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culture et histoire - Page 1931

  • Le mensonge Hô Chi Minh

    L'oncle HÔ, mort en septembre 1969, aurait eu cent ans en mal. L'Unesco commémorera cet anniversaire. Pour célébrer la contribution d'Hô Chi Minh à "l'indépendance de son pays, à la lutte des peuples pour la paix, au retour de la démocratie et de la liberté au Vietnam, au Cambodge et au Laos, à la lutte contre les impérialismes. Enfin, à la promotion des arts et de la culture".

    Exit la conquête brutale du Cambodge, la colonisation du Laos, les massacres des ethnies montagnardes, l'Intolérance religieuse, les camps de concentration, les déportations de populations, les tortures, la ruine économique du Vietnam transformé en une gigantesque caserne, les boat people et les sept millions de morts de quarante années de guerre inutile.

    C'est un stalinien convaincu que l'Unesco s'apprête à glorifier. Mao, Staline, Pol Pot, Ceausescu peuvent...

    Il y a quinze ans, tombaient les régimes non-communistes de l'ancienne Indochine. Coup sur coup, le Cambodge, le Viêtnam, le Laos. A quelques semaines d'intervalle, le rideau de bambou s'abattait sur les trois pays que l'intervention américaine n'avait pu empêcher de basculer.

    Première date catastrophe: le 17 avril 1975. Démoralisée, trahie par les Etats-Unis, l'armée républicaine du maréchal Lon Nol remet ses armes aux « petits frères de la forêt», les Khmers rouges. Les premiers témoignages sur les atrocités commises depuis plusieurs mois dans les régions tombées sous le contrôle des maquisards, la trentaine de journalistes jamais ressortis de leurs zones, n'ont pas suffi à convaincre les Cambodgiens de l'horreur à venir et de l'importance de résister. Seules quelques unités d'élite se battent jusqu'aux dernières cartouches autour de l'aéroport de Potchen-tong, autour des brasseries indochinoises, et sur la route numéro 1. Pourtant, en ce matin du 17, les guérilléros qui encerclent Phnom Penh ne sont qu'une poignée. Au bas mot cinq fois moins nombreux que les forces gouvernementales. Mais les militaires ont décidé de croire à la réconciliation nationale, et aux fadaises martelées jour après jour dans les médias internationaux.

    La presse de gauche, il faut le rappeler, a joué son rôle désinformateur à merveille. Dans son édition. qui paraît le lendemain de la prise de la capitale cambodgienne

    Le Monde titre: « Phnom Penh, c'est la fête ».

    La fête durera quatre ans. Et coûtera au pays entre deux et trois millions de morts, victimes de l'utopie meurtrière du régime Pol Pot qu'avaient appelé de leurs vœux tant de journalistes et d'autorités morales. Rien qu'en France: Lacouture, Todd, Ponchaud, Pic, Bertolino ...

    Ironie du sort, il faudra attendre, dans les années 1980, la sortie d'un film de fiction: La déchirure, pour que l'Occident prenne enfin conscience de la face cachée de « la révolution de la forêt». Les mêmes, Lacouture, Ponchaud, Todd, Pic ... reprendront du service, pour dénoncer, cette fois-ci, les « trahisons » de leurs anciens amis. « Après avoir fait tuer les gens pour vivre, on peut toujours en sucer les os pour survivre», dit un proverbe khmer ...

    Moins de deux semaines après l'entrée des Khmers rouges dans la capitale cambodgienne, le régime du président vietnamien Nguyen Van Thieu s'écroule à son tour.

    Les appels au secours lancés par les Sud-Vietnamiens ne reçoivent aucun écho. L'aide militaire américaine de la dernière chance attendue par Thieu n'arrivera pas. Les 720 millions de dollars que réclame au Congrès le président Ford ne seront jamais débloqués. Les sénateurs refusent même les 250 millions que le président leur demande au titre de l'aide humanitaire.

    « Le Viêtnam, c'est mort» déclarera le Démocrate Henry Jackson. Très vite rallié à l'opinion dominante de son Congrès, Gerald Ford, s'exprimant sur la chute prochaine du Sud-Viêtnam, dira sans rougir: « Cela ne changera pas la face du monde. Et cela n'empêchera pas les USA de conserver leur leadership ».

    A 12 heures 15, le 30 avril, Bui Duc Mai, pilote du char 879 de la 203ème brigade blindée nord-vietnamienne, défonse les grilles du palais de l'Indépendance. Lorsque la nouvelle parvient au Congrès, les Démocrates applaudissent.

    Jackson expliquera plus tard, à peine embarrassé: " Nous applaudissions seulement la fin de la guerre ".

    Henry Kissinger, l'un des rares à ne pas se réjouir du drame qui se noue au Viêtnam, écrit au secrétaire du prix Nobel de la paix pour lui annoncer son intention de rendre le prix et l'argent obtenus au lendemain de la signature des accords de Paris en 1973. La presse le tourne en dérision.

    Au Laos, même si la prise de pouvoir par les communistes est en apparence moins brutale qu'au Cambodge et au Vietnam, elle est très vite suivie par une répression implacable. Conduite méthodiquement Fin novembre 1975, après l'installation du pathet lao à Vientiane, les premiers trains de fonctionnaires fidèles au prince Souvanna Phouma partent pour les camps de rééducation politique installés par les commissaires viêtnamiens. Des centaines de personnes y seront assassinées, enterrées vivantes par les « can bô » de Hanoï.

    A l'origine de ce triple désastre, la volonté d'un homme : Hô Chi Minh. Et l'aveuglement d'un peuple, celui des Etats-Unis. Hô Chi Minh avait-il les moyens de gagner sa guerre? « Non », répondent les experts. «Non, s'il n'avait été aidé par ses propres ennemis, les Américains».

    « Hanoi Hilton »

    Gagnée sur le terrain, la guerre a été perdue dans la rue, sur les campus, et au Congrès américains. C'était l'époque des belles consciences. Jane Fonda, la plus célèbre d'entre toutes, défile à New York dans les manifestations de soutien aux « camarades vietcongs». D'autres militants « pour la paix», acteurs, écrivains, s'envolent pour faire avouer leurs crimes aux prisonniers américains détenus à Hanoi.

    La critique Susan Sontag, coqueluche de la presse américaine, n'hésite pas à écrire: «Le Viêtnam est une société éthique, démocratisée par la guerre. Les Nord-Viêtnamiens ne savent pas haïr. Nos prisonniers sont mieux traités que la population du pays ». Libérés du « Hanoi Hilton », la tristement célèbre prison communiste, ces mêmes prisonniers qui avaient survécu à la détention, mettront des années à faire connaître les souffrances qu'ils avaient vécues. Les autorités morales veillaient...

    Personne ne fut inquiété. Personne ne fut poursuivi pour trahison. Jimmy Carter devait même féliciter plus tard les Fonda, Sontag and co de « s'être battus pour la paix » ... Pas étonnant que l'oncle Hô ait lui-même déclaré: « Mes meilleurs alliés dans cette guerre sont les Américains ».

    « Nous applaudissions la fin de la guerre », avait dit Jackson. Qui pouvait réellement croire que l'entrée des forces de Hanoi au Sud-Viêtnam allait installer la paix dans l'ancienne Indochine?

    1975 est bien au contraire le début d'un nouveau conflit, la troisième guerre d'Indochine.

    Dès le mois de mai, les bo-doïs attaquent au Laos les forces non-communistes de Vang Pao. Elles mettent sur pied un plan d' éradication systématique de la minorité Mhong, jugée hostile. Les montagnards sont éliminés à l'arme chimique. Des dizaines de milliers de morts en quelques mois. Mais « les morts ont tort », répétait souvent le général Patton. Un calembour qui ne contredirait pas la célèbre pensée d'Hô Chi Minh: « Rien n'est plus précieux que l'indépendance et la liberté».

    Les adeptes de l'oncle Hô feront bientôt emprisonner au Sud, dans ce pays de 19 millions d'habitants, plus d'un million de personnes, militaires, universitaires, techniciens, poètes, journalistes, médecins ... 65 000 seront exécutées, et plusieurs dizaines de milliers d'autres envoyées à la mort dans les opérations de déminage ou de défrichage des forêts insalubres.

    A ce jour, environ deux millions de boat people ont fui le Viêtnam. Selon les témoignages des rescapés, on sait désormais qu'un fuyard sur deux est resté au fond de la mer de Chine.

    Hô Chi Minh prétendait rendre son pays « dix fois plus grand et plus beau ».

    Les 40 années de guerre et de politique impérialistes ont ruiné l'économie viêtnamienne. A l'instar du grand frère soviétique, Hanoi a cherché dès le début à imposer une planification centralisée et rigide. Aucun des objectifs des divers plans quinquennaux. n'a été atteint. Le PIB a régressé chaque année. Il devait augmenter de 13 %. Même mésaventure pour l'agriculture qui devait croître de 10 % par an. L'industrie qui tourne au ralenti s'effondre, elle aussi. A partir de 1983, l'aggravation de la fiscalité a ruiné nombre de petites entreprises qui étaient parvenues à se maintenir après le tournant de 1975. Presque neuf millions de personnes sont aujourd'hui au chômage: plus d'un quart de la population active!

    Le Viêtnam est en faillite.

    L'invasion du Cambodge en 1979 a entraîné l'annulation d'un programme d'assistance de la Chine d'environ 900 millions de dollars, ainsi que celle d'une aide occidentale de 180 millions de dollars. Et surtout, le boycott du FMI.

    Cinquante mille soldats viêtnamiens, en majorité sudistes, sont morts dans cette troisième guerre d'Indochine. Plus de trois cent mille Khmers ont été tués au cours de ces dix années de conflit, mais Hô Chi Minh sera quand même célébré.

    L'Histoire n'a retenu de cette épreuve que l'horreur du colonialisme français, la perversion de la bouteille de coca-cola et du billet vert, et la sauvagerie du massacre de Mi Lay. Olivier Todd ne se trompait pas (enfin) lorsqu'il écrivait dans son livre Cruel avril que « le Viêtnam méritait une histoire révisionniste » ...

    L'assassinat de plus de 60 % des prisonniers de guerre dans les camps viêtminhs, les charniers de Hué en 1968, les killing fields, les boat people, les minorités ethniques gazées, les déportations, l'absence de libertés les plus élémentaires, la répression politique (annoncée le mois dernier par le gouvernement viêtnamien lui-même!) méritaient bien un coup de chapeau de l'Unesco qui, dans cette guerre, a toujours soutenu les bouchers contre les héros.

    Arnaud Buclet Le Choc du Mois - N° 29 - Mai 1990

  • Maurice Bardèche ou le fascisme adopté

    Comment un homme épris de grande littérature, de Balzac en particulier, de musique, de cinéma et qui ne s'était jamais directement engagé dans le camp fasciste avant la fin de la Seconde Guerre Mondiale a-t-il pu avec une énergie exemplaire devenir par la suite, contre le courant fabriqué de l'Histoire, un fasciste d'une orthodoxie intellectuelle remarquable ? L'exécution criminelle de Robert Brasillach, son ami, son frère, son complice, le 6 février 1945, explique dans une certaine mesure la ténacité de Maurice Bardèche à découvrir le vrai visage du vainqueur, à démonter ses arguties, à démasquer le Moloch se terrant derrière les agitations épuratrices. Un combat énorme dont il fut longtemps, en Europe, la tête de proue, au profit de la réorganisation des forces de vie, celles prônant la virilité, l'indépendance, le beau et la volonté de perdurer contre l'engeance de mort qui gouverne depuis 1945 l'ensemble du monde occidental. Mais, enfin, comment cet être apparemment fébrile, fils de radical-socialiste bien républicain, adolescent timide, ombrageux et pudique, amoureux de littérature psychologique (et non littéralement à thèse) a-t-il réussi à soustraire sa pensée des seuls plaisirs de l'art qui, seuls, étaient susceptibles de le faire vivre, et bien vivre grâce à un talent et à une intelligence hors du commun ? Avant la fidélité envers les hommes tombés autour de lui à la "Libération", la source de ce galop fasciste d'un demi-siècle ne peut-il pas s'expliquer, "simplement", par l'attrait irrésistible pour la vérité, la vérité qui lui fera mieux comprendre « cette sensation que la terre se dérobait sous ses pieds » après le désastre et l'avènement d'une sorte d'autorité "morale" mondiale imposée par les vainqueurs.
    Cette sensation que la garantie « de mon existence, de mes droits, de ma nation », écrit-il dans Nuremberg ou la terre promise, « cessait d'être ma propriété. Ce socle de mon civisme, de mon dévouement, qui était aussi le socle de ma vie, n'existait plus. » L'ouvrage en question, publiée en 1948, dérange évidemment la France épurée et fait l'objet de saisies. L'auteur récidive, imprudemment selon lui, en fait avec bravoure, en 1950 en publiant Nuremberg II ou Les Faux monnayeurs aux Editions les Sept couleurs. Comme l'écrit Francis Bergeron, auteur d'un Qui suis-je remarquable sur Bardèche, « l'action judiciaire fut relancée, sur l'initiative de diverses associations d'anciens résistants, "proches du Parti communiste", comme on disait pudiquement alors, ainsi que par la presse sioniste d'extrême-droite (La Terre retrouvée, Le Droit de vivre). À la surprise générale, la 7e chambre du tribunal correctionnel prononça la relaxe le 6 février 1951, au nom de la liberté d'opinion, tout simplement. Mais le parquet ayant fait appel, Bardèche est cette fois lourdement condamné : un an de prison ferme et cinquante mille francs d'amende. » Marcel Aymé prit la défense de Bardèche, refusant la Légion d'honneur qu'on venait de lui décerner et « écrivit au président de la République pour l'inviter à se la "carrer dans le train" ! » Bardèche est incarcéré le 30 juin 1952 au soir mais il est heureusement gracié le 14 juillet par René Coty qui aurait été ému par la description des malheurs de la famille Bardèche. Le climat épurateur judiciaire se dissipant légèrement autour de lui, notre normalien se lance dans la politique en participant au congrès des mouvements nationaux européens de Malmö après avoir participé à la fin de 1950 à celui de Rome. Le Mouvement social européen (MSE) est créé et codirigé par Maurice Bardèche et l'Allemand Priester qui représente le Deutsche-Soziale Bewegung. Dans le même temps, le Français monte une nouvelle revue qui sera d'abord l'organe officiel du MSE, Défense de l'Occident. Elle paraîtra jusqu'en 1982, mais cessera rapidement de représenter la ligne du MSE, à la suite d'une brouille exténuante entre Bardèche et le néo-national-socialiste René Binet qui prend la tête du MSE avant son écroulement définitif.
    Une revue d'un énorme intérêt à une époque où la plupart des publications d'extrême-droite défendait un sionisme absolu... Où il est traité avant tout de géopolitique alors que la formation  intellectuelle  de Bardèche aurait laissé penser à une orientation éditoriale davantage culturelle. Ainsi jusqu'en 1982, Bardèche s'attèle à la rédaction et à la gestion de sa revue tout en écrivant des livres approfondissant ses sujets de prédilection comme le magistral Sparte et les Sudistes ! En 1987, un véritable fasciste ne parlant pas la langue de bois est invité à Apostrophes chez Bernard Pivot. Là, Bardèche défend le révisionnisme historique et ridiculise son contradicteur BHL ! Et le grand homme de faire taire l'insolence idiote d'un Pivot ramenant tout sujet à la Shoah sacrée en défendant Brasillach comme s'il avait été exécuté la veille ; grand paradoxe : « C'était la période de la guerre, ce qu'il ne faut jamais perdre de vue si l'on veut comprendre quoi que ce soit et pendant la guerre personne n'a entendu parler de ce qui se passait dans les camps et que Brasillach n'a jamais su parce qu'il est mort avant. » Un discours beaucoup plus révisionniste qu'il n'y paraît au premier abord. À propos des « belles consciences » pleurant sur le sort des passagers des boat-people, Maurice Bardèche commente : « Je suis étonné que ces pures consciences n'aient jamais pensé qu'aux victimes qui les intéressaient. Mais ils devaient penser à d'autres ; je m'étonne qu'ils n'aient pas eu un mot sur les souffrances de la population allemande pendant des années, de ces familles écrasées sous les bombes et ayant tout perdu, qu'ils n'aient jamais dit un mot pour comparer les atrocités commises par les uns ou par les autres. Et, également, ceci est peut-être un détail, mais enfin ils étaient en France et cela les regardait, qu'ils aient tous deux (Sartre et Aron) ignoré complètement l'épuration et ses drames ». Bardèche savait en effet mieux que quiconque à quel point les intellocrates anti-biniou et anti-franchouillards (ces fils de "résistancialistes" persécuteurs de poètes...) détestaient les vrais Français...
    F.-X. R. Rivarol du 4 mai 2012
    Francis Bergeron, Bardèche, Pardès (collection Qui suis-je ?), 128 pages, 12 euros.

  • MARTIN HEIDEGGER

    Un philosophe des valeurs traditionnelles et révolutionnaires

    Que Martin Heidegger soit le plus grand philosophe de notre siècle, peu de monde en doute à l'approche du troisième millénaire. Que cet ancien recteur de l'université de Fribourg se signala en 1933 par un ralliement sans ambiguïté au national-socialisme alors triomphant, voilà qui, comme on dit, « pose problème » et classe l'auteur de l'essai Etre et temps dans le camp des maudits, d'autant plus impardonné qu'il n'a jamais manifesté le moindre repentir.
    Le pasteur Jean-Pierre Blanchard vient de consacrer un petit ouvrage fort éclairant à la personnalité et à l'œuvre de cet Allemand du Sud très attaché à sa patrie souabe et intransigeant défenseur de l'enracinement.
    Ce livre a le grand mérite d'expliquer clairement les grandes querelles idéologiques auxquelles Heidegger fut confronté : tradition et modernité, romantisme et rationalisme, individu et communauté, conservatisme et révolution, héroïsme et décadence, populisme et étatisme.
    Le pasteur Blanchard démontre à quel point la pensée de cet auteur, totalement en marge de tous les courants actuels, exprime « la nostalgie de la patrie céleste, reflet sublime de ce qu'est la patrie charnelle. Celle-ci s'enracine dans des valeurs organiques, la famille, le métier, le devoir, l'honneur ».
    Il fallait sans doute toute la science théologique d'un ministre de l'Eglise évangélique luthérienne pour affirmer que le grand philosophe, qui avait totalement renié le catholicisme de sa jeunesse, fait finalement retour à une métaphysique chrétienne ...

    Prévenons d'emblée tous ceux qui vont acquérir ce petit essai fondamental qu'il se compose de deux parties bien distinctes.
    La première, intitulée : Faut-il brûler Heidegger ? est une explication des attitudes politiques qui ont tant contribué à diaboliser le philosophe-bûcheron de la Forêt-Noire. Elle se lit sans difficulté pour qui s'intéresse aux aspects idéologiques (le pluriel s'impose) de la révolution national-socialiste.
    La seconde partie, dont le titre, Une quête de retour aux racines, s'éclaire par un -sous-titre explicite : Pour une lecture chrétienne de Heidegger, exige quelques connaissances philosophiques et théologiques, d'autant que le pasteur Jean-Pierre Blanchard a voulu aller « au fond des choses » dans cet univers bien particulier qui confine à la logique comme à la croyance.
    Heidegger - à l'inverse de Nietzsche - est un philosophe difficile, dont la pensée exige un véritable «décodage» par des esprits rompus à cette sorte de gymnastique intellectuelle. Mais il reste, selon l'expression, «incontournable».
    Récupéré par les «existentialistes» au lendemain de la guerre, Heidegger fut longtemps, pour le grand public cultivé, une sorte de personnage mythique, auquel on se référait sans jamais l'avoir lu. Puis est venue l'offensive de la diabolisation, inévitable en notre époque de chasse aux sorcières. Un livre de Victor Farias, paru voici dix ans, devait donner le ton : Heidegger et le nazisme (Le Seuil, 1987).
    Curieusement, l'auteur montrait que si Heidegger devait être finalement mis en cause par le régime national-socialiste en 1934, c'était non pas parce qu'il était jugé trop modéré, mais, au contraire, trop radical, attiré par un personnage tel que Rohm, le chef d'état-major des SA, les sections d'assaut, éliminé lors de la purge sanglante de la Nuit des Longs Couteaux.

