisme est fort éloigné de l’affirmation cartésienne de la « méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » (1637), et s’accorde plutôt mal avec la dimension normative inséparable de toute éducation.4 »
Pourtant, l’auteur des Essais figure dans la plupart des recueils consacrés aux « Penseurs de l’éducation ». De fait, ses réflexions sur le sujet abondent, même si elles s’expriment le plus souvent de manière dérobée et sans jamais prétendre atteindre à l’esprit de système. Ainsi, si le chapitre XXV du Livre I de son maître-ouvrage est le seul consacré exclusivement à « l’éducation des enfants » (dans sa version originale « De l’institution des enfans »5)6
Montaigne aborde également ce thème dans le chapitre I du livre XXV intitulé « Du pédantisme », et, plus indirectement, dans des chapitres comme « De l’affection des pères aux enfants » (ch. VIII, l II), « Des livres » (ch. X, l. II) ou « De l’art de conférer » (ch. VIII, l. III). Pour le philosophe aussi bien que pour l’historien, l’intérêt de ces textes est d’autant plus évident qu’ils portent en maints endroits la trace et le témoignage de l’éducation, tant familiale que scolaire, que Montaigne reçut de ses maîtres et de ses précepteurs.
Michel de Montaigne est né le 28 février 1533, premier enfant de Pierre Eyquem, jurat et prévôt de Bordeaux devenu seigneur de Montaigne en 1519, et d’Antoinette de Louppes, fille d’un marchand toulousain d’origine marrane.
L’enfant est mis en nourrice dans « un pauvre village » afin qu’il s’accoutume « à la plus basse et commune façon de vivre », avant d’être repris par ses parents à l’âge de trois ans. Son père veut qu’il reçoive une éducation « humaniste » et, à cet effet, le confie à un précepteur allemand du nom d’Horstanus qui, ignorant le français, ne s’adresse à lui qu’en latin, tout comme deux autres précepteurs choisis pour « soulager » le premier. « Quant au reste de la maison, rapporte Montaigne, c’était une règle inviolable que ni [mon père], ni ma mère, ni aucun valet ou chambrière ne me parlaient autrement qu’en latin, avec les mots que chacun avait appris pour cela » 7. Jusqu’à sa sixième année, ce sera sa seule langue de communication, il ne comprenait alors « pas encore plus le français ou le périgourdin que l’arabe » 8.
À six ans, son père l’envoie au collège de Guyenne à Bordeaux alors considéré comme le meilleur de France, d’où il sortira à treize ans après avoir sauté plusieurs classes. Durant ces années, au cours desquelles il apprend le français, le grec, la rhétorique, il découvre l’amour des livres à travers la lecture des Métamorphoses d’Ovide, de l’Enéide de Virgile, des oeuvres de Térence et de Plaute. Il fait également du théâtre, jouant « les premiers rôles » dans des « tragédies latines ».
Par la suite, il étudie la philosophie et surtout le droit, avant d’être nommé en 1554 conseiller à la Cour des Aides de Périgueux, puis, trois ans plus tard, au Parlement de Bordeaux.
En 1565, il épouse Françoise de La Chassagne, fille d’un conseiller au Parlement, et en 1568, après la mort de son père, il devient propriétaire et seigneur de Montaigne. En 1570, il renonce à sa charge de conseiller au Parlement de Bordeaux et, l’année suivante, décide de se retirer dans son château où, alors que fait rage la guerre civile entre catholiques et protestants, il commence la rédaction des Essais. La première édition de l’ouvrage, en deux livres, est publiée en 1580 à Bordeaux, la seconde deux ans plus tard.
Au cours de la dizaine d’années qui précèdent sa mort, il se consacre à la rédaction du troisième livre des Essais, puis à une nouvelle édition augmentée d’un millier d’ajouts. Le 13 septembre 1592, il meurt pendant une messe. Il est inhumé quelques jours plus tard dans l’église des Feuillants de Bordeaux.
