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Europe et Union européenne - Page 1041

  • Carnet de notes d'un anthropologue en Grèce

    Sur un mur d’Athènes, un graffiti récent en guise de vœux suffit à lui tout seul pour ainsi faire dans le meilleur syncrétisme… bien à la hauteur des circonstances : « Bonne chance ».

    En face, sur un mur un de nos animaux adespotes complète la scène par son regard, splendide étonnement. Avec la défaite de la vérité face au toc bancocrate depuis les élections de juin et le mémorandum III de cet automne – pour ne retenir que l’essentiel de l’événementialité 2012 – nos vœux de l’ancien temps ont été aussi décapités, ou au mieux, asséchés dans des bandelettes de tissu trempées dans de la résine du mémorandum III. Manifestement, notre corps social serait en voie de momification, de ce fait et déjà, le seul vœu ayant encore un sens devant l’étendue invisible du temps qui nous surpasse, c’est : liberté. [...]

    La suite sur Greek Crisis

  • L’Europe de Néchin à Nijni-Novgorod

    L’idée est-elle venue de Vladimir Vladimirovitch lui-même, ou d’un conseiller ? On ne le saura sans doute jamais, ou fort tard. Au vu de la virtuosité déjà affichée par Poutine dans l’art du judo moral – dans des conditions qui semblaient impliquer une bonne dose d’improvisation – lors de sa conférence de presse jointe avec Angela Merkel, venue, la pauvre cloche, le sermonner comme un vilain garçon pour l’emprisonnement des trois catins FEMEN pendant que Peter Löscher, patron de Siemens et véritable maître de l’Allemagne, négociait les affaires sérieuses, j’aurais tendance à voir dans ce coup de maître la griffe de celui que les presstitués français, avec ce conformisme phraséologique des véritables attardés mentaux et ce trémolo de peur jouissante dont les homosexuels passifs ont le secret, appellent systématiquement le « Maître du Kremlin ».
    Les élites occidentales n’y ont vu que du feu. Pour ma part, tout comme, il y a un an, pour comprendre la véritable nature du drame qui se jouait entre Budapest et Bruxelles, c’est en observant Daniel Cohn-Bendit – l’un des rares marionnettistes du N.OM. à qui son exceptionnelle perversité permet de servir le mal sans renoncer à une once de son indéniable, démoniaque intelligence – que j’ai saisi toute la génialité du « coup Depardieu », comme on l’appellera probablement dans les manuels de soft power de l’an 2050. Que le personnage soit, pour des raisons cliniques et morales sur lesquelles il serait oiseux de s’attarder ici, profondément hystérique, c’était prévisible, et somme toute commun ; mais pour qu’il entre publiquement en transe et se mette à éructer, bave aux lèvres, devant des caméras, il faut – comme on a pris l’habitude de le dire ces temps-ci – que la quenelle soit épaisse. Et elle l’est, bien plus encore que – même dans la dissidence – ne le pensent en général les spectateurs étourdis de cette comédie bouffe.
    En dix ans de survie politique héroïque contre une conspiration mondiale omniprésente et impitoyable, Poutine a appris que les batailles démocratiques se gagnent au centre, c’est-à-dire – en ce qui concerne l’Occident culturellement pourrissant – le plus souvent sous la ceinture. Son combat contre la déforestation de la Sibérie ? Le succès de la micro-agriculture russe de proximité ? A l’Ouest, ça intéresse une douzaine d’écolos dissidents et vingt survivalistes acquis depuis longtemps à la cause russe. Rentabilité politique : 0. Les dizaines de milliers de chrétiens syriens qui, jour après jour, lui doivent d’échapper à la déportation et/ou à la mort ? Il suffit d’entrer dans une église française un dimanche matin (et donc, la plupart du temps, par effraction) pour comprendre que, comme le dit si poétiquement notre époque, « le thème n’est pas porteur ». En revanche, le succès croissant des thèses libertariennes, les romans de Houellebecq et l’essor du tourisme sexuel (y compris de proximité : on passe beaucoup la frontière belge, ces temps-ci, et pas que pour des raisons fiscales) sont autant de signes univoques indiquant que le mâle hétérosexuel blanc à revenus supérieurs à la moyenne, qui avait plus ou moins applaudi Dany le Rouge en 68, acclamé le jouir sans entraves que papa tardait un peu trop à lui consentir, et même, quoique plus discrètement, approuvé la généralisation du féminisme, qui semblait alors avant tout lui promettre une belle abondance de proies sexuelles faciles, sans prétentions matrimoniales ou exigences de fidélité, et des épouses qui, arrivées à la quarantaine, ne menaceraient plus de se suicider quand, grâce à la normalisation du divorce, il allait les éliminer de sa vie comme n’importe quel produit périmé et remplaçable – que cette vaste cohorte de jouisseurs sans scrupules, après avoir rongé les tous derniers os de la poule aux œufs d’or, est en train de vivre son thermidor de classe : après avoir enterré leur fille morte d’anorexie, renié leur fils militant à Act Up ou au Front de Gauche (pour autant qu’on s’obstine à distinguer ces deux organisations), payé la dernière pension à leur ex-femme remariée à un africain « qui, lui, la respecte », ils se retrouvent seuls, ringards, vieillissants et perplexes devant la marée haute de générations féminines sexuellement avariées par un féminisme tournant progressivement au lesbianisme intégriste, confrontés à une culture entièrement fondée sur la haine du mâle, le rejet du père et le mépris de l’âge. Voilà le client. Voilà un groupe social assez massif, assez fortuné, assez mobile et assez connecté à l’économie globale de l’information pour fournir la matière première d’une expérience éco-politico-culturelle à grande échelle et à fort coefficient démultiplicateur : migration financière, investissement, consommation et tourisme – sans compter les gains collatéraux de PR politique toujours associés à la réussite de ce genre d’opérations.
    Or cette génération, ce sont les fans de Depardieu. Bien que plutôt bien insérée dans l’économie formelle, elle s’est massivement reconnue dans la figure de cette petite frappe – plus ou moins contrebandier, plus ou moins proxénète, animal opportuniste parasitant les relations d’une base de l’OTAN avec son environnement rural français – cooptée par le cinéma de l’époque précisément pour incarner le wet nightmare de la bonne bourgeoise gaulliste : le blouson noir, précurseur du rappeur dans le paradigme du violeur sympathique, du mâle rustaud qui se sert sans manières, dans un contraste tragiquement favorable avec l’effémination suréduquée de la virilité bourgeoise endogène. Dans l’hypocrisie bourgeoise du scandale/réclame, un pacte crapuleux s’était noué entre une génération de femmes occidentales – la dernière – qui avait encore besoin de révérer (c’est-à-dire, appelons un chat une chatte : de craindre) l’homme pour mouiller et son vis-à-vis masculin, encore un peu intimidé par le satanisme affiché d’un Mike Jager – dont les incantations maléfiques s’exprimaient d’ailleurs dans une langue encore inintelligible pour la grande majorité hexagonale –, mais qui ne demandait qu’à s’identifier fantasmagoriquement à l’amoralité somme toute encore digérable, à la violence franchouillarde et bonhomme, presque patoisante, de ce prince des ténèbres pour apprentis-Faust de Châteauroux et environs. Dans une civilisation où l’initiation est devenue une catégorie descriptive de l’ethnologique des pays lointains, où le concept est désormais une affaire d’experts, le behaviourisme, dans toute son indigence épistémologique, devient une théorie adéquate à notre réalité sociale en état de nécrose avancée : dans le mimétisme bestial qui nous tient aujourd’hui lieu de vie spirituelle, il faut bien se faire à cette idée : Gérard Depardieu est un « créateur d’opinion/de trends », l’équivalent fonctionnel – dans sa « fenêtre sectorielle » à lui – d’un guide spirituel.
    Daniel Cohn-Bendit ne s’y est pas trompé : comme il y a peu devant la trahison de l’ex-leader orange Viktor Orbán, ses aboiements de hargne découlaient du sentiment infiniment douloureux, et en l’occurrence parfaitement fondé, de s’être fait, comme disent les commentateurs sportifs, dépossédé à la loyale par Poutine. La désinhibition, les frontières qui tombent, le primat du désir sur les conventions sociales et – bien qu’il n’ait en public développé que plus tard cette facette par ailleurs totalement cohérente de sa personnalité politique – même ce néo-poujadisme du libéralisme antifiscal, c’était son fond de commerce à lui, Dany le Rouge, son parti, son créneau, son deal. Et voici qu’à l’instant même où, en pleine glaciation sexuelle induite par le boomerang féministe de la political correctness, les manifestes pédophiles télévisés de sa jeunesse commencent à le rattraper et à ternir son image publique, un ancien flic russe devenu chef d’Etat, mystérieusement allié à un playboy rabelaisien conservé dans l’alcool, réussit une blitz-OPA hostile sur son territoire ! Je le dis avec mes mots de poète : il a de quoi s’en mordre les couilles, Dany.
    Car enfin, trahissons le secret de polichinelle : entre Néchin et Nijni-Novgorod, il y a un peu plus qu’un écart climatico-fiscal de quelques degrés. La Russie actuelle ne conserve pas uniquement le tigre polaire et l’habitus de la pratique religieuse, mais aussi ce phénomène désormais étrange aux yeux des dernières (des toutes dernières) générations d’Occidentaux : l’hétérosexualité. A l’Est, bien sûr, on construit, on prie, on rêve Europe et Eurasie, on écrit (les plus grands poètes vivants de ma connaissance s’expriment en roumain et en hongrois), on danse et on chante, mais à l’Est, aussi et surtout – il fallait bien que quelqu’un finisse par cracher le morceau, va pour Weiss qui s’y colle : à l’Est, on baise. Bien plus encore que dans nos colonies tchèques, polonaises, hongroises et roumaines, déjà atteintes par le cancer culturel de la métropole, par ses ONG féministes et son obésité précoce, la Russie abrite des effectifs impressionnants de femmes qui n’éprouvent aucune honte à vivre comme valorisant le désir masculin dont elle sont – horribili dictu – l’objet. La natalité russe la plus récente reflète d’ailleurs cette vitalité familiale qui, là-bas, dépasse vite le stade des aspirations théoriques et des déclarations de principe fondées sur telle ou telle encyclique papale. Au risque de choquer presque autant de militants à Civitas qu’à Act Up, je rappelle cette donnée primordiale et honteusement simple de l’existence humaine : tant que la PMA ne sera pas généralisée, « croître et multiplier », ça se passera à grands coups de bite ou ça ne se passera pas. Ne faites donc plus, Madame, semblant de vous demander pourquoi Monsieur rentre toujours si jovial de ses réunions bilatérales à Petersburg, de ces négociation pourtant difficiles avec un partenaire qu’il vous décrit très véridiquement comme dur en affaires. On dit que la bourgeoisie occidentale ne fait plus d’enfants : ça n’est qu’à demi-vrai – vrai en ce qui concerne les occidentales, dont la cartographie mitochondriale de l’an 2500 constatera sans doute avec perplexité la disparition soudaine, en l’espace d’une ou deux générations du début du XXIe siècle. Les marqueurs Y, eux, ne se portent pas si mal, merci, se propagent même, discrètement, sous camouflage onomastique, avec les petits Piotr, Ivan et François-Boris qui garnissent en ce moment même les maternité de Kiev, Kharkov, Irkoutsk et Volgograd.
    Les continentaux sont comme ça : ils laissent peu d’idées neuves parvenir jusqu’à leur conscience lente et monolithique, mais, dans le tchernoziom de l’âme continentale, ces rares semences que le vent a su porter jusqu’à l’intérieur de la Terre Sèche deviennent des arbres majestueux. Exemple : le soft power. Des élections présidentielles russes jusqu’à la mise en scène des Pussy Riot, l’Empire – à travers la CIA, la NED, Soros etc. – a dépensé des sommes colossales dans une campagne anti-Poutine dont les résultats restent particulièrement médiocres : flop intégral en Russie, où l’évidence de l’ingérence a même probablement induit un renforcement du pouvoir de V. Poutine, notamment du côté de ceux qui tendaient auparavant à le déborder sur sa gauche, et dans les milieux religieux (deux secteurs qui, même entre eux, amorcent dans la Russie actuelle un rapprochement inédit depuis la Grande Guerre Patriotique : le premier secrétaire du PCR se rend régulièrement à la messe) ; quant à l’opinion publique occidentale, supra-sollicitée par la vague islamophobe (mauvaise synchronisation des agendas ! qui top embrasse…) – et disons-le : effectivement inquiète, à juste titre, devant les conséquences imprévisibles de l’expérience d’ingénierie sociale inédite et satanique connue sous le nom « d’immigration de masse » –, elle a réagi très mollement au stimulus érodé de la russophobie, que l’on n’ose plus accoupler au vieux stéréotype anticommuniste de la « menace asiatique » que dans des pays intellectuellement arriérés, comme la plantation OTAN connue sous le nom de Roumanie. En regard, arrêtons-nous un instant à tenter de calculer le budget de « l’opération Depardieu » : même si, à titre de pourliche, Vladimir Vladimirovitch a par-dessus le marché fait grâce à son pote Gégé des malheureux 13% d’impôts qu’il aurait encore, le pauvre, à payer s’il déclare ses revenus en Russie, l’opération reste aussi blanche que certaines révolutions ratées ; ajoutons les frais de traduction du slave au berrichon, le protocole et un budget vodka qu’on imagine conséquent : à la louche, quelques milliers de roubles ? Pour un buzz de plusieurs jours, saturant les télévisions et les réseaux sociaux dans la plupart des pays d’Europe et du monde postsoviétique ! Peu habitués à subir le feu de leurs propres armes, les apparatchiks du bolchévisme néolibéral français, ministres de Hollande en tête, sont tombés dans le panneau, rompant le silence prophylactique qui s’impose en de telles circonstances comme moins mauvaise solution pour multiplier les déclarations haineuses, les démentis peu crédibles et toutes sortes de signes de nervosité qui furent autant de mètres cubes d’huile gratuitement jetés sur un feu qui n’en avait plus besoin.
    C’est pourquoi je pense réparer ici une vieille injustice en saluant dans le dernier chef d’Etat légitime de l’Europe, Vladimir Vladimirovitch Poutine, trop souvent présenté (conformément à une image qu’il a, certes, lui-même cultivée : larvatus prodit) comme une brute au grand cœur, un véritable Napoléon du soft power, ceinture noire du judo moral toujours prêt à poursuivre les laquais idéologiques de l’Empire jusque dans les chiottes où leur « pensée » semble avoir durablement élu domicile.

    http://www.voxnr.com

  • Petit rappel de notre chaotique histoire

    A l’heure des crises, l’Europe est plus que jamais un sujet brûlant. Nombreux sont les Européens à se poser des questions : pourquoi cette Europe pour laquelle on ne cesse de voter, ne nous protège-t-elle pas ? Pourquoi est-elle ouverte aux grands vents du libéralisme quand de nombreux pays, dont la Chine et les USA, usent et abusent d’un protectionnisme sélectif ? Pourquoi l’Europe ne protège-t-elle pas mieux ses emplois et pourquoi ne pèse-t-elle pas autant qu’elle le devrait sur l’échiquier géopolitique mondial ? Car, ce sont bien « les autres » qui ont, semble-t-il, plus besoin de nous que nous d’eux. Mais le masochisme qui infeste nos classes dirigeantes et le milieu intellectuel « bobo » qui sert de baromètre moral, imposent aux peuples des réponses qui vont à l’encontre de leurs souhaits et de leurs intérêts.  Le drame des peuples est qu’ils sont passifs par essence et ne se révoltent que par intérêt.

    Il n’en reste pas moins vrai qu’il faut aussi tenir compte du poids de l’histoire. Les traités de Westphalie, en 1648, inaugurent un nouvel ordre européen qui consacre la division de l’Allemagne et la réorganisation de l’Europe centrale, dont la France tire grand profit. Puis viendra Napoléon qui redessinera à sa manière la géographie européenne.

    De cette histoire, que retenir ? Que c’est la guerre – même celles très démocratiques de 1914 et 1940 – qui a fondé l’Europe et l’a contrainte à innover sans cesse. Certes, la Renaissance a initié le processus créatif, pas seulement dans les arts et lettres, mais tout autant dans les sciences et les techniques qui seront au service de la guerre.