    Issu d'un milieu modeste 
    C'est d'ailleurs une thèse que le pasteur Jean-Pierre Blanchard reprend à son compte, montrant un Heidegger profondément révolutionnaire et «populiste».
    Mais il faut commencer par le commencement : à Messkirch, dans le pays de Bade, où le futur philosophe naît le 26 septembre 1889 (ce qui en fait le strict contemporain, à quelques mois près, d'Adolf Hitler). Sa famille est profondément catholique et son père est même sacristain.
    Issu d'un milieu modeste d'artisans et de paysans, le jeune Martin est élevé de 1903 à 1906 au lycée de Constance, où il est pensionnaire au foyer Saint-Konrad, créé au siècle précédent par l'archevêque de Fribourg, ville dans laquelle il poursuivra ses études jusqu'en 1909. Il décide alors d'entrer au noviciat jésuite de Tisis à Feldkirch (où il ne restera qu'une quinzaine de jours) puis de rejoindre l'internat de théologie de Fribourg, où il étudiera jusqu'en 1911.
    Ce jeune Souabe se place alors dans l'orbite du mouvement social-chrétien, issu du romantisme catholique, qui combat le rationalisme de la philosophie des Lumières. Renonçant à la prêtrise, Heidegger se lance ensuite avec succès dans des études de mathématiques et de philosophie.
    De faible santé, il est mobilisé dans les services auxiliaires durant la Grande Guerre, se marie en 1917 avec une jeune fille d'origine protestante, fille d'un officier de la Reichswehr, devient professeur et publie, en 1927, son livre essentiel : Etre et temps. On peut dire qu'il y oppose une existence authentique à une existence inauthentique ; déracinée, incapable de trouver accès à la véritable vie communautaire, organique, celle qui nous met en relation avec les autres humains : « Sa pensée semble viser à dépasser, de manière positive, ce qui est de l'ordre d'un système fondé sur l'individualisme, lequel génère et ne peut que générer la décadence des peuples et des cultures. Il est le chantre d'un communautarisme qui se veut en même temps traditionnel et révolutionnaire. » Cette idée de communauté n'empêche pas un certain élitisme : « Seule une élite a le droit de diriger la société et l'Etat. »

    L'école, creuset de l'élite
    Au sein de cette élite, le personnage essentiel est le héros - comme le fut l'étudiant Albert Léo Schlageter, fusillé par les occupants français à Düsseldorf en 1923 : « Ceux qui ont su mourir nous apprennent à vivre. »
    Le grand souci du professeur Heidegger reste une rénovation totale de l'enseignement : « C'est au sein de l'école que doivent naître ceux qui seront chargés d'être les guides de la communauté du peuple [ ... ] permettant au peuple allemand de prendre en charge sa propre situation. »
    C'est là rechercher une sorte d'ascèse, à la fois politique et spirituelle, quasi monastique. Heidegger se veut, bien plus qu'un homme de cabinet, un « éveilleur de conscience », tout en souhaitant que se créent de véritables liens institutionnels entre les étudiants et les travailleurs. C'est là une position révolutionnaire, qui va provoquer une tension de plus en plus vive entre lui et le ministère, entre ce penseur libre et les philosophes officiels du régime comme Alfred Rosenberg. Car le recteur de l'université de Fribourg n'apprécie-guère le côté biologique et simplificateur ; il préfère « le retour au génie spirituel du peuple allemand » à « la glorification d'une race supérieure, la race aryenne ».
    Sa pensée se déplace de plus en plus vers sa patrie locale, la Forêt-Noire. Il voit une véritable relation entre le travail paysan et le travail philosophique. Tout, selon lui, doit partir de sa terre alémanique et souabe, ce qui implique une grande méfiance envers les forces urbaines, conservatrices et bureaucratiques.
    Dans cette « petite patrie », il choisit comme une sorte d'intercesseur magique, le père Hôlderlin, auquel il va consacrer un essai capital.
    Très rapidement réduit à une sorte d'exil intérieur dans son chalet de Todtnauberg, près de sa ville natale de Messkirch, il n'en sera pas moins épuré après la guerre et interdit d'enseignement en 1947.
    Il représente jusqu'à sa mort, le 26 mai 1976, à Fribourg-en-Brisgau, un double courant de l'âme germanique : celui du Saint Empire, qui fait de l'Allemagne le cœur de l'Europe, et celui de la « patrie charnelle », le Heimat, qui marque son enracinement dans un terroir séculaire.
    Jean MABIRE National hebdo du 23 au 29 octobre 1997
    Pasteur Jean-Pierre Blanchard : Martin Heidegger, philosophe incorrect, 192 pages, L'AEncre.