Ce chapitre-clé des Essais est dédié « À Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson » 9, qui attend un enfant et à qui Montaigne propose une série de directives pour éduquer « le petit homme ». Montaigne se sent d’autant plus investi dans cette mission d’éducateur qu’il est par ailleurs l’obligé de la comtesse de Gurson, ayant accompagné cette dernière sur les voies du mariage. « Or, madame, si j’avoy quelque suffisance en ce subject, ie ne pourroy la mieux employer que d’en faire un present à ce petit homme qui vous menace de faire tantost une belle sortie de chez vous (vou estes trop genereuse pour commencer aultrement que par un masle) : car ayant eu tant de part à la conduicte de vostre mariage, i’ay quelque droict et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en viendra.10 »
À l’instar d’Érasme dont le principal ouvrage pédagogique a pour titre De la nécessité de donner tout de suite aux enfants une éducation libérale 11 , l’auteur des Essais est en effet partisan d’une éducation précoce, c’est-à-dire « à l’âge où [les enfants] sont encore malléables 12 ».
1. Le rôle du maître
Sa première recommandation concerne le choix du précepteur (maître) qui sera donné au jeune enfant : « Comme j’ai plutôt envie de faire de lui un homme habile qu’un savant, écrit-il, je voudrais que l’on prenne soin de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que la tête bien pleine. Et qu’on exige de lui ces deux qualités, mais plus encore la valeur morale et l’intelligence que le savoir ».13 Ce précepteur, plutôt que d’inciter son élève à répéter ses propres propos, devra d’abord « mettre celui-ci sur la piste lui faisant apprécier, choisir et discerner les choses de lui-même. Parfois lui ouvrant le chemin, parfois le lui laissant ouvrir14 ». Il faut laisser l’enfant s’exprimer, s’efforcer de le comprendre, et lui faire comprendre « le sens et la substance15 » de ce qui lui est enseigné. Il faut aussi accepter « de savoir descendre [à son] niveau et de le guider en restant à son pas ». En observant son comportement, le maître doit pouvoir juger si son disciple tire profit de ce qu’il a appris et est capable de l’appliquer dans d’autres situations, ce qui prouvera que ce savoir est « bien acquis et bien assimilé ». Si son rôle est de lui transmettre des connaissances, il n’a pas à lui inculquer des dogmes, mais doit lui présenter la diversité des opinions existantes, et ensuite l’élève « choisira s’il le peut, sinon il demeurera dans le doute16 ». C’est seulement à cette condition qu’il se forgera son propre jugement, « et c’est ce jugement-là que tout ne doit viser qu’à former : son éducation, son travail et son apprentissage ». Le précepteur doit certes aider et guider l’enfant, être à son écoute, demeurer attentif à sa progression, mais il faut aussi que son autorité sur lui soit « complète ». Il doit enfin « former [sa] volonté », façonner son caractère, lui apprendre la différence entre « la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ».
2. Le contenu de l’enseignement
Le savoir que le maître doit transmettre ne se limite pas au contenu des livres (« Médiocre connaissance, qu’une connaissance purement livresque17 »), mais doit être un savoir actif : il faut « mettre en mouvement » l’intelligence de celui à qui l’on enseigne, et lui donner les moyens d’un apprentissage personnel et ouvert sur le monde : « Pour cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux nous sert de livre : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de sujets nouveaux ».
Si Montaigne ne se réclame d’« aucun livre important », sinon ceux de Plutarque et de Sénèque, il affirme que l’histoire, « enseignante de vie » (magister vitae) selon Cicéron, fut « [son] gibier en matière de livres18 ». Pour les enfants, il préconise la lecture des « récits historiques » qui leur permettra de fréquenter « les grandes âmes des meilleurs siècles ». Toutefois, il faut faire en sorte qu’ils retiennent plutôt le caractère des héros antiques que les dates des événements, de même qu’il est préférable qu’ils se souviennent des raisons pour lesquelles un personnage a trouvé la mort « plutôt que de l’endroit où [il] mourut ». Autrement dit, « qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger ».