    C’est bien le conflit qui a consacré une Europe qui existait bien avant 1789. Le conflit est au cœur de l’âme européenne. Raison pour laquelle Bruxelles est aussi un champ de bataille, avec au centre du dispositif, une Allemagne unifiée. Loin de nous l’idée de nous en plaindre. Mais, là encore, l’histoire pèse de tout son poids, car toute la géopolitique des grandes nations européennes a toujours consisté à empêcher l’unification des Allemands par craindre d’une guerre.

    Ce n’est donc pas un hasard si l’Allemagne d’aujourd’hui, véritable « heartland » européen, est devenue l’arbitre d’un continent constitué d’Etats aux statuts disparates. La guerre s’est transposée sur le plan économique et cette bataille-là, à l’heure de la mondialisation, nécessite pour la gagner une unité capable de dépasser les égoïsmes nationaux. De convaincre les uns et les autres qu’on a tout à gagner d’un protectionnisme sélectif qui protège nos emplois et plus encore notre génie créatif au sein des centres d’innovation et de recherches. Car nous sommes loin de manquer d’atouts. Et regarder à l’Est, en devenant un partenaire de la Russie dont l’imperium est inscrit dans les gènes. Sauf que tout cela nécessite une vraie mutation génétique des politiques qui nous dirigent. Et là, c’est pas gagné ! Dans cette attente, l’Europe continuera de se nourrir de ses conflits internes. Pour le plus grand bonheur du capitalisme libéral.

    http://lejournalduchaos.hautetfort.com/

  • Olivier Delamarche : ” Nous allons vers un tsunami financier et économique”

    Olivier Delamarche, du groupe Platinium Gestion, le 08 janvier 2013 sur BFM Business, met les points sur les i, dans l’émission “Intégrale Placements.

    « Les marchés ne baissent pas parce qu’ils sont manipulés. Aujourd’hui nous ne sommes plus dans des marchés mais dans des décisions politiques qui fabriquent un cours qui n’a rien à voir avec les fondamentaux. On se demande comment ça peut encore marcher. »

    http://fortune.fdesouche.com/

  • De la dialectique géopolitique

    « La dernière heure de la politique anglo-saxonne sonnera, le jour où les Allemands, les Russes et les Français s’uniront », rappelait Karl Haushofer en citant Homer Lea. L’intention de Haushofer était de persuader les puissances continentales de la nécessité de coopérer entre elles et de parvenir à une forme d’union transcontinentale. Dans son plaidoyer, il aimait citer le vieil adage romain : Fas est ab hoste doceri ( = Il est un devoir sacré d’apprendre de l’ennemi). Dans ses écrits, Haushofer a donné de multiples exemples de diversions anglo-saxonnes visant à détruire toute coopération grande-continentale potentielle. Au départ de citations tirées d’ouvrages de géopolitologues et de diplomates anglais ou américains, Haushofer a déduit la nécessité d’asseoir une coopération continentale et souligné le danger qu’une telle coopération signifierait pour les atlantistes. Mais s’il est important d’apprendre de l’ennemi et de le connaître, il est tout aussi important de connaître ses alliés potentiels et toutes les spécificités qui les structurent.

    Dans la littérature géopolitique, nous rencontrons souvent le terme de "grand espace" (Großraum). On l’utilise pour créer une partition, devenue classique, entre l’Europe Centrale (Mitteleuropa), l’Eurasie, l’Europe orientale et d’autres "grands espaces" de mêmes nature et dimensions. Souvent, la Russie est identifiée à l’Eurasie, ce qui nous induit à oublier que la Russie est un Etat complexe, une création politique couvrant des zones très différentes entre elles, si bien qu’on ne peut pas la qualifier uniquement d’eurasienne, ce qui serait un simplisme. Définir l’Europe orientale constitue une autre difficulté terminologique, car elle peut être tantôt considérée comme le prolongement de l’Eurasie tantôt comme un territoire coincé entre l’Eurasie et la Mitteleuropa, donc comme une sorte de périphérie de l’Eurasie. Toutes ces théories oublient que l’Europe de l’Est a connu son propre développement historique. En outre, elle est aussi un complexe géographique dont les assises territoriales reposent sur la plaine est-européenne. Ensuite, elles omettent d’insister sur un fait patent : au cours de l’histoire, l’Europe de l’Est a influencé les destinées de l’Europe toute entière de manière significative, alors qu’elle n’avait aucune relation avec le reste de l’Eurasie. En prenant ces données en considération, nous devons faire une distinction claire entre les termes Europe de l’Est et Eurasie et montrer ce qui les différencie de la Mitteleuropa.

    Europe de l’Est et Mitteleuropa

    Le penseur russe Nicolaï Danilevski, qui fut aussi implicitement un géopolitologue, est essentiellement l’auteur de "La Russie et l’Europe". Dans cet ouvrage, il critiquait les Européens et leur propension à dire que la Russie les "étouffait" et les "étranglait" à cause de sa puissance, de sa masse territoriale et de ses dimensions gigantesques. Au départ de son point de vue, qui est évidemment russe, il accusait les Européens de développer une russophobie qui concourait à envisager la destruction de l’Empire des Tsars. Ce sentiment d’étouffement que ressentaient les Européens du 19ième siècle est à la source de tous les sentiments anti-russes en Europe et de tous les antagonismes visant la Russie.

    Le 20ième siècle, avec sa succession ininterrompue d’événements sanglants et ses conflits intereuropéens, a donné raison à Danilevski. Sur ce plan, il n’y a pas grand chose à ajouter à sa démonstration. La dernière campagne en date menée par l’Occident contre la Russie, à peine sortie des ruines de l’Union Soviétique, est une preuve supplémentaire qu’aucun compromis ne pourra jamais être conclu entre la Russie et l’Occident, même si cette campagne se déroule encore seulement avec des moyens politiques, économiques et diplomatiques; toutefois, les moyens militaires ne doivent pas être exclus de nos spéculations, mêmes celles qui portent sur un avenir proche. La Russie et l’Occident sont donc des ennemis irréductibles et la lutte entre ces deux protagonistes durera jusqu’à l’extermination de l’un ou de l’autre.

    Mais qu’entendons-nous par le terme "Occident"? Sommes-nous en mesure de le définir vraiment? L’Angleterre et les Etats-Unis ont été les alliés de la Russie pendant les deux guerres mondiales et, même aujourd’hui, ils affirment tous qu’ils sont alliés et offrent leur "partenariat" à Moscou. La Russie n’a jamais représenté le moindre danger pour ces deux pays et il me semble impossible qu’ils puissent partager ce sentiment d’étranglement et d’étouffement, dû à un voisin trop puissant, disposant d’un espace démesuré et s’étendant sur un territoire immense. La perspective est pourtant bien différente lorsque nous parlons de l’Europe centrale. L’histoire nous montre quantité d’épisodes où le développement et la prospérité de la Mitteleuropa a été arrêté brusquement, que cet espace a subi les pires catastrophes civilisationnelles à cause d’une poussée venue de l’Est. Il suffit de rappeler les défaites allemandes lors des deux guerres mondiales, les succès russes pendant la Guerre de Sept Ans (1756-1763), les campagnes russes à travers l’Autriche, l’Italie et la Suisse pendant les guerres napoléoniennes ou, plus tard, pendant ces mêmes guerres, à travers la Prusse, après la défaite de Napoléon en Russie en 1812-13, voire les interventions russes contre les révolutionnaires en Autriche et en Hongrie en 1848 : tous ces événements ont contribué à faire naître une méfiance en Europe, vis-à-vis de la Russie. L’Europe de l’Est, avec son vaste espace, surplombe littéralement la Mitteleuropa. Cet espace procure des avantages militaires qui ont été souvent mis à profit au cours de l’histoire; ses détenteurs ont profité de ces avantages et de ces positions géographiques pour créer des conditions intéressantes voire pour assurer une réelle domination sur la Mitteleuropa.

    L’évolution de la Russie

    Dans son histoire, longue de 1200 ans, la Russie a connu de nombreux changements et, aujourd’hui, nous ne pouvons pas simplement parler des prétentions historiques que cultiverait la Russie à l’Est comme à l’Ouest ou de constantes de la politique russe, surtout à l’égard de l’Europe. La Russie de Kiev est un Etat est-européen typique comme la Pologne ou les Etats baltes. De par ses caractéristiques, la Russie de Kiev était tout à la fois un obstacle à toute expension de l’Ouest vers l’Est, un tremplin pour l’expansion russe du Nord vers le Sud, ce qui, dans tous les cas de figure, bloquait tout passage de l’Est à l’Ouest. Dans le même temps, cette Russie de Kiev contrôlait la plaine est-européennes, hinterland naturel de la Mitteleuropa, mieux, elle contrôlait le vaste territoire qui s’inclinait vers l’Europe centrale, inclinaison naturelle qui pouvait, le cas échéant, se transformer en une domination politique effective sur les territoires orientaux de la Mitteleuropa. Ces données géographiques élémentaires constituent de fait la source du long antagonisme entre l’Europe de l’Est et la Mitteleuropa. Au départ d’un territoire situé en Europe de l’Est, les Goths ont pénétré dans l’Empire romain, achevant leur course sur les rives de l’Afrique du Nord. Après les Goths, d’autres peuples barbares ont pénétré en Europe centrale et occidentale. Les Slaves, pour leur part, n’ont jamais résidé dans ces régions à l’époque, du moins avant leurs propres migrations vers l’Ouest et le Sud. Cette région est donc la meilleure place d’armes pour amorcer des raids en profondeur dans le territoire européen. Si nous lançons un regard rétrospectif sur la profondeur de ces raids perpétrés par des peuples ayant choisi la plaine est-européenne comme base pour leurs campagnes guerrières et conquérantes et si nous prenons la peine de réexaminer les conséquences de leurs conquêtes pour le développement historique de l’Europe (y compris la chute de l’Empire romain), alors nous pouvons dire, quasi avec certitude, que l’Europe de l’Est est une menace constante, une épée de Damoclès suspendue au-dessus du reste de l’Europe.

    Si nous prenons acte de ces faits, nous pouvons conclure que le contrôle de la plaine est-européenne est d’une importance cruciale pour le contrôle du reste de l’Europe. La lutte entre Moscou et la Pologne a duré pendant plus de 300 ans et s’est terminé par une victoire russe. A partir de ce moment, l’influence russe sur les affaires européennes commence vraiment. Nous ne devons pas oublier que le Tsar Ivan le Terrible exerçait une influence considérable en Europe. Après une éclipse assez longue, le 18ième siècle peut être considéré aujourd’hui comme l’ère de la plus grande influence russe en Europe (coïncidant avec le triomphe total de la Russie sur la Pologne). Après que la Russie se soit faite la maîtresse de cette "place d’armes" en Europe, on spéculait sur la prochaine marche russe vers l’Ouest et vers la prise de Berlin, capitale de la Prusse, ce qui est arrivé pendant la Guerre de Sept Ans. L’Europe centrale n’avait pas,ne pouvait pas avoir de réponse réelle à ce défi. L’Europe de l’Est a choisi la voie la plus facile, sans amorcer d’innovations originales : elle a préféré devenir un jeu de pions entre les puissances orientales (la Russie) et les puissances occidentalistes et pro-atlantistes (la France), voire directement le jeu de pion au service de l’atlantisme (l’Angleterre). Tous les projets de conquérir définitivement l’Europe de l’Est se sont terminés en cauchemars, en catastrophes totales. Les alliances avec la grande puissance orientale se sont rapidement transformées en une vassalité complète, où cette Europe de l’Est servait à étrangler les initiatives indépendantes de la Mitteleuropa, l’obligeant à ne plus se situer qu’à la périphérie des grands événements mondiaux. L’Europe centrale a répondu à cedéfi en cultivant une hostilité oblique, voire ouverte, contre l’Est, spécialement contre la Russie. Derrière cette hostilité, nous retrouvons cette peur atavique de l’Est, mais aussi, une crainte réelle de voir cette région d’Europe assumer une réelle indépendance, capable de façonner un avenir spécifique.

    Les atlantistes, avec leurs diversions, avec leur présence sur les côtes de l’Europe occidentale, en créant des réseaux de renseignements, des réseaux financiers et diplomatiques sur l’ensemble du continent, ont dévoyé l’essence traditionnelle de l’identité européenne. Mais l’Europe de l’Est, qui, typologiquement parlant, est liée à la civilisation de la Mitteleuropa, a développé une forme d’expansion différente, absorbant une partie de l’espace de la Mitteleuropa pour la simple raison qu’il n’y avait pas d’autre opportunité ou perspective pour développer un avenir avec plus d’indépendance. Cela reste une grande question : y a-t-il encore une réponse sobre et cohérente de la part des puissances centre-européennes face au colosse territoriale qu’est l’Europe de l’Est? Cependant, on a pu constater que la confrontation militaire était la pire des décisions à prendre. La caste guerrière allemande a presque toujours perdu la bataille en Europe de l’Est. Les défaites se sont effectivement succédées : d’Alexandre Nevski aux défaites face à la Pologne. Toutes ces défaites sont des défaites de la Mitteleuropa dans sa tentative de pénétrer l’espace est-européen. Parmi les victoires allemandes à l’Est, il faut cependant compter l’établissement de colonies et de comptoirs sur les côtes orientales de la Baltique, bases de la future Hanse. Dans une perspective continentaliste russe (slave/danilevskienne), on pourrait dire que ces établissements hanséatiques sont en quelque sorte les archétypes des alliances transatlantiques, commerciales et maritime ("carthaginoises") que sont l’Alliance atlantique, l’OTAN et l’UE.

    L’Allemagne (et la Suède) n’ont donc réussi qu’une expansion limitée au pourtour de la Baltique,ne conquérant en fait qu’une mince bande territoriale et littorale. Cette expansion révèle des éléments thalassocratiques. Très rapidement, la Hanse, dès l’époque de sa création, a pris les formes d’une corporation commerciale et maritime, c’est-à-dire les formes d’un pseudo-empire thalassocratique. L’expansion en direction des littoraux de la Baltique orientale n’a toutefois pas exigé de forger les conditions préalables nécessaires à la conquête de l’Europe de l’Est. L’Allemagne avait dès lors une plus vaste base territoriale, une plus grande "place d’armes" pour amorcer son processus d’expansion et n’avait pas d’ennemi puissant. L’expansion vers la Baltique et la Mer du Nord avait commencé longtemps avant toute tentative sérieuse de pénétration à l’Est. Cette expansion a donc été une réussite dans la plupart de ses requisits. Dans un tel contexte, nous devons considérer les expansions en direction des côtes orientales et nord-orientales de la Baltique, vers la Prusse orientale, la Poméranie et les Etats baltes, comme un processus autonome en soi et ne pas le confondre avec une pénétration réelle du territoire de l’Europe de l’Est, dont la nature est fondamentalement continentale. Toute tentative de conquête de cet espace continental s’est soldée par des expériences négatives dramatiques du point de vue allemand. Adolf Hitler a commis cette erreur classique, avec les conséquences les plus tragiques qui soient, dès la rédaction de son ouvrage Mein Kampf, où il voit l’expansion allemande vers le littoral oriental de la Baltique comme un exemple positif pour toute expansion allemande vers l’Est. D’un succès limité dans un espace réduit et particulier, il a voulu tirer une règle générale pour tout l’Est de l’Europe dont l’espace est vaste et non comparable à celui, très réduit, du littoral de l’Est de la Baltique.

    Les Allemands et l’Eurasie

    Il y a donc les expériences négatives de l’Europe centrale dues au sentiment d’étranglement ressenti face à l’Europe de l’Est et dues aussi aux invasions antérieures de peuples venus de l’Est. Mais il est un autre défi venu de l’Est, face auquel les représentants de la Mitteleuropa germanique ont enregistré plus de succès. Ce défi est celui de l’appel de l’Asie centrale. Nous voulons aborder ici la question des raids en direction de ces landes et steppes via lesquelles les peuples de l’Est et de l’Asie centrale sont arrivés en Europe centrale. Le complexe géologique des landes et des steppes constitue la voie d’accès au centre de l’Asie et relie le cœur de l’Asie au cœur de l’Europe. Cette voie est la route historique des migrations utilisée jadis par les peuples asiatiques dans leurs tentatives de pénétrer en Europe. Huns, Magyars et Mongols ont créé tour à tour des empires au centre de l’Eurasie et ont déboulé en Mitteleuropa, où ils ont été arrêté par les Francs, les Bavarois et, à leurs suite, par les empereurs germaniques. C’est sur un mode analogue à celui pratiqué par la Russie de Kiev, dont l’expansion vers le Sud barrait la route à toute expansion européenne vers l’Est que l’on doit percevoir le rôle géopolitique et stratégique de la Mitteleuropa : elle aussi a une orientation "méridienne" et, par sa position sur la carte, a bloqué l’avancée des hordes d’Attila et de Gengis Khan. La Russie de Kiev, dans une moindre mesure, la Mitteleuropa, dans une mesure majeure, sont des goulots d’étranglement. Les empires des peuples turco-mongols sont des empires petits-eurasiens, ne couvrent que le berceau de l’Eurasie, car ils ne tiennent que son centre, le cœur de la masse continentale eurasienne; à partir de ce cœur, ils tentent d’atteindre les océans, accumulent les conquêtes et établissent des empires, avec, à terme, la volonté de créer un unique empire de la Grande Ile du Monde (du Vieux Monde). Aucun de ces empires n’a réussi son projet.