  • Rebelles, révoltés et révolutionnaires

    Avec l’idée de rébellion, la première des choses à faire est certainement de s’interroger sur la définition du rebelle. Et la meilleure façon de le faire est peut-être de comparer la figure du rebelle à deux autres figures, dont le nom commence d’ailleurs par la même lettre : le révolté et le révolutionnaire. Ces trois figures ont bien entendu des points communs. Le rebelle, le révolté et le révolutionnaire, par exemple, incarnent tous trois une légitimité qui s’oppose à la légalité de l’ordre établi. Mais il y a aussi entre eux des différences.
    Le révolté est sans nul doute de tous les temps. Notre passé en est un éloquent témoignage. L’histoire de la France et de l’Europe peut en effet se lire comme une suite presque ininterrompue de révoltes populaires, de mouvements de protestation et de soulèvements insurrectionnels. Des plus anciennes jacqueries paysannes jusqu’à la révolte de la Vendée, de l’époque de Cartouche et de Mandrin jusqu’au soulèvement des canuts lyonnais, de la Guerre des Paysans allemands jusqu’à la très socialiste et très patriotique Commune de Paris, l’indocilité persistante de certaines provinces et de certains milieux sociaux, insurgés, réfractaires et insoumis, est une constante de notre histoire que l’historiographie officielle a trop souvent négligée. Pour ne donner qu’un exemple, alors que certains historiens avaient cru pouvoir parler de "relatif apaisement" à partir de 1670, Jean Nicolas a pu repérer tout récemment quelque 8.500 actes de rébellion ou de révolte en France entre 1661 et 1789 (1). De génération en génération, on se révolte contre la tyrannie, contre la pression fiscale ou l’injustice sociale, contre l’absolutisme, contre les pouvoirs en place. La cible est tantôt le prince, tantôt le prêtre, tantôt l’affameur ou le tyran. A chaque fois, le rejet d’une contrainte insupportable se double d’un véritable instinct de refus, bien souvent entretenu par l’appartenance culturelle ou linguistique, la solidarité professionnelle ou sociale, la claire conscience d’appartenir à une entité collective.
    Les révoltes n’ont évidemment pas touché seulement l’Ancien Régime, elles se sont aussi poursuivies sous la République. L’avènement de l’idéologie des droits de l’homme n’a en effet rien résolu. En universalisant certaines valeurs particulières, elle a mis fin à certaines oppressions, mais en a aussitôt suscité de nouvelles. En se souciant avant tout des individus, elle a négligé les communautés et les peuples. En posant sous une forme exclusivement juridique et morale, en l’occurrence sous l’angle des droits subjectifs inhérents à la nature humaine, des problèmes liés à la notion essentiellement politique de liberté, elle s’est interdit d’aller au fond des choses.
    Le révolutionnaire, lui, apparaît dans des circonstances historiques bien particulières. Par rapport au révolté, il présente surtout deux grands traits caractéristiques : d’une part, il est doté d’une conscience idéologique beaucoup plus forte et, d’autre part, il manifeste une exigence de transformation beaucoup plus radicale. C’est pourquoi il s’oppose à ce qu’il regarde comme purement instinctif, voire naïf, dans la simple révolte. C’est pourquoi également il rejette tout réformisme : à l’idéologie dominante, il entend opposer une autre façon de voir le monde. Le révolutionnaire est bien à cet égard une figure de la modernité, qui ne peut véritablement apparaître qu’à l’époque où les idéologies profanes ont pris le relais des grands récits religieux, à l’époque aussi où la société, travaillée de l’intérieur, peut exploser sous l’effet des actions révolutionnaires.
    Cependant, à côté des révoltés et des révolutionnaires, il y a aussi les dissidents, les libres-penseurs et les libertins, les inventeurs de samizdats avant la lettre, les victimes des chasseurs de sorcières et des tribunaux de la Sainte Inquisition, tous ceux qui au cours de l’histoire ont été persécutés, censurés, emprisonnés pour crime de non-conformité aux orthodoxies du moment — tous ceux qui, de siècle en siècle, se succèdent et se répondent, formant une longue chaîne fraternelle dont les maillons sont les mots d’ordre de la pensée libre. Ceux-là sont déjà des rebelles, et ils existent toujours aujourd’hui. Ce sont ceux qui dérangent, ceux sur qui les tenants de la pensée unique ont choisi de faire le silence. Quand ils ne sont pas embastillés, ils sont tenus à l’écart. Leurs publications sont au mieux tolérées, rejetées dans la marginalité. Ils sont ainsi condamnés à une sorte de mort médiatique et sociale.
    Comme le révolté, le rebelle refuse l’ordre dominant du monde au sein duquel il a été jeté. Comme le révolutionnaire, il le refuse au nom d’un autre système de valeurs, d’une autre conception du monde, qu’il trouve en lui-même et dont il est le porteur. Cependant, contrairement au révolté ou au résistant, le rebelle tire avant tout de lui-même ce qui inspire son attitude. La révolte est liée à une situation, à une conjoncture qui en constitue la cause. Elle prend fin lorsque cette cause a disparu, et que la situation a changé. La rébellion n’est pas seulement liée aux circonstances. Elle est d’ordre existentiel. Le rebelle ressent physiquement l’imposture, il la ressent d’instinct. On devient révolté, mais on naît rebelle. Le rebelle est rebelle parce que tout autre mode d’existence lui est impossible. Le résistant cesse de résister quand il n’a plus les moyens de résister. Le rebelle, même emprisonné, continue d’être un rebelle. C’est pourquoi, s’il peut être perdant, il n’est jamais vaincu. Les rebelles ne peuvent pas toujours changer le monde. Le monde, lui, ne pourra jamais les changer.
    Le rebelle peut être actif ou méditatif, homme de connaissance ou d’action. Sur le plan stratégique, il peut être lion ou renard, chêne ou roseau. Il y a des rebelles de toutes sortes. Ce qu’ils ont en commun est une certaine capacité de dire non. Le rebelle est celui qui ne cède pas. Celui qui refuse, celui qui dit : je ne peux pas. Il est celui qui dédaigne ce que recherchent les autres : les honneurs, les intérêts, les privilèges, la reconnaissance sociale. A la table de jeu, il est celui qui ne joue pas le jeu. L’esprit du temps glisse sur lui comme la pluie sur les canards. Esprit libre, homme libre, il ne met rien au-dessus de la liberté. Il est la liberté même. "Est rebelle, écrit Jünger, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté" (2).
    Face à un monde pour lequel il n’éprouve que mépris amusé ou dégoût affirmé, le rebelle ne peut se satisfaire de l’indifférence, car celle-ci est encore trop proche de la neutralité. Le rebelle est fait pour la lutte, fût-elle sans espoir. Le rebelle s’éprouve comme étranger au monde qu’il habite, mais sans jamais cesser de vouloir l’habiter : il sait qu’on ne peut nager à contre-courant qu’ à condition de ne pas quitter le lit du fleuve. La distance intérieure qui est la sienne ne l’amène pas à refuser le contact, car il sait que ce contact est nécessaire à la lutte. Et s’il a "recours aux forêts", pour reprendre une expression connue, ce n’est pas pour s’y réfugier — bien qu’il soit souvent un proscrit —, mais pour y reprendre des forces vives. D’ailleurs, dit encore Ernst Jünger, "la forêt est partout présente. Il existe des forêts au désert comme dans les villes, où le Rebelle vit caché sous le masque de quelque profession. Il existe des forêts dans sa patrie, comme sur tout autre sol où peut se déployer sa résistance. Mais il existe surtout des forêts sur les arrières mêmes de l’ennemi".
    Le révolutionnaire entend parvenir à un but là où le rebelle incarne avant tout un état d’esprit et un style. Mais bien entendu, le rebelle sait aussi se fixer des objectifs. Par rapport au monde qui l’entoure, par rapport au "cours historique", c’est-à-dire à la conjoncture, il s’efforce d’identifier le moment favorable et de saisir ce moment. Pour rompre l’encerclement, pour tenter d’introduire un grain de sable dans la machine, il raisonne sur des situations concrètes. En cela, il est avant tout mobile. Il mobilise la pensée, et il use d’une pensée mobile. Il n’est pas soldat, mais partisan. Il ne se tient pas derrière une ligne de front — il sait traverser tous les fronts.
    Contre quoi doit-on se rebeller aujourd’hui ? Devant la montée de la pensée unique, devant la montée d’une vague prodigieuse de ce qu’il faut bien appeler le conformisme planétaire, devant les pathologies diverses qui affligent nos sociétés, devant les menaces variées qui pèsent sur elles et assombrissent leur avenir, on n’a que l’embarras du choix. Il me semble cependant que la plupart de ces phénomènes vis-à-vis desquels nous cherchons à réagir ont en grande partie une cause commune, qu’ils se révèlent comme autant de conséquences d’une idéologie bien précise, idéologie séculaire et polymorphe que je propose d’appeler l’idéologie du Même.
    L’idéologie du Même est une idéologie qui se déploie à partir de ce qu’il y a de commun à tous les hommes. Plus précisément, elle se déploie en ne tenant compte que de ce qui leur est commun et en l’interprétant comme le Même, c’est-à-dire qu’elle vise à l’alignement. Elle se réclame fréquemment de l’égalité, mais d’une égalité purement abstraite : en l’absence d’un critère précis permettant de l’apprécier concrètement, l’égalité n’est en effet qu’un autre nom du Même. L’idéologie du Même pose donc l’égalité humaine universelle comme une égalité en soi, déconnectée de tout élément concret qui permettrait précisément de constater ou d’infirmer cette égalité. C’est une idéologie allergique à tout ce qui spécifie et caractérise en propre, qui interprète toute distinction comme potentiellement dévalorisante, qui tient les différences comme contingentes, transitoires, inessentielles ou secondaires. Son moteur est l’idée d’Unique. L’unique est ce qui ne supporte pas l’Autre, et entend tout ramener à l’unité : Dieu unique, civilisation unique, pensée unique.
    Cette idéologie se veut à la fois descriptive et normative, puisqu’elle pose l’identité fondamentale de tous les hommes aussi bien comme un fait acquis que comme un objectif désirable et réalisable — sans jamais (ou rarement) s’interroger sur l’origine de cet écart entre le déjà-là et la réalité à venir. Elle semble ainsi procéder de l’être au devoir-être. Mais en réalité, c’est sur la base de sa propre normativité, de sa propre conception du devoir-être, qu’elle postule un être unitaire imaginaire, simple reflet de la mentalité qui l’inspire.
    Dans la mesure où elle affirme l’identité foncière des individus, l’idéologie du Même se heurte bien entendu à tout ce qui, dans la vie concrète, de toute évidence les différencie. Il lui faut alors expliquer que ces différences ne sont que des spécifications secondaires, fondamentalement insignifiantes. Les hommes, nous dit-elle, peuvent bien différer en apparence, ils n’en sont pas moins les mêmes. Essence et existence sont ainsi disjointes, comme le sont l’âme et le corps, l’esprit et la matière, et même les droits (posés des attributs de la "nature humaine") et les devoirs (qui ne s’exercent qu’au sein d’une relation sociale, dans un contexte précis). L’existence concrète ne serait qu’un habillage trompeur qui empêcherait de voir l’essentiel. Il s’en déduit que l’idéologie du Même n’est elle-même pas unitaire dans son postulat. Héritière du mythe de la caverne platonicien comme de la distinction théologique de l’être créé et de l’être incréé, elle est de structure et d’inspiration dualiste, en ce sens qu’elle ne peut poser la perspective du Même qu’en s’appuyant sur quelque chose qui soit extérieur à la diversité ou qui la transcende.
    Pour éradiquer la diversité, pour reconduire l’humanité à l’unité politique et sociale, l’idéologie du Même a le plus souvent recours, dans ses formulations profanes, aux théories qui placent dans la superstructure sociale, les effets de domination, l’influence de l’éducation ou du milieu, la cause de ces distinctions qu’elle regarde comme un mal transitoire. La source du mal social est ainsi placée à l’extérieur de l’homme, comme si l’extérieur n’était pas d’abord le produit et le prolongement de l’intérieur. En modifiant les causes externes, on pourrait transformer le for intérieur de l’homme, ou bien encore faire apparaître sa véritable "nature". Pour y parvenir, on aura recours, tantôt à des méthodes autoritaires et coercitives, tantôt à des conditionnements ou contre-conditionnements sociaux, tantôt au "dialogue" et à "l’appel à la raison", sans d’ailleurs obtenir plus de résultats dans un cas que dans l’autre — l’échec étant toujours attribué, non à une erreur dans les postulats de départ, mais au caractère encore insuffisant des moyens employés. L’idée sous-jacente est celle d’une société pacifiée ou parfaite, ou du moins d’une société qui deviendrait "juste" dès lors que l’on aurait fait disparaître toutes les contingences extérieures qui empêchent l’avènement du Même.
    L’idéologie du Même est aujourd’hui largement dominante. On pourrait même dire qu’elle est à la fois la norme fondamentale d’où découlent toutes les autres, et la norme unique d’une époque sans normes qui ne veut en connaître aucune autre. Mais elle a aussi une histoire. L’idéologie du Même a d’abord été formulée au plan théologique. Elle apparaît en Occident avec l’idée chrétienne que tous les hommes, quelles que soient leurs caractéristiques propres, quel que soit le contexte particulier de leur existence propre, sont titulaires d’une âme en égale relation avec Dieu. Tous les hommes sont par nature égaux dans la dignité d’avoir été créés à l’image du Dieu unique. Le corollaire, qui a été longuement développé par saint Augustin, est celui d’une humanité fondamentalement une, dont toutes les composantes seraient appelées à évoluer dans la même direction en réalisant entre elles une convergence toujours plus grande. C’est la racine chrétienne de l’idée de progrès. Ramenée sur terre, au travers du lent processus de sécularisation, cette idée donnera naissance à celle d’une raison commune à tous — "une et entière en chacun", dira Descartes —, dont tout homme participerait à raison même de son humanité.
    Je n’ai évidemment pas le temps d’examiner ici la façon dont l’idéologie du Même a engendré au sein de la culture occidentale toutes les stratégies normatives/répressives qu’a si bien décrites par Michel Foucault. Je rappellerai seulement que l’Etat-nation, au cours de sa trajectoire historique, s’est moins soucié d’intégrer que d’assimiler, c’est-à-dire de réduire encore les différences en uniformisant la société globale. Ce mouvement a été poursuivi et accéléré par la Révolution de 1789 qui, fidèle à l’esprit de géométrie, a décrété la suppression de tous les corps intermédiaires que l’Ancien Régime avait laissé subsister. On ne veut plus dès lors connaître que l’humanité et, parallèlement, une citoyenneté dont on conçoit l’exercice comme participation à l’universalité de la chose publique. Les Juifs deviennent des "citoyens comme les autres", les femmes "des hommes comme les autres". Ce qui les spécifie en propre, l’appartenance à un sexe ou à un peuple, est réputé inexistant ou tenu de se faire invisible en se cantonnant dans la sphère privée. Les grandes idéologies modernes s’ordonnent dès lors à un idéal d’instauration ou de restauration de l’unité générale. Elles rêveront en effet, tantôt de l’unification du monde par le marché, tantôt d’une société "homogène" purgée de toute négativité sociale "étrangère", tantôt d’une humanité réconciliée avec elle-même en ayant enfin retrouvé son propre. L’idéal politique sera l’effacement progressif des frontières, qui séparent arbitrairement les hommes : on se dira "citoyen du monde", comme si le "monde" était — ou pouvait être — une entité politique.
    A l’époque de la modernité, comme chacun le sait, cette tendance à l’homogène a été poussée au maximum dans les sociétés totalitaires par un pouvoir central se posant comme seul foyer de légitimité possible. Dans les sociétés postmodernes occidentales, le même résultat est obtenu par la marchandisation du monde. Procédé plus doux, mais aussi plus efficace : le degré d’homogénéité des sociétés occidentales actuelles excède largement celui des sociétés totalitaires du siècle passé.
    C’est cette idéologie du Même que nous voyons aujourd’hui étendre partout son emprise. C’est elle qui est à la source de l’éradication progressive des spécificités culturelles et des modes de vie différenciés. C’est elle qui est à la source de l’indifférenciation croissante des rôles sociaux masculins-féminins, comme elle est à la source d’une immigration massive, incontrôlée, qui engendre chaque jour des pathologies sociales de grande ampleur. C’est elle enfin qui se donne à saisir dans l’avènement de la nouvelle religion des droits de l’homme, qui prétend soumettre la Terre entière à ses diktats juridiques et moraux.
    L’anthropologie culturelle du XXe siècle s’était fondée sur un postulat relativiste, en l’occurrence la conviction que les idées, les valeurs et les comportements caractéristique de chaque peuple ou de chaque culture ne peuvent être compris et appréciés que dans le contexte de ce peuple ou de cette culture. Ce postulat, qui dérivait en partie des représentations organicistes de la philosophie politique romantique du siècle précédent, est lui-même aujourd’hui de plus en plus abandonné sous l’effet de cette idéologie des droits de l’homme, qui prétend éduquer le monde entier en soumettant toutes les cultures aux mêmes valeurs fondamentales, qui ne sont que les valeurs spécifiques d’une culture particulière (3). Sous couvert de générosité, un nouvel impérialisme se met ainsi en place, car ceux qui cherchent à supprimer partout les différences cherchent en fait à faire ressembler toutes les cultures à la leur. C’est une loi qui s’est vérifiée partout dans l’histoire.
    L’idéologie du Même est en outre parfaitement contradictoire. Alors même qu’elle se veut au premier chef unificatrice, elle institue une césure infranchissable entre l’humanité et le reste du vivant, tandis qu’à l’intérieur des sociétés humaines, elle entraîne, du fait de ses postulats individualistes, une désagrégation toujours plus accentuée des structures d’existence commune.
    La visée universaliste est en effet toujours liée à l’individualisme, car elle ne peut poser l’humanité comme fondamentalement une qu’en la concevant comme composée d’atomes inviduels, envisagés le plus abstraitement possible, c’est-à-dire hors de tout contexte et de toute médiation. C’est pourquoi elle vise à faire disparaître tout ce qui fait écran entre l’individu et l’humanité : cultures populaires, communautés vivantes, corps intermédiaires, modes de vie différenciés. L’idéologie du Même étend son emprise en détruisant les différences, mais aussi en détruisant ce qui ordonne ces différences, les structures souples, elles-mêmes différenciées, au sein desquelles elles s’inscrivent. S’attaquant à des différences qui sont toujours ordonnées organiquement, elle suscite du même coup l’émiettement et la division. Faute d’un cadre intégrateur, la fièvre de l’Un aboutit à la dissolution du lien social.
    Cette montée de l’individualisme, dont se félicitent les libéraux, a aussi engendré l’avènement de l’Etat-Providence, dont ils se désolent. C’est une constatation paradoxale, mais qui relève d’une parfaite logique. Plus les structures communautaires s’effondraient, plus l’Etat devait prendre à sa charge la demande de solidarité des individus. Inversement, plus il les sécurisait, plus il les dispensait "de l’entretien des appartenances familiales ou communautaires qui constituaient auparavant d’indispensables protections" (4). Mouvement dialectique et cercle vicieux : d’un côté, la société différenciée se défait, de l’autre l’Etat homogénéisant progresse du même pas que l’individualisme. Plus il y a d’individus isolés, plus l’Etat peut les traiter uniformément.
    Concurrentes et opposées entre elles, les grandes idéologies modernes ont en s’affrontant encore aggravé les divisions, les dissociations produites par la diffusion de l’individualisme. Ce résultat, lui aussi paradoxal, n’a fait que les stimuler dans leur ambition : face au spectre de "l’anarchie", de la "dissolution sociale", de la lutte des classes, de la guerre civile ou de l’anomie sociale, elles n’en ont plaidé qu’avec plus de force pour l’alignement dans le présent et le nivellement dans le futur. Le problème, c’est que l’idéologie du Même ne peut qu’exiger l’exclusion radicale de ce qui ne peut pas être réduit au Même. L’altérité irréductible devient l’ennemi prioritaire, qu’il faut éradiquer à tout prix. C’est le ressort de toutes les idéologies totalitaires : il faut éliminer ces "hommes en trop" qui font obstacle, de par leur existence même, à l’avènement d’une société homogène ou d’un monde unifié. Qui parle au nom de "l’humanité" place inévitablement ses adversaires hors humanité.
    Les tenants de l’idéologie du Même n’en présentent pas moins, régulièrement, la pensée de la différence comme synonyme d’une pensée de l’exclusion. Ils assurent, à l’inverse, que le respect de l’Autre est proportionnel au degré de similitude. L’affirmation de l’égalité se poserait ainsi, non seulement comme indissociable de la négation de la différence, mais comme la conséquence de cette négation. Mais c’est en réalité l’inverse qui est vrai. La preuve en est, d’abord, que toutes les dictatures ont recherché l’homogénéité et l’uniformité, ensuite que la pensée de l’indifférence, la pensée de la similitude, loin de favoriser le rapprochement, la compréhension et l’harmonie, ne cesse de déboucher sur d’autres formes de concurrence sociale et d’hostilité généralisée. Non seulement la différence resurgit toujours, car il n’y a pas deux êtres vivants qui soient en tous points identiques, mais elle resurgit avec d’autant plus de force qu’on cherche à la supprimer (5).
    Hostile à la différence, l’idéologie du Même conduit finalement à l’indifférenciation. Or, l’indifférenciation est toujours le signe de la désintégration sociale, et cette désintégration ne peut qu’engendrer à son tour des conduites agressives et hostiles. Les hommes ont en effet peur du Même, au moins sinon plus que de l’Autre. Les idéologies dominantes croient de manière irénique que l’homogénéisation du monde ne pourrait avoir qu’une fonction pacifiante parce qu’elle permettrait une meilleure "compréhension". On voit au contraire comment elle suscite en retour des crispations identitaires, réveille des irrédentismes séculaires, engendre des nationalismes convulsifs. A l’intérieur même des sociétés, l’idéologie du Même généralise la rivalité mimétique si bien décrite par René Girard, exacerbant le désir de se distinguer avec d’autant plus de force qu’elle interdit la distinction. Le Même s’avère ainsi profondément polémogène. Au mieux, il généralise l’indifférence et l’ennui. Au pis, il entraîne des réactions violentes et déchaîne les passions.
    L’idéologie du Même s’épanouit aujourd’hui sous nos yeux avec le phénomène de la mondialisation. Nous avons déjà eu l’occasion d’en parler il y a quelques années (6). Mais il faut y revenir, puisque la mondialisation — dite aussi globalisation — constitue désormais, qu’on le veuille ou non, le cadre de notre histoire présente.
    Rendue possible par l’effondrement du système soviétique et le développement prodigieusement rapide des procédés de communication électroniques, la mondialisation représente un processus d’unification progressive de la Terre. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle unification. Celle qui s’effectue sous nos yeux s’opère sous l’horizon de la logique du capital et de l’idéologie de la marchandise. En d’autres termes, la Terre tend à s’unifier sous la forme d’un vaste marché. Le marché est par définition le lieu où les différences sont neutralisées, par réduction à de plus ou moins grandes quantités de cet équivalent universel qu’est l’argent. Le marché transforme tout en marchandise, tandis qu’inversement ce qui ne peut être transformé en marchandise échappe au marché. Avec la mondialisation, les pays développés passent de la société avec marché à la société de marché. Cela signifie que des pans entiers de la vie humaine qui y échappaient auparavant, à commencer par les productions artistiques et culturelles, sont désormais inclus dans le marché, tandis que, parallèlement, le modèle du marché s’intériorise dans les esprits, entraînant peu à peu une réification généralisée des rapports sociaux.
    On remarquera tout de suite que ce n’est pas la gauche "cosmopolite" qui a accompli la mondialisation, mais que celle-ci est bien plutôt l’œuvre de la droite libérale. C’est cette dernière qui a facilité, puis accompagné, l’accomplissement de la tendance séculaire du capitalisme à s’étendre toujours plus — le marché n’ayant pas d’autres bornes que lui-même. Le capitalisme s’est ainsi révélé plus efficace que le communisme pour supprimer les frontières, plongeant dans une douloureuse alternative ceux qui le combattaient hier au nom d’un idéal internationaliste.
    Les effets de cette mondialisation marchande sans régulation, sans contrôle ni même orientation, de cette machine qui avance toute seule en écrasant tout sur son passage — ces effets sont bien connus. C’est d’abord la tendance à l’homogénéisation planétaire, à l’uniformisation des modes de vie et des comportements par généralisation d’un modèle anthropologique qui ramène l’homme à sa dimension de producteur-consommateur. La mondialisation tend à la monoculture mondiale. C’est ensuite, et par l à même, un impérialisme qui n’ose pas dire son nom, puisque l’expansion planétaire du marché correspond à l’imposition unilatérale du mode vie occidental à la terre entière. Et c’est aussi le déchaînement, toujours à l’échelle planétaire, d’une vaste propagande publicitaire en faveur d’un idéal de vie réduit à la consommation et au divertissement, propagande qui se double d’un discrédit de tout modèle alternatif, d’une célébration obsessionnelle de l’ordre établi par un système médiatique dont le principal plaisir est de se contempler lui-même dans le miroir qu’il se tend, et de la mise en place, accélérée encore depuis les événements du 11 septembre 2001, d’une sorte de Panopticon planétaire : l’avènement de la société de contrôle et de surveillance totale.
    La mondialisation, c’est encore l’abolition du temps et de l’espace. Tout arrive et se propage désormais en "temps zéro", c’est-à-dire instantanément. Les attentats de New York et de Washington se sont déroulés au même moment sur toutes les télévisions du monde, les transactions commerciales s’opèrent en quelques secondes à la surface de la planète, la moindre crise locale se propage immédiatement dans le monde entier. L’espace est pareillement aboli. Les territoires perdent chaque jour un peu plus de leur importance. Les frontières n’arrêtent plus rien — ni les informations, ni les programmes, ni les signes ou les symboles, ni les flux financiers, ni les marchandises ou les migrations humaines — et de ce fait elle ne jouent plus le rôle qui avait été le leur pendant des siècles : garantir la permanence des identités et des cultures.
    Parallèlement, la distinction entre "intérieur" et "extérieur" perd de sa validité. Il est particulièrement significatif, par exemple, que les forces de police aient aujourd’hui de plus en plus à faire face à des situations de type militaire, tandis que les forces militaires livrent des guerres qui nous sont présentées comme des opérations de police internationales. Cela signifie que la mondialisation fait disparaître la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Dans la mesure où les frontières n’arrêtent plus rien, la mondialisation consacre l’avènement d’un monde sans extérieur, un monde qui par définition n’a rien au-dessus de lui — c’est-à-dire d’une tyrannie globale qui n’est limitée par rien.
    La mondialisation signe par là l’entrée dans l’époque postmoderne : impuissance grandissante des Etats-nations, regain d’importance des communautés locales et des logiques continentales, affaiblissement des organisations de masse au profit des réseaux. Le monde unifié n’a plus de centre ni de périphérie. C’est pourquoi il serait naïf de rechercher un "chef d’orchestre" de la mondialisation. La mondialisation ne dépend de personne, même si elle est en partie — mais en partie seulement — synonyme d’américanisation. Même ceux qui en profitent le plus en sont les outils, les agents, beaucoup plus que les maîtres. Mue par la logique du capital, elle fonctionne comme la technoscience, selon sa logique et sa dynamique propres : sa seule existence est cause de son développement. Dans une telle situation, tout point du globe devient en quelque sorte centre et périphérie à lui seul. Les grandes sociétés industrielles, les cartels de narcotrafiquants, les mafias et les organisations criminelles, fonctionnent sur le même modèle de la délocalisation et de la dispersion.
    Dans le monde des réseaux, la logique disruptive du système est une logique de type viral. Les virus qui atteignent les ordinateurs, les épidémies actuelles (du Sida à la vache folle, de la fièvre aphteuse aux nouvelles maladies infectieuses), les menaces de guerre bactériologique, l’action des organisations terroristes engagées dans la guerre des réseaux : tout cela relève d’un même modèle, typiquement postmoderne, de logique virale.
    Mais la mondialisation, c’est aussi son contraire. Plus elle actualise l’unification, plus elle potentialise la fragmentation. Plus elle actualise le global, plus elle actualise le local. Mouvement dialectique classique. Mais c’est ici qu’il faut faire attention : si la globalisation détruit les identités en même temps qu’elle stimule le désir de les maintenir ou de les faire renaître, celles qu’elle ressuscite ne sont pas les mêmes que celles d’hier. La mondialisation fait disparaître les identités organiques, intégrées, équilibrées, pour les restituer, bien souvent, sous une forme purement réactive, convulsive et crispée. La montée du radicalisme islamiste, la floraison des irrédentismes, l’apparition d’un néoterrorisme global en sont des aspects parmi d’autres. On connaît la formule qui résume cette dialectique : "Djihad vs. McWorld". Elle pose le problème de savoir ce que l’on doit faire quand on refuse "McWorld" sans avoir la moindre sympathie pour "Djihad".
    Il est bien clair qu’il faut relever le défi identitaire. Après la liberté et l’égalité, l’identité est en passe de devenir la grande passion des années qui viennent. La liberté et l’égalité étaient hier niés par des pouvoirs dictatoriaux de type classique. L’identité, elle, devient de plus en plus problématique au fur et à mesure que l’idéologie du Même étend son emprise. Mais ici également, il faut être attentif. L’identité est aujourd’hui un problème au moins autant qu’elle est une solution. S’il y a aujourd’hui demande d’identité, c’est en effet d’abord parce que les identités se sont défaites, qu’elles ne vont plus de soi. Opposer l’identité à la mondialisation ne peut donc se réduire à invoquer un slogan, à se satisfaire d’un mot-fétiche. Même les identités héritées deviennent aujourd’hui des identités choisies, d’abord parce que leur contenu est de plus en plus flou, ensuite parce que les identités ne sont plus opérantes aujourd’hui que pour autant que l’on choisit ou que l’on décide de s’y reconnaître.
    Plutôt que de se contenter d’invoquer l’identité, il s’agit donc d’abord de la définir et de lui donner un sens. De dire en quoi être porteur d’une identité plutôt que d’une autre permet d’attester d’une façon de voir, de penser et de vivre incomparable à nulle autre. L’identité n’est jamais statique, mais dynamique. Elle n’est pas le passé, mais aussi bien la façon dont nous imaginons et reconstruisons ce passé. Complexe, friable, toujours émergente, elle est une narration, dit Paul Ricœur, qui définit l’identité narrative comme la capacité de reconstruire en permanence le passé pour rendre le présent plus cohérent et pour se projeter dans l’avenir (7). Et de même, l’identité n’est pas une essence, mais une substance. Elle n’est pas ce qui s’oppose au changement, mais ce qui permet de rester soi-même en changeant tout le temps. Enfin, loin d’être une propriété isolée, elle est indissociable d’une relation, ce qui signifie qu’elle est toujours réflexive, car on ne se construit que par rapport à autrui. C’est pourquoi il n’y a pas d’identité pensable dans une perspective relevant de la logique du bunker ou de l’ethnocentrisme : la constitution de soi passe toujours par l’échange avec autrui. La mondialisation marque peut-être la fin des identités territoriales, certainement pas celle des identités elles-mêmes. Cela exige de nous un formidable effort pour leur donner un nouveau contenu.
    A l’idéologie du Même, il faut enfin opposer le principe de diversité. Un principe tire sa force de sa généralité même. La diversité du monde constitue sa seule véritable richesse, car cette diversité est fondatrice du bien le plus précieux : l’identité. Les peuples, pas plus que les personnes, ne sont interchangeables. Dire qu’aucun ne possède en soi plus ou moins de valeur qu’un autre ne revient pas à dire qu’ils sont les mêmes — le Même sous diverses guises —, mais qu’ils sont tous différents. La tolérance, si ce mot a un sens, ne consiste pas à regarder l’Autre pour voir en lui le Même, mais à comprendre ce qui le constitue en tant qu’autre, c’est-à dire à saisir ce qu’est l’altérité, réalité irréductible à toute "compréhension" par simple projection de soi. L’impératif qui découle de ce principe est simple : il faut tout faire pour ne pas transmettre à nos descendants un monde moins diversifié, et donc moins riche, que celui que nous avons reçu.
    Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans l’angélisme. Le différentialisme n’interdit pas de porter des jugements de valeur, pas plus qu’il ne condamne à un relativisme ignorant de la vérité. Il s’interdit seulement de camper mentalement sur une position surplombante abstraite, de se poser comme instance dominante (parce qu’ "universelle" ou "supérieure") en vertu de laquelle il serait possible, voire nécessaire, d’imposer aux autres peuples une façon d’être qui n’est pas la leur.
    D’autre part, les identités peuvent s’affronter entre elles, les différences peuvent s’affirmer les unes aux dépens des autres. En pareille occasion, il est évidemment normal de défendre en priorité sa propre appartenance. Mais c’est une chose très différente de défendre son identité contre une affirmation abusive ou une agression (colonisation, immigration de peuplement, etc.), et de considérer que seule a de valeur l’identité à laquelle on se rattache. Le principe de diversité n’est pas remis en cause par la première attitude, alors qu’il l’est par la seconde.
    Il ne s’agit pas non plus de passer d’un excès à l’autre en privilégiant ce qui diffère au point d’oublier ce qui est commun. Nous disons seulement que la différence est plus importante. Elle est plus importante, d’abord, parce que c’est elle qui spécifie, qui définit l’identité, qui fait de chaque personne ou de chaque peuple un être irremplaçable. Elle est plus importante ensuite parce que l’appartenance à l’humanité n’est jamais immédiate, mais au contraire toujours médiate : on n’est humain qu’en tant que l’on appartient à l’une des cultures ou des collectivités constitutives de l’humanité. Elle est plus importante enfin parce que c’est à partir de la singularité que l’on peut accéder à l’universel, et non l’inverse, qui consisterait à déduire d’un universel posé a priori une idée abstraite de la singularité. Toute existence concrète s’avère par l à indissociable d’un contexte particulier, d’une ou plusieurs appartenances spécifiques. Toute appartenance est certes une limitation, mais c’est une limitation qui nous délivre des autres. Le rêve de l’inconditionné n’est qu’un rêve.
    Il y a évidemment contradiction entre l’homogénéisation planétaire et la défense de la cause des peuples, qui implique la reconnaissance et le maintien de leur pluralité. On ne peut défendre à la fois l’idéal d’un monde unifié et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, car rien ne garantit qu’ils en disposeront dans le sens de cet idéal. De même, on ne peut défendre le pluralisme comme légitimation et respect des différences tout en plaidant pour l’égalisation des conditions, qui réduira ces différences. Enfin et surtout, s’il n’y a sur terre que des hommes "comme les autres", à quoi bon proclamer les droits imprescriptibles des individus singuliers ? Comment célébrer à la fois ce qui nous rend singulièrement irremplaçables et ce qui nous rendrait virtuellement interchangeables ? Certes, on peut toujours s’en tirer avec des formules en forme de pirouettes, telles que "l’égalité dans la différence". Mais cette expression n’a aucun sens : elle ne renvoie qu’à une différence indifférente. On ne peut soutenir le droit à la différence tout en pensant que ce par quoi les hommes relèvent du Même est plus fondamentalement constitutif de leur identité sociale que ce par quoi ils se distinguent les uns des autres.
    L’incommensurabilité des personnes ou des cultures n’est pas synonyme d’incommunicabilité. Elle implique seulement la reconnaissance de ce qui les distingue irréductiblement. L’idéologie du Même aspire à la transparence totale, mais le social implique toujours une part opaque. Une société dans laquelle il n’y aurait que des hommes "comme les autres" serait une société où les individus seraient devenus interchangeables, au point que la disparition ou l’élimination de tel ou tel d’entre eux ne revêtirait du point de vue de la société globale qu’un importance relative. La différence est en outre un facteur de résistance, et donc de liberté. Si les individus et les peuples étaient fondamentalement les mêmes, ou s’ils étaient totalement malléables, ils seraient d’autant plus menacés par les propagandes et les conditionnements. Que leur diversité réapparaisse sans cesse, que l’espèce humaine soit aussi fortement polymorphe, montre qu’ils sont anthropologiquement résistants aux modèles homogénéisants.
    La coexistence d’un présent fait d’angoisse et de frustrations, de malaise et d’exclusion, et d’un avenir surtout riche en menaces de toutes sortes, la crise des idéologies modernes et des religions de salut, la peur du chaos social, enfin le spectacle de la dissolution progressive des identités collectives, constitue assurément un mélange détonant. Avec la mondialisation, nous entrons dans une époque devenue muette sur les finalités de la vie sociale, dans un mode de rapport au réel qui place la communication au-dessus de son contenu de vérité, dans une perspective où toute perspective autre qu’économique ou morale est abandonnée.
    La mondialisation est elle là pour toujours ? Nul ne peut le savoir bien entendu, mais on peut au moins faire un certain nombre de constatations. La première est que le système mondialisé reste un système éminemment vulnérable, non pas malgré son extension et le caractère global de son emprise, mais bel et bien à cause de cette extension. Dans un tel système, tout retentit sur tout. La moindre onde de choc, le moindre dysfonctionnement, au lieu de rester circonscrit à son environnement immédiat, se propage instantanément à l’ensemble du système — et d’autant plus vite, comme on a pu le voir encore récemment, que l’asymétrie des forces en présence remplace désormais le rapport de forces tendant à l’ "équilibre".
    La deuxième constatation est que la globalisation donne aussi les moyens de la combattre. Les réseaux sont une arme qui permet de relier entre eux les esprits rebelles dispersés d’un bout à l’autre de la Terre. Le déclin des Etats-nations libère les énergies à la base, crée un nouvel espace pour la démocratie participative, multiplie les possibilités d’action locale autonome. En favorisant la réapparition de la dimension politique du social que les grandes machineries étatiques avaient si longtemps masquée, il favorise du même coup l’application à tous les niveaux du principe de subsidiarité, qui est l’un des meilleurs moyens de porter remède au contenu actuel de la globalisation. Asymétrie des forces : non pas surenchérir dans le global, mais opposer le réseau à la machine, le virus au système, le local au global.
    Enfin, rappelons-le, l’histoire, loin d’être "finie", reste toujours ouverte. Elle l’est même aujourd’hui beaucoup plus encore qu’elle ne l’était hier, dans la mesure où nous sommes entrés de toute évidence dans une période de transition. Aucun futurologue n’avait prévu aucun des grands événements qui se sont produits depuis la chute du Mur de Berlin. Pourtant, tout ce que répète le système médiatique, c’est que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, voire dans le seul monde possible. Ce qu’il répète à satiété, sur tous les tons, c’est qu’il n’y a pas d’alternative, et que toute tentative pour changer de règles ou de normes, ne pourrait aboutir qu’à faire empirer les choses. C’est à ce grand mensonge, devant lequel tant et tant ont déjà capitulé, qu’il faut répondre en affirmant au contraire qu’autre chose est toujours possible.
    Il y a toujours eu des esprits rebelles. Mais le monde actuel leur réserve une place toute particulière. A l’époque de la modernité, le rebelle apparaissait en retrait par rapport au révolutionnaire. Aujourd’hui que la modernité s’achève, il retrouve toute sa place. La mondialisation, je l’ai dit, fait de la Terre un monde sans extérieur, qu’on ne peut plus attaquer à partir du dehors. Un tel monde n’est pas tant voué à l’explosion qu’à la dépression implosive. La mondialisation consacre l’avènement des réseaux, dont l’influence se propage à la façon des virus. Le rebelle est adapté à ce monde, précisément parce qu’il anime des réseaux et propage ses idées de façon virale. Dans un monde qui tend à l’homogène, le rebelle, enfin, est la singularité même.
    Dans un monde toujours plus conforme, il est le non-conformisme même. Dans un monde voué à la transparence totalitaire, il est un point opaque, un sujet qui a su demeurer réel dans un monde d’objets virtuels, un séditieux par excellence dans un monde voué à la surveillance totale, un étranger qu’on pourrait exclure à bon droit au nom de la lutte contre l’exclusion s’il ne s’était pas d’emblée exclu lui-même.
    C’est pourquoi l’avenir appartient à la pensée rebelle, à cette pensée qui observe et dessine des clivages inédits, esquisse une topographie nouvelle, préfigure un autre monde. L’histoire n’est jamais terminée, elle reste toujours ouverte. Elle est toujours imprévisible. C’est pourquoi il faut être attentif à ce qui vient, attentifs à cela même qui ne se laisse pas prévoir, mais seulement pressentir et deviner.
    Alain de Benoist  http://www.theatrum-belli.com
    1. Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Seuil, Paris 2002.
    2. Le traité du Rebelle ou le recours aux forêts, Christian Bourgois, Paris 1981.
    3. Cf. les Actes du débat organisé en 1999 par le département d’anthropologie sociale de l’Université de Manchester : « The Right to Difference is a Fundamental Human Right », in Left Curve, 35, 2001, pp. 112-137.
    4. Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Gallimard, Paris 1998, pp. 68-69.
    5. Comme l’a écrit récemment Wiktor Stoczkowski, « si la pensée de l’exclusion était vraiment faite de conclusions inférées de la seule observation des différences, elle ne pourrait disparaître que dans un monde peuplé de produits, parfaitement identiques, de clonage » (« Les fondements de la pensée de l’exclusion », in La Recherche, janvier 2002, p. 46). L’auteur ajoute qu’« en défendant l’égalité des hommes au nom de l’idée qu’ils sont tous identiques, on oublie qu’ils ne sont identiques que d’un certain point de vue, et que celui qui adoptera un autre point de vue les trouvera différents » (ibid.).
    6. Cf. Alain de Benoist, « Face à la mondialisation », in Les grandes peurs de l’an 2000. Périls et défis du XXIe siècle, Actes du XXXe Colloque national du GRECE, Paris, 1 er décembre 1996, GRECE, Paris 1997, pp. 9-43.
    7. Pour une comparaison entre identité narrative et identité réflexive (qui résulte de la distance prise entre le soi et le moi), cf. Claude Dubar, La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, PUF, 2000.