L’enseignement de l’histoire doit être accompagné de celui de la philosophie « qui est la pierre de touche des actions humaines » et qui « nous apprend à vivre ». Elle est aussi « l’exercice du jugement naturel », et l’enfant étant capable d’exercer spontanément son jugement, elle constituera « sa principale leçon ». Contrairement à l’opinion courante, non seulement elle n’est pas « inaccessible aux enfants », mais elle joue un rôle pédagogique central et doit leur être enseignée dès leur plus jeune âge (« au partir de la nourrice »). En outre, elle est totalement bénéfique car « il n’est rien de plus gai, de plus allègre et de plus enjoué », et « une âme où [elle] réside doit, par sa bonne santé, rendre sain le corps ».
Si son enseignement est indispensable, celui de la dialectique et de ses « subtilités épineuses » est en revanche inutile. Ceux que Montaigne nomme « les pédants » (ou « ergoteurs ») qui « ont la souvenance assez pleine, mais le jugement entièrement creux », abusent justement de la dialectique, de la même façon qu’ils assènent aux « jeunes esprits » une lourde érudition qui remplit la tête mais ne la forme pas. Il nous faut, nous dit Montaigne, nous défier de ces hommes de vanité et d’esbrouffe, « de ces beaux danseurs de notre temps19 », qui voudraient que nous apprissions « des cabrioles à les veoir seulement faire, sans nous bouger de nos places20 », éviter ces conseilleurs à la petite semaine incapables de mettre en acte leurs propres recommandations et qui « veulent instruire nostre entendement, sans l’esbranler21 ». Ne pas prendre exemple sur ces mauvais pédagogues qui « ne travaillent qu’à remplir la mémoire, et laissent l’entendement et la conscience vides ». Il ne faut donc pas enseigner des matières superflues, c’est par exemple « une grande sottise d’apprendre à nos enfants la science des astres et le mouvement de la huitième sphère, avant de leur apprendre ce qui les concerne directement »…
Montaigne rejoint ici Socrate qui se moquait des physiciens et des astronomes de son temps et rejetait les études dont les jeunes gens ne peuvent tirer aucun bénéfice pour la conduite de leur existence. En revanche, il diffère de Rabelais sur l’utilité de l’enseignement des sciences qui, à ses yeux, doit être écarté au profit « du jugement et de la vertu ». Comme les jansénistes, qui l’ont pourtant fort critiqué, il pense que les sciences doivent être cultivées, non pour elles-mêmes, mais seulement en vue du perfectionnement de la raison. Il souhaite cependant que l’homme ait pleine conscience de l’importance de la nature, « notre mère nature en son entière majesté », formule que reprendra presque mot pour mot Pascal dans le célèbre fragment sur les deux infinis : « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, et que la terre lui apraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent »22.
Montaigne insiste également sur l’importance de l’enseignement des langues ; il estime que les enfants doivent d’abord « bien connaître [leur] langue », mais aussi « celle de [leurs] voisins ». Pour ce faire, il conseille « la visite des pays étrangers23 », non pour y faire du tourisme « comme le font les gens de [la] noblesse française24 », mais pour découvrir un autre univers et d’autres hommes, « pour en rapporter surtout le caractère et les moeurs de ces nations, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui25 ».
3. La conception éducative de Montaigne
Montaigne n’est pas un idéaliste. Il est lucide et admet parfaitement que si l’élève ne montre pas de dispositions particulières pour telle ou telle activité considérée comme noble, il ne faut pas hésiter, quelle que soit son origine sociale, à lui faire apprendre un métier manuel, par exemple «… le mettre comme pâtissier dans quelque bonne ville, fût-il le fils d’un Duc, suivant en cela le précepte de Platon, qu’il faut donner aux enfants une place dans la société, non selon les ressources de leur père, mais selon les ressources de leur âme ». Bien que l’enfant dont il conçoit l’éducation soit un jeune noble (il ne s’est d’ailleurs jamais prononcé sur celle des enfants du peuple), il a néanmoins perçu la nécessité d’adapter l’enseignement aux aptitudes de chaque enfant.