    L’Empire russe, qui a voulu perpétuer les traditions de la Horde d’Or, a voulu poursuivre les efforts de cette armée mongole, a été placé devant un choix : ou dynamiser les atouts de l’Europe de l’Est ou dynamiser les atouts de la perspective eurasienne-gengiskhanide. La Russie était placée devant une alternative géopolitique. La défaite de Novgorod et la victoire de Moscou ont surtout signifié la fin de l’idéologie commerciale de Novgorod, qui avait des aspects thalassocratiques et était assez étroitement liée à la hanse nord-allemande. De plus, la suprématie moscovite a mis un terme à l’idéologie est-européenne de la Russie et a poussée cette dernière dans un système idéologique eurasien. A cette époque, la politique russe a reçu ses premiers éléments eurasiens, s’est orientée vers l’Est, vers les Monts Ourals, vers la Sibérie. Néanmoins, les orientations politiques russes vers l’Ouest sont demeurées quasi identiques à celles de l’option est-européenne de Novgorod, comme le prouve le conflit avec la Pologne pour la domination de cette zone géographique de l’Europe. Les premiers éléments eurasiens de la stratégie générale russe se sont exprimés de manière patente lors de l’intervention des armées du Tsar en Hongrie en 1848, intervention qui constitue une poussée offensive vers l’Ouest. De manière plus claire encore, les mouvements des armées russes et soviétiques lors des deux guerres mondiales, de même que les interventions soviétiques en Europe centrale après 1945, sont des options stratégiques de type eurasien. Mais, même dans ces cas, la géopolitique eurasienne de l’URSS reste au service d’une expansion en Europe de l’Est, voire d’une pénétration en Mitteleuropa. Lors de la seconde guerre mondiale, par exemple, les efforts principaux des armées russes se sont portés en direction de Berlin, de l’Ukraine et de la Hongrie, soit en direction de la plaine de Pannonie et de Vienne, visant très logiquement à restaurer la domination du cœur de l’Eurasie sur les franges du continent, soit une domination de tout le complexe géologique des plaines et des landes.

    La plus importante bataille sur le Front de l’Est s’est déroulée à Stalingrad et non pas à Moscou ou à Leningrad. La Russie soviétique a fait usage des dividendes de cette bataille en poursuivant l’avancée de ses armées en Ukraine et jusqu’en Hongrie, ce qui a permis à l’URSS de dominer pleinement l’Europe de l’Est. Du point de vue centre-européen, il me paraît extrêmement important d’observer la continuité de la politique russe qui va d’une démarche géostratégique est-européenne à une démarche eurasienne. Cependant, l’intérêt des puissances centre-européennes n’est pas de voir émerger une Russie pro-atlantiste, à l’idéologie commerçante, au système économique proto-capitaliste, sur le modèle de certaines institutions russesnées dans le sillage des réformes de Pierre le Grand. Ce modèle russe-là est celui que veulent reconstruire les mondialistes russes actuels depuis le début de la perestroïka. Cette politique atlantiste-perestroïkiste va tout à fait à l’encontre des intérêts réels de la Mitteleuropa, exactement comme l’était la politique d’intervention en Europe de l’Est de l’ancienne Russie tsariste et de l’URSS après 1945.

    Une Russie atlantiste serait une Russie qui aurait abandonné l’essence continentaliste traditionnelle de la Russie. Dans un tel cas, et dans un premier laps de temps, nous devrions nous attendre à une réédition des inclinaisons russes vers l’Europe de l’Est (comme au 18ième siècle), simplement parce que seule cette Europe de l’Est dispose de ports dans la Baltique et la Mer de Barendsz, et non pas les plaines et landes de l’Eurasie. Ces ports sont les seules voies navales possibles vers l’Atlantique pour la Russie. L’orientation atlantiste-perestroïkiste éventuelle de la Russie pourrait s’avérer une arme redoutable aux mains des forces atlantistes, comme ce fut le cas lors des deux guerres mondiales, surtout à cause del’ignorance allemande, qui ne comprenait pas l’essence réelle de la géopolitique russe et le rôle des différentes zones géographiques au cours des différentes époques historiques de cet immense pays. Une telle Russie atlantiste pourrait servir à étrangler, d’une manière nouvelle, l’Europe centrale ou contribuer à l’aligner définitivement sur les volontés de la communauté atlantique. Mises à part ces deux orientations, la pro-atlantiste et l’est-européenne, la Russie pourrait opter pour une troisième voie, celle du petit-eurasisme, première étape en direction d’une coopération eurasienne générale, dont l’objectif principal est de conquérir l’Ile du Vieux Monde toute entière, soit la Grande Eurasie, et d’y éliminer définitivement toute emprise atlantiste, de quelque ordre que ce soit. Dans le cas d’une telle perspective eurasienne, l’Allemagne a le pouvoir de résister. En effet, une rétrospective historique nous permet de constater que les âges héroïques, nobles et efficaces de l’histoire allemande de tradition continentale ont toutesété des périodes de rejets des courants eurasistes au cœur de la Mitteleuropa. Les nouveaux Etats de l’Europe centrale sont nés de ce conflit, tout comme l’Etat franc est né de la lutte contre les Huns et tout comme le Saint Empire Romain de la Nation Germanique, dont l’apex fut au 13ième siècle au moment des invasions mongoles.

    L’Europe de l’Est contre l’Eurasie

    La vision de Danilevski — qui voulait créer une grande union panslaviste — ne s’est réalisée que par la fondation du Pacte de Varsovie. Si nous ne tenons pas compte des nuées idéologiques qui ont entouré la création de cette alliance militaire téléguidée depuis Moscou, il apparaît clairement que la ligne directrice de ce Pacte suit les contours généraux suggérés par Danilevski pour son union panslaviste sous tutelle russe. Ce Pacte scelle la victoire de l’Europe de l’Est, mais non pas de l’eurasisme. L’Europe de l’Est, avec l’ensemble de son territoire, a absorbé une bonne part de la Mitteleuropa, transformant le reste de son espace centre-européen en une périphérie de l’Ouest atlantiste. Du point de vue des intérêts de Moscou, la création du Pacte de Varsovie consistait à se donner un titre de propriété sur l’Europe de l’Est. L’option est-européenne de la politique traditionnelle de la Russie l’avait emporté, sanctionnant la pleine domination russe de la région, après une victoire complète sur les puissances centre-européennes. Des victoires similaires avaient eu lieu au cours de l’histoire passée et il m’apparaît donc logique de s’attendre à de nouvelles pénétrations de type géopolitique est-européen en Europe centrale dans le futur. Si nous analysons de ce point de vue les clauses du Traité Ribbentrop-Molotov d’août 1939, nous pouvons dire qu’il s’agit d’une victoire des stratèges d’orientation est-européenne et non pas des stratèges d’orientation eurasienne ou centre-européenne (allemande), parce qu’avec cette victoire, Moscou a rétabli son contrôle sur les Pays Baltes, tandis qu’avec le nouveau partage de la Pologne, qui en a résulté, puis avec la conquête de la Carélie, à la suite de la Guerre soviéto-finlandaise de l’hiver 1939-40, l’URSS de Staline obtenait la domination complète de la zone géostratégique de l’Europe de l’Est, y compris le littoral oriental de la Baltique, gagnant ainsi des têtes de pont pour toute éventuelle expansion future vers l’Ouest. L’une des erreurs les plus patentes du commandement allemand et de la géopolitique allemande face aux problématiques de l’Europe de l’Est et de la Russie, est d’avoir très mal compris les dynamiques et constantes géopolitiques des différentes parties de la Russie et leur signification pour l’Europe centrale.

    En signant ce pacte, les Allemands ont non seulement cédé le contrôle de l’Europe de l’Est à l’URSS, mais aussi les parties du Nord-Est de l’Europe à partir desquelles ils pouvaient, le cas échéant, lancer une offensive efficace contre l’Europe de l’Est, à l’intérieur même de son territoire (même s’il est difficile d’évoquer un succès réel, vu l’immensité territoriale de l’Europe de l’Est). L’histoire nous enseigne, par exemple, que l’Etat polono-lithuanien a pu avancer ses pions très profondément dans le territoire est-européen, en prenant notamment le contrôle de Smolensk et de sa région pendant plusieurs siècles. Cette conquête polono-lithuanienne a été possible parce que cet Etat possédait justement la frange littorale baltique, que Ribbentrop a abandonnée à Staline en août 1939; il s’agit en l’occurrence du territoire des Etats baltes actuels, qui s’étend suffisamment au Nord et à l’Est pour offrir un tremplin adéquat pour pénétrer sur une plus grande profondeur le territoire de l’Europe de l’Est proprement dite. Autre facteur de ce succès polono-lithuanien : l’Europe de l’Est, à l’époque, était fragmentée en un grand nombre de petits Etats. Mise à part, l’occupation allemande de l’Ukraine, après 1918 pendant le chaos de la guerre civile russe, qui ne fut que de courte durée, l’autre grande opération allemande dans la région, amorcée en juin 1941, s’est soldée par un échec : l’Allemagne, principale puissance de la Mitteleuropa, a été incapable de se rendre maîtresse de la grande masse territoriale de l’Europe de l’Est. Les Allemands, comme Napoléon, ont connu l’échec et la catastrophe, parce qu’ils n’ont pas étudié correctement les caractéristiques de cette région ni analysé en profondeur les événements historiques antérieurs. Ils ont succombé à la croyance naïve en l’invincibilité de la technique allemande, qui ne pouvait leur assurer une victoire dans un tel environnement géographique.

    Le pacte Ribbentrop-Molotov a constitué une solution diplomatique positive pour la Russie soviétique (dans la perspective de sa géopolitique est-européenne). Ce fut un succès parce qu’avec ce pacte, elle a réussi à infiltrer complètement la frange extrême-occidentale de l’espace est-européen, ce qui a créé les conditions de la pénétration ultérieure, après 1945. Cependant, si l’on procède à une analyse sur le long terme dans une perspective eurasienne, la vision est-européenne, qui a présidé à ce pacte Ribbentrop-Molotov, est très négative. Pour comprendre cette négativité intrinsèque, il faut opérer une rétrospective historique plus profonde, revenir à l’âge des migrations inter-européennes de la proto-histoire, quand les ancêtres des Hellènes ont pénétré dans la péninsule balkanique, puis réfléchir aux implications géopolitiques de l’entrée des Goths, et ensuite des Slaves, dans cette même péninsule. Nous constatons, en analysant ces événements historiques cruciaux que cette partie de l’Europe de l’Est consiste en un tremplin pour avancer plus à l’Ouest vers l’Europe centrale et occidentale. Les Goths, en partant de l’actuelle Ukraine, ont pu marauder dans l’Europe entière, prendre Rome, puis conquérir les côtes de l’Afrique du Nord, après avoir conquis les côtes septentrionales de la Mer Noire. Pendant ces migrations et ces conquêtes, ils ont abandonné l’Europe de l’Est mais sont devenus un barrage efficace contre les flux migratoires offensifs des autres peuples venus de la steppe eurasienne pour envahir l’Europe. Ce peuple, venu d’Europe de l’Est, et, plus tard, les Slaves, ont conquis l’Europe centrale ou des parties importantes de celle-ci, mais, comme ils n’étaient pas dépendants du ou liés au système géographique/géologique des landes et des steppes de l’Eurasie, ils n’ont pas gardé de liens aveccet espace, ni même avec l’Europe de l’Est, ce qui les a empêché d’élaborer des projets plus vastes. La géopolitique russe du 19ième siècle était orientée vers l’Europe centrale et, pour cette raison, a marginalisé ses dimensions eurasiennes. Cela a induit la géopolitique russe à négliger le courant expansionniste en Asie centrale, de peur de troubler ses relations avec la Turquie (d’inspiration touranienne) et avec les Britanniques, présents en Inde. La Russie a laissé ainsi aux Britanniques les mains libres dans cette région.

    Le Pacte de Varsovie a connu un destin similaire. Ses intérêts étaient trop focalisés sur l’Europe. La Guerre Froide, de plus, a impliqué des immixtions soviétiques en Amérique du Sud et en Afrique, ce qui sacrifiait du même coup toute coopération avec la Chine. Donc, si la Russie actuelle opte à nouveau pour une perspective est-européenne, même sous le manteau d’une intégration euro-russe, nous pouvons nous attendre à un relâchement des intérêts russes pour l’Extrême-Orient, parallèlement à une submersion de la Russie dans les affaires européennes, ce qui aurait pour résultat que la Russie deviendrait très facilement une victime des subversions atlantistes. Celles-ci susciteraient immanquablement un nouvel antagonisme sino-russe, cette fois parce que l’expansion naturelle de la Chine s’étendrait aux régions frontalières de la Russie sibérienne, que le gouvernement central moscovite négligerait, tant il serait occupé à parfaire sa submersion dans les affaires européennes. C’est en tout cas ce que prévoit Brzezinski, qui espère une dissolution de la cohésion en Asie centrale et craint une coopération eurasienne dans cette partie hautement stratégique de l’échiquier mondial. C’est pour ces raisons que la nouvelle Russie post-soviétique doit abandonner sa perspective est-européenne pour adopter une perspective eurasienne.

    Cette nouvelle Russie post-soviétique utilisera ses atouts est-européens comme une option en réserve, purement potentielle, comme alternative éventuelle en cas de changement de donne, mais opposera son eurasisme au continentalisme du panturquisme et de la Chine, utilisé aujourd’hui par les forces thalassocratiques atlantistes pour réaliser des objectifs qui sont strictement atlantistes et anti-continentaux. L’option essentielle de la nouvelle Russie post-soviétique, son orientation et ses objectifs devront être strictement eurasiens. La dynamique eurasienne devra œuvrer tous azimuts, au départ du noyau central de la masse continentale eurasienne pour s’étendre, dans un premier temps, à tout le système des landes et steppes d’Eurasie, pour assurer, dans un deuxième temps, la maîtrise de l’Ile du Vieux Monde tout entière et rejeter définitivement l’influence atlantiste hors du Grand Continent.

    La première direction dans laquelle cette dynamique devra s’ébranler est le Sud. Il convient effectivement d’occuper la partie méridionale du cœur de l’Eurasie, celle que l’on appelle la "Route de la Soie". Il s’agit des territoires actuels de la Turquie, de la Perse (l’Iran) et de l’Asie centrale, bases de tout bond en avant vers les mers du Sud. Sur ce plan, Moscou doit relever un défi majeur : les projets panturcs, actuellement "sponsorisés" par les forces atlantistes. Les projets paniraniens, pour leur part, s’opposent aux efforts britanniques et américains de reconstruction géopolitique de l’Asie du Sud et du Centre. Pour l’Europe en général, pour l’Allemagne en particulier, il est d’une importance cruciale qu’un axe de communication puisse être établi entre cette zone, la Russie et l’Allemagne. Les géopolitologues, politologues, politistes et experts allemands, qui ont potassé les disciplines connexes de la géopolitique, doivent comprendre aujourd’hui la signification primordiale de ces voies de communication en Eurasie et des liens qui doivent les unir à l’Europe. Cette voie a toujours été celle des conquérants, celle des grandes dynamiques de l’histoire : aujourd’hui, dans la perspective eurasienne générale, qui est en train de se dessiner, elle doit devenir la voie de la coopération grande-continentale, car elle est la base d’une identité géopolitique réelle, elle fonde la communauté d’intérêts de toutes les puissances européennes. Cette route passe par les plaines du Sud de l’Ukraine, à partir de la Roumanie et de la Hongrie. Au terme de cette route, nous trouvons l’Autriche, la Bavière et même le Nord de la France, région où s’est achevée dans le désastre l’invasion des Huns d’Attila. Le souvenir de cette invasion hunnique, qui a scellé définitivement le sort de l’Empire romain, fait que les territoires autrichien, hongrois et roumains, qui forment l’espace danubien, sont (ou devraient être) les objets premiers de la géopolitique allemande. Leur organisation géopolitique (civile et militaire) est la condition sine qua non de toute géopolitique allemande et impériale efficace.

