Il s'agit de deux procès distincts, et le début d'une série qui pourrait être longue.
Parmi elles, 18 informations judiciaires sont à l'instruction : deux concernent nos témoins, Alexandre Frey et Fiorina Lignier, qui ont chacun perdu un œil.
72 procédures, enfin, sont toujours en cours d'analyse au parquet de Paris, qui doit décider des suites à donner.
C'est le cas d'Antonio Barbetta, blessé au pied par un éclat de grenade qui témoigne aujourd'hui. 54 autres procédures ont été classées sans suite, majoritairement parce que les faits étaient insuffisamment caractérisés, ou faute d'avoir pu identifier l'auteur.

Dans cette ville d'à peine 5 000 habitants, il est chez lui.
Le nom de son arrière-grand-père est gravé sur le monument aux morts.
Tout autour, des champs de pommes de terre, de betteraves à sucre et quelques usines qui font vivre les gens d'ici, dont Cornilleau, le leader mondial des tables de ping-pong.
Alexandre, 38 ans, raconte inlassablement cette journée du 8 décembre 2018.
Comme pour y croire vraiment.
« Je suis opéré dans la foulée, 60 ou 80 points de suture je ne sais plus, six heures de bloc. Le chirurgien ne me laisse aucun espoir : vous avez perdu votre œil… Et puis il faut expliquer aux enfants. J'ai dit à mon aîné de 11 ans que son papa était le pirate des Caraïbes, c'était bouleversant pour ce petit bout de chou qui voyait son père à la télé. »
Aimerait-il le rencontrer ?
« Oui, j'aimerais lui parler, il a quand même foutu ma vie en l'air. Je n'ai pas d'esprit de vengeance mais j'estime qu'il n'a plus rien à faire dans les forces de l'ordre. Il était équipé, armé, formé. Moi, je n'avais rien, je n'ai tapé personne, je n'ai pas cassé de vitrine. Et maintenant, je suis comme un mutilé de guerre ».
« Il y a forcément le tireur parmi eux » note Alexandre qui attend d'être reconnu comme victime de violence policière, aidé par son avocat, Me Yassine Bouzrou.
« C'est mon combat maintenant, qu'ils ne tirent plus sur leur peuple, que les LBD soient interdits ».
Antonio Barbetta, 41 ans, silhouette longiligne, arrive en jean baskets mais sans jamais poser son talon droit au sol.
« Un morceau de grenade a traversé mon pied, on m'a dit que je boiterai à vie, mais finalement, par rapport à ceux qui ont perdu une main ou un œil, j'ai de la chance », relativise ce Gilet jaune de la première heure, à qui chaque pas rappelle ce 24 novembre 2018, sur les Champs-Elysées.
Il n'ira pas à Paris ce samedi.
« Je ne suis plus Gilet jaune, ça ne me correspond plus », lance celui qui était pourtant en première ligne de la marche des blessés à Paris pour l'acte 12.
« Trop de clans, un climat malsain », résume ce père de deux enfants, qui a conservé des enregistrements d'appels anonymes malveillants.
« Ça partait du peuple, c'était spontané, mis à part la casse, que je condamne, c'était beau… Moi, ça fait des décennies que je galère », explique ce quadra.
« J'ai toujours trimé depuis que j'ai 18 ans, mais le 10 du mois, c'est toujours pareil, on n'y arrive pas, même sans sortir… Marre de survivre au lieu de vivre. Macron a mon âge mais vraiment pas la même vie ! » lâche, dans un éclat de rire, cet homme qui n'a jamais voté.
Il achète une voiture de 19 ans, qui affiche 240 000 km.
Il la paie 2 500 €, à crédit, et rembourse toujours.
Alors forcément, lorsque le prix du carburant grimpe, le ras-le-bol explose.
« Le 24 novembre 2018, les CRS bloquaient l'accès à l'Elysée, il y avait des charges de ouf, ça brûlait de partout… Moi, je filmais au téléphone lorsqu'