Cet enseignement ne doit pas s’apparenter à des « travaux forcés », contraignant l’élève à travailler « quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix ». Il ne faut pas non plus lui « bourrer la cervelle de notions frivoles et inutiles »26, et faire ainsi de lui un « âne bourré de livres ». Il importe également de veiller à ne pas transformer de jeunes enfants pleins de promesses en adolescents ou jeunes adultes qui « déçoivent les espoirs qu’on avait nourri à leur sujet ».
Montaigne est très critique à l’égard des collèges de son temps qu’il accuse d’abrutir les enfants, qui sont de surcroît séparés des adultes, coupés de la société, « maintenu[s] à l’écart dans une manière de quarantaine », selon le mot de Philippe Ariès27. Quatre siècles avant que Michel Foucault ne dénonce, non sans excès, « l’enfermement » des établissements scolaires, Montaigne qualifie ceux de son temps de « vraies geôles pour une jeunesse captive ».
Un autre aspect capital de la conception éducative de Montaigne est la place qu’il attribue aux activités physiques. Il conseille vivement d’endurcir l’enfant en l’entraînant « à supporter la sueur et le froid, le vent et le soleil, et à mépriser le danger ». Pour Montaigne, « ce n’est pas assez de luy roidir l’ame ; il lui fault aussi roidir les muscles ». Car « l’âme est trop pressee, si elle n’est secondee ; et a trop à faire de seule, fournir à deux offices. »
Cette nécessité de former le corps pour mieux seconder l’ame s’éprouve jusque dans la recommandation des exercices les plus pénibles et les plus difficiles.
« Il le faut rompre à la peine et aspreté des exercices, pour le dresser à la peine et aspreté de la dislocation, de la cholique, du cautere, et de la geaule aussi et de la torture ; car de ces dernières icy, encore peult il estre en prinse, qui regardent les bons, selon le temps, comme les meschants.28 »
Il ne faut pas séparer l’âme et le corps « mais, affirme-t-il, les conduire ensemble au même pas ». Corps et âme forment en effet un tout indissociable, de sorte que l’éducation de l’une retentit nécessairement sur l’autre. La véritable éducation consiste donc en une formation simultanée et de l’âme et du corps car « il n’est d’esprit sain que dans un corps sain ». Plus encore que d’une reprise de la tradition antique, c’est donc à une véritable réformation de l’éducation humaniste que nous invite ici Montaigne dans une réflexion qui ne manquera pas de marquer durablement ses contemporains et plus encore ses successeurs. En effet, « ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps que l’on forme, c’est un homme », « non pas un grammairien ni un logicien […] mais un gentilhomme ». Ce gentilhomme (le XVIIe siècle dira « l’honnête homme ») qu’il veut former est l’héritier de la culture grecque, de l’idéal humain né avec la Paideia 29.
Le modèle éducatif qui a ses faveurs, c’est l’éducation comme culture de l’âme. C’est aussi celui de certains pédagogues italiens de la Renaissance, comme Vergerius (De ingeniis, moribus et liberalibus adolescentiae studiis liber), Guarino (De Ordine Docendi et Studendi) et surtout Vittorino da Feltre, créateur de la célèbre école Casa giocosa, qui ont contribué à la révolution opérée par l’humanisme de la Renaissance dans le domaine éducatif et ont, outre Montaigne, certainement influencé Rabelais et Érasme.