  • Quand la CIA finançait la construction européenne

    De 1949 à 1959, en pleine guerre froide, les Américains, par l’intermédiaire de leurs services secrets et du Comité pour l’Europe unie, versent l’équivalent de 50 millions de dollars actuels à tous les mouvements pro-européens, parmi lesquels ceux du Britannique Winston Churchill ou du Français Henri Frenay. Leur but, contenir la poussée soviétique…

    A 82 ans, Henri Frenay, le pionnier de la Résistance intérieure, fondateur du mouvement Combat, arbore une forme intellectuelle éblouissante malgré sa surdité de l’oreille droite et sa récente opération de l’estomac. Pourtant, il n’a plus que trois mois à vivre. En ces jours de mai 1988, il me parle de l’Europe dans son appartement de Boulogne-sur-Seine. De cette Europe fédérale dont il a rêvé en vain entre 1948-1954. De la dette aussi que, en cas de succès, le Vieux Continent aurait contracté envers les Américains, ceux notamment du “Comité”. Et d’insister une fois, deux fois, dix fois, tandis que moi, je m’interroge : pourquoi diable ce mystérieux “Comité” revient-il à une telle fréquence dans nos conversations ? Pourquoi ? Mais parce que Frenay me confie, avec il est vrai d’infinies précautions de langage, son ultime secret : l’aide financière occulte de la CIA via l’American Committee for United Europe – le Comité – à l’Union européenne des fédéralistes dont il a été le président. Pour reconstituer cette filière inédite, il me faudra une quinzaine d’années. Un jeu qui en valait la chandelle puisqu’il me permet d’ouvrir, pour les lecteurs d’Historia, la porte d’un des compartiments les plus secrets de la guerre froide…

    Tout commence à l’automne 1948. Déjà coupée en deux, l’Europe vit sous la menace d’une invasion totale par l’armée rouge. Au “coup de Prague” en février, vient de succéder en juin le blocus de Berlin. Un petit cénacle de personnalités de l’ombre jette alors les bases de l’American Committee for United Europe, l’ACUE – son existence sera officialisée le 5 janvier 1949 à la maison de la Fondation Woodrow-Wilson de New York. Politiques, juristes, banquiers, syndicalistes vont se méler au sein de son conseil de direction. De hautes figures gouvernementales aussi comme Robert Paterson, le secrétaire à la Guerre ; James Webb, le directeur du budget ; Paul Hoffman, le chef de l’administration du plan Marshall ; ou Lucius Clay, le “proconsul” de la zone d’occupation américaine en Allemagne.

    Bien tranquilles, ces Américains-là ? Non, car la véritable ossature de l’ACUE est constituée d’hommes des services secrets. Prenez son président, William Donovan. Né en 1883 à Buffalo, cet avocat irlando-américain au physique de bouledogue, surnommé “Wild Bill” par ses amis, connaît bien l’Europe. En 1915, il y remplissait déjà une mission humanitaire pour le compte de la Fondation Rockefeller. Deux ans plus tard, Donovan retrouvait le Vieux Continent pour y faire, cette fois, une Grande Guerre magnifique. Redevenu civil, “Wild Bill” va se muer en missus dominicus du gouvernement américain. Ses pas d’émissaire officieux le portent vers l’Europe pour des rencontres parfois imprévues. En janvier 1923, alors qu’ils goûtent un repos bien mérité, sa femme Ruth et lui devront ainsi subir une soirée entière les vociférations d’un autre habitué de la pension Moritz de Berchtesgaden. Dix-sept ans plus tard, l’agité, un certain Adolf Hitler, s’est rendu maître de la partie continentale de l’Europe, et c’est “Wild Bill” que Franklin Roosevelt, inquiet, dépéche à Londres s’enquérir auprès de Winston Churchill du potentiel britannique face à l’avancée nazie.

    En juin 1942, Donovan, homme de confiance du président démocrate pour les affaires spéciales, crée l’Office of Strategic Services (OSS), le service secret américain du temps de la Seconde Guerre mondiale dont il devient le chef et qu’il quittera à sa dissolution, en septembre 1945, sans perdre le contact avec l’univers du renseignement : “Wild Bill” tisse des liens privilégiés avec la Central Intelligence Agency, la CIA, créée officiellement le 15 septembre 1947 par une loi sur la sécurité nationale signée par le successeur de Roosevelt, Harry Truman.

    Prenez le vice-président de l’ACUE Walter Bedell Smith, ancien chef d’état-major d’Eisenhower pendant la Seconde Guerre mondiale puis ambassadeur des Etats-Unis à Moscou. A partir d’octobre 1950, celui que ses amis surnomment le “Scarabée” (beetle en anglais) va prendre les commandes de la CIA. 1950, c’est justement l’année où des universitaires comme Frederick Burkhardt et surtout William Langer, historien à Harvard, lancent la section culturelle de l’ACUE. Ces deux proches de Donovan ont servi autrefois dans les rangs de l’OSS. Langer en a dirigé le service Recherche et Analyse et, excellent connaisseur de la politique française, a même commis après-guerre un ouvrage savant qui s’efforçait de dédouaner Le Jeu américain à Vichy (Plon, 1948).

    Prenez surtout Allen Dulles. A l’été 1948, c’est lui qui a “inventé” le Comité avec Duncan Sandys, le gendre de Churchill, et George Franklin, un diplomate américain. Principal associé du cabinet de juristes Sullivan & Cromwell, Dulles n’impressionne guère de prime abord avec ses fines lunettes, ses éternelles pipes de bruyère et ses vestes en tweed. Sauf qu’avec ce quinquagénaire, un maître espion entre dans la danse.

    Retour à la case Seconde Guerre mondiale. Chef de l’OSS à Berne, Dulles noue en février 1943 des contacts avec la délégation de Combat en Suisse. Un temps, il assurera méme le financement du mouvement clandestin. “Coup de poignard dans le dos du général de Gaulle“, s’insurge Jean Moulin au nom de la France libre. “Survie de la Résistance intérieure menacée d’étranglement financier“, rétorque Frenay. Pensant d’abord à ses camarades dénués de moyens, aux maquisards en danger, il ne voit pas pourquoi Combat devrait se priver d’un argent allié versé, c’est convenu, sans contrepartie politique. Cette “affaire suisse” va empoisonner un peu plus encore ses rapports avec Moulin.

    En 1946, Dulles démissionne des services secrets… pour en devenir aussitôt l’éminence grise, prenant une part prépondérante à la rédaction du texte de loi présidentiel sur la sécurité nationale. Cofondateur à ce titre de la CIA (pour les initiés : l’Agence ou mieux, la Compagnie), Dulles pense qu’en matière d’action clandestine, privé et public doivent conjuguer leurs forces. C’est lui qui a déjà inspiré, par l’intermédiaire de ses amis du Brook Club de New York, le versement des subsides de grosses sociétés américaines à la démocratie chrétienne italienne menacée par un parti communiste surpuissant. En 1950, il va reprendre officiellement du service comme bras droit du Scarabée d’abord, comme son successeur à la tête de la CIA ensuite – de février 1953 à septembre 1961. Record de longévité d’autant plus impressionnant que son frère aîné John Foster Dulles, restera, lui, ministre des Affaires étrangères de 1953 à sa mort de maladie en mai 1959.

    Etonnant creuset que l’ACUE, où des personnalités de la haute société et/ou de la CIA côtoient les dirigeants de la puissante centrale syndicale American Federation of Labor, l’AFL, dont ils partagent l’aversion du communisme. Exemples : David Dubinsky, né en 1892 à Brest-Litovsk, en Russie, dirige le Syndicat international de la confection pour dames (ILGWU) : 45.000 adhérents à son arrivée en 1932, 200.000 à la fin des années 1940 ! Ennemi acharné des nazis hier (les syndicalistes proches de l’ACUE sont presque tous juifs), c’est aux commies, les “cocos”, qu’il en veut dorénavant. Jay Lovestone aussi. Conseiller politique de l’AFL, ce Lituanien d’origine sait de quoi il parle : avant sa brutale exclusion puis sa lente rupture avec le marxisme, il fut, entre 1925 et 1929, le secrétaire général du PC américain ! Autre recrue de choix du Comité, Arthur Goldberg, le meilleur juriste de l’AFL. Futur secrétaire au Travail du président Kennedy puis juge à la Cour suprême, Goldberg, né en 1908, a dirigé l’aile syndicale de l’OSS. A ce titre, il fut en son temps le supérieur hiérarchique d’Irving Brown, son cadet de deux ans. Brown, représentant de l’AFL pour l’Europe et grand dispensateur de dollars aux syndicalistes modérés du Vieux Continent. Puisant dans les fonds secrets de la toute jeune CIA, laquelle finance depuis 1946 toutes les opérations anticommunistes de l’AFL, ce dur à cuire ne ménage pas, par exemple, son soutien à Force ouvrière, la centrale syndicale née fin 1947 de la scission de la CGT (lire “Derrière Force ouvrière, Brown, l’ami américain” dans Historia n° 621 de décembre 1997). Pure et dure, la ligne Brown contraste d’ailleurs avec celle, plus nuancée, de la CIA. A la Compagnie, on aurait préféré que les non-communistes restent dans le giron de la CGT, même contrôlée par le PCF…

    C’est qu’au-delà des hommes, il y a la stratégie d’ensemble. Face à l’Union soviétique, Washington développe deux concepts clés : le containment (l’endiguement) et plan Marshall. L’idée du containment, revient à un diplomate russophone, George Kennan, qui la développe dès juillet 1947 dans un article de la revue Foreign Affairs : “L’élément majeur de la politique des Etats-Unis en direction de l’Union soviétique doit être celui d’un endiguement à long terme, patient mais ferme, des tendances expansionnistes russes.

    Le plan Marshall, lui, porte la marque de son inventeur le général George Marshall, chef d’état-major de l’US Army pendant la guerre, et désormais ministre des Affaires étrangères du président Truman. En apportant une aide massive aux pays d’Europe ruinés, les Etats-Unis doivent, selon lui, faire coup double : un, couper l’herbe sous le pied des partis communistes par une hausse rapide du niveau de vie dans les pays concernés ; deux, empêcher leur propre industrie de sombrer dans la dépression en lui ouvrant de nouveaux marchés.

    Pour le tandem Marshall-Kennan, pas de meilleur outil que la CIA (lire l’interview d’Alexis Debat, page 51). Et c’est naturellement un autre ancien de l’OSS, [Frank Gardiner Wisner], qu’on charge de mettre sur pied un département autonome spécialisé dans la guerre psychologique, intellectuelle et idéologique, l’Office of Policy Coordination ! Si ce bon vieux “Wiz” ne fait pas partie du Comité, ses hommes vont lui fournir toute la logistique nécessaire. Mais chut ! c’est top secret…

    L’ACUE allie sans complexe une certaine forme de messianisme américain avec le souci de la défense bien comprise des intérêts des Etats-Unis. Messianique, cette volonté bien ancrée de mettre le Vieux Continent à l’école du Nouveau Monde. Phare de la liberté menacée, l’Amérique a trouvé, la première, la voie d’une fédération d’Etats, succès si resplendissant que l’Europe n’a plus qu’à l’imiter… Cet européanisme made in Washington comporte sa part de sincérité : “Ils m’appellent le père du renseignement centralisé, mais je préférerais qu’on se souvienne de moi à cause de ma contribution à l’unification de l’Europe“, soupire ainsi Donovan en octobre 1952.

    De sa part de calcul aussi. Car en décembre 1956, trois mois avant sa mort, le même Donovan présentera l’Europe unie comme “un rempart contre les menées agressives du monde communiste“. En d’autres termes, un atout supplémentaire de la stratégie américaine conçue par Marshall, Kennan et leurs successeurs : construire l’Europe, c’est remplir un vide continental qui ne profite qu’à Staline, donc, en dernier ressort, protéger les Etats-Unis.

    Ajoutons une troisième dimension. Dans l’esprit des hommes de la Compagnie, rien de plus noble qu’une action clandestine au service de la liberté. Tout officier de la CIA le sait : les Etats-Unis sont nés pour une bonne part du soutien des agents de Louis XVI, Beaumarchais en tête, aux insurgés nord-américains. Ainsi l’opération American Committee, la plus importante, et de loin menée, par l’Agence en Europe pendant la guerre froide, se trouve-t-elle justifiée par l’Histoire.

    Pour chaleureuse qu’elle soit, l’amitié franco-américaine ne saurait toutefois distendre le “lien spécial” entre Grande-Bretagne et Etats-Unis. En foi de quoi, Comité et Compagnie tournent d’abord leur regard vers Londres. Hélas ! Churchill, battu aux législatives de 1945, ronge ses griffes dans l’opposition. Le nouveau secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères, Ernest Bevin, a bien proclamé le 2 janvier 1948 aux Communes : “Les nations libres d’Europe doivent maintenant se réunir.” N’empêche que ses collègues du cabinet travailliste et lui repoussent avec horreur la perspective d’une véritable intégration continentale. Non pas que Bevin craigne de s’affronter aux communistes : deux jours après son discours de janvier, il créait un organisme clandestin de guerre idéologique, l’Information Research Department. Ce méme IRD qui, jugeant La Ferme des animaux et 1984 plus efficaces que mille brochures de propagande, va contribuer à diffuser partout dans le monde les oeuvres de George Orwell. Mais la carte Europe unie, alors là, non !

    Cette carte, Churchill la joue-t-il de son côté par conviction profonde ou par aversion pour ses rivaux politiques de gauche ? Le fait est que le 19 septembre 1946 à Zurich, le Vieux Lion appelle à un axe anglo-franco-allemand, élément majeur selon lui d’une “espèce d’Etats unis d’Europe“. Qu’en mai 1948, Duncan Sandys, taille aux mesures de son homme d’Etat de beau-père le Congrès européaniste de La Haye. Qu’en octobre 1948, Churchill crée l’United European Movement – le Mouvement européen. Qu’il en devient président d’honneur aux côtés de deux démocrates-chrétiens, l’Italien Alcide De Gasperi et l’Allemand Konrad Adenauer, et de deux socialistes, le Français Léon Blum et le Belge Paul-Henri Spaak. Malheureusement pour les “amis américains“, cette tendance “unioniste” ne propose, à l’exception notable de Spaak, que des objectifs européens limités. Reconstruction économique et politique sur une base démocratique, d’accord, mais sans transfert, méme partiel, de souveraineté.