    A ce niveau, nous devons souligner toute l’importance de l’orientation traditionnelle d’une partie de la géopolitique allemande vers les pays danubiens (qui recèlent un véritable chaos, préfèrent généralement se remémorer le passé plutôt que d’envisager l’avenir), orientation qui implique une attention accrue pour la plaine hungaro-roumaine qui donne finalement accès au cœur de l’Eurasie. Si l’Allemagne adopte à nouveau, de concert avec l’Autriche et la Hongrie, cette orientation danubienne-eurasienne traditionnelle, cela aura un effet positif sur l’attitude russe en Ukraine et sur le pourtour de la Mer Noire. Dans la même optique, on peut interpréter le passé de manière intéressante : on se souviendra que l’Allemagne, en déployant ses forces selon un axe Nord-Sud, a bloqué toute expansion eurasienne de la Russie soviétique vers l’Ouest, selon une vieille logique européenne. En adoptant une logique danubienne, selon un axe Ouest-Est, l’Allemagne évitera de rééditer son erreur fondamentale; elle transformerait ses énergies, que les Slaves ont toujours trouvé agressives, en une logique de coopération dynamique de longue durée, permettant aussi de dégager définitivement l’Allemagne de l’étau atlantiste dans laquel elle est enserrée depuis près de six décennies. Cette logique danubienne-eurasienne aurait également pour effet de renforcer le véritable esprit traditionnel russe. La Russie, ainsi stimulée, focaliserait ses activités dans la moitié septentrionale du noyau central de l’Eurasie, afin d’investir progressivement sa moitié méridionale, créant de la sorte une véritable coopération avec l’Eurasie méridionale.

    La nouvelle Russie pourrait prendre exemple sur le modèle géopolitique du premier Etat moscovite offensif, c’est-à-dire l’Empire mongol, qui avait pris le contrôle de ce noyau territorial eurasien, pour ensuite investir le Sud, en prenant successivement la Perse en l’Inde. Le modèle mongol indique à la nouvelle Russie la voie à suivre. Rappelons ici également la victoire des Mongols sur les Turcs, victoire de l’Eurasie sur Touran. En déployant sa logique est-européenne, la Russie a maintes fois tenté de vaincre les Turcs sur le sol européen, notamment dans les Balkans. Les armées russes ont enregistré de véritables triomphes dans ces entreprises, mais jamais une victoire totale, car Constantinople et l’Anatolie sont fermement restées entre les mains des Turcs. Les Mongols, pourtant, contrairement aux efforts des Russes dans les Balkans, ont suivi une logique eurasienne et attaqué les Turcs par l’Est, utilisant à leur profit le vaste territoire continental s’étendant derrière le front. C’est ainsi qu’ils ont infligé une défaite catastrophique aux Turcs, représentants de Touran.

    Si la Russie abandonne ses priorités est-européennes pour s’orienter à fond dans la perspective eurasienne, le touranisme turc ne pourra plus menacer ni l’Europe ni la Russie. Le modèle de la Russie moscovite (qui a pris le relais de la Russie de Kiev et de Novgorod) a donc été l’Empire mongol, qui contrôlait le territoire central de l’Eurasie, ce qui lui a permis d’en contrôler plus tard les franges méridionales à proximité de l’Océan Indien. La victoire des Mongols eurasiens sur les Turcs touraniens est une expérience positive et doit servir de modèle et de guide dans l’avenir aux nouveaux Russes post-soviétiques. Quand la Russie pratiquait une géopolitique est-européenne, elle a surtout tenté de vaincre les Turcs sur le champ de bataille balkanique, afin de prendre Constantinople et de s’installer sur le territoire anatolien. En 1877-78, les armées russes ont failli emporter le morceau, mais, finalement, avec l’appui de l’Angleterre, les Turcs ont conservé tous leurs atouts géostratégiques (Constantinople et les détroits, le tremplin anatolien vers l’Egée et la Mésopotamie, etc.). Les expéditions russes dans les Balkansont été la mise en œuvre d’une géopolitique est-européenne, amorcée dès l’ère de la Russie de Kiev, pour se perpétuer jusqu’à la seconde guerre mondiale (les exigences de Molotov en novembre 1940 à Berlin l’attestent de manière éloquente). Il semble effectivement impossible, pour la Russie, de battre les Turcs dans les Balkans et en Thrace; en revanche, en les prenant à revers par l’Est, comme le firent les Mongols au cours de notre moyen âge, la victoire est quasi assurée, comme celle de Tamerlan (Timour Leng) à Angora (Ankara) en 1402. Cette victoire mongole a donné du répit à l’Europe et obligé les Turcs à reconquérir l’Anatolie et le Kurdistan, avant de se retourner contre l’Europe après la prise de Constantinople en 1453. Si la Russie adopte demain une perspective eurasienne dans sa géopolitique, elle renouera avec cette perspective de Tamerlan, au grand profit de l’Europe tout entière. Cela laissera les mains libres à l’Allemagne, pour réamorcer sa politique de coopération avec la Turquie, qui cessera alors de fait d’être atlantiste, et pour étendre la sphère d’influence européenne à la Mésopotamie (ce que les Américains veulent empêcher en occupant l’Irak) et lui donner une fenêtre sur le Golfe Persique et l’Océan Indien.

    Sans un partage des tâches, et sans l’appui russe sous la forme d’une réorientation géopolitique de type eurasien, rien ne sera possible, ni pour l’Allemagne, ni pour une autre puissance européenne. A l’inverse, sans un appui allemand, la Russie ne pourra pas réanimer ses dynamiques eurasiennes en sommeil. L’Europe n’aura pas de fenêtre sur l’Océan Indien, son vieux rêve depuis Rome et les Croisades, et la Russie n’aura pas d’accès à l’Océan Indien sans une véritable coopération germano-russe, cette fois sans les ambiguïtés néfastes du pacte Ribbentrop-Molotov. Mais pour arriver à ce double résultat, il faut entamer, au plus vite, un travail sérieux de guerre cognitive, apprendre à bien connaître l’histoire, la géographie et les besoins de nos futurs partenaires. Si les partenaires ne se connaissent pas, de graves dangers nous guettent, comme cela s’est passé maintes fois au cours de l’histoire, car alors les projets de partenariat, même portés au départ par les meilleurs intentions du monde, finissent par sombrer dans l’horreur de nouveaux conflits entre puissances terrestres, ce qui ne peut se dérouler qu’au seul bénéfice du pseudo-empire thalassocratique d’Outre-Atlantique.

    Sacha PAPOVIC,(Belgrade, août 2003). http://www.voxnr.com

  • Quand Michel Rocard dévoile le pot aux roses…

    Fin décembre, au micro d’Europe 1, dans l’émission « Médiapolis », Michel Rocard fut l’auteur de déclarations on ne peut plus intéressantes qui, malheureusement, ne furent pas l’objet de reprises dans les autres médias.

    Le propos de Michel Rocard est le suivant : la réforme de la Banque de France de 1973 a interdit que celle-ci prête à l’État à taux zéro. L’État est donc allé emprunter avec intérêt sur les marchés privés. Si nous en étions restés au système précédant, qui permettait, répétons-le, à la Banque de France de prêter à l’État à taux zéro, notre dette serait de 16 ou 17 % du PIB, soit bénigne.


    Quand Michel Rocard dévoile le pot aux roses… par _romegas

    Les deux journalistes chargés de l’interviewer ne réagirent pas, comme si Rocard avait dit là une banalité.

    Pourtant, il venait de leur dire que tous les fameux « sacrifices », prétendument inéluctables, auxquels le peuple français devait consentir, ou encore la rigueur imposée par le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), n’étaient pas une fatalité mais la résultante d’un choix de politique de dette.

    Et d’ajouter que, contrairement à ce qui est véhiculé depuis des années dans les grands médias, la France n’avait pas vécu « au-dessus de ses moyens » mais qu’elle avait dû débourser, au titre d’un simple jeu d’écriture, alors qu’aucune nécessité économique ne l’exigeait, des centaines de milliards d’euros constants au profit des marchés financiers. Il leur disait encore que la crise des dettes souveraines était parfaitement artificielle et qu’il suffirait de revenir à la création monétaire publique pour qu’elle soit réglée sans heurt. Mais nos journalistes, disions-nous, ne bronchèrent pas.

    Michel Rocard, en revanche, se moque un peu du monde quand il affirme que la loi de 1973 fut simplement adoptée pour « imiter les Allemands », comme si l’objet de cette loi était de limiter l’inflation. Non. Cette loi a simplement permis de créer un marché interbancaire des obligations d’État. Contrairement aux thèses libérales vieillottes, les marchés ne naissent jamais « spontanément ». Ils sont des créations politiques ad hoc, comme, par exemple, le marché des devises, résultant de la mise en place du système de change flottant.

    On peut également déplorer que Michel Rocard ne nous ait pas dit pourquoi il ne tenta pas, du temps où il était Premier ministre, d’abroger cette loi « stupéfiante » selon ses propres dires et pourquoi le sujet est aujourd’hui encore tabou.

    Mais ne soyons pas trop dur avec Michel Rocard. Reconnaissons-lui d’avoir mis un terme à la conspiration de silence et de l’ignorance qui sévit depuis des décennies dans la classe politique française.

    Boulevard Voltaire

    NB : Michel Rocard fait référence dans l’extrait à Paul Volcker.

    http://fortune.fdesouche.com/

  • De Rospatriotism, des Cosaques et de l’interdiction de MTV

    De Rospatriotism, des Cosaques et de l’interdiction de MTV Le 5 décembre dernier, je tentais de tracer les grands traits du modèle de société que la Russie allait vraisemblablement tenter de développer, en accentuant la tendance en cours: transformer un pays sans idéologie en héraut mondial du conservatisme. Je citais quatre piliers qui devraient vraisemblablement être les piliers de la Russie de demain: Patriotisme, Eurasisme, Etat et Religion.

    Le discours annuel du président de la fédération de Russie en date du 12 décembre a confirmé la piste Eurasiatique puisqu’en plus de l’avancée de l’union eurasiatique, Vladimir Poutine a confirmé l'orientation de la Russie vers la zone Asie-pacifique durant ce siècle en affirmant: "Au 21ième siècle le vecteur de développement de la Russie devra être le développement de l’Est du pays, de la Sibérie et de l’extrême orient qui représentent un énorme potentiel".  Un cap à l’est que les lecteurs de RIA-Novosti avaient pu entrevoir dès le mois d’octobre 2011.

    Mais le modèle de société semble la préoccupation centrale de la politique intérieure de la Fédération de Russie pour  ces prochaines années. Le modèle multiculturel de la Russie est soumis à deux tendances contradictoires. Une première tendance pourrait le faire évoluer vers un modèle multinational, qui mettrait en cause même les fondements de l’unité russe en faisant apparaitre le risque séparatiste: c’est le risque de l’émergence d’une nation Tatare ou Tchétchène sur le modèle des nations-régions européennes, que l’on pense à la nation corse, bretonne ou Basque. Une sorte de réalisation au 21ième siècle du rêve prométhéen, qui verrait Moscou se détacher d'abord du Caucase, et pourquoi pas ensuite de l’extrême orient puis de la Sibérie et finalement de l’Oural. Une seconde tendance tend à maintenir l’autorité de l’état sur la Russie en transformant la fédération de Russie en une "nation russe" d’un nouveau genre: une "nation pluriethnique" selon les propres mots du président.

    C’est en Russie l’état qui semble prendre en main la construction ce de nouveau modèle russe, qui apparait comme de plus en plus éloigné du modèle occidental, et est majoritairement destiné à la jeunesse de Russie. A ce titre, une agence d’état appelée Rospatriotism a été créée et va commencer à opérer en 2013 avec l’objectif clair d’inciter les jeunes à défendre et aimer leur patrie. La première des tâches de cette structure sera l’établissement d’un authentique système éducatif patriotique via principalement l’instauration de jeux patriotiques à l’école, mais aussi d’envoyer les jeunes lycéens et collégiens quelques jours à l’armée pour les habituer à une forme de vie militaire et les habituer au contact des armes. Dans un second temps seront crées des centres militaro-patriotiques dans lesquels les enfants seront envoyés durant les vacances d’été. Dès le début 2013 des structures de Rospatriotism seront ouvertes à Moscou, Novossibirsk, mais aussi à Kaliningrad ou dans l’extrême orient russe à Khabarovsk. P
    our Nadejda Korneeva, vice présidente de l’association, le but de Rospatriotism est de "favoriser l’unité de la société russe en vue de la création d’une grande Russie".

    Ce retour aux valeurs patriotiques dès le plus jeune âge est une mesure fondamentale qui est à mettre en parallèle à une autre mesure fondamentale toute récente : la reconstitution d’un ordre cosaque de 400.000 hommes, avec les mêmes droits et fonctions qu'à l'époque de l'armée impériale Russe. Cette mesure fait suite à l’apparition de patrouilles de cosaques dans certaines grandes villes de Russie afin de contribuer à faire respecter l’ordre public en épaulant les forces de police. De nombreux commentateurs qui ont critiqué cette mesure (les cosaques étant avant tout des troupes sanguinaires) n’ont sans doute pas bien interprété la portée symbolique et mystique d’une telle évolution.

    Cette évidente remilitarisation de la société russe s’est accompagnée d’une surprenante nouvelle, venue de la Douma, puisque des députés ont proposé que le service militaire soit de nouveau possible dès 18 ans pour les jeunes femmes qui le souhaitent. Le projet ne fait pas l’unanimité à ce jour, mais est un indicateur de l’orientation que prend la société russe, qui se rapproche des modèles de société conservateurs et militaristes, sur le modèle chinois, bien plus que sur le modèle social-démocrate européen.

    Autre indice de friction entre le modèle culturel occidental et la Russie, la chaine MTV va cesser ses émissions en Russie en juin 2013, son contrat de diffusion n’étant pas renouvelé. Cette fermeture ne fait pas seulement suite au scandale politique datant de février dernier lors de la diffusion d’une émission politique controversée intitulée Gosdep et animée par Ksénia Sobchak, l’une des égéries de l’embryonnaire tentative de révolution de couleur de décembre dernier en Russie. La fermeture de la chaine semble plutôt due à une audience en baisse et aux demandes répétées de certains hommes politiques (notamment le député de l'Assemblée législative de Saint-Pétersbourg Vitaly Milonov) souhaitant la fermeture de la chaine pour des raisons morales et de respect des téléspectateurs. Nombreuses sont les mères de familles qui se sentiront sans doute soulagées par de la fermeture de MTV, d’autant plus qu’existe déjà Muz-TV, un équivalent russe.  C'est bien la morale qui apparait de plus en plus comme l’un des points essentiels de discorde entre la Russie et l’Occident.

    Alors que l’année 2013 commence, la Russie semble donc de plus en plus décidée à développer un nouveau modèle de société, différentié du modèle civilisationnel occidental. Un nouveau modèle en pleine élaboration.