Comme beaucoup d’esprits libres, d’hier et d’aujourd’hui, Montaigne a été et est encore l’objet de nombreuses tentatives de récupération, notamment en matière d’éducation. D’un côté, les « pédagogistes » les plus sectaires ne voient en lui que le contempteur de la « connaissance purement livresque » et le partisan de la « libre expression » de l’élève. De l’autre, les « républicains » les plus dogmatiques privilégient sa conception d’une autorité « complète » du maître sur l’élève et sa vision de l’enseignement comme formation d’un « honnête homme ». Mais il n’échappe pas non plus aux clichés désormais classiques sur l’« actualité » ou la « modernité » d’une oeuvre du passé. On peut ainsi lire dans L’école des lettres, « la revue pédagogique des professeurs de français », que les Essais, qui « constituent un vivier de thèmes exploitables pour la modernité de leur questionnement », « peuvent offrir une initiation intéressante à deux thèmes au programme en seconde : altérité et éducation », et qu’à cet égard « l’oeuvre de Montaigne témoigne d’une actualité à laquelle un public collégien ne saurait rester insensible »30.
Au-delà des appropriations abusives et des poncifs de tous ordres, il importe de replacer Montaigne dans son contexte historique, celui de la Renaissance et de cette période troublée qui marque la sortie de l’orbs christiana médiévale et l’entrée dans le temps des réformes31.
L’auteur du texte sur « l’institution des enfans » n’est ni un prophète, ni « un précurseur de l’école moderne »32, même si, comme le souligne Durkheim, il « n’est pas loin d’aboutir à une sorte de nihilisme pédagogique plus ou moins consistant »33. Michel de Montaigne est d’abord un penseur de son époque, dont les idées sur l’éducation sont proches de celles mises en pratique dans les premiers collèges jésuites34. Il est aussi, mais dans un second temps, « le fondateur d’une lignée pédagogique critique des institutions, contrepoint nécessaire des systèmes éducatifs »35. Dans le même temps, le scepticisme qui caractérise son oeuvre, sans que du reste celle-ci ne s’y réduise, le conduit à prôner « l’inculcation d’une attitude de distance flegmatique »36.
En 1812, dans les Annales de l’Education, Guizot consacrait un article élogieux aux conceptions pédagogiques de Montaigne, écrivant notamment : « S’il n’a pas tout dit, tout ce qu’il a dit est vrai, et avant de prétendre à le devancer, qu’on s’applique à l’atteindre ». Le propos n’a rien perdu de sa pertinence. Certes l’auteur de l’Apologie de Raymond Sebond a négligé la question des niveaux d’excellence.
Certes il a refusé, à la différence de Rabelais, d’accorder la priorité à l’éducation scientifique, et, plus généralement aux facultés spéculatives. Mais il n’en reste pas moins qu’à défaut d’avoir proposé, comme l’avait fait avant lui l’auteur de Gargantua 37, un plan d’études complet, il a bel et bien élaboré un programme pour une éducation moyenne, adaptée au plus grand nombre d’enfants et propre à développer leurs facultés pratiques, c’est-à-dire l’exercice de leur jugement et de leur volonté.
Dans un ouvrage qui fait autorité, René Hubert observe justement : « La doctrine de l’éducation, Montaigne ne la veut ni austère dans ses buts, ni rigoureuse dans ses procédés, ni dure dans sa discipline, mais conforme à la nature et au développement naturel de l’élève, appliquée avant tout à affiner le sens critique et orienter vers le bonheur par la sérénité de l’âme et la lucidité de l’esprit »38.
Par Henri Nivesse, professeur certifié d'anglais, journaliste indépendant.
1 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 191.
2 : Gabriel Compayré, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVI e siècle
2 tomes, Hachette, 1883. 4e édition,.
3 : Editée par le Bureau international d’éducation, cette revue trimestrielle d’éducation comparée permet à l’UNESCO de communiquer directement et indirectement avec un public international formé d’érudits, de stratèges, d’étudiants qualifiés et d’éducateurs.
4 : Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée , UNESCO, Bureau international d’éducation, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 157-171.
5 : Les citations de ce texte sont extraites de la traduction en français moderne réalisée par Guy de Pernon (voir http://pernon.net/). On peut également se reporter à l’édition des Essais adaptée en français moderne par Claude Pinganaud, Arléa, 2003. Pour une version originelle, on pourra se reporter à l’édition publiée aux éditions Lutétia chez Nelson éditeurs et préfacée par Émile Faguet.