    Le Comité et la tendance “fédéraliste”, dont Henri Frenay émerge comme la figure emblématique, veulent, eux, aller beaucoup plus loin. Aux heures les plus noires de la Seconde Guerre mondiale, Frenay, patriote mondialiste, a conçu l’idée d’un Vieux Continent unifié sur une base supranationale. En novembre 1942, révélera quarante ans plus tard Robert Belot dans le remarquable travail sur Frenay qui vient de lui valoir l’habilitation à diriger des recherches à l’Université, le chef de Combat écrivait au général de Gaulle qu’il faudrait dépasser l’idée d’Etat-Nation, se réconcilier avec l’Allemagne après-guerre et construire une Europe fédérale. Logique avec lui-méme, Frenay se jette dès 1946 dans cette croisade européaniste aux côtés d’Alexandre Marc. Né Lipiansky à Odessa en 1904, ce théoricien du fédéralisme a croisé la trajectoire de Frenay à Lyon en 1941, puis après-guerre. A rebours de l’européanisme de droite inspiré des thèses monarchistes maurrassiennes ou du catholicisme social, les deux amis s’efforcent de gauchir le fédéralisme français alors fort de “plusieurs dizaines de milliers d’adhérents“, ainsi que me l’assurera l’ancien chef de Combat en 1988.

    Orientée à gauche, l’Union européenne des fédéralistes, l’UEF, est créée fin 1946. Elle va tenir son propre congrès à Rome en septembre 1948. Frenay en devient le président du bureau exécutif, flanqué de l’ex-communiste italien Altiero Spinelli, prisonnier de Mussolini entre 1927 et 1937 puis assigné à résidence, et de l’Autrichien Eugen Kogon, victime, lui, du système concentrationnaire nazi qu’il décortiquera dans L’Etat SS (Le Seuil, rééd. 1993). A ces trois dirigeants d’atténuer le profond malaise né de la participation de nombreux membres de l’UEF au congrès de La Haye, où Churchill et son gendre Sandys les ont littéralement roulés dans leur farine “unioniste”.

    Faut-il choisir entre le Vieux Lion et le pionnier de la Résistance intérieure française à l’internationalisme si radical ? Perplexité au Comité, donc à la CIA. Pour Churchill, sa stature d’homme d’Etat, d’allié de la guerre, sa préférence affichée pour le “grand large”, les Etats-Unis ; contre, son refus acharné du modèle fédéraliste si cher aux européanistes américains et bientôt, ses violentes querelles avec le très atlantiste Spaak. En mars 1949, Churchill rencontre Donovan à Washington. En juin, il lui écrit pour solliciter le versement de fonds d’urgence (très riche à titre personnel, l’ancien Premier ministre britannique n’entend pas puiser dans sa propre bourse). Quelques jours plus tard, Sandys appuie par courrier la demande de son beau-père : de l’argent, vite, sinon le Mouvement européen de Churchill s’effondre. Comité et CIA, la principale bailleuse de fonds, débloquent alors une première tranche équivalant à un peu moins de 2 millions de nos euros. Elle permettra de “préparer” les premières réunions du Conseil de l’Europe de Strasbourg, qui associe une assemblée consultative sans pouvoir réel à un comité des ministres statuant, lui, à l’unanimité.

    Pour soutenir leurs partenaires du Vieux Continent, ACUE et CIA montent dès lors des circuits financiers complexes. Les dollars de l’oncle Sam – l’équivalent de 5 millions d’euros entre 1949 et 1951, le même montant annuel par la suite – proviennent pour l’essentiel de fonds alloués spécialement à la CIA par le Département d’Etat. Ils seront d’abord répartis sous le manteau par les chefs du Mouvement européen : Churchill, son gendre, le secrétaire général Joseph Retinger, et le trésorier Edward Beddington-Behrens. En octobre 1951, le retour de Churchill à Downing Street, résidence des premiers ministres anglais, ne tarira pas ce flot : entre 1949 et 1953, la CIA va en effet verser aux unionistes l’équivalent de plus de 15 millions d’euros, à charge pour eux d’en redistribuer une partie à leurs rivaux de la Fédération, la tendance de droite du fédéralisme français, laquelle reverse ensuite sa quote-part à l’UEF. Sommes substantielles mais sans commune mesure avec la manne que l’appareil stalinien international, le Kominform, investit au même moment dans le financement souterrain des PC nationaux et des innombrables “fronts de masse” : Fédération syndicale mondiale de Prague, Mouvement de la paix, mouvements de jeunes, d’étudiants, de femmes…

    Pour Frenay, c’est clair : l’Europe fédérale constitue désormais le seul bouclier efficace contre l’expansionnisme communiste. Mais comment aller de l’avant quand le nerf de la guerre manque si cruellement ? L’UEF n’est pas riche. Son président encore moins, dont la probité est reconnue de tous – après son passage au ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, Frenay, ancien officier de carrière sans fortune personnelle, a quitté l’armée au titre de la loi Diethelm de dégagement des cadres. Comme au temps de “l’affaire suisse”, le salut financier viendra-t-il de l’allié américain ? Oui, assurent dès l’été 1950 les hommes de l’ACUE à un représentant français de l’UEF en visite à New York. Conforme à la position officielle du gouvernement américain en faveur de l’intégration européenne, leur aide ne sera soumise à aucune contrepartie politique ou autre, condition sine qua non aux yeux d’Henri Frenay. Et de fait, à partir de novembre 1950, l’ACUE va financer secrètement à hauteur de 600.000 euros l’une des initiatives majeures de Frenay et des fédéralistes de gauche : la création à Strasbourg, en parallèle du très officiel Conseil de l’Europe, d’un Congrès des peuples européens, aussi appelé Comité européen de vigilance.

    S’associeront à ce projet des socialistes (Edouard Depreux), des religieux (le père Chaillet, fondateur de Témoignage chrétien ), des syndicalistes, des militants du secteur coopératif, des représentants du patronat et même… des gaullistes tels Michel Debré ou Jacques Chaban-Delmas. Mal conçue médiatiquement, l’affaire échoue de peu. Raison de plus pour accentuer le soutien financier, oeuvre du secrétaire général de l’ACUE, Thomas Braden. Connu pour ses opinions libérales, cet ami du peintre Jackson Pollock, n’a pas hésité quand Donovan, son ancien patron à l’OSS, lui a demandé de quitter la direction du musée d’Art moderne de New York.

    En juillet 1951, Frenay effectue à son tour le voyage des Etats-Unis sous les auspices du Congrès pour la liberté de la culture – une organisation que nous retrouverons bientôt. L’occasion de rencontrer les dirigeants du Comité et ceux de la Fondation Ford (mais pas ceux de la CIA avec lesquels il n’entretiendra jamais de rapports directs) pour leur faire part des besoins matériels des fédéralistes. Message reçu “5 sur 5″ par les Américains…

    A cette date, Braden ne figure plus parmi les dirigeants officiels de l’ACUE. En vertu du principe des vases communicants, l’agent secret esthète vient en effet de rejoindre Dulles à la CIA. Les deux hommes partagent cette idée de bon sens : face aux communistes, ce ne sont pas les milieux conservateurs qu’il faut convaincre, mais la gauche antistalinienne européenne, dont Frenay constitue un des meilleurs représentants. Braden va plus loin : “Comme l’adversaire rassemblé au sein du Kominform, structurons-nous au plan mondial par grands secteurs d’activité : intellectuels, jeunes, syndicalistes réformistes, gauche modérée…“, plaide-t-il. D’accord, répond Dulles. Naît ainsi la Division des organisations internationales de la CIA. Dirigée par Braden, cette direction centralise, entre autres, l’aide de la Compagnie via l’ACUE aux fédéralistes européens. En 1952, l’American Committee for United Europe finance ainsi l’éphémère Comité d’initiative pour l’assemblée constituante européenne, dont Spaak sera président et Frenay, le secrétaire général.

    Brouillés avec la “Fédération”, leur rivale de droite qui servait jusque-là d’intermédiaire pour le versement des fonds CIA-ACUE par le truchement du mouvement churchillien, les amis de Frenay sont très vite au bord de l’asphyxie. Pour parer à l’urgence, Braden, virtuose du financement souterrain au travers de fondations privées plus ou moins bidon, va, cette fois, mettre en place une procédure de versements directs aux fédéralistes de gauche par des antennes para-gouvernementales américaines. A Paris, plaque tournante des opérations de la CIA en Europe avec Francfort, on opérera par le biais de l’Office of Special Representative, conçu à l’origine pour servir d’interface avec la toute jeune Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), ou de l’US Information Service (USIS). Par la suite, un bureau ACUE proprement dit sera ouvert.

    Comme Jean Monnet, président de la Ceca, Frenay caresse, en cette année 1952, l’idée d’une armée européenne, pas décisif vers l’Europe politique selon lui. L’ACUE approuve chaudement. Prévue par le traité de Londres de mars 1952, cette Communauté européenne de défense comprendrait – c’est le point le plus épineux -, des contingents allemands. Reste à faire ratifier le traité par les parlements nationaux. Frenay s’engage avec enthousiasme dans ce nouveau combat. Pour se heurter, une fois encore, à de Gaulle, qui refuse la CED au nom de la souveraineté nationale et, déjà, du projet ultrasecret de force atomique française, ainsi qu’aux communistes, hostiles par principe à tout ce qui contrarie Moscou. D’après les éléments recueillis par Robert Belot – dont la biographie du chef de Combat devrait sortir ce printemps au Seuil -, Frenay demandera même à l’ACUE de financer l’édition d’une brochure réfutant… les thèses gaullistes sur la CED.

    Staline meurt en mars 1953. L’année suivante, Cord Meyer Jr, un proche de la famille Kennedy, remplace Braden à la téte de la Division des organisations internationales de la CIA. Mais 1954 verra surtout cet échec cuisant des européanistes : l’enterrement définitif de la CED. Découragé, Frenay abandonne alors la présidence de l’Union européenne des fédéralistes. A partir d’octobre 1955, les “amis américains” reportent donc leurs espoirs sur un nouveau venu, le Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe de Jean Monnet. Lié à Donovan et surtout à l’ambassadeur américain à Paris, David Bruce, un proche de Franck Wisner, Monnet est trop fin connaisseur du monde anglo-saxon pour accepter directement les dollars de la CIA. Compte tenu de sa prudence de Sioux, l’aide américaine à son courant européaniste devra emprunter d’autres voies. En 1956, Monnet se voit ainsi proposer l’équivalent de 150.000 euros par la Fondation Ford. Une offre qu’il décline, préférant que cet argent soit versé au professeur Henri Rieben, un économiste et universitaire suisse pro-européen qui vient d’être nommé chargé de mission aux Hautes Etudes commerciales de Lausanne. Rieben utilisera ces fonds en toute transparence financière pour créer un Centre de recherches européen.

    En 1958, le retour du général de Gaulle, radicalement hostile aux thèses fédéralistes, annihile les derniers espoirs de l’UEF et de ses amis américains. Dissolution de l’ACUE dès mai 1960 puis cessation des financements occultes par la CIA s’ensuivent. En douze ans, la Compagnie aura quand même versé aux européanistes de toutes tendances l’équivalent de 50 millions d’euros sans être jamais prise la main dans le sac ! Mais pourra-t-on préserver longtemps le grand secret ?

    La première alerte éclate dès 1962. Trop précise sur les financements américains, une thèse universitaire sur les mouvements européanistes doit être “enterrée” d’urgence en Angleterre. Ce remarquable travail est l’oeuvre du fils d’un camarade de résistance de Frenay, Georges Rebattet, créateur en avril 1943 du Service national maquis. Georges Rebattet, le successeur en 1952 de Joseph Retinger comme secrétaire général d’un Mouvement européen dont il a d’ailleurs assaini pour une bonne part le financement.

    Deuxième secousse au milieu des années 1960. L’étau de la presse américaine (le New York Times et la revue gauchiste Ramparts ) se resserre sur une des filiales du “trust” Braden-Meyer, le Congrès pour la liberté de la culture où se côtoyaient des intellectuels antitotalitaires européens de haute volée – Denis de Rougemont, Manès Sperber, Franz Borkenau, Ignazio Silone, Arthur Koestler ou, par éclipses, Malraux et Raymond Aron. Financé par la CIA au travers de la Fondation Fairfield, le Congrès édite en français l’une de ses revues les plus prestigieuses, Preuves. Jouant la transparence, Braden jette alors son pavé dans la mare. “Je suis fier que la CIA soit immorale“, déclare-t-il en 1967 au journal britannique Saturday Evening Post, auquel il confie des révélations sensationnelles sur le financement occulte par la CIA du Congrès pour la liberté et sur le rôle d’Irving Brown dans les milieux syndicaux. Silence radio, en revanche, sur le soutien aux mouvements européanistes, le secret des secrets…

    Ultime rebondissement à partir de juin 1970, quand le conservateur anglais pro-européen Edward Heath arrive à Downing Street. A sa demande, l’Information Research Department lance une vaste campagne pour populariser sous le manteau l’européanisme dans les médias et les milieux politiques britanniques. En 1973, l’Angleterre fait son entrée dans le Marché commun ; le 5 juin 1975, 67,2 % des électeurs britanniques ratifient la décision par référendum. Dans ce renversement de tendance en faveur de l’Europe, un homme s’est jeté à corps perdu : nul autre que le chef de la station de la CIA de Londres, Cord Meyer Jr. Ce bon vieux Cord qui remplaçait vingt ans plus tôt son copain Braden à la tête de la Division des organisations internationales de la Compagnie.

    Par Rémi Kauffer  Historia n° 675 (27 février 2003), via La théorie du tout

    (Titre originel : “La CIA finance la construction européenne”)

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  • Science et méditation (M. Heidegger)

    Un peu de philo pour une fois. Il faut savoir prendre du recul.

    Les diverses chapelles de la dissidence opposée au système contemporain ont l’habitude d’employer ce terme, « le système », pour décrire ce qu’elles combattent. Curieusement, pourtant, le terme reste indéfini. C’est une chose qu’on voit agir, mais dont l’essence échappe à l’analyse.

    Qu’est-ce que le système ?

    Je propose une réponse, à travers un texte de Martin Heidegger : « Science et méditation ».
    Heidegger définit l’art comme ce qui révèle le beau dans le réel, et la science, au sens contemporain du terme, comme ce qui expose tout ce qui est. A la différence de l’art, la science ne filtre donc pas le réel. Elle vise à l’exposer dans son intégralité. Elle est la théorie du réel.

    Quelle est la loi fondamentale de cette théorie ? Est-ce la volonté de connaissance de l’homme ? Heidegger répond : non, cette définition-là est trop large, elle inclut à la fois la science et la méditation. La science contemporaine est une certaine manière de connaître le réel. Pas toute la connaissance du réel. Quelle est cette certaine manière ? Définissons les concepts : réel et théorie.

    Le réel (Allemand : das Wirkliche) est, dans la science, ce qui emplit le domaine de l’action effective (Allemand : wirken). Cette action effective est une modalité particulière du faire, elle s’en détache comme une opération concrète, ou un type d’opération concrète, peut émaner d’un principe abstrait. Voilà précisément pourquoi notre science n’est plus celle des Grecs : pour eux, la science est connaissance de ce qui est amené du caché vers le non-caché, alors que pour nous, elle est connaissance de l’action qui produit ce déplacement. La rupture a été préparée par la latinité : là où les Grecs pensent le réel comme le déploiement de son entéléchie, les Latins le voient comme l’effet d’une opération. Chez eux, cette opération est encore ce qui fait passer du non-caché vers le caché, mais déjà on s’intéresse moins au caché, on ne prend en compte que l’opération qui conduit au non-caché.

    Ensuite, on oubliera totalement le caché : avec la science contemporaine, ce qui est contemplé (Allemand : betrachten – étymologiquement, racine « traiter, élaborer »), c’est uniquement ce qui a été tiré du caché vers le non-caché. Cela, et cela seul. L’objet est le produit des objets, la cause d’un enchaînement du réel par le réel. L’objectivité de la science contemporaine, en ce sens, est une subjectivité non sue : nous considérons comme objectif ce qui aborde l’objet par mise à distance du sujet, mais nous oublions que la notion même d’objet, telle que nous la comprenons, est déjà le résultat de notre subjectivité.

    La théorie, pour les Grecs, est la contemplation de l’aspect de la chose présente et, par cette contemplation, la connaissance de l’être de cette chose. Pour nous, parce que nous pensons la chose présente comme résultat d’une opération, cette contemplation n’est plus possible à la manière des Grecs. Notre théorie, étant donnée la compréhension que nous avons du réel comme produit d’une opération, ne peut plus percevoir la chose présente comme résultat d’une translation du non-caché vers le caché, comme accomplissement d’une entéléchie : le réel que la science contemporaine théorise est l’enchaînement des opérations par lesquels les choses engendrent les choses, le temps engendre le temps.

    Pour nous, le monde n’a rien à dire qui viendrait du non-caché : il fait du bruit, il ne parle pas. Il est muet. Seul le regard de l’homme sur le monde pose un sens sur l’enchaînement des causes, seul l’enchaînement des causes perçu par le regard humain peut fonder le sens. La négation apparente de toute subjectivité débouche donc, dans la science contemporaine, sur la subjectivité radicale, et totalement non sue : le monde est là pour être connaissable, tout ce qui est réel doit être connaissable, tout ce qui est connaissable est enclos dans le réel – en apparence, le sujet s’est éloigné de lui-même ; en réalité, il a ramené à lui tout objet.

    D’où, conclut Martin Heidegger, la limitation de la science contemporaine. C’est une réussite absolue en ce sens qu’elle est parvenue à cartographier le réel tel qu’elle le définit. Mais elle est parfaitement incapable de se définir elle-même. Elle peut déterminer les causes de tout, sauf d’elle-même. Si le monde est muet, si seul le regard de l’homme pose le sens sur lui, alors qu’est-ce qui donne un sens au regard de l’homme ? Il y a là une question incontournable, et toute la science contemporaine semble l’ignorer, non parce qu’elle l’a contourne (elle ne le peut), mais parce qu’elle en découle sans jamais la formuler – une rivière ne peut remonter à sa source, et la science contemporaine ne peut poser la question de sa propre réalité.

    Par voie de conséquence, la science contemporaine nie la méditation, la contemplation au sens grec : poser la seule question qui vaille, questionner le regard en lui-même. La science contemporaine, fondatrice discrète de toute vision du monde depuis plusieurs siècles, est un programme, voué à se déployer d’abord dans l’ignorance du questionnement sur sa propre nature, et finalement dans l’ignorance du principe d’humanité lui-même – car si l’on ne questionne plus le regard de l’homme, alors où est la conscience, où est l’homme ?

    Je crois que cette pensée d’Heidegger permet de donner la seule définition exacte, complète et approfondie du « système ». Si l’on analyse l’ensemble des forces apparemment contradictoire et partiellement disjointes que la dissidence regroupe sous le terme de « système », et si on cherche à déterminer leur plus petit dénominateur commun, on retombera toujours sur cette idée : la négation de la contemplation comme finalité, et donc, en dernière analyse, la négation de l’homme par le monde qu’il a voulu le prendre en lui, et auquel il s’est finalement réduit – jusqu’à devenir un robot.

    Ce n’est certes pas pour définir ce que nous appelons le « système » qu’Heidegger écrivait. Mais c’est bel et bien ce qu’il a fait.
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  • Frédéric Lordon, imposteur.


    Non seulement la révolution ne sera pas télévisée, mais aucun révolutionnaire ne le sera. Dans un pays comme la France, la domination oligarchique du capitalisme-zombie est aujourd’hui trop fragile pour permettre la poursuite de la mascarade connue sous le nom de « liberté d’expression », c’est-à-dire de la « bonne vieille » censure par dosage et brouillage, qui laissait malgré tout, à des heures et dans des contextes peu propices à leur compréhension, d’authentiques dissidents s’exprimer et, par là-même, s’auto-neutraliser comme agents d’ignition d’une potentialité subversive. En période de Vigie-pirate social permanent, ces derniers sont désormais remplacés par des simulacres contrôlables, comme Frédéric Lordon.