    Alexandre Latsa http://www.voxnr.com

    in http://fr.rian.ru/tribune/20130102/197117606.html

  • De la Croatie par défaut à l’Occident par excès par Georges FELTIN-TRACOL

    Ancien enseignant en sciences politiques aux États-Unis, ex-diplomate croate, maîtrisant parfaitement l’anglais, l’allemand et le français, auteur d’articles remarquables dans Éléments ou Catholica, Tomislav Sunic vient de publier aux Éditions Avatar son premier ouvrage rédigé dans la langue de son cher Céline, La Croatie : un pays par défaut ?. Il faut se réjouir de cette sortie qui, prenant prétexte du cas croate, ausculte avec attention le monde contemporain occidental. Précisons tout de suite que ce livre bénéficie d’une brillante préface de Jure Vujic, responsable par ailleurs d’un exceptionnel article « Vers une nouvelle “ epistémè ” des guerres contemporaines » dans le n° 34 de la revue Krisis sur la guerre.
    La Croatie : un pays par défaut ? est un ouvrage essentiel qui ne se limite pas aux seuls événements historiques liés à l’indépendance croate des années 1990. Avec le regard aigu du sociologue, du linguiste, du philosophe et du géopoliticien, Tomislav Sunic examine l’Occident-monde postmoderniste en se référant à son vécu d’ancien dissident qui a grandi dans la Babel rouge de Joseph Tito. L’auteur a ainsi acquis une expérience inestimable que ne peuvent avoir les chercheurs occidentaux sur le communisme.
    De ce fait et à travers maints détails, il constate que l’Occident ressemble étonnamment au monde communiste en général et à la Yougoslavie en particulier. Il lui paraît d’ailleurs dès lors évident que « l’échec de la Yougoslavie multiculturelle fut également celui de l’architecture internationale édifiée à Versailles en 1919, à Potsdam en 1945 et à Maastricht en 1992 (p. 188) ». C’est la raison fondamentale pour laquelle les grandes puissances occidentales firent le maximum pour que n’éclate pas l’ensemble yougoslave. À la fin de la décennie 1980, les États occidentaux témoignaient d’une sympathie indéniable envers l’U.R.S.S., la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie avec le secret espoir d’empêcher des désintégrations qui risqueraient de perturber durablement les flux marchands mondiaux.
    En ces temps d’amnésie historique, Tomislav Sunic revient sur la tragédie méconnue des Volksdeutsche, des Allemands des Balkans, massacrés en 1944 – 1945 par les partisans titistes au point que « le favori de longue date des Occidentaux, l’ex-dirigeant communiste yougoslave et défunt maréchal Josip Broz, avait un passé bien plus chargé d’épurations ethniques et de meurtres de masse (p. 187) ». Il aurait pu aussi rappeler ce qu’on sait peu et que savait certainement Charles de Gaulle qui n’a jamais apprécié l’imposteur. « Natif d’Odessa où son patronyme était Wais, signale Jean-Gilles Malliarakis, il usurpe l’identité de Josip Broz, révolutionnaire communiste croate et son pseudonyme de résistant correspondait au sigle T.I.T.O. de Tajna Internationalna Terroricka Organizatia en serbe (1). » En note, il précisait qu’« après guerre, la mère de Josip Broz ne reconnaîtra pas Tito (2) ». Ces omissions de première importance démontrent que, loin de l’idéal autogestionnaire de la Deuxième Gauche hexagonale, la « Titoslavie » n’était pas le paradis terrestre en édification, mais un banal système communiste soumis à la terreur diffuse et implacable de la police politique secrète.
    Si on peut déplorer que Tomislav Sunic donne une interprétation banale et convenue de l’œuvre européenne du cardinal Richelieu (3), il insiste, en revanche, sur l’importance géopolitique des Balkans tant en stratégie que dans la mise en place des futurs réseaux de transports d’énergie (oléoducs et gazoducs). Depuis la fin de la Yougoslavie s’est manifesté le « cheval de Troie des États-Unis » avec le soutien total de Washington envers des entités fantoches comme la Bosnie-Herzégovine et le Kossovo, ou mafieuses tel le Monténégro.
    La Yougoslavie, anticipation de l’Occident !
    Pour Tomislav Sunic, cet appui occidental n’est pas seulement utilitariste ou à visée géopolitique, il est aussi et surtout idéologique parce que, pour le Système occidental, la fédération de Tito « à bien des égards, représentait une version miniature de leur propre melting pot (p. 81) ». La comparaison n’est pas anodine, ni fortuite.
    L’auteur discerne dans les sociétés multiraciales post-industrielles d’Occident des facteurs d’explosion similaires aux premiers ferments destructeurs de la Yougoslavie. En effet, « la société multiculturelle moderne, comme l’ex-Yougoslavie l’a bien montré, est profondément fragile et risque d’éclater à tout instant. Ce qui fut le cas en ex-Yougoslavie peut se produire au niveau interethnique et interracial à tout instant, en Europe comme aux États-Unis (pp. 60 – 61) ». De plus, pensé et voulu comme une amitié forcée et fictive entre les peuples, « le multiculturalisme, quoique étant un idéal-cadre de l’Union européenne, peut facilement aboutir à des conflits intra-européens mais également à des conflits entre Européens de souche et allogènes du Tiers-Monde (p. 210) ». Enfin, « l’ex-Yougoslavie fut un pays du simulacre par excellence : ses peuples n’ont-ils pas simulé pendant cinquante ans l’unité et la fraternité ? (p. 206) ». Le projet européen n’est-il pas une nouvelle illusion ?
    L’auteur développe éclaircit ce rapprochement osé : l’Occident serait donc une Yougoslavie planétaire en voie de délitement. Il s’inquiète par exemple de l’incroyable place prise dans les soi-disant « démocraties libérales de marché » des lois liberticides en histoire (conduisant à l’embastillement scandaleux de Vincent Reynouard), du « politiquement correct », de la novlangue cotonneuse et de l’éconolâtrie. Pour lui, ces cas d’entrave patents prouvent que « l’Union se trouve déjà devant un scénario semblable à celui de l’ex-Yougoslavie, où elle est obligée de modifier ses dispositifs juridiques pour donner un semblant de vraisemblance à sa réalité surréaliste (p. 126) ».
    La multiplication des actions contre les opinions hérétiques en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, témoignent de la volonté des oligarchies transnationales et de leurs relais politiques à exiger par la coercition plus ou moins douce une mixité mortifère et ultra-marchande. « Le rouleau compresseur du globalisme triomphant entend détruire les identités substantialistes (nationales, locales, généalogiques) et les identités “ par héritage ” qui font du citoyen le membre d’une communauté définie par l’histoire, par la continuité de l’effort de générations sur le même sol – pour leur substituer le nouveau mythe de la citoyenneté postmoderne, une sorte de bric-à-brac constructiviste, à savoir la citoyenneté “ par scrupules ” qui ne reconnaît le citoyen qu’en tant que simple redevable à la communauté dont il est membre et à laquelle il oppose l’humanité sans frontière des droits de l’homme immanents et sa propre individualité (p. 70) ». Une puissante pression psychologique s’impose à tous, sans la contrainte nécessaire, et « à l’instar de la Yougoslavie défunte, les sociétés multiculturelles ne réussissent jamais à accommoder les identités de tous les groupes ethniques (p. 68) ».
    Naissance archétypale de l’homme occidental soviétique
    En fin observateur, Tomislav Sunic avance aussi que les formules venues d’outre-Atlantique ne conviennent finalement pas aux attentes matérielles (ou matérialistes) des peuples de l’ancien bloc communiste pétris par des années de bolchevisme triomphant. Ces peuples – désemparés de ne pas bénéficier d’un autre culte du Cargo – « vont vite se rendre compte que l’identité de l’homo americanus ne diffère pas beaucoup  de celle de son homologue, l’homo jugoslavensis (p. 114) ». Il relève plus loin que « le mimétisme de l’homo sovieticus a trouvé son double dans le mimétisme de l’homo occidentalis (p. 239) » et considère qu’une « identité paléo-communiste subsiste toujours dans les structures mentales de la population post-yougoslave, partout dans les Balkans (p. 34) ». Le communisme comme le libéralisme a a tué les peuples ! Il en découle chez les Européens de l’Est une immense déception à l’égard des « nouvelles élites […] issues, pour la plupart, de l’ancienne nomenklatura communiste, habilement reconvertie au modèle libéral, directement issue du système de structuration soviétique (p. 53) ». Auraient-ils compris que l’ultra-libéralisme mondialiste serait le stade suprême du communisme ?
    Comme Guy Debord qui, prenant acte de la fin des blocs, annonçait dans ses Commentaires sur la société du spectacle l’émergence d’un spectaculaire intégré dépassant les spectaculaires diffus et concentré, Tomislav Sunic entrevoit un processus de fusion en cours entre les types occidental et communiste afin de créer un homme occidental soviétique. Celui-ci aurait « une existence combinant le charme et le glamour de l’homo americanus, comme dans les films américains, tout en jouissant de la sécurité sociale et psychologique offerte par l’homo jugoslavensis ! (p. 115) ». Ainsi apparaît la figure rêvée de la social-démocratie, du gauchisme et du libéralisme social… Stade final du bourgeois, l’homme occidental soviétique est le Travailleur postmoderniste de l’ère mondialiste. Il s’épanouit dans la fluidité globalitaire marchande. « La globalisation de l’économie n’est nullement une simple extension des échanges commerciaux et financiers, comme le capitalisme l’a connue depuis deux siècles. À la différence de l’internationalisation qui tend à accroître l’ouverture des économies nationales (chacune conservant en principe son autonomie), la globalisation ou mondialisation tend à accroître l’intégration des économies. Elle affecte les marchés, les opérations financières et les processus de production, réduit le rôle de l’État et la référence à l’économie nationale (p. 42). » Les ravages torrentiels de la mondialisation atteignent tous les pays, y compris les États les plus récents. Ainsi, « le folklorisme de masse qui fut l’unique manifestation de l’identité croate à l’époque yougoslave et communiste, fut après l’éclatement de la Yougoslavie, vite suivie par la coca-colisation des esprits au point que la symbolique nationaliste croate est devenue une marchandise – au grand plaisir des classes régnantes en Occident (p. 58) ». Après une période d’exaltation nationale, voire nationaliste, correspondant à la présidence de Franjo Tudjman, les responsables croates actuels ont tout fait pour l’évacuer, l’oublier et accentuer au contraire une occidentalisation/mondialisation qui flatte leur internationalisme d’antan… Pis, « les élites post-néo-communistes croates […] n’ont jamais aspiré à l’indépendance de la Croatie et n’ont jamais eu, il faut le dire clairement, une quelconque vision d’une identité croate matricielle et fondatrice (p. 238) ». On retrouve ce manque de volonté nationale en Ukraine. Les nouvelles oligarchies, croate ou ukrainienne, salue le produit du Mur de Berlin et de Wall Street : l’homme occidental soviétique.
    Victimes, histoire et mémoire
    Tomislav Sunic retrace l’historique de la fin du modèle yougoslave. Avant d’être le père de la Croatie indépendante, Franjo Tudjman fut un compagnon de route de Tito et un responsable communiste. Puis, écarté des cénacles dirigeants, il se passionna pour l’histoire, en particulier pour la Seconde Guerre mondiale, au risque de se faire accuser par certains cénacles mi-officieux et demi-mondains de « révisionniste »… Dans sa belle préface, Jure Vujic considère que l’identité nationale croate « qui à bien des égards, se trouve bousculée par les défis du globalisme, les processus intégrationnistes régionaux et supranationaux, à bien du mal à se stabiliser dans un espace-temps exsangue et à mûrir autour d’un projet politique commun, libéré des réminiscences et du trop-plein d’histoire fratricide hérités de la Deuxième Guerre mondiale (p. 12) ». Bien avant le déchaînement titanesque des violences nationales et étatiques, les antagonismes ne se cachaient pas et s’exposaient plutôt par l’intermédiaire d’une « guerre des mots » et de revendications mémorielles perceptibles lors des compétitions de football. En estimant avec raison que « dans le monde vidéosphérique d’aujourd’hui, l’image de guerre incite fatalement au narcissisme et à l’individualisme extrême (p. 207) », Tomislav Sunic ponte le rôle belligène des médias qui se sont substitués à l’intelligentsia. « De même qu’il n’y a pas de guerre sans morts, il ne peut plus aujourd’hui y avoir de guerre sans mots d’ordre, donc sans communication (p. 197) », d’où la montée en puissance dans les coulisses du pouvoir des spin doctors, ces agents d’influence très grands communicants. Pour parvenir à leurs fins, ils pratiquent « tout d’abord, les actions “ pédagogiques ” à long terme, ensuite le conditionnement des esprits et le modelage des mentalités (p. 198) ». Ils portent ainsi jusqu’à l’incandescence les opinions publiques facilement manipulables.
    Les médias accaparent la thématique victimaire. Dorénavant, toute mémoire, identité ou communauté soucieuse d’acquérir une légitimité se pose avant tout en victime. Or « toute identité victimaire est par définition portée à la négation ou au moins à la trivialisation de la victimologie de l’Autre (p. 213) ». Pourtant, rappelle Tomislav Sunic, « l’esprit victimaire découle directement de l’idéologie des droits de l’homme. Les droits de l’homme et leur pendant, le multiculturalisme, sont les principaux facteurs qui expliquent la résurgence de l’esprit victimaire (p. 219) ». Loin d’être les ultimes exemples d’antagonismes nationalitaires meurtriers propres aux XIXe et XXe siècles, les conflits yougoslaves ont préfiguré les guerres postmodernistes. La Post-Modernité qui met au cœur de sa logique l’identité. Au risque de se mettre à dos tous les néo-kantiens, l’auteur croît que « toute identité, qu’elle soit étatique, idéologique, nationale ou religieuse, est à la fois la victime et le vecteur d’un engrenage qui aboutit souvent à la violence et à la guerre (p. 37) ». L’identité est donc l’inévitable corollaire du politique.
    Il faut néanmoins prendre ici le terme « identité » dans son acception d’identique, de similitude, parce que « souvent, ce sont les ressemblances et non les différences qui provoquent les conflits, surtout lorsque ces conflits prennent la forme d’une rivalité mimétique (p. 70) ». Autrement dit et dans le contexte croate, « peut-on être Croate aujourd’hui sans être antiserbe ? (p. 37) ». La réponse serait affirmative si n’entraient pas en ligne de compte d’autres paramètres. « De l’affirmation d’une identité patriotique fondée sur l’ethnos et le mythos, écrit Jure Vujic, la Croatie d’aujourd’hui est à la recherche d’un “ piémontisme axiologique ” qui n’est autre qu’une identité de valeurs communes (p. 16) ». Et puis, « dans notre postmodernité, poursuit Tomislav Sunic, c’est l’Union européenne et l’Amérique qui décident, dans une large mesure, de l’identité d’État croate et même de l’identité supra-étatique de la Croatie dans un monde futur (p. 74) ». Par ailleurs, « avec et dans l’Union européenne, les valeurs marchandes imposent une hiérarchie des valeurs qui va directement à l’encontre de la survie des petits peuples (p. 57) ». Le postmodernisme multiculturaliste et ultra-individualiste s’apparente à une broyeuse de cultures enracinées. Il détient pourtant en lui ses propres objections.
    Les paradoxes explosifs de la postmodernité multiculturelle
    Oui, la postmodernité (ou plus exactement selon nous, l’ultra-modernité) creuse sa propre tombe en suscitant des contradictions insurmontables. Pour Tomislav Sunic, « le multiculturalisme est […] une constellation de politiques et de pratiques qui cherche à concilier l’identité et la différence, à déconstruire et à relativiser la métaculture des sociétés post-industrielles (p. 47) ». Puisque « le problème de l’identité en tant qu’altérité est devenu essentiel dans l’Occident postmoderne (p. 211) », la seule réponse « politiquement correcte » apte est l’acceptation du fait multiculturel (l’empilement individualiste et chaotique de communautés de nature ou de choix) et le rejet du corps social homogène. « Le pluralisme classificatoire qu’induisent les droits positifs en faveur de populations stigmatisées ou discriminées en fonction de l’âge et du sexe est interprété, notamment en Europe, comme une déstructuration de l’homogénéité sociale et culturelle de la nation et du concept de citoyenneté (pp. 41 – 42). » Il appert que « le choix d’un style de vie individuel, la tribalisation et l’atomisation de la société moderne ainsi que la multiculturalisation de la société européenne, rendent l’analyse de l’identité nationale croate encore plus compliquée. Même les Croates modernes, qui sont bien en retard en matière d’identité d’État, doivent faire face à une multitude de nouvelles identités. Leur identité nationale varie au gré des circonstances internationales, ces changements se juxtaposent quotidiennement et ils remettent en cause leur ancien concept d’identité nationale. On pourrait facilement qualifier ces nouvelles identités juxtaposées d’identités apprises ou acquises, par rapport aux anciennes identités qui relevaient de la naissance et de l’héritage culturel (pp. 49 – 50) ». Dans ces conditions, doit-on vraiment s’étonner qu’« à défaut d’une diplomatie cohérente, les eurocrates préfèrent tabler sur une identité croate consumériste et culinaire, et miser sur une classe politique locale aussi corrompue que criminogène (p. 232) » ? L’identité subit une pseudomorphose : « peu à peu, l’ancienne identité nationale, voire nationaliste, qui sous-entendait l’appartenance à un terroir historique bien délimité, est supplantée par le phénomène du communautarisme sans terroir – surtout dans les pays occidentaux qui ont subi une profonde mutation raciale (p. 38) ».
    Malgré l’affirmation répétitive et incantatoire des valeurs fondatrices de l’actuelle entreprise européenne, à savoir un antifascisme obsessionnel et fantasmatique pitoyable, la multiplication des contentieux mémoriels résultant du fait multiculturaliste renforce une « rivalité des récits victimaires [qui] rend les sociétés multiculturelles extrêmement fragiles. Par essence, tout esprit victimaire est conflictuel et discriminatoire. Le langage victimaire est autrement plus belligène que l’ancienne langue de bois communiste et il mène fatalement à la guerre civile globale (p. 220) ». Extraordinaire paradoxe ou hétérotélie selon les points de vue ! Surtout que « dans une société pluri-ethnique et multiculturelle, l’identité des différents groupes ethniques est incompatible avec l’individualisme du système libéral postmoderne (pp. 37 – 38) ». Tomislav Sunic ajoute que « la schizophrénie du monde postmoderne consiste, d’une part, dans la vénération absolue de l’atomisation individualiste qui met en exergue l’identité individuelle et consumériste, et d’autre part, dans le fait qu’on est tous devenu témoin du repli communautaire et de la solidarité raciale (p. 39) ».
    Certes, si Jure Vujic craint que « la Croatie comme toutes les “  démocraties tardives ”, ainsi qu’aime à le dire la communauté internationale, se doit de transposer de manière paradigmatique le sacro-saint modèle libéral, politique et économique, sans prendre en considération les prédispositions psychologiques, historiques et sociales spécifiques du pays (p. 13) », « pour l’instant, lui répond Sunic, les Croates, comme tous les peuples est-européens, ignorent complètement le danger de la fragmentation communautaire. La société croate, au début du IIIe millénaire, du point de vue racial est parfaitement homogène, n’ayant comme obsession identitaire que le “ mauvais ” Serbe. Pourtant, il ne faut pas nourrir l’illusion que la Croatie va rester éternellement un pays homogène. Le repli communautaire dont témoignent chaque jour la France et l’Amérique, avec le surgissement de myriades de groupes ethniques et raciaux et d’une foule de “ styles de vie ” divers, deviendra vite la réalité, une fois la Croatie devenue membre à part entière du monde globalisé (p. 38) ». La Croatie parviendra-t-elle enfin au Paradis occidental ? Rien n’est certain. En observant les pesanteurs de l’idéologie victimaire sur l’opinion et constatant que « souvent, la perception d’un groupe ira jusqu’à se considérer comme la victime principale d’un autre groupe ethnique (p. 68) », Tomislav Sunic y devine l’amorce de futurs conflits.
    Des guerres communautaires à venir
    « On a beau critiquer le communautarisme et l’identité nationale et en faire des concepts rétrogrades, relève l’auteur, force est de constater que le globalisme apatride n’a fait qu’exacerber la quête d’identité de tous les peuples du monde (p. 61). » Bonne nouvelle ! La vision morbide et totalitaire d’une humanité homogène ne se réalisera jamais. Ses adeptes chercheront quand même à la faire en se servant de cette idéologie moderne par excellence qu’est le nationalisme. « À l’instar des nationalistes classiques, le trait caractéristique des nationalistes croates est la recherche de la légitimité négative, à savoir la justification de soi-même par le rejet de l’autre. Impossible d’être un bon Croate sans être au préalable un bon antiserbe ! Ceux qui en profitent le plus sont les puissances non-européennes : jadis les Turcs, aujourd’hui l’Amérique ploutocratique et ses vassaux européens. Ce genre de nationalisme jacobin, qu’on appelle faussement et par euphémisme, en France, le souverainisme, ne peut mener nulle part, sauf vers davantage de haine et de guerres civiles européennes (p. 53). »
    Un regain ou une résurgence du nationalisme étatique moderne n’empêchera pas la « contagion postmoderniste » de la Croatie, ni d’aucun autre État post-communiste. Bien au contraire ! « Les mêmes stigmates de la décomposition identitaire occidentale sont visibles en Croatie, qui subit les assauts conjugués d’une dénationalisation politique et institutionnelle ainsi qu’un raz-de-marée de réseaux “ identitaires ” relevant de la postmodernité. Université, presse, politique, syndicat, on pourrait poursuivre la liste : administration, clubs, formation, travail social, patronat, Églises, etc., le processus néo-tribal a contaminé l’ensemble des institutions sociales. Et c’est en fonction des goûts sexuels, des solidarités d’écoles, des relations amicales, des préférences philosophiques ou religieuses que vont se mettre en place les nouveaux réseaux d’influence, les copinages et autres formes d’entraide qui constituent le tissu social. “ Réseau des réseaux ”, où l’affect, le sentiment, l’émotion sous leurs diverses modulations jouent le rôle essentiel. Hétérogénéisation, polythéisme des valeurs, structure “ hologrammatique ”, logique “ contradictionnelle ”, organisation fractale (p. 50). »
    On le voit : Tomislav Sunic « dévoile “ au scalpel ” les dispositifs subversifs, psychologiques et sociopolitiques, qui sont actuellement à l’œuvre dans une matrice identitaire croate qui reste très vulnérable face aux processus pathogènes de l’occidentalisation, assène Jure Vujic (p. 21) ». Les Croates ont obtenu un État-nation et une identité politique au moment où ceux-ci se délitent, dévalorisés et concurrencés par un foisonnement d’ensembles potentiellement porteurs d’identités tant continentales que vernaculaires ou locales (4). Le décalage n’en demeure pas moins patent entre l’Ouest et le reste de l’Europe ! « La petite Estonie, la Croatie et la Slovaquie vont bientôt réaliser que dans l’Europe transparente d’aujourd’hui, on ne peut plus se référer aux nationalismes du XXe siècle. Après avoir refusé le jacobinisme des Grands, ils se voient paradoxalement obligés de pratiquer leur propre forme de petit jacobinisme qui se heurte fatalement aux particularismes de leurs nouveaux pays. Sans nul doute, affirme alors Sunic, la phase de l’État-nation est en train de se terminer dans toute l’Europe et elle sera suivie par un régime supranational. Peu importe que ce régime s’appelle l’Union européenne ou le IVe Reich (p. 57). » Et si c’était plutôt l’Alliance occidentale-atlantique ou le califat universel ?
    Dans sa riche préface, Jure Vujic s’élève avec vigueur contre le supposé « retour en Europe » des anciens satellites soviétiques. En appelant à une « réappropriation de l’identité grand-européenne » de la croacité, il appelle à une réflexion majeure sur l’Europe de demain, celle qui surmontera les tempêtes de l’histoire.
    Seule une prise de conscience générale de leur européanité intrinsèque permettra aux peuples autochtones du Vieux Continent de contrer le travail corrosif de l’Occident moderne, du multiculturalisme et du postmodernisme. La transition des sociétés pré-migratoires et migratoires (Croatie et Ukraine par exemple) vers des sociétés post-migratoires (Europe occidentale) risque de provoquer une riposte identitaire virulente de la part de peuples européens (ou de certaines couches sociales) les moins séniles. « Une guerre larvée et intercommunautaire entre des bandes turcophones et arabophones vivant en Allemagne ou en France, et des groupes de jeunes Allemands ou Français de souche ne relèvent plus d’un scénario de science-fiction (p. 125) », avertit Tomislav Sunic. Il tient pour vraisemblable que « le nationalisme inter-européen d’antan, accompagné par la diabolisation de son proche voisin, comme ce fut le cas entre les Croates et les Serbes, peut dans un proche avenir devenir périmé et être supplanté par une guerre menée en commun par les Serbes et les Croates contre les “ intrus ” non-européens (pp. 38 – 39) ». La réalisation effective d’une identité politique et géopolitique européenne s’en trouverait grandement renforcée et annulerait le présent dilemme des populations croates par défaut et occidentalisées par excès. C’est dire, comme le remarque Jure Vujic, que « le livre de Tomislav Sunic […] constitue […] un éclairage politologique et philosophique considérable sur l’actuelle transition de l’identité croate dans la postmodernité (pp. 17 – 18) ». Une lecture indispensable en ces temps incertains et désordonnés.
    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com