6 : Raison pour laquelle, c’est aussi le passage auquel les commentateurs se réfèrent le plus souvent dès lors qu’ils s’avisent de vouloir traiter de la question de l’éducation chez Montaigne.
7 : George Wormser, Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée, UNESCO, Bureau international d’éducation, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 157-171.
8 : Idem.
9 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 186.
10 : Ibid., p. 190-191.
11 : Érasme, De pueris statim ac liberaliter educandis. L’ouvrage a été rapidement traduit en français par Pierre Saliat, Déclamation contenant la manière de bien instruire les enfans dès leur commencement, avec un petit traité de la civilité puérile, le tout translaté nouvellement de latin en françois, Paris, S. de Colines, 1537. Cette traduction a été rééditée par B. Jolibert, Paris, Klincksieck, 1990, et modernisée par J.-C. Margolin, dans Érasme, Genève, Droz, 1966.
12 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 192.
13 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 192-193.
Compte tenu de l’importance de ce passage, maintes fois commenté et dont la fortune littéraire fut par la suite si grande, ils nous a semblé utile de le restituer par ailleurs dans sa version originelle et de redonner ainsi au lecteur la saveur du texte telle que pouvaient l’entendre les contemporains de Montaigne : « A un enfantd e maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing (car une fin si abiecte est indigne de la grace et faveur des muses, et puis elle regarde et depend d’aultruy), ny tant pour les commoditez externes que pour les sienes propres, et pour s’en enrichir et parer au-dedans, ayant plustost envie d’en reussir habile homme qu’homme sçavant, ie vouldrois aussi qu’on feust soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plustost la test bien faicte que bien pleine ; et qu’on y requist touts les deux, mais plus les moeurs et l’entendement que la science ; et qu’il se conduisist en sa charge d’une nouvelle maniere. »
14 : Ibid., p. 193.
15 : Ibid., p. 194.
16 : Ibid., p. 195.
17 : Ibid., p. 196. « Sçavoir par coeur n’est pas sçavoir ; c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sçait droictement, on en dispose, sans regaredr au patron, sans tourner les yeulx vers son livre. Facheuse suffisance, qu’une suffisance purement livresque ! Ie m’attens qu’elle serve d’ornement, non de fondement. »
18 : Ibid., p. 187.
19 : Ibid., p. 196.
20 : Ibid., p. 196.
21 : Ibid., p. 196.
22 : Pascal, Pensées, n° 72/199 dans l’éd. Lafuma et n° 793 dans l’éd. Brunschvicg.
23 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, Nelson éditeurs, p. 197.
24 : Ibid., p. 197.
25 : Ibid., p. 197.
26 : In Roger Trinquet, La jeunesse de Montaigne, Nizet, 1972.
27 : Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, 1960, Seuil, 1972.
28 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 198.
29 : Cf. Werner Jaeger, Paideia, la formation de l’homme grec, Gallimard, 1964
30 : L’école des lettres, n° 6, février, 2005.
31 : Pierre Chaunu, Le Temps des réformes. La crise de la chrétienté, l’éclatement, Paris, Fayard, 1975,
572 p., 2e éd., 1976, 3e éd., 1981.
32 : George Wormser, Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée , UNESCO, Bureau international d’éducation, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 157-171.
33 : Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, 1938. Réédition, Quadrige », PUF, 1999.
34 : Pour en savoir plus sur cette question, on pourra consulter avec profit l’étude de Philippe Conrad, « L’enseignement des jésuites », parue dans les cahiers de SOS Éducation et consultable sur le site de l’IRIE.
35 : Georges Wormser, Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée, UNESCO, Bureau international d’éducation, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 157-171.
36 : Ibid.
37 : Rabelais, Gargantua, Chapitre XXII.
38 : René Hubert, Histoire de la pédagogie, PUF, 1979.