    Non content de se dénoncer presque mensuellement par des apparitions télévisées, le contrefeu humain Frédéric Lordon publie. Corvée probablement aussi fastidieuse pour l’auteur Lordon que pour les pigeons qui le lisent, mais hélas nécessaire, dans la mesure où son expertise universitaire (source d’un prestige d’autant plus étrange que ses thuriféraires s’empressent aussitôt de préciser qu’il est la brebis galeuse de sa discipline, l’université (re)devenant ainsi source de crédibilité, mais uniquement à condition de s’en faire détester…) est le principal argument de la « narration » chargée d’expliquer aux michetons affolés la bien soudaine popularité médiatique de cet économiste fatal dénué du moindre parcours politique, militant ou associatif notable. Parmi les produits récents de cette activité justificatrice, on trouve l’essai intitulé Capitalisme, désir et servitude, que je me suis bien gardé de lire, mais dont l’auteur a eu l’imprudence de commenter le contenu sous la forme d’une interview filmée, donc visionnable parallèlement à des activités infiniment plus utiles et agréables que la lecture de Frédéric Lordon, comme l’épluchage de choux de Bruxelles et la confection d’une marinade au yaourt.

    Cette vidéo apporte à mon sens la confirmation en technicolor, un peu longuette, mais dispensant au moins de commander ses (soyons-en sûrs assommants) bouquins, de ce qu’on soupçonnait depuis longtemps : si on laisse parler ce type, c'est tout naturellement parce qu'il n'a rien à dire.

    Et pourtant, en dialoguant pendant 90 minutes face caméra avec une demeurée, Frédéric Lordon, contrairement à ses habitudes, et probablement à sa volonté, gagne pour une fois des titres à une gratitude objective de la dissidence française. Je pense ici avant tout à notre précieuse jeunesse – aux apprentis-penseurs de la dissidence, car la cuistrerie dont il épice l’ouvrage en question – consistant à aller déterrer Spinoza pour nous faire ni vu ni connu une resucée de Gramsci face à la faillite intellectuelle surconstatée du marxisme politique – présente néanmoins l'intérêt paradoxal (dont il a peu de chances d'être conscient, le pauvre) de leur faire gagner du temps dans un nécessaire processus de radicalisation : au lieu de s'égarer une fois de plus dans la complexité spéculaire et contradictoire de l'immense Marx, toujours à mi-chemin de partout (entre réaction et millénarisme, économie et politique, contemplation et action), autant comprendre une bonne fois pour toutes que le ver était dans le fruit le plus précoce : le déterminisme anti-axiologique de Spinoza posait bel et bien le décor pour l'entrée en scène de la main invisible. Monisme du conatus ou adoration du marché : il y a mille formules pour faire allégeance à Satan, dont le nom est légion, et aucune voie de retour.

    Un peu comme pour le port de jeans et de pulls Benetton, ou la fréquentation d'universités françaises, dont ce même pseudo-critique du capitalisme est aussi coutumier : idole cumularde pour révolutions cathodiques, qui seront bel et bien télévisées, puisqu'elles n'auront pas lieu.

    Comme toute apparition publique d’un contre feu humain, la vidéo en question a des vertus cathartiques. Après exhibition presque discrète de la marchandise (cet homme-là, homo ille, qui parle latin comme il respire, condescend à vous parler, à vous, pauvre mortel !), on passe par un moment de quasi-désespoir (« Marx avait raison, mais se trompait ; le mal est vraiment mauvais, mais la solution pire que le mal ; les utopies sont dangereuses », etc.) pour mieux savourer un happy end digne d’un happening FEMEN, au cours duquel ce sex-symbol lauréat des Mines, Apollon dégarni au-dessus du front sous l’effet d’une réflexion torride, mais bronzé au même endroit par les rayons d’un soleil qui l’est – faut-il donc croire – un peu moins, se laisse pour ainsi dire violer par la théâtreuse/journaliste/militante chargée de l’accoucher de la vérité révolutionnaire, laquelle finit, presque à son corps défendant, par gicler en jets bien drus des profondeurs les plus fertiles de sa pensée spinozienne : les affects joyeux pourraient finir par dominer les affects tristes, à condition que tout le monde maintienne son angle alpha optimalement ouvert, en dépit des injonctions immorales du néolibéralisme, culmination de l’indépassable capitalisme, encore plus mauvaise que le fordisme, mais qu’il devrait être possible, pour plus de convivialité, d’aménager ergonomiquement, selon l’adage latin « qui est incapable du moins, peut sûrement le plus ».

    Les populistes et autres conspirationnistes qui s’attendaient à l’entendre comme toujours, le rebelle, manger du banquier, resteront sur la faim éternelle du ressentiment crypto-antisémite : méprisé par sa corporation, l’économiste Lordon n’entre pas au couvent – bien entendu laïc – de la philosophie pour le souiller des haines de ce monde, mais pour y chanter la Jérusalem céleste, telle qu’elle peut, à de rares moments de grâce, s’incarner dans notre réalité peccamineuse, notamment sous la forme d’un théâtre autogéré par Ariane Mnouchkine, où « ce sont même les acteurs qui nettoient les chiottes ».

    Cette configuration discursive (avec viol et orgasme féminins en apothéose), ainsi que la référence à Mnouchkine, ne sont pas innocentes : sous couvert de « spinozisme » (en réalité réduit à un gramscisme qui pourrait, comme méthodologie d'action politique, être de bon aloi – comme l'a bien compris Alain de Benoît), Lordon nous ressort tout rondement l'idéologie du développement, sous prétexte de supériorité (d'ailleurs impossible à étayer en termes spinozistes, son interprétation de la dichotomie des affects « tristes » vs. « joyeux » étant, prenons tout de même le temps de le signaler au passage, un détournement à la limite du jeu de mots…) de la violence symbolique (féminine par excellence) sur la violence concrète – vieux refrain de tous les réformismes, et qui, dans une macrostructure impérialiste, trouve toujours preneur dans les rangs (d’ailleurs dûment féminisés) de ce que Lénine identifiait, en l’an 46 avant Lordon, comme « l'aristocratie ouvrière » métropolitaine. Dans l’ambiance plus virile de la périphérie, pakistanaise, péruvienne ou indonésienne, la question ne se pose pas : hors « omniprésence du fun », c’est-à-dire dans la plupart des pays de la plupart des continents, le capitalisme, c'est encore et toujours « marche ou/et crève ! ».

    Chantre du modèle japonais, véritable laboratoire du capitalisme zombie, l’économiste rebelle agréé France 2 Frédéric Lordon a, comme l’économiste rebelle agréé New York Times, le très nobel Krugman, les plus grandes difficultés du monde à voir l’hyperinflation mondiale créée par ledit capitalisme zombie, et pour cause : obnubilé par l’« omniprésence du fun » dans certaines multinationales canadiennes, Frédéric Lordon n’aperçoit pas les flottilles de B52 chargée de bombes à uranium appauvri braquées comme un pistolet sur la tempe de toutes les économies extractives pour prévenir les mouvements de mauvaise humeur inconsidérés dont les peuples insuffisamment civilisés sont généralement susceptibles quand ils constatent que le papier qu’on les oblige à accepter en échange de leurs énergies fossiles ne suffit pas à acheter le blé que leur vendent les pays importateurs de ces mêmes énergies, émetteurs de ce même papier… Du coup, forcément, il a du mal à prévoir l’évolution exacte du néolibéralisme et, partant, de l’ouverture du fatidique angle alpha ; il est donc condamné à l’expectative, comme Todd à l’attente du hollandisme révolutionnaire et du Messie (« whichever comes forth », comme disent les contrats de viager...).

    Intraitable avec le capitalisme, le « récommuniste » autogéré Frédéric Lordon retrouve, dans sa théorie de la monnaie, tout le mordant qu’avait Marx critiquant Proudhon – et retrouve d’ailleurs, au passage, les mêmes arguments : pourquoi en changer, au bout d’un siècle et demi de bons et loyaux services dans la querelle ritualisée des étatistes/collectivistes critiquant les utopistes/libertariens, qui se solde par des scores toujours variables, mais aussi par le bénéfice mutuel invariant d’un spectacle réussi, permettant à ses protagonistes d'acquérir et d’entretenir l'apparence de véritable opposants, c'est-à-dire d'occulter l'identité profonde des deux démarches dans l'horizon de l'individualisme et de la technique... et s'il restait à quiconque un doute à ce propos, sa description des économies du potlatch le soulève bien vite, puisqu'elle consiste en gros à dire : « du moment qu'on peut y analyser de la violence, c'est qu'elles ne sont pas hors-capitalistes, mais pré-capitalistes », en d'autres termes : « les autres civilisations = la civilisation occidentale + divers opiums du peuple ».
    Prestidigitateur de la vieille école, Frédéric Lordon, tout en hissant bien haut les couleurs de Spinoza (naturellement sympathiques pour ceux, fort nombreux, qui, faute de l’avoir lu, ont la plus grande estime pour Deleuze), s’en tire à la faveur d'un truc typiquement kantien : en déplaçant l'accent de l'éthique (politique) vers la morale (personnelle), de la critique de l'aliénation, dont les post-marxiens (par ex. situationnistes) avaient commencé à tirer des résultats intéressants (sans doute un peu trop intéressants pour la mesquinerie intellectuelle d'un économiste), vers celle de la « violence », qui est au fond un non-concept de la pensée politique : rendre à César ce qui est à César, renoncer à l'utopie d'une humanité sans violence : certes – et… ? ... Théologiquement, ça n'apprend rien au chrétien qu'il ne sache déjà, et surtout rien qui puisse dépendre de l’experte confirmation d'un économiste régulationniste ; politiquement, ça ne dit rien de ce que doit être César, où, quand, et pour qui. L'étudiant Lordon, avant de rendre copie blanche, y griffonne un petit crucifix cryptique avec des extrémités en marteau et faucille, pour se laisser un maximum de chances de gagner la sympathie d'un jury putatif envisagé dans sa moyenne statistique ...

    En résumé : économe de « la plus dure des sciences molles » au point de se résigner à la philosophie, Frédéric Lordon, dissident cathodique, prend un christianisme désacralisé, l'injecte frauduleusement dans une théorie politique qui devient ipso facto pseudo-universelle (le multiple César usurpant l'unicité de Dieu : les Lumières n'ont jamais rien proposé d'autre) et en déduit l'inévitabilité du type d'évolution caractérisant justement une partie du monde chrétien à partir de sa déchristianisation (idéologie du développement), ce qui lui permet ensuite de démontrer que l'utopisme (comprendre : le crime fasciste consistant à rêver d'histoires autres que celle, linéaire, du progrès indéfini) est la source de tous les maux historiques (qui lui « foutent les chocottes », version cool des « heures les plus sombres »), car entaché du péché originel de violence (« forcer l'imaginaire collectif ») – celui-là même dont il reconnaît cependant l'omniprésence tenace dans l'univers capitaliste libéral, nième façon d'affirmer tacitement que Dresde et Hiroshima valent mieux que Katin et Auschwitz, et pour cause : entre un Dresde irakien et un Hiroshima libyen, on conserve, en métropole, cette précieuse « liberté d'expression », signifiant fétichisé dont le seul référent concret est désormais le fait que F. Lordon passe à la télé. Avec, en bonus, le prestige de l'intellectuel, décerné ad nutum par une presstituée analphabète, et le charme du révolutionnaire, garanti par l'incroyable audace de dire (poliment) du mal de ses confrères Minc et Lévy, lesquels, en bout de parcours, sauront se contenter de cette distribution ingrate de bad cops, pendant que le nouveau-nouveau philosophe F. Lordon hérite de leur fond de commerce de la poudre conceptuelle aux yeux du gogo cathodique.

    Raoul Weiss http://www.voxnr.com

  • L'élaboration historique des techniques de la subversion, par Roger MUCCHIELLI (1976)

    I — LES PAMPHLETS POLITIQUES

    Depuis qu'il y a des hommes et qui pensent (comme disait La Bruyère), l'idée de réduire l'adversaire à merci en organisant autour de lui le mépris ou en décourageant les gens de combattre pour son service est venue spontanément à beaucoup d'esprits et a inspiré beaucoup d'entreprises. De façon tout à fait empirique, des génies malveillants ou poussés par la foi en leur propre cause, ont perfectionné très tôt et érigé en système le commérage, le racontar, la calomnie, (et autres perfides exploitations des petits faits de la vie quotidienne contre le voisin) qui, eux, ont dû se développer dans l'espèce humaine en même temps que le langage.
    Sur le plan militaire, on eut, dès les temps les plus reculés, l'idée d'envoyer sur le territoire de l'adversaire des individus capables de bien s'intégrer à la population, et chargés, en dehors de la mission d'espionnage, de répandre quelques informations démoralisantes ou quelques calomnies sur les chefs locaux. Cela faisait partie de ce qui s'appelait « les ruses de guerre », lesquelles comprenaient aussi — et surtout — les stratagèmes sur le champ de bataille.
    L'avènement des empires et les buts de conquête territoriale à grande échelle permirent quelques perfectionnements de la méthode de pourrissement des États à conquérir. Selon Mégret, Philippe de Macédoine, le père d'Alexandre le Grand, mérite de rester dans l'Histoire pour la qualité de sa tactique psychologique au service de son ambition de conquête de la Grèce antique. Son premier geste fut de soudoyer discrètement des groupes politiques qui, en Grèce, étaient par principe contre la guerre ; les « pacifistes » athéniens, groupés autour de Eubule, proclamaient que le temps des aventures était passé et que la Cité devait se consacrer aux seules œuvres de paix. Ces honnêtes intentions faisaient l'affaire de Philippe, et ses agents « noyautèrent » le parti des pacifistes. Par ailleurs, le roi de Macédoine entreprit de renforcer et d'accélérer cette action en organisant la démoralisation du peuple athénien : rumeurs, campagnes de calomnies contre les chefs qui voulaient résister à l'influence macédonienne, corruption des petits chefs, pénétration de tous les partis politiques par ses agents, complétèrent la propagande des pacifistes subventionnés, et submergèrent l'opinion publique. « Ébranlement, désintégration, dissolution », tels furent les effets progressifs de son action psychologique sur l'État athénien. On sait que Philippe y ajouta la séduction des intellectuels de l'époque en mettant au concours parmi eux le poste de précepteur de son fils Alexandre. Parmi les Athéniens, Démosthène comprit ces manœuvres. Son intelligence de la situation, aiguisée par son patriotisme et son idéal de liberté, nous valut les célèbres discours contre, Philippe, connus sous le nom de Philippiques et d'Olynthiennes (351-349 av. J. C.).
    En termes modernes, on peut dire qu'il tenta d'opposer une contre-subversion à l'entreprise subversive de Philippe. Dans ces discours, Démosthène dévoile les intentions réelles de Philippe et analyse sa tactique psychologique. Puis il secoue l'inertie des Athéniens et vilipende ceux qui, séduits, ont l'intention de « collaborer » avec le Macédonien. Il attaque de ses sarcasmes les généraux, les magistrats, les patriciens, et, dans certains passages, ses discours ont le ton de la propagande d'agitation et de mobilisation.
    Ainsi, quatre siècles avant J. C., un homme courageux et lucide essayait de lutter contre l'impérialisme dévorant et rusé d'un voisin dangereux. Il est intéressant de noter que, en 1938, juste avant Munich, à l'heure où Hitler misait sur le pacifisme et la décomposition des républiques pour réaliser sans coup férir l'invasion de la Tchécoslovaquie, une revue anti-hitlérienne de Paris put faire, sans qu'on s'en aperçoive, un montage des Philippiques de Démosthène qui paraissaient, sous cet habillage, de la plus dramatique actualité.
    Les Discours de Cicéron contre Marc-Antoine, que l'on compara aux Philippiques, ont aussi leur place dans un survol historique des modèles de subversion. Le célèbre orateur romain décida, vers 44 av. J. C., de « démolir » Marc-Antoine, général brutal et débauché qui, après l'assassinat de César, avait pris le pouvoir à Rome. Cicéron essaya de soulever l'indignation populaire et dévoila les traîtrises, les sacrilèges et les turpitudes de Marc-Antoine. Il est probable que si Antoine fut déclaré « ennemi public » par Octave quelques années plus tard, ce fut par l'effet des discours de Cicéron (le 13e discours présente Antoine comme « ennemi de la patrie »). La fin de l'orateur fut tragique comme on le sait, puisqu'Antoine, revenu au pouvoir par alliance avec Octave et Lépide, obtint la tête (1) de son accusateur. Il est vrai, ceci pour consoler les bonnes âmes, que la fin d'Antoine ne fut pas moins atroce quelques années plus tard.
    Cicéron avait développé là un genre nouveau : le pamphlet (2) politique, dont le but est de déconsidérer le pouvoir et de le faire s'éc rouler par la seule puissance du Verbe agissant sur l'opinion.
    Ne citons que pour mémoire la fameuse Apocoloquintose du divin Claude de Sénèque (qui circula anonyme vers 54 ou 55 ap. J. C. à l'occasion de la mort de l'empereur Claude) qui est plutôt une satire bouffonne et macabre contre l'empereur défunt. Dans la ligne du pamphlet authentiquement subversif, d'autres maîtres du genre nous ont légué des chefs-d’œuvre. Il serait hors de propos d'en faire ici la généalogie.
    Signalons au passage Luther dans ses écrits plus séditieux que subversifs, ceux qui appellent à l'insurrection contre l'oppression romaine, contre « les véritables Turcs qui sucent la moelle de la généreuse Allemagne », spécialement les écrits de 1520 : Appel à la nation allemande, La captivité babylonienne de l'Église, La liberté chrétienne, et le pamphlet A la noblesse allemande dans lequel il ressuscite, pour les utiliser, les vieilles aspirations gibelines dans le but de s'attirer la sympathie des princes indépendants, et lance l'appel général à la révolte contre les catholiques et la papauté. « Et pourquoi ne nous laverions-nous pas les mains dans leur sang ? » avait-il déjà répondu à Prieras. On connaît le résultat de la Révolte : un tiers de l'Allemagne ravagé, plus de mille couvents ou châteaux rasés, plus de 100.000 morts,... après quoi Luther repart.
    Mais c'est au XVIIIe siècle que le pamphlet devient une arme de guerre purement psychologique. Dans l'ouvrage Karl Marx et sa doctrine, traduit en français en 1937, Lénine conseillait aux jeunes militants de retrouver l'esprit subversif des grands encyclopédistes français : « Les écrits ardents, vifs, ingénieux, spirituels, des vieux athées du XVIIIe siècle qui attaquaient ouvertement la prêtraille régnante, s'avèrent bien souvent mille fois plus aptes à tirer les gens de leur sommeil religieux que les fastidieuses et arides redites du marxisme. »
    La « propagande philosophique » du XVIIIe siècle, alimentée matériellement par les imprimeries hollandaises qui organisent la contrebande des libelles, est une vaste campagne subversive contre les bases de la société politique et religieuse en place. Selon D. Mornet, les Encyclopédistes ont, par leurs écrits, préparé la Révolution française. Ils ont d'ailleurs décrit eux-mêmes leur tactique : d'Alembert a parlé de « sortes de demi-attaques, espèce de guerre sourde, qui sont les plus sages lorsqu'on habite les vastes contrées où l'erreur domine »; Naigeon et Condorcet ont expliqué comment « des articles détournés permettent de fouler aux pieds les préjugés religieux » : « Les erreurs respectées sont exposées avec des preuves faibles ou ébranlées par le seul voisinage des vérités qui en sapent les fondements. » Après avoir exposé le problème avec une apparente bonne foi, il y a « les symboles transparents, les parenthèses, les insinuations, les ironies, et enfin les embuscades ». On croirait lire d'avance la tactique de certains journaux français d'aujourd'hui et de certaines émissions de télévision.
    Joseph de Maistre, l'émigré, a considéré la « philosophie » et les « philosophes » du XVIIIe siècle (nous dirions aujourd'hui les intellectuels « engagés ») comme « une puissance essentiellement désorganisatrice » et, théoricien réactionnaire de la Restauration, il a rêvé d'un ange exterminateur qui écraserait tous les disciples des Encyclopédistes.
    C'est sans conteste Voltaire qui est, au XVIIIe siècle, le champion du pamphlet subversif. Le ton général, comme le dit G. Lanson, est l'irrespect. Rien n'échappe ni ne résiste à l'irrespect, ni la royauté avec sa majesté, ni l'Église avec sa sainteté. La duchesse de Choiseul qui s'en irrite écrit : « L'emploi de l'esprit aux dépens de l'ordre public est une des plus grandes scélératesses parce que, de sa nature, elle est la plus impunissable ou la plus impunie. » Lefèvre de Beauvray, en 1770, dans son Dictionnaire social et patriotique, à l'article « Liberté », blâme aussi « cet esprit d'indépendance et de liberté qui mène à la subversion de tout ordre social. »
    D. Mornet caractérise ainsi la guerre psychologique menée par Voltaire : « La bataille a donc été en grande partie une bataille cachée... A l'abri de l'anonymat, il multiplie les attaques; il y a plus de 200 de ces petits ouvrages, opuscules, feuilles volantes. Il y pousse à fond. L'ironie voltairienne se fait âpre, brutale, insolente. L'influence fut immense... Voltaire saisit les vices du système sans jamais construire une certitude. » Le travail fut tout entier de destruction.
    Le résultat fut rapide, Dès les années 1758-1763 en France, dit Mornet, « le pouvoir royal hésite à décider la répression. Les évêques l'y poussent, car ils constatent que dès qu'on laisse faire, l'audace des attaquants s'accroît. Mais quant à revenir à la rigueur des lois, on ne tarda pas à reconnaître qu'il n'y fallait pas songer : les directives ne trouvaient plus de fonctionnaires résignés et dociles. Un vent d'indiscipline soufflait sur les bureaux de l'Administration, qui faisait craquer l'édifice entier... Les affaires Calas et Sirven avaient soulevé l'indignation. Des intendants, des gouverneurs,... à Grenoble, Poitiers, Bordeaux, Montauban, en Languedoc, etc., adjurent le ministre de permettre l'apaisement. Le Parlement de Toulouse lui-même (3) fait si bien amende honorable que, dès 1766, ses excès de tolérance inquiètent l'autorité royale... La police, les autorités, ont contre elles de plus en plus toutes sortes de complaisances et de complicités soutenues par l'opinion toute entière. Des plus grands aux plus petits, on donne d'une main ce que l'on retire de l'autre... Malgré les saisies et les perquisitions de la Prévôté,... on vend les livres prohibés sous les galeries du château de Versailles; on les vend sous les yeux de Leurs Majestés avec la complicité même des Grands, du prince de Lambesc par exemple, qui s'oppose bruyamment aux recherches de la police... La police, sans cesse tiraillée entre des ordres sévères et des prières de fermer les yeux, n'agit plus qu'avec incohérence, se discrédite et se démoralise ».
    La mode est aux propos séditieux; il est de bon ton de fronder les actes du gouvernement, « de se déclarer partisan et protecteur du peuple, dont on proclame et provoque l'émancipation. La jeune noblesse, la première envahie par la contagion de l'esprit philosophique, se montrait disposée à faire bon marché du préjugé de la naissance et de ses autres privilèges ». L'agitation gagne l'enseignement : les écoles sont touchées par l'irréligion : les maîtres, du moins certains, favorisent cette agitation. Mornet ajoute « Il est impossible de savoir dans quelle mesure les hardiesses de pensée des élèves sont le reflet de la pensée des professeurs. Il est fort probable que, le plus souvent, les élèves ne les consultaient pas pour lire Le système de la nature (4) ou se moquer des sermons de l'abbé Faucher. La curiosité, la discussion, le scepticisme venaient de partout et pas seulement des bergers chargés de conduire le troupeau. Mais il est pourtant certain que beaucoup de maîtres pensaient comme les élèves, ne faisaient rien pour les retenir, et même parfois les conduisaient délibérément sur les terres de la philosophie », c'est-à-dire de la nouvelle idéologie subversive.
    La mode lancée avec tant d'audace et d'esprit par Voltaire et les Encyclopédistes, se répand comme une épidémie. Les escarmouches usent les autorités, et les frondeurs sont prompts à s'emparer des affaires judiciaires qu'ils transforment en scandales. Sur le modèle des procès de Calas, Sirven, Montbailly pour la condamnation d'innocents, du procès Goëzman pour la vénalité des juges, des douzaines et des douzaines d'« affaires » sont montées en épingle, donnant lieu à des libelles, pamphlets, mémoires pleins d'éloquence et d'insolence. Tout est bon pour attaquer le pouvoir, et la violence des grossièretés vise le roi, la reine, et « les principes du gouvernement ». Les circonstances les plus imprécises sont exploitées, le chantage est devenu une arme publique; les titres des gazettes sont édifiants : La gazette noire, L'espion des boulevards, L'observateur, etc. Tous sont « étrangement déchaînés » comme disait Bayle.
    Puisque nous survolons la lignée des pamphlétaires subversifs, n'omettons pas de nommer, au XIXe siècle, Paul-Louis Courier qui codifia un certain nombre de procédés. Dans Le pamphlet des pamphlets (1824), dernier opuscule avant sa mort mystérieuse, Courier revendique, pour le genre qu'il perfectionna, les droits les plus étendus dans la littérature. Il déclare que le pamphlet a remplacé dorénavant les anciens discours sur la place publique contre les lois et décrets du pouvoir établi. Il s'agit, écrit-il, de prendre le sujet du pamphlet dans un menu fait de la vie quotidienne, souvent même un commérage de la vie locale, puis, en considérant intentionnellement ce fait divers comme hautement significatif, il faut s'élever insensiblement jusqu'aux considérations politiques d'ordre général. Naturellement, à l'arrière-plan de cette transformation tendancieuse d'un fait divers en « affaire scandaleuse », il faut maintenir en permanence trois principes de base : premièrement paraître de bonne foi, ne pas laisser apercevoir le procédé, deuxièmement parler au nom du bon sens, « chose du monde la mieux partagée », de façon à être lu et approuvé par la masse des lecteurs, troisièmement en appeler toujours à la justice et à la liberté, de façon à provoquer l'indignation du bon public contre l'autorité, ses ministres et ses fonctionnaires.
    Là encore le parallèle avec certains journaux actuels est frappant.
    Appliquant lui-même avec génie les procédés qu'il a formulés, Paul-Louis Courier écrit de très nombreux pamphlets, surtout entre 1820 et 1824, contre la cour et contre le pouvoir, qui s'appuie essentiellement sur la police. Le but est de déconsidérer devant l'opinion le système politique en place (en l'occurence la Restauration). En 1821, il utilise même son procès en cour d'assises (qui lui valut deux mois de prison et 200 Francs d'amende pour un précédent pamphlet contre une souscription ordonnée par le ministre de l'Intérieur) pour transformer son banc d'accusé en tribune (procédé que nous retrouverons dans les temps actuels), puis pour écrire un nouveau pamphlet Procès de Paul- Louis Courier.
    Les procédés de Voltaire et de Courier allaient trouver avec l'avènement de la presse à grand tirage et des moyens de communication de masse une portée et une efficacité multipliées et restent un des moyens de la subversion moderne; nous aurons à en reparler. Mais d'autres dimensions se développent par ailleurs : par la voie de la propagande politique et par la voie des méthodes de guerre.

    II — LES PROPAGANDES
    Sur un autre axe, en effet, les techniques de la propagande politique croissent et se diversifient. La chose n'a pas attendu son nom pour exister (5). On retrouve les principes de la propagande de recrutement et d'expansion dans le prosélytisme de toutes les sectes religieuses et de toutes les écoles philosophiques dès qu'il y en eut. L'orateur politique haranguant le peuple sur l'Agora de l'antique Grèce, tout comme aujourd'hui le tribun en période électorale..., le moine illuminé prêchant la Croisade, tout comme aujourd'hui le dictateur arabe appelant à la guerre sainte..., le missionnaire qui fonde école et hôpital pour créer un foyer de conversion, tout comme aujourd'hui le délégué à la propagande qui fonde un centre culturel ou un foyer des jeunes... cherchent à induire des opinions et des conduites par des méthodes diverses de pression au changement, de persuasion et de conversion des esprits.
    Le maniement du sophisme (ou art du raisonnement logiquement faux mais ayant toutes les apparences de la raison), la connaissance des besoins, passions et croyances du groupe d'auditeurs pour utiliser et canaliser les motivations, l'utilisation de la peur et de l'angoisse, l'exploitation des valeurs humaines universelles habilement associées à la cause que l'on défend..., sont des procédés employés depuis toujours.
    La propagande de recrutement et d'expansion se double tout naturellement d'une propagande d'endoctrinement ou d'intégration pour « mettre au moule » (selon la belle expression moderne de Mao Tsé-toung) les groupes conquis, unifier les opinions, créer une parfaite conformité d'attitudes et d'action. Intuitivement et empiriquement presque tous les procédés modernes ont été mis en œuvre dès que les détenteurs du pouvoir voulurent façonner les esprits dans une uniformisation idéologique : c'est ainsi que la chasse aux opposants et la récompense des « bons esprits » ont fait partie des plus anciennes traditions de l'autorité politique, de même que la censure des informations non officielles associée à la large diffusion des informations et des « explications » conformes à l'idéologie régnante, l'organisation d'un « environnement suggestif », la célébration collective de la foi officielle (cortèges, manifestations collectives, chœurs, hymnes), le remplacement des groupes naturels par des groupes d'exaltation idéologique, la création de signes, insignes, symboles, rites collectifs, récitation du credo, etc., et enfin la mainmise sur l'éducation dans le but d'endoctriner dès l'âge le plus tendre.
    Tous les États autoritaires et toutes les religions ont employé d'instinct ces méthodes.
    Mais c'est surtout une troisième forme de propagande, développée dans les temps modernes : la propagande d'agitation, qui apportera à la subversion de nouvelles occasions de progrès. La propagande d'agitation est historiquement liée à l'idée de la révolution comme soulèvement populaire contre le pouvoir oppressif, idée qui entraîne le désir d'attiser et de canaliser les mécontentements, de transformer ces mécontentements en indignation et en colère, sentiments qui débouchent rapidement sur l'agressivité pour peu qu'on sache désigner les responsables de la situation intolérable, les « grands frustrants », les fauteurs de misère, de souffrance, d'injustice et de spoliation.
    Certes, les appels au tyrannicide ne sont pas rares dans l'histoire des idées politiques (6), mais d'une part leur écho se limitait à la catégorie peu nombreuse des gens sachant lire, et d'autre part il fallait attendre l'émergence d'une théorie nouvelle de la souveraineté attribuant celle-ci au peuple, ce qui n'advint historiquement de manière vraiment systématique qu'avec les philosophies politiques du XVIe siècle. L'imprimerie et l'utilisation de la langue nationale allaient, dans ce même XVIe siècle, donner à la propagande d'agitation un essor nouveau. Nous avons vu ci-dessus, par exemple, comment, chez Luther, la rédaction des pamphlets politiques allait de pair avec la construction d'un système révolutionnaire et avec l'action de propagande d'agitation qui aboutit à la guerre des paysans et à la révolte des nobles contre l'Église romaine.
    La propagande d'agitation suppose l'existence d'un « parti », avec son chef et une doctrine, et également les techniques d'exploitation des mécontentements que nous avons esquissées ci-dessus. Elle est liée, nous l'avons dit, une certaine idée de la révolution. C'est cet ensemble qui prend corps à la veille de la Révolution française ; par rapport à cet ensemble (un parti, un chef ou des chefs, une doctrine. une conception de la révolution, des techniques d'agitation pour mobiliser les masses), la subversion apparaît comme une pré-propagande ou une sub-propagande si l'on convient d'appeler ainsi l'action préparatoire ou concomitante destinée uniquement à déconsidérer le pouvoir et à détacher de lui ceux qui auraient eu l'intention de le défendre en cas de péril.
    Cette fonction auxiliaire de la subversion par rapport au grand complexe : idéologie — soulèvement populaire — agitation politique, caractérise ce que j'appellerais la conception archaïque de l'agitation et de la révolution. Il en fut ainsi sous la Révolution française, il en fut encore ainsi au moment de la grande Révolution russe.
    Nous verrons que cette conception caractérise aussi l'action subversive dans la guerre, où, là encore et pendant longtemps, la subversion fut utilisée comme auxiliaire des armes classiques.
    Dans la grisaille de cette conception, une lueur cependant annonce la conception moderne : l'idée de Babeuf entre 1793 et 1797 (date de sa mort sur l'échafaud). Quoi que l'on ait dit de lui, il ne fut pas un agitateur au sens où il s'agit d'ameuter et de mobiliser les masses, et les préparer à l'endoctrinement. Il eut au contraire l'idée, très moderne, du coup d'État perpétré en sidérant d'avance l'opinion publique. L'action subversive, pour lui, consistait d'une part à faire mépriser les tenants du pouvoir, accusés de traîtrise et de toutes les infamies (Babeuf disposait de son journal Le tribun du peuple), d'autre part à frapper l'opinion en « créant l'épouvante », selon la formule de son adjoint Buonarotti. Dans ce climat psychologique, fait de détachement de l'opinion à l'égard des autorités et de terreur muette, la prise du pouvoir devait se faire techniquement, et c'était là le but du complot proprement dit. La conception léniniste est, en comparaison, un retour à l'idée de l'agitation comme auxiliaire de la propagande d'expansion, et donc de la subversion comme pré-propagande ou sub-propagande (7).
    Par contre, les méthodes de Hitler avant la prise du pouvoir représentent le premier système cohérent de subversion méthodique, au service d'une conception volontariste de la révolution (ce qui est radicalement différent de la conception marxiste et léniniste). Et ce n'est pas par hasard que la théorie et la pratique de la subversion se développent justement dans le cadre d'une conception volontariste de la révolution (8).
    Tchakhotine, témoin oculaire et informé de cette période, écrit : « Que faisait donc Hitler ? Par des discours enflammés, dégagés de toute entrave, il attirait sur lui l'attention; il attaquait violemment le gouvernement républicain, le critiquait, l'injuriait, et proférait des menaces inouïes : les têtes vont tomber, la nuit des longs couteaux (9), le document de Boxheim,... telles étaient les menaces de la propagande nazie qui avaient et qui devaient avoir une énorme influence sur les masses; cela pour deux raisons : en premier lieu ces masses... prêtaient volontiers l'oreille à toutes les critiques; en second lieu le fait que cette propagande se faisait impunément éveillait la conviction que les pouvoirs répressifs et les moyens de défense de l'Etat étaient entièrement paralysés, et qu'on ne pouvait plus rien espérer de ce côté-là. »
    Il s'agissait donc, pour Hitler, d'obtenir simultanément deux résultats psychologiques : d'une part se faire connaître et se présenter comme le champion d'un ordre nouveau, d'autre part déconsidérer le gouvernement légitime, le discréditer par la « démonstration » de son indignité autant que par celle de son impuissance.
    La tactique est simple :
    - primo se présenter comme le champion d'une cause juste ;
    - secundo, attaquer violemment, critiquer, injurier, menacer le gouvernement et ses représentants collectivement ou individuellement, ce qui répand la certitude de la pourriture du gouvernement et le disqualifie comme gouvernement ;
    - tertio, démontrer que les violences précédentes se font impunément, ce qui répand la conviction de l'impuissance de l'État.
    Utiliser à fond la moindre occasion politique ou le moindre fait divers, sauter sur les erreurs de l'adversaire, transformer tout en scandale public avec le langage de l'indignation et de la vertu outragée... étaient des procédés repris des pamphlétaires mais érigés en système électoral par la grâce des moyens de communication de masse et par la connaissance intuitive des ressorts des foules. Après la prise du pouvoir, dans l'indifférence générale envers l'État républicain qui s'écroule, la propagande subversive se mue brutalement en propagande d'intégration à l'intérieur des frontières, avec le génie de la propagande que fut Goebbels, et la subversion est mise au service des projets militaires, c'est-à-dire qu'elle est utilisée pour pourrir les États convoités.
    Nous sommes ainsi renvoyés à une autre ligne de développement de la subversion, qui elle aussi a son histoire : la guerre psychologique.
    III — LA GUERRE PSYCHOLOGIQUE
    La guerre psychologique, notion qui englobe celle de guerre subversive, est, aux débuts de sa conceptualisation, considérée comme auxiliaire de la guerre traditionnelle.
    C'est toujours à von Clausewitz que l'on doit remonter pour trouver la première théorie de cette nouvelle forme de guerre. Général prussien, contemporain des guerres de la Révolution française et de l'Empire, l'auteur du traité De la guerre, paru en 1833, tire la leçon de ce qu'il a vu à son époque et formule les conclusions qui s'imposent lorsqu'on a observé, comme lui, les phénomènes militaires de cette période (10) :
    — La guerre est d'essence politique et non pas seulement militaire, c'est-à-dire qu'il est absurde de la confier à des militaires apolitiques et à des soldats de métier; elle est une volonté politique mettant en œuvre les moyens militaires, et les peuples impliqués dans le conflit jouent dans celui-ci un rôle spécifique.
    — Il faut en conséquence lier l'armée au milieu social dont elle émane ; l'environnement psychosocial des soldats-militants a une importance capitale. Une armée porteuse de l'espérance et de l'enthousiasme populaires aura un moral au plus haut degré. Ce moral sera au plus bas si elle est entourée de la méfiance, du mépris et de la déconsidération publique.
    — La guerre doit être totale, c'est-à-dire que la propagande, l'action sur les populations. la contagion idéologique, y jouent leur rôle. Les armes psychologiques sont supérieures à l'armement militaire.
    Selon Clausewitz, l'ère des mercenaires est close; les guerres de l'avenir seront des guerres populaires et nationales où les soldats seront politiquement formés et politiquement encadrés. L'action psychologique devenait ainsi essentielle à l'art de la guerre : action psychologique de renforcement du moral des nationaux, action subversive de démoralisation sur la population à conquérir.
    L'entrée dans les faits se fit attendre, non pas tant à cause de la classique résistance aux théories nouvelles (surtout chez les militaires), mais parce que manquait la science psychologique et psychosociale seule capable de fournir les moyens pratiques.
    L'introduction de l'action psychologique comme appoint dans la guerre traditionnelle commença avant la Première Guerre mondiale par l'inauguration, à l'École de guerre de Paris, d'un cours sur la psychologie des foules, d'après l'œuvre de Gustave Le Bon (11).
    Pendant la Première Guerre mondiale, le recours à l'action psychologique et à la subversion ne fut pas négligé. Avant même la création tardive du ministère de la Propagande de guerre, que devait diriger lord Northcliffe en février 1918 (12), quelques actions psychologiques avaient été mises sur pied : gramophones installés entre les tranchées, dans le no man's land, diffusant des allocutions en allemand pour inviter à la reddition, ou des chansons populaires de leurs pays à l'intention des troupes tchèques et hongroises de l'armée ennemie.
    On jeta des milliers de tracts, par avions et ballons, pour faire connaître la situation militaire réelle et susciter chez l'ennemi la certitude que la guerre était perdue.
    Cette propagande ne fut pas vaine, puisque Hindenburg, dans ses Mémoires, admet que de telles actions ont intensifié au plus haut degré la démoralisation de la force allemande, mais c'était une propagande blanche (c'est-à-dire que les sources étaient ouvertement anglaises) (13) appliquant des principes de fair-play très britanniques (pas de mensonge, pas d'équivoque, des chiffres et des preuves).
    On conviendra qu'il s'agissait bien d'une action psychologique, mais on doit aussi constater d'une part la liaison avec les moyens traditionnels de la guerre, d'autre part la naïveté des méthodes de la propagande de ralliement ou de désertion, fondée sur « une savante combinaison du raisonnement et de la menace » ; ce n'était pas de la subversion.
    Nettement améliorée sur le plan technique fut la subversion organisée par les spécialistes hitlériens entre 1933 et 1939 (infiltration d'agents subversifs recrutant des bonnes âmes par persuation au nom des intérêts supérieurs de la patrie, s'insinuant tôt dans les groupes au point d'en paraî­tre de vieux participants ou des porte-parole autorisés) et pendant la « drôle de guerre » de 1939 à mai 1940. « Pendant cette période, dit Mégret, la radio allemande avait mis au point un procédé d'intoxication par indiscrétions savamment dosées pour insinuer peu à peu chez les auditeurs français le complexe de la trahison et accréditer la réputation d'infaillibilité de l'adversaire. Sur la ligne de front, l'usage des haut-parleurs servit à entrete­nir l'irréalité de la guerre et à souligner l'absurdité d'un conflit sans fondement et sans action. » Sur le front intérieur, Radio-Stuttgart renforçait aussi la certitude démora­lisante des scélératesses des gouvernants, de la connais­sance par l'ennemi de tous les faits et gestes des Français, et de l'inanité de tout combat pour une cause perdue d'avance. Les buts de l'action psychologique nazie sur les territoires à conquérir sont faciles à reconstituer aujourd'hui : miner la capacité de résistance de l'adver­saire, saboter les décisions gouvernementales grâce à une infiltration méthodique dans les rouages administratifs, uti­liser à leur insu les intellectuels toujours enclins à se poser des cas de conscience et à nourrir des scrupules, répandre la peur de la trahison dans le public et dans les corps de troupe. « Cinq années de guerre psychologique sans relâ­che, cinq semaines de guerre conventionnelle ensuite » conclut Mégret. Goebbels avait assimilé et largement dépassé les thèses du colonel Blau dans Propa­ganda als Waffe (la propagande comme arme de guerre) publié en 1935. Il avait étudié en détail le point psychologique essentiel de l'activité subversive, à savoir les conditions de crédibilité des personnages travaillant pour lui en France, et les conditions de crédibilité des informations tendancieuses.
    Sur ce dernier point, cependant, Sefton Delmer, le créateur de la radio noire, fut au moins aussi fort que Goebbels. Son entreprise surclassa les opérations en cours déjà imaginées par les Anglais ou les Américains, et il inventa, grâce à son génie. de très nombreux procédés aujourd'hui codifiés.
    Certes, l'objectif général de la subversion dans la guerre psychologique stratégique était assez bien défini : il devait être l'incitation de la population ennemie (ou de l'une de ses fractions) à agir contre son propre gouvernement, mais les moyens restaient étrangement rétrogrades et archaïques : 32 millions de tracts, le parachutage de laissez passer pour être accueillis par les Alliés, les exhortations directes à la révolte..., le montage sonore d'une révolte d'une ville de Rhénanie contre Hitler et les SS..., le défunt (14) prenant la parole au micro... telles étaient les idées de l'OSS (15). En dehors de ces émissions de propagande blanche ou grise, il y avait aussi le bon vieux truc du « comité de l'Allemagne libre ». Les Russes avaient aussi le leur. On faisait parler à la radio les responsables de ce qu'on appellerait aujourd'hui le « Front de libération nationale », et cette propagande (qui n'est plus ni noire, ni blanche, ni grise) est elle-même subversive selon des lois propres dont nous reparlerons.
    Sefton Delmer voulut instituer quelque chose de tout à fait nouveau. « La BBC, écrit-il faisait des causeries contenant des informations et un journal parlé bien écrit et clair, à destination des auditeurs allemands, en langue allemande naturellement. Au cours de ces causeries et du journal parlé, on multipliait les discussions de l'idéologie nazie, on contestait les informations qu'ils donnaient, on affirmait par contre les valeurs des alliés ». L'analyse des émissions de la BBC faite par l'auteur entre octobre et décembre 1941 lui montra que les orientations principales étaient : l'exhortation humanitaire et idéologique, la discussion des thèses nazies, l'encouragement à une opposition active à l'intérieur de l'Allemagne. Ces aspects de la propagande blanche lui apparurent comme « des conversations d'émigrés », sans aucun impact réel.
    Exposant son plan aux autorités, il écrit : « Je crois que nous devons expérimenter un nouveau type de radio noire sur les Allemands..., une radio qui saperait Hitler non en s'opposant à lui, mais en faisant semblant, au contraire, d'être tout à fait d'accord avec lui et avec sa guerre... Avec une plate-forme d'hyperpatriotisme, notre radio réussirait à faire avaler toutes sortes de rumeurs sous le couvert de clichés nationalistes et patriotiques... Parlons aux Allemands de leur Führer et de leur patrie et ainsi de suite, et en même temps injectons-leur dans l'esprit des nouvelles qui les fassent si possible réagir de façon préjudiciable à la bonne conduite de la guerre par Hitler... Autre nouveauté : les émissions ne doivent pas donner l'impression qu'elles s'adressent au public... Je voulais faire croire aux auditeurs qu'ils surprenaient des émissions qui ne leur étaient pas destinées (16). En tournant les boutons de leur appareil, ils se trouvaient soudain mêlés à des signaux d'une organisation clandestine... Ces voix diffuseraient un tas d'informations confidentielles de la part d'un fidèle et loyal partisan de Hitler, méprisant la canaille qui gouver­nait la patrie au nom du Führer... »
    Nous verrons à l'occasion de la revue des techniques de la subversion, le détail des trouvailles intuitives de Delmer, qui sont devenues des techniques scientifiquement justifiées et qui sont utilisées aujourd'hui encore par la subversion mondiale. Disons seulement ici que l'efficacité de la propa­gande noire (17) de Delmer fut telle qu'il se trouva dans l'obligation, après la fin de la guerre, d'écrire son livre pour lutter contre les clichés qu'il avait lui-même inventés et in­jectés. La croyance générale, par exemple, qu'il y avait eu dans l'armée allemande une opposition interne active à Hitler était le résultat d'une rumeur implantée au début par la radio noire. C'est en entendant ses propres bobards affirmés comme des vérités au procès de Nuremberg, que Delmer se décida à publier son récit.
    La postérité de l'opération radio noire de Delmer n'est pas à chercher dans les très nombreuses radios clandesti­nes qui fonctionnent aujourd'hui de par le monde (18) car elles n'utilisent guère ses procédés et font, en fait, de la pro­pagande blanche. Même les émissions-pirates (19), dont nous verrrons le rôle spécifique dans la subversion, n'utili­sent pas la propagande noire. Aujourd'hui, les techniques de Delmer, perfectionnées par le développement même de la psychologie sociale et des recherches sur la formation des opinions (20) sont utilisées à l'intérieur des États libéraux occidentaux par les agents subversifs qui se sont infiltrés dans la presse et les radios de ces États.
    Ce qui importe ici, à l'occasion de l'histoire de la subi version dans la guerre, c'est de souligner que, jusqu'au cours de la Seconde Guerre mondiale, la subversion a été utilisée comme auxiliaire de la guerre classique, celle qui se déroule et se conclut sur le terrain et par les armes.
    Un changement radical semble s'être opéré depuis une vingtaine d'années : une nouvelle conception de la guerre étrangère estompe peu à peu la conception traditionnelle, et dans cette nouvelle forme de guerre, la subversion est devenue l'arme principale. En effet, la stratégie de la guerre totale d'aujourd'hui exclut le recours à l'intervention étrangère armée : au lieu d'engager des troupes sur les frontières de la nation à conquérir, on suscitera, à l'intérieur de ce État, et par l'action d'agents subversifs entraînés, un processus de pourrissement de l'autorité pendant que de petits groupes de partisans, présentés comme « émanant du peuple même » et constitués « spontanément », engageront un nouveau type de lutte sur place avec l'intention affichée de commencer une « guerre révolutionnaire de libération » et avec, en fait, l'intention d'accélérer le processus de pour­rissement de l'État dans le pays visé, puis de prendre le pouvoir.
    La conception classique faisait de la subversion et de la guerre psychologique une machine de guerre parmi les autres pendant le temps des hostilités, et elles s'arrêtaient à leur fin. Les États d'aujourd'hui, coincés par cette dis­tinction archaïque, n'ont pas compris que la guerre psychologique fait éclater la distinction classique entre guerre et paix. C'est une guerre non-conventionnelle, étrangère aux normes du droit international et des lois connues de la guerre, c'est une guerre totale qui déconcerte les juristes et qui poursuit ses objectifs à l'abri de leur code. Comme le dit Mégret : « La distinction classique entre la paix et la guerre sera, dès lors, mise en échec par la guerre psychologique (...), affranchie des barrières des temps, des lieux et des conventions, force immatérielle et, de ce fait, insaisissable, susceptible de toutes les incarnations et de toutes les métamorphoses. »
    Le but de la guerre reste le même : expansion territoriale et occupation d'un autre pays ou installation, dans ce pays, d'un gouvernement allié ou soumis,... mais les moyens ont changé.
    Héritière de von Clausewitz et de Hitler, mise au point par Mao Tsé-toung, la guerre moderne est psychologique d'abord, et le rapport avec les armes classiques est inversé. Aujourd'hui, c'est le combat sur le terrain (la guérilla) qui est devenu l'auxiliaire de la subversion.

    Roger MUCHIELLI (1976http://www.theatrum-belli.com

    NOTES :
    (1) Au sens propre, puisqu'Antoine exposa la tête de Cicéron sur la Tribune aux harangues.
    (2) On sait que ce mot anglais vient lui-même du français paume-feuillet, petite feuille de papier que l'on peut tenir dans la main. Lucien et Ménippe avaient déjà illustre le genre dans la Grèce antique.
    (3) C'est-à-dire le tribunal qui avait jugé l'affaire et condamné au supplice, en mars 1762, le père Calas, accusé d'avoir assassiné son fils de 30 ans (qui en fait s'était suicidé pour d'autres raisons) pour l'empêcher de se convertir au catholicisme.
    (4) Il s'agit du livre a ntireligieux de l'encyclopédiste d'Holbach.
    (5) Le mot même de propagande vient du vocabulaire religieux : De propaganda fide (De la propagation de la Foi), congrégation fondée en 1597 par le pape Clément VII et organisée effectivement comme action par le pape Grégoire XV en 1622.
    (6) Cf. R. Mucchielli, in Histoire de la philosophie et des sciences humaines (Bordas éd.): l'histoire des idées politiques.
    (7) Cf. R. Mucchielli, Psychologie de la publicité et de la propagande, op. cit. ch. 1 et 5, les propagandes.
    (8) Ce point sera clairement démontré ci-dessous ; cf pp. 67 et suiv.
    (9) Cette expression, qui est devenue tristement célèbre par la suite, était au début une des images des campagnes de propagande subversive de Hitler.
    (10) Dès 1791, l'idéologie s'allie aux armes dans la conduite de la guerre, note Domenach (op. cit. p. 17) : « La propagande devient l'auxiliaire de la stratégie. Il s'agit de créer chez soi l'enthousiasme et la cohésion, chez l'ennemi le désordre et la peur. En abolissant toujours davantage la distinction du « front » et de « l'arrière », la guerre totale offre pour champ d'action à la propagande non seulement les armées, mais les populations civiles... puisqu'on arrive à soulever ces populations et à faire surgir sur les arrières de l'ennemi de nouveaux types de combattants, hommes, femmes, enfants : espions, saboteurs, partisans. »
    Par un décret de 1792, « la Convention déclare, au nom de la Nation française, qu'elle apportera secours et fraternité à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté ». En 1793, en Alsace, une association se forme, sous la dénomination de « Propagande » pour répandre les idées révolutionnaires. Les « commissaires aux armées » furent également chargés de la double mission de propagande : surveillance politique des armées, et organisation de la guerre de propagande.
    (11) Citons pour mémoire l'opuscule que fit paraître en 1927 chez Payot le maréchal Foch (Essai de psychologie militaire) et qui reste cantonné aux conditions du moral et de la démoralisation du soldat des deux camps. Kurt Hesse qui, en 1922, publie en Allemagne Feldherr Psychologos (le Seigneur Psychologos) analyse les conditions psychologiques de la défaite allemande et, admirateur de von Clausewitz, appelle de ses vœux un « Sauveur », qui rendra la foi patriotique et le moral à une armée populaire nouvelle, en rendant à l'Allemagne sa grandeur éternelle.
    (12) W. Steed, Seton-Watson et le célèbre H. G. Wells organisèrent le travail sous la direction lointaine de lord Northcliffe.
    (13) Ainsi le bulletin qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, commençait par « Ici Londres »... à l'intention des auditeurs continentaux. La propagande blanche n'a d'impact que sur ses amis et les hésitants.
    (14) Il s'agissait de H. Becker jouant le rôle du colonel Beck tué de la propre main d'Hitler le 20 juillet 1944 après l'échec du putsch des militaires.
    (15) Office of Strategic Services (américain).
    (16) On sait, depuis, par les expériences de laboratoire de psychologie sociale, que la crédibilité d'une information est accrue lorsque l'auditeur croit qu'elle ne lui est pas destinée et qu'il surprend des confidences entre tiers.
    (17) On appelle donc propagande « noire » celle qui cherche à tromper l'adversaire sur l'origine ou l'appartenance de l'action de propagande (exemple : la station de Soldatensender Calais de Sefton Delmer commençait par « Ici Radio Calais. Armée allemande. Émettant sur 360 m, relayée sur ondes courtes par Radio Atlantik. Nous transmettons de la musique et des bulletins d'informations destinés à nos camarades de la Wehrmacht dans les secteurs Ouest et Nord... »). La propagande « grise » se contente d'interposer un voile d'indétermination, c'est-à-dire qu'on ne sait pas quelles sont l'origine et l'appartenance de l'action de propagande.
    On conçoit que la création de la propagande « noire » soit le résultat de l'analyse psychosociale des conditions de crédibilité des informations. On a remarqué, des que l'on eut étudié du point de vue psychologique l'influence sur les opinions, que la propagande blanche n'était pas crédible dans la mesure où les auditeurs, prévenus, mobilisaient des défenses  contre les informations ou ne s'exposaient pas à leur influence. La propagande « noire » a pour support psychosocial l'étude des conditions dans lesquelles les défenses précédentes n'existent pas.
    (18) On a dressé en 1970 une liste provisoire de 16 émetteurs clandestins sur ondes courtes et moyennes diffusant vers l'Europe et le Moyen- Orient : 3 de ces émetteurs sont situés hors du continent européen : « La voix de la résistance basque n émettant en basque et en espagnol, est située en Argentine, « Radio Portugal libre » est installé en Algérie, « La voix de la Serbie libre » n'a pu être localisée; sa boite aux lettres est à Chicago. 7 émetteurs sont en Irlande, dont 5 appartiennent à l’I.R.A. (Armée républicaine irlandaise) et 2 aux catholiques de l'Irlande du Nord. « Radio Espagne libre » fonctionne depuis 1938 et est quelque part en Tchécoslovaquie ou en Russie méridionale. « Russie libre », antisoviétique, émet à partir de camions circulant en Europe occidentale et a une boite aux lettres à Rotterdam. « Bizin radio », émetteur du Parti communiste turc, est en Allemagne de l'Est, l'émetteur du Parti communiste grec est en Bulgarie. « Radio Tyrol libre » vise les Tyroliens du Sud, séparatistes contre l'Italie. L'émetteur du Parti communiste iranien (émettant en arabe, en kurde, en iranien, en azerbaïdjanais) est en Allemagne de l'Est. Radio Tirana, en Albanie, a un rôle clandestin dans la mesure où sont diffusées sur ses ondes les instructions des responsables chinois aux groupes maoïstes d'Europe occidentale.
    (19) On appelle « émission-pirate », une émission radio ou télévisée se mêlant par surprise à une émission radio ou télévisée officielle, et « occupant » un court instant la longueur d'onde du poste officiel grâce à une surpuissance. Sefton Delmer prit ainsi pendant des heures le relais de Radio Cologne sans que l’on s’en aperçût mais le contenu de l’émission était aussi de la propagande noire.
    (20) Cf. R. Mucchielli, Opinions et changement d'opinion, E.S.F., 1970.

  • La France doit-elle disparaître ? (arch 2008)

    La question posée en juillet 2006, lors de la XVe Université d'été de Renaissance Catholique, qui vient de publier ses Actes (1), conserve en 2008 une pertinence accrue vu le délabrement accéléré de notre société. Profondément ébranlée pendant le dernier demi-siècle par la décolonisation et ses inévitables corollaires, la paupérisation et donc l'émigration (avec le déferlement sur un Hexagone enrichi par les « Trente Glorieuses » de tant d'habitants des nouveaux Etats indépendants chassés de leur pays par une corruption, une misère et des guerres tribales souvent endémiques) puis par les "événements" de Mai 68. Lesquels provoquèrent une révolution intellectuelle, sexuelle et morale dont nous n'avons pas fini de mesurer les ravages.
    Dans sa conclusion, Jean-Pierre Maugendre, fidèle à l'intitulé de la maison d'édition qu'il préside, postule pourtant un renouveau de la civilisation chrétienne sous l'égide de la France dont la survie serait assurée en tant que « peuple élu de la Nouvelle Alliance ». De la vocation providentielle de la fille aînée de l'Eglise par le baptême franc, des prophéties des papes et des innombrables interventions surnaturelles qui jalonnèrent son histoire, J.-P. M. induit « cinq raisons d'espérer ».
    Mais « qu'est-ce que la France ? » interroge Jean de Viguerie qui définit Les deux patries, celle des « biens spirituels [qu'] il n'y avait pas lieu de partager puisque chacun pouvait tout prendre » et celle, "matérialisée", des droits de l'homme qui exige l'égalité dans la distribution. Pour lui, la première est bien malade, morte sans doute, mais nous l'aimons comme une mère dont il faut « cultiver le précieux héritage. »
    S'abreuvant « aux sources de l'identité française », Jean Madiran nous engage à ne pas nous laisser entraîner « par le torrent de l'évolutionnisme d'un monde qui change ( ... ) - il y a une chose qui ne change pas, la nature humaine dont il restera toujours assez pour que la grâce puisse venir s 'y poser » - ; l'abbé Bruno Schaeffer - rappelant la distinction des pouvoirs spirituel et temporel, au contraire de l'islam qui est « une théocratie juive », et l'alliance millénaire de la France avec l'Eglise qui fut gravement altérée par les théories d'un Etat de droit divin, « caricature de l'Etat chrétien » pense que la pérennité de la France ne s'envisage qu'en « faisant d'abord régner le Christ dans nos âmes », et Arnaud Jayr soutient que « le cœur de Jeanne bat toujours sous la cendre et qu'elle n'a pas encore achevé son œuvre. »
    Viennent ensuite les allocutions de ceux qui nient « la fin de l'histoire » et refusent tout déterminisme.
    Dans un ample tour d' horizon des causes lointaines de la crise actuelle de l'identité de la France (née sous les Robertiens-Capétiens de la fusion des Gaulois, des Romains et des Germains, de même ascendance blanche) qui en connut bien d'autres - hérésie cathare, Réforme, maçonnerie Grand orientale, Révolution, etc. -, Henry de Lesquen croit toujours au « pays réel » au sein d'une res publica dont la restauration s'amorce (référendum de 2005, amendement Vanneste, réformes de l'enseignement - abandon de la méthode globale, apprentissage dès 14 ans -, discrédit de la psychanalyse ... enfin le Souverain Pontificat de Benoît XVI et la béatification de Charles de Foucault).
    La nation française, « famille de familles » défigurée par la politique de naturalisation à tout-va d'une « tourbe humaine » que la démission des « institutions assimilatrices » - l'Eglise qui renonce à évangéliser, l'école qui ne transmet plus le savoir, les grands patrons favorisant une main-d'œuvre bon marché dans le but illusoire d'assurer les retraites des "souchiens" - ne se relèvera selon Michel De Jaeghere qu'en rétablissant la « frontière de la nationalité ».
    Evoquant la « France ridée » en raison d'une démographie déficitaire depuis des générations engendrant l'afflux anarchique d'un tiers-monde décolonisé prématurément, Gérard-François Dumont fait litière des théories malthusiennes et du mythe d'une surpopulation à l'échelon mondial. Tout en étant très pessimiste sur la faculté du « peuple souverain » avec le vieillissement et la féminisation du corps électoral - de réanimer sa fécondité tuée par la légalisation de l'avortement et une nuptialité en déshérence.
    Philippe Conrad, tout en dénonçant vigoureusement la « diffamation de la France » à travers l'enseignement de son Histoire, honteusement controuvée par des universitaires marxistes soixante-huitards, laisse apercevoir dans le regain d'intérêt des jeunes pour un passé prestigieux remis « à l'endroit » dans nombre d'ouvrages et de revues, la naissance d'une nouvelle génération prometteuse, débarrassée des poncifs mensongers, constituant l'élite, la « minorité active » qui « fabriquera demain l'esprit public » rénové.
    Résister au Système en pratiquant « le pas de côté », en disant d'autant plus fort la vérité qu'on n' a pas le droit de la dire, c'est ainsi que Serge de Beketch continua le combat jusqu'au bout.
    Marie-Gabrielle DECOSSAS. Rivarol du 9 mai 2008
    (1) La France doit-elle disparaître ? 368 pages, 20 € ou 24 € fco. Renaissance Catholique-Publications - 89 rue Pierre-Brossolette, 92130 Issy-les-Moulineaux.