    Notes
    1 : Jean-Gilles Malliarakis, Yalta et la naissance des blocs, Albatros, 1982, p. 152.
    2 : Idem. Ajoutons en outre qu’on n’a pas de sources exactes quant à la naissance de Tito. Ce dernier parlait d’ailleurs un mauvais serbo-croate avec un accent russe,  loin de sa prétendue région natale au nord de la Croatie. Sa syntaxe était également mauvaise.
    3 : Tomislav Sunic reprend une erreur courante quand il qualifie « le Conseil de l’Europe […de…] corps législatif (p. 137) ». Il confond le Parlement européen et le Conseil de l’Europe qui tous deux siègent à Strasbourg. Le Conseil de l’Europe ne relève pas de l’Union européenne puisque ses membres sont tous les États du continent – sauf le Bélarus qui est un invité spécial -, la Turquie et l’Azerbaïdjan. Sont membres observateurs les États-Unis, le Canada, Israël, le Mexique et le Japon…
    De ce Conseil procède la Convention européenne des droits de l’homme et sa sinistre Cour qui entérine les lois liberticides et encourage la fin des traditions européennes.
    Il ne faut pas mélanger ce conseil avec le Conseil européen qui  réunit les chefs d’État et de gouvernement, ni avec le Conseil de l’Union européenne rassemblant les ministres des États-membres pour des problèmes de leurs compétences.
    4 : Une fois la Croatie membre de l’U.E., il se posera la question de l’adhésion à l’Union européenne des autres États ex-yougoslaves. À la demande expresse de Franjo Tudjman, la Constitution croate, par l’article 141, interdit explicitement toute reconstitution d’une union balkanique. Or l’arrivée de la Serbie, de la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro, etc., dans l’U.E. ne sera-t-elle pas perçue comme la reformation d’un ensemble slave du sud dans le giron eurocratique et atlantiste ? Zagreb ne risquera-t-il pas de poser son veto à l’entrée de Belgrade, de Sarajevo ou de Skopje ?
    • Tomislav Sunic, La Croatie : un pays par défaut ?, préface de Jure Vujic, Éditions Avatar, coll. « Heartland », 2010, 252 p., 26 €.

  • Sur l'identité européenne

    Steuckers.jpgDéfinir l'identité de l'Europe dans un exposé d'une demi-heure tient de la gageure ! Mais, c'est vrai, il faut être ca­pable de synthétiser ses idées, de transmettre l'essentiel en peu de mots. Mieux : en peu de cartes [projection de 5 cartes].
    L'Europe, c'est avant toute chose une histoire. C'est cette histoire qui est son identité. C'est la somme des gestes qui ont été accomplies. Rien d'autre. Et certainement pas un code ou une abstraction qui se profilerait derrière cette histoire et qui serait plus “sublime” que le réel. L'histoire qui fonde notre identité est une histoire très longue, dont les origines ne sont pas connues du grand public, auquel on cache l'épopée initiale de nos peuples. Les choses sont en train de changer dans le bon sens. Au cours des dix dernières années, les revues de bonne vulgarisation scientifique nous parlent de plus en plus souvent de la grande chevauchée des Proto-Iraniens, puis des Scythes, en direction de l'Asie centrale. Les archéologues Mallory et Mair viennent de retracer l'émouvante aventure du peuple qui nous a laissé les “momies du Tarim” dans le Sin Kiang chinois, des corps quasi intacts qui nous ressemblent comme des frères. Partis d'Europe centrale, en effet, des vagues de cavaliers européens ont poussé au moins jusqu'aux plaines du Sin Kiang, sinon jusqu'au Pacifique. Pendant des siècles, des royaumes européens ont subsisté dans ces régions, alors très hospitalières et fertiles. Une civilisation tout à la fois européenne, indienne et bouddhiste, a laissé des traces sublimes au cœur du continent asiatique.

    Associer l'idée de divin à la lumière solaire et sidérale

    Les racines de l'Europe se retrouvent, dans leurs traces les plus anciennes, essentiellement dans la tradition iranienne, ou avestique, dont Paul Du Breuil et Henry Corbin ont exploré l'univers mental. Paul Du Breuil retrace méticuleusement la religion très ancienne, guerrière, de cette branche aventurière du peuple européen, qui avait domestiqué le cheval, inventé les attelages et le char de combat. Cette religion est une religion de la Lumière et du Soleil, avec le dieu Aruna (l'Aurore) comme conducteur du char solaire. Garuda, le frère d'Aruna, est, dans cette mythologie, le “seigneur du Ciel” et le “chef des oiseaux”. Il personnifie la puissance masculine et on le représente souvent sous la forme d'un oiseau à tête d'aigle, blanc ou doré, parfois avec des ailes rouges. On constate très tôt, dit Paul Du Breuil, “que le symbolisme religieux eurasien, a associé l'idée du divin avec la lumière, solaire ou sidérale, et avec un oiseau fabuleux, fort et de haut vol”. Cette triple symbolique du Soleil, du Ciel et de l'Aigle, se retrouve chez le chef et père des dieux dans le panthéon romain, Jupiter. Et l'idée d'empire, dans les traditions européennes, conserve le symbole de l'aigle. De l'Iran avestique à nos jours, cette symbolique immortelle nous est restée. Sa pérennité atteste bel et bien que sa présence inamovible en fait un fondement de notre identité.
    Le monde avestique, aboutissement d'une grande migration européenne aux temps proto-historiques, nous a légué les notions cardinales de notre identité la plus profonde, qui ne cesse de transparaître malgré les mutations, malgré les conversions au christianisme ou à l'islam, malgré les invasions calamiteuses des Huns, des Mongols ou des Turcs, malgré les despotismes de toutes natures, qui ont dévoyé et fourvoyé les Européens au cours d'une histoire qui ne cesse d'être tumultueuse. Arthur de Gobineau a démontré la précellence du monde iranien, sa supériorité pratique par rapport à un hellénisme trop discursif et dialectique. À sa suite, Henry Corbin, en explorant les textes que nous a laissés le poète médiéval persan Sohrawardi, nous a restitué une bonne part de notre identité spirituelle profonde, de notre manière primordiale de voir et de sentir le monde : pour Sohrawardi, légataire médiéval de l'immémorial passé avestique, l'Esprit Saint est Donateur de formes, la Lumière immatérielle est la première manifestation de l'Être primordial, qui, lui aussi, est Lumière, pleine Lumière resplendissante, synthèse du panthéon ouranien des dieux diurnes (cf. Dumézil, Haudry).
    Dans cette spiritualité euro-avestique de la proto-histoire, de cette époque où vraiment tout s'est révélé, il y a précellence du Soleil ; les âmes nobles et les chefs charismatiques ont une aura que les Perses appelaient Xvarnah (Lumière de Gloire) et que l'on représente sous forme d'une auréole à rayons solaires. Ce culte lumineux s'est répercuté dans la tradition médiévale européenne dans la figure omniprésente de l'archange Saint-Michel, dont le culte est d'origine iranienne et zoroastrienne. Et surprise : le culte de Saint Michel va ressusciter à Bruxelles dans quelques jours, lors de la fête de l'Ommegang, en l'honneur de l'étendard impérial de Charles-Quint. Le géant Saint-Michel ressortira dans les rues, après une très longue éclipse, ajoutant l'indispensable spiritualité archangélique à cette fête impériale unique en Europe. Signe des temps ? Osons l'espérer  !

    La force archangélique et michaëlienne

    Pour Hans Werner Schroeder, les archanges, legs de la tradition iranienne dans l'Europe médiévale, insufflent les forces cosmiques originelles dans les actions des hommes justes et droits et protègent les peuples contre le déclin de leurs forces vives. L'archange aux vastes ailes déployées et protectrices, que l'on retrouve dans les mythologies avestiques et médiévales-chrétiennes, indique la voie, fait signe, invite à le suivre dans sa marche ou son vol toujours ascendant vers la lumière des lumières : la force archangélique et michaëlienne, écrit Emil Bock, induit une dynamique permanente, une tension perpétuelle vers la lumière, le sublime, le dépassement. Elle ne se contente jamais de ce qui est déjà là, de ce qui est acquis, devenu, de ce qui est achevé et clos, elle incite à se plonger dans le devenir, à innover, à avancer en tous domaines, à forger des formes nouvelles, à combattre sans relâche pour des causes qui doivent encore être gagnées. Dans le culte de Saint-Michel, l'archange n'offre rien aux hommes qui le suivent, ni avantages matériels ni récompenses morales. L'archange n'est pas consolateur. Il n'est pas là pour nous éviter ennuis et difficultés. Il n'aime pas le confort des hommes, car il sait qu'avec des êtres plongés dans l'opulence, on ne peut rien faire de grand ni de lumineux.
    La religion la plus ancienne des peuples européens est donc cette religion de Lumière, de gloire, de dynamique et d'effort sur soi. Elle est née parmi les clans européens qui s'étaient enfoncés le plus profondément dans le cœur du continent asiatique, qui avaient atteint les rives de l'Océan Indien et s'étaient installés en Inde. L'identité la plus profonde de l'Europe est donc cette trajectoire qui part de l'embouchure du Danube en Mer Noire vers le Caucase et au-delà du Caucase vers les hauts plateaux iraniens et vers la vallée de l'Indus, ou, au Nord, à travers l'Asie centrale, la Bactriane, vers le Pamir et les dépressions du Takla Makan dans le Sin Kiang, aujourd'hui chinois.

    Une chaîne ininterrompue de trois empires solides

    L'idéal impérial européen s'est ancré dans notre antiquité sur cette ligne de projection : entre 2000 et 1500 av. JC, l'expansion européenne correspond à celle des civilisations semi-sédentaires dites d'Androvno et de Qarasouk. À cette époque-là, les langues européennes se répandent en Iran, jusqu'aux rives de l'Océan Indien. Cimmériens, Saces, Scythes, Tokhariens, Wou-Souen et Yuezhi se succèdent sur le théâtre mouvant de la grande plaine centre-asiatique. Entre 300 et 400 de notre ère, 3 empires se juxtaposent entre l'Atlantique et l'Inde du Nord : Rome, les Sassanides parthes et l'Empire gupta en Inde. L'Empire gupta avait été fondé par les Yuezhi européens, qui nommaient leur territoire le Kusana et étaient au départ vassaux des Sassanides. Les Gupta fédèrent les clans du Kusana et les Tokhariens du Tarim. À ce moment historique-là, une chaîne ininterrompue de 3 empires solides, dotés d'armées bien entraînées, auraient pu faire barrage contre les pressions hunno-mongoles, voire se fédérer en un bloc partant d'Ecosse pour aboutir au delta du Gange.
    Mais le destin a voulu un sort différent, pour le grand malheur de tous nos peuples : Rome a été minée par le christianisme et les dissensions internes ; l'empire s'est scindé en 2, puis en 4 (la tétrarchie), puis s'est effondré. Les Sassanides connaissent une période de répit, traitent avec l'Empereur romain d'Orient, Justinien, et partent à la conquête de la péninsule arabique, avant de succomber sous les coups de l'Islam conquérant. L'Empire des Gupta s'effondre sous les coups des Huns du Sud.
    La fin de l'Antiquité signifie la fin des empires déterminés directement et exclusivement par des valeurs d'inspiration européenne, c'est-à-dire des valeurs ouraniennes, archangéliques et michaëliennes, voire mazdéennes ou mithraïques. Les peuples hunniques, mongols ou turcs se ressemblent en Asie centrale et en chassent les Européens, les massacrent ou les dominent, les transformant en petites peuplades résiduaires, oublieuses de leurs racines et de leurs valeurs. Au Sud, les tribus arabes, armées par l'idéologie religieuse islamique, bousculent Byzance et la Perse et pénètrent à leur tour en Asie centrale.

    L'invasion des Huns provoque un chaos indescriptible

    L'identité européenne ne peut s'affirmer que si elle demeure maîtresse des grandes voies de communication qui unissent la Méditerranée ou la Baltique à la Chine et à l'Inde. Dynamique, l'identité européenne s'affirme ou disparaît sur un espace donné ; elle entre en déclin, se rabougrit si cet espace n'est plus maîtrisé ou s'il n'est plus accessible. Cet espace, c'est l'Asie centrale. À la fin de la période antique, les Ruan Ruan mongols bousculent les Xianbei, qui bousculent les chefferies turques des marges du monde chinois, qui bousculent à leur tour les Huns du Kazakhstan, qui passent sur le corps des Alains européens à l'Ouest de la Caspienne, dont les débris se heurtent aux Goths, qui franchissent la frontière de l'Empire romain agonisant, précipitant le sous-continent européen, berceau de nos peuples, dans un chaos indescriptible. Finalement, les Huns sont arrêtés en 451 en Champagne par l'alliance entre Romains et Germains.
    Le destin de l'Europe s'est donc joué en Asie centrale. La perte de contrôle de cette vaste zone géographique entraîne la chute de l'Europe : hier comme aujourd'hui. Les ennemis de l'Europe le savent : ce n'est donc pas un hasard si Zbigniew Brzezinski entend jouer la carte turque/turcophone contre la Russie, l'Inde, l'Iran et l'Europe dans ce qu'il appelle les “Balkans eurasiens”. Ce que je viens de vous dire sur la proto-histoire à l'Est de la Volga et de la Caspienne n'est pas la tentative d'un cuistre d'étaler son érudition, mais de rappeler que la dynamique amorcée par nos plus lointains ancêtres dans ces régions du monde et que la dynamique amorcée lentement d'abord, brutalement ensuite, par les peuples hunniques et turco-mongols à la fin de l'antiquité sont des dynamiques qui restent actuelles et dont les aléas sont observés et étudiés avec la plus grande attention dans les états-majors diplomatique et militaire américains aujourd'hui.
    En effet, une partie non négligeable du succès américain en Afghanistan, en Mésopotamie, en Asie centrale dans les républiques musulmanes et turcophones de l'ex-URSS est due à une bonne connaissance des dynamiques à l'œuvre dans cette région centrale de la grande masse continentale eurasiatique. Encyclopédies, atlas historiques, thèses en histoire et ouvrages de vulgarisation, émissions de télévision s'accumulent pour les expliciter dans tous leurs détails. L'Europe continentale, les espaces linguistiques français, allemand et autres, sont en retard : personne, même dans les hauts postes de commandement, ne connaît ces dynamiques. Dans la guerre de l'information qui s'annonce et dont nous avons perdu la première manche, la connaissance généralisée de ces dynamiques sera un impératif crucial : mais les choses avancent, lentement mais sûrement, car des revues grand public comme Archeologia, Grands Reportages, Géo, National Geographic (version française) commencent systématiquement à nous informer sur ces sujets. L'or des Scythes, les villes florissantes de la Sérinde et de l'antique Bactriane, la Route de la Soie, les voyages de Marco Polo, la Croisière Jaune de Citroën sont autant de thèmes proposés à nos contemporains. François-Bernard Huyghe, spécialiste de la guerre cognitive à l'ère numérique, figure cardinale de la pensée stratégique française aujourd'hui, nous a laissé un ouvrage de base sur l'Asie centrale. En Suisse, le Professeur Jacques Bertin nous a fourni en 1997 un Atlas historique universel, où tout ce que je vous dis est explicité par des cartes limpides et didactiques.

    Une organisation optimale du territoire

    L'objectif stratégique de cette vulgarisation, destinée à éveiller le grand public aux thèmes majeurs de la géostratégie planétaire, est de damer le pion à la stratégie préconisée par Zbigniew Brzezinski dont le but final est de soustraire l'espace noyau de l'Asie centrale au contrôle de toutes les puissances périphériques, surtout la Russie et l'Europe, mais aussi l'Inde et l'Iran. Brzezinski n'a pas hésité à dire que les Américains avaient pour but d'imiter les Mongols : de consolider une hégémonie économique et militaire sans gérer ni administrer le territoire, sans le mailler correctement à la façon des Romains et des Parthes. L'Amérique a inventé l'hégé­mo­nie irresponsable, alors que les 3 grands Empires juxtaposés des Romains, des Parthes et des Gupta visaient une organisation optimale du territoire, une consolidation définitive, dont les traces sont encore perceptibles aujourd'hui, même dans les provinces les plus reculées de l'Empire romain : le Mur d'Hadrien, les thermes de Bath, le tracé des villes de Timgad et de Lambèze en Afrique du Nord sont autant de témoignages archéo­lo­giques de la volonté de marquer durablement le territoire, de hisser peuples et tribus à un niveau de civi­li­sation élevé, de type urbain ou agricole mais toujours sédentaire. Car cela aussi, c'est l'identité essentielle de l'Europe. La volonté d'organiser, d'assurer une pax féconde et durable, demeure le modèle impérial de l'Europe, un modèle qui est le contraire diamétral de ce que proposent les Américains aujourd'hui, par la voix de Brzezinski.
    Rien de tel du côté des Mongols, modèles des Américains aujourd'hui. Nulle trace sur les territoires qu'ils ont soumis de merveilles architecturales comme le Pont du Gard. Nulle trace d'un urbanisme paradigmatique. Nulle trace de routes. La dynamique nomade des tribus hunniques, mongoles et turques n'aboutit à aucun ordre territorial cohérent, même si elle vise une domination universelle. Elle ne propose aucun “nomos” de la Terre. Et face à cette absence d'organisation romaine ou parthe, Brzezinski se montre admiratif et écrit : « Seul l'extraordinaire empire mongol approche notre définition de la puissance mondiale ». Une puissance sans résultat sur le plan de l'organisation. Brzezinski et les stratèges américains veulent réactiver une dynamique anti-impériale, donc contraire aux principes qui sous-tendent l'identité européenne, et asseoir de la sorte un foyer permanent de dissolution pour les formes plus ou moins impériales ou étatiques qui survivent dans son voisinage. Brzezinski écrit, admiratif : « L'empire gengiskhanide a pu soumettre le Royaume de Pologne, la Hongrie, le Saint-Empire (?), plusieurs principautés russes, la califat de Bagdad et l'Empire chinois des Song ». Réflexion historique en apparence ingénue. Mais elle démontre, pour qui sait lire entre les lignes, que la réactivation d'un pôle turc, à références hunniques ou gengiskhanides, doit servir :

    • à annihiler les pôles d'impérialité en Europe,
    • à mettre hors jeu l'Allemagne, héritière du Saint-Empire et de l'œuvre du Prince Eugène de Savoie-Carignan,
    • à tenir en échec définitivement l'Empire russe,
    • à détruire toute concentration de puissance en Mésopotamie et
    • à surveiller la Chine.
    Connaître l'histoire des mouvements de peuples en Asie centrale permet de contrer la stratégie américaine, mise au point par Brzezinski, de lui apporter une réponse russe, indienne, européenne. Pour les Américains, il s'agit d'activer des forces de désordre, des forces dont l'esprit est diamétralement différent de celui de Rome et de la Perse sassanide. Si ces forces sont actives en une zone aussi cruciale de la masse continentale eu­ra­sienne, c'est-à-dire sur le territoire que la géopolitique britannique et américaine, théorisée par Mackinder et Spyk­man, nomme le heartland, le Cœur du Grand Continent, elles ébranlent les concentrations périphé­ri­ques de puissance politique, leur impose des “frontières démembrées”, selon une terminologie que Henry Kis­sin­ger avait reprise à Richelieu et à Vauban. Tel est bien l'objectif de Kissinger et de Brzezinski : “démembrer” les franges territoriales extérieures de la Russie, de l'Iran, de l'Europe, priver celle-ci d'un accès à la Mé­di­ter­ranée orientale. C'est pour cette raison que les États-Unis ont voulu créer le chaos dans les Balkans, en diabo­li­sant la Serbie, dont le territoire se situe sur l'axe Belgrade-Salonique, c'est-à-dire sur la voie la plus courte en­tre le Danube navigable, à l'Ouest des anciennes “cataractes”, et la Mer Égée, dans le bassin oriental de la Mé­di­ter­ranée. Diaboliser la Serbie sert à bloquer le Danube en sa portion la plus importante stratégiquement parlant, sert aussi à créer artificiellement en vide en plein milieu d'une péninsule qui a servi de tremplin à toutes les opérations européennes en Asie Mineure et au Proche-Orient. Celui-ci doit demeurer une chasse gardée des États-Unis.
    Quelles ont été dans l'histoire les ripostes européennes à cette menace permanente et récurrente de dissolution venue de la zone matricielle des peuples hunniques, turcs et mongols, située entre le Lac Baïkal en Sibérie et les côtes du Pacifique ?

    Luttwak : d'une étude du limes romain à l'occupation de la Hongrie par les troupes américaines

    L'Empire romain, probablement mieux informé des mouvements de populations en Asie que ne le laissent supposer les sources qui sont restées à notre disposition, avait compris que l'Empire devait se défendre, se colmater et se verrouiller à 2 endroits précis : en Pannonie, l'actuelle Hongrie, et dans la Dobroudja au Sud du Delta du Danube. Le Danube est l'artère centrale de l'Europe. C'est le fleuve qui la symbolise, qui la traverse tout entière de la Forêt Noire à la Mer Noire, qui constitue une voie d'eau centrale, une voie de communication incontournable. La maîtrise de cette voie assure à l'Europe sa cohésion, protège ipso facto son identité, est la garante de sa puissance, donc de sa survie, est finalement son identité géo-spatiale, la base tellurique du développement de son esprit de conquête et d'organisation, une base sans laquelle cet esprit ne peut se concrétiser, sans laquelle cet esprit n'a pas de conteneur. Ce n'est donc pas un hasard si les États-Unis dé­ploient dorénavant leurs troupes en Hongrie le long du cours du Danube, qui, là-bas, coule du Nord au Sud, en direction de Belgrade.
    Le théoricien militaire américain, originaire de Roumanie, Edward Luttwak, avait rédigé un ouvrage magistral sur les limes romains en Europe centrale [La Grande Stratégie de l'Empire romain]. Les militaires du Pentagone appliquent aujourd'hui dans le concret les conclusions théoriques de l'historien. De même, un général britannique à la re­traite, après une longue carrière à l'OTAN et au SHAPE à Mons-Casteaux en Hainaut, publie une histoire des guerres de Rome contre Carthage, où, curieusement, les opérations dans les Balkans, les jeux d'alliance entre puissances tribales de l'époque, laissent entrevoir la pérennité des enjeux spatiaux, la difficulté d'unifier cette péninsule faite de bassins fluviaux, de vallées et de plateaux isolés les uns des autres. Rome a excité les tribus illyriennes des Balkans les unes contre les autres pour en arriver à maîtriser l'ensemble de la péninsule. On est frappé, dans le récit du Général Nigel Bagnall, de voir comme il convient d'éloigner de l'Adriatique et de l'Égée la puissance tribale centrale, dont le territoire correspondait peu ou prou à celui de la Serbie actuelle ! L'historien mili­taire a parlé, les blindés et les F-16 de l'OTAN ont agi, quelques années après ! Moralité : l'étude de l'his­toire antique, médiévale ou contemporaine est une activité hautement stratégique, ce n'est pas de la simple éru­dition. Les puissances dominantes anglo-saxonnes nous le démontrent chaque jour, tandis que l'ignorance des dynamiques de l'histoire sanctionne la faiblesse de l'Europe.
    Revenons à l'histoire antique. Dès que les Huns franchissent le Danube, dans la Dobroudja en poursuivant les Goths ou en Pannonie, l'empire romain s'effondre. Quand les Avares, issus de la confédération des Ruan Ruan, s'installent en Europe au VIIe siècle, les royaumes germaniques, dont ceux des rois fainéants mérovingiens, ne parviennent pas à imposer à notre sous-continent un ordre durable. Charlemagne arrête provisoirement le danger, mais le Saint-Empire ne s'impose qu'après la victoire de Lechfeld en 955, où Othon Ier vainc les Hongrois et fait promettre à leurs chefs de défendre la plaine de Pannonie contre toute invasion future venue des steppes. En 1945, les Hongrois de Budapest défendent le Danube héroïquement : les filles et les garçons de la ville, âgés de 12 à 18 ans, sortent de leurs écoles pour se battre contre l'Armée Rouge, maison par maison, pan de mur par pan de mur. Je me souviendrais toujours des paroles d'une dame hongroise, qui me racontait la mort de son frère aîné, tué, fusil au poing, à 13 ans, dans les ruines de Budapest. Ces jeunes Magyars voulaient honorer la promesse faite jadis par leur Roi, mille ans auparavant. Un héroïsme admirable, qui mérite notre plus grand respect. Mais un héroïsme qui prouve surtout une chose : pour les peuples forts, le temps ne passe pas, le passé est toujours présent, la continuité n'est jamais brisée, les devoirs que l'histoire a imposés jadis doivent être honorés, même un millénaire après la promesse.
    Après l'appel d'Urbain II à Clermont-Ferrand en 1096, les Croisés peuvent traverser la Hongrie du Roi Coloman et se porter vers l'Anatolie byzantine et la Palestine pour contrer l'invasion turque seldjoukide ; les Seldjoukides interdisent aux Européens l'accès aux routes terrestres vers l'Inde et la Chine, ce que les Arabes, précédemment, n'avaient jamais fait. Urbain II était très conscient de cet enjeu géopolitique. Mais les efforts des Croisés ne suffiront pas pour barrer la route aux Ottomans, héritiers des Seldjoukides et des Ilkhans, dominateurs turco-mongols de la Perse vaincue. L'objectif des Ottomans, conscients de l'histoire des peuplades hunno-turques, animés par la volonté de perpétuer la geste pluri-millénaire de leurs peuples contre les Européens, est de prendre le Danube, son embouchure et son delta, son cours oriental à l'Est de ses cataractes entre l'actuelle frontière serbo-roumaine ; ils entendent ensuite prendre Budapest, clef de la plaine pannonienne puis Vienne, capitale du Saint-Empire qu'ils appelaient la “Pomme d'Or”. Ils passent sur le corps des Serbes, des Bosniaques, des Croates, des Hongrois, des Frioulans et des Carinthiens, mais le bloc germanique, retranché derrière les premiers contreforts des Alpes, leur résistent. Il faudra une longue contre-attaque, une guerre d'usure de 3 siècles pour envoyer enfin au tapis le danger ottoman. Cette lutte de reconquista, comparable à la Reconquista espagnole, fonde, elle aussi l'identité politique et militaire de l'Europe. Ce n'est pas un hasard si la disparition du danger ottoman a ouvert l'ère des guerres civiles entre Européens, depuis les guerres révolutionnaires et napoléoniennes aux 2 guerres mondiales, dont on ne mesure pas encore pleinement la tragédie démographique qu'elles ont représentée pour l'Europe.

    L'arme redoutable du janissariat

    Au départ, dans cette longue lutte de l'Europe danubienne contre les offensives continuelles des Ottomans, la balance démographique semblait en faveur de l'Europe. Le rapport était de 67 millions d'Européens contre une douzaine de millions de musulmans turcs. Mais la Turquie avait hérité et faite sienne une tradition persane-européenne de première importance : la notion de service armé de la jeunesse, la fotowwat, dont l'expression turque est l'Ordre des Janissaires. Pour Paul Du Breuil, l'origine des chevaleries et des ordres militaires remonte à la conquête de l'Asie centrale et des hauts plateaux iraniens par les peuples européens de la proto-histoire. Elle s'est transmise aux Perses (et aux Parthes), aux Alains, aux Sarmates, aux Goths et aux Arméniens de l'époque médiévale.
    De cette matrice iranienne et pontique, elle est passée, au temps des croisades, à l'Occident. Le nom même de l'Ordre de la Toison d'Or, fondé par les Ducs de Bourgogne, indique une “orientation” géographique vers l'aire pontique (la Mer Noire), l'Arménie caucasienne et l'Iran, berceau de la première organisation militaire rigoureuse des peuples européens, à l'aurore de l'histoire. C'est parce qu'ils ont traversé les territoires des Iraniens et des Arméniens que les Turcs seldjoukides comprennent l'importance d'un ordre militaire similaire à la fotowwat persane. C'est ainsi que naît l'ordre des janissaires, très discipliné, capable de vaincre des armées européennes plus nombreuses, mais moins disciplinées, ainsi que s'en plaint Ogier Ghiselin de Bousbeque, dans un texte qui figure aujourd'hui encore dans l'anthologie de la pensée stratégique de Gérard Chaliand, manuel de base des officiers français.
    La discipline du janissariat ottoman culbute donc les armées serbes, croates et hongroises. La riposte euro­péen­ne sera double : d'une part, les cosaques d'Ivan le Terrible prennent Kazan, la capitale des Tatars en 1552, puis descendent le cours de la Volga et coupent la route d'invasion traditionnelle des peuples hunniques et turcs au nord de la Caspienne, sur le cours de la Volga et dans son delta, à hauteur d'Astrakhan, qui tombe en 1556. Sur mer, les Portugais contournent l'Afrique et tombent dans le dos des puissances musulmanes dans l'O­céan indien. Le cosaque sur terre, le marin sur l'océan ont représenté l'identité active et dynamique, aven­tu­riè­re et risquée de l'Europe au moment où elle était encerclée, de Tanger à Alexandrie, dans les Balkans, sur le Da­nube, sur la Volga et en Ukraine. La double opération maritime et terrestre des Russes et des Portugais des­serre l'étau qui étranglait l'Europe et amorce une lente reconquista, qui ne sera jamais complètement achevée, car Constantinople n'est pas redevenue grecque ; la dissolution bâclée de l'ex-URSS rend cette hypothétique reconquista plus aléatoire que jamais, en créant un espace de chaos non maîtrisable dans les “Balkans eura­siens”.

    Eugène de Savoie : une excellente connaissance de la littérature militaire classique

    L'esprit européen s'est incarné au XVIIe siècle dans un personnage hors du commun : le Prince Eugène de Savoie-Carignan. Garçonnet chétif et disgrâcieux, auquel on impose la tonsure à 8 ans pour en faire un moine, il voue son enfance et son adolescence à l'étude des classiques, mais rêve d'une carrière militaire, que Louis XIV lui refuse mais que l'Empereur d'Autriche accepte avec enthousiasme. Son excellente connaissance des classiques militaires en fait un capitaine méthodique, qui prépare la reconquête des Balkans, en organisant une flotte sur le Danube à l'imitation de celle que les Romains avaient construites à Passau (Batavia) en Bavière. Les plans d'Eugène de Savoie, le “noble chevalier”, permettent, avec la Sainte-Alliance qui allie Polonais, Bavarois, Autrichiens, Hongrois, Prussiens et Russes, de reconquérir 400.000 km2 sur les Ottomans. Avec les victoires successives d'Eugène de Savoie, le ressac des Ottomans est amorcé : ils n'avanceront plus d'un pouce. Quelques décennies plus tard, Catherine II et Potemkine reprennent la Crimée et font de la rive septentrionale de la Mer Noire une rive européenne à part entière, pour la première fois depuis l'irruption des Huns dans l'écoumène de nos peuples.

    L'identité géopolitique européenne est donc ce combat pluri-millénaire pour des frontières stables et “membrées”, pour le libre passage vers le cœur de l'Eurasie, qu'avait réclamé Urbain II à Clermont-Ferrand en prêchant la première croisade.
    L'identité culturelle européenne est cette culture militaire, cet art de la chevalerie, héritée des héros de l'ère avestique. L'identité culturelle européenne est cette volonté d'organiser l'espace, l'ager des Romains, de lui imprégner une marque définitive. Mais aujourd'hui, où en est-on ? Quelle est notre situation objective ?
    Au cours des 15 à 20 dernières années, nous avons accumulé défaite sur défaite. Nos maigres atouts géostratégiques sont tombés les uns après les autres comme s'ils n'étaient qu'un alignement de dominos. La stratégie “mongolomorphe” de Brzezinski semble porter ses fruits. L'Europe et la Russie ne sont plus que des territoires loques, pantelants, sans ressort et sans plus aucune énergie propre. En effet :
    • L'Europe a perdu sur le Danube : la Serbie, territoire qui relie l'Europe centrale danubienne à l'Égée, ancienne route des Doriens et des ancêtres macédoniens d'Alexandre le Grand, est soustraite à toute dynamique positive, vu l'embargo qu'on lui impose depuis Washington. L'Autriche a failli se faire diaboliser de la même manière, à l'époque très récente où Jacques Chirac et Louis Michel faisaient le jeu des Américains. Les armées américaines s'installent en Hongrie, aux mêmes endroits où campaient les légions de Rome pour "membrer" la frontière la plus fragile de l'Europe, la plaine hongroise, la Puszta, qui relie directement notre continent, via les plaines ukrainiennes et les immensités sibériennes, au territoire originel des peuples hunniques.
    • L'Europe et la Russie perdent tous leurs atouts dans le Caucase, où la Géorgie de Chevarnadze joue à fond la carte américano-turque, où l'Azerbaïdjan est complètement inféodé à l'OTAN et à la Turquie, où les Tchétchènes, armés par les Turcs, les Saoudiens et les Américains, tiennent l'armée russe en échec et organisent des attentats sanglants à Moscou, comme en octobre dernier au théâtre Doubrovna. Dans ce contexte caucasien, la malheureuse Arménie est encerclée, menacée de toutes parts, n'a que des ennemis à ses frontières, sauf l'Iran, sur une longueur de 42 km à peine, zone que l'OTAN veut tout simplement “acheter” pour surveiller et menacer l'Iran.
    • L'Europe, la Russie et l'Inde perdent dans le Cachemire, où la présence pakistanaise, solidement ancrée, empêchent la création d'un corridor de communication entre l'Inde et le Tadjikistan et entre celui-ci et la Russie. La présence pakistanaise empêche d'établir le lien qui aurait pu exister entre nos territoires à l'époque des 3 empires juxtaposés, juste avant la catastrophe des invasions hunniques.
    • L'Europe perd dans les mers intérieures : l'Albanie, inféodée au binôme américano-turc, surveille le Détroit d'Otrante. Des navires de guerre américains, basés en Albanie, pourraient complètement verrouiller l'Adriatique et étouffer l'économie de l'Italie du Nord, dont l'axe fluvial, le Pô, débouche dans cette Mer Adriatique, au sud de Venise. L'objectif est justement d'empêcher l'éclosion d'une nouvelle Venise, d'une nouvelle “Sérénissime”, dont l'hinterland serait la Mitteleuropa tout entière. L'objectif est aussi d'empêcher l'Europe de rééditer l'exploit de Don Juan d'Autriche, vainqueur de la flotte ottomane à Lépante en 1571. Qui plus est, l'Europe perd tous ses atouts et son allié potentiel dans le Golfe, zone stratégique de première importance pour contrôler notre sous-continent. En effet, à partir de 1941, quand les Britanniques s'emparent tour à tour de l'Irak, de la Syrie et du Liban, puis, avec l'aide des Soviétiques, de l'Iran, ils se dotent d'une base arrière permettant d'alimenter en matières premières, en matériels de tous ordres et en pétrole, les armées concentrées en Egypte, qui s'empareront de la Libye, de la Tunisie et de l'Italie ; et aussi d'alimenter les armées soviétiques, via les chemins de fer iraniens, la liaison maritime sur la Caspienne et, de là, via la liaison fluviale de la Volga. Seule la bataille de Stalingrad a failli couper cette artère. Comme l'a souvent souligné Jean Parvulesco, l'Europe est à la merci de toute grande puissance qui tiendrait fermement en son pouvoir la Mésopotamie et les régions avoisinantes. Plus bref, Parvulesco a dit : « L'Europe se tient par le Sud-Est ». La victoire anglo-saxonne et soviétique de 1945 en est la plus belle démonstration. Et c'est parce que cette région est vitale, sur le plan géostratégique, que les Américains tiennent à s'en emparer définitivement aujourd'hui, ne veulent plus la lâcher. Le scénario de base est et reste le même. Nous pourrions citer d'innombrables exemples historiques.

    Nous sommes ramenés des siècles en arrière

    Dès lors, cette situation désastreuse nous ramène plusieurs siècles en arrière, au temps où les Ottomans assiégeaient Vienne, où les Tatars étaient solidement installés sur le cours des 2 grands fleuves russes que sont la Kama et la Volga, où les sultans du Maroc envisageaient de reprendre pied dans la péninsule ibérique. Oui, nous sommes revenus plusieurs siècles en arrière depuis les événements du Golfe en 1991, depuis les événements de Yougoslavie dans la décennie 90, depuis l'éclatement de la mosaïque caucasienne et la rébellion tchétchène, depuis l'occupation de l'Afghanistan et depuis celle, toute récente, de l'Irak. Cette situation implique :
    • Que les Européens doivent montrer une unité de vue inflexible dans les Balkans et contester là-bas toute présence turque, saoudienne ou américaine.
    • Que les Européens ôtent toute marge de manœuvre à la Turquie dans les Balkans et dans le Caucase.
    • Que les Européens doivent rendre à nouveau toute circulation libre sur le Danube, en englobant la Serbie dans ce projet.
    • Que les Européens doivent réaliser une triple liaison par canaux, routes et voies de chemin de fer entre Belgrade et Salonique, soit entre l'Europe centrale danubienne et l'Égée.
    • Que les Européens doivent s'assurer la maîtrise stratégique de Chypre, faire pression sur la Turquie pour qu'elle évacue l'île sans condition.
    • Que les Européens appuient l'Arménie encerclée contre l'alliance entre Turcs, Américains, Azéris, Géorgiens, Saoudiens et Tchétchènes.
    • Que les Européens doivent jouer la carte kurde contre la Turquie.
    • Que les Européens appuient l'Inde dans la lutte qui l'oppose au Pakistan, allié des États-Unis, dans la question irrésolue du Cachemire.
    • Que les Européens mènent une politique arabe intelligente, se basant sur les idéologies nationales-étatiques de type baathiste ou nassériennes, à l'exclusion des intégrismes islamistes, généralement manipulés par les services américains, comme ce fut le cas des talibans, ou des frères musulmans contre Nasser, ou des Chiites contre Saddam Hussein.

    Les deux anacondas

    Pratiquer cette géopolitique, à multiples volets, nous conduit :
    • À repenser la théorie de l'anaconda. Pour Karl Haushofer, le célèbre géopolitologue allemand, que l'on redécouvre après une longue éclipse, l'anaconda, ce sont les flottes des puissances maritimes anglo-saxonnes qui enserrent le grand continent asiatique et le condamnent à l'asphyxie. Cet anaconda est toujours là. Mais, il est doublé d'un nouvel anaconda, le réseau dense des satellites qui entourent la Terre, nous espionnent, nous surveillent et nous condamnent à la stagnation. Cet anaconda est, par exemple, le réseau ÉCHELON. L'identité combattante de l'Europe consiste aujourd'hui à apporter une réponse à ce défi. Or le défi spatial ne peut être résolu que par un partenariat avec la Russie en ce domaine, comme le préconise Henri de Grossouvre dans son excellent ouvrage sur l'Axe Paris-Berlin-Moscou.

    • À avoir une politique maritime audacieuse, comme celle qu'avait eue Louis XVI en France. L'Europe doit être présente sur mer, militairement, certes, mais doit aussi revendiquer ses droits aux richesses halieutiques. Ensuite, un système de défense des côtes s'avère impératif.

    • À affirmer son indépendance militaire, à partir de l'Eurocorps, qui pourrait devenir une "Force de Réaction Rapide” européenne, celle-là même à laquelle la Turquie a opposé son veto naguère.

    • À déconstruire les archaïsmes institutionnels qui subsistent encore au sein de l'UE.

    L'identité politique européenne, seule identité vraiment concrète puisque nous savons depuis Aristote que l'homme est un animal politique, un zôon politikon, réside donc, aujourd'hui, en cette époque de calamités, à prendre conscience de nos déboires géopolitiques, que je viens d'énoncer, et à agir pour promouvoir une politique spatiale, maritime et militaire claire. Il est évident que cette prise de conscience et que ce plan d'action n'aboutiront au succès que s'ils sont impulsés et portés par des hommes qui ont le profil volontaire, actif et lumineux, archangélique et michaëlien, que nous ont légué, il y a plusieurs millénaires, les Européens arrivés sur les hauts plateaux iraniens, pour y donner naissance à la tradition avestique, la seule, la vraie, la Grande Tradition, celle de notre “Orient” pré-persan, noyau de toutes les chevaleries opératives.

    ◘ Communication de Robert Steuckers à la « Fête de l'Identité », Santes/Lille, le 28 juin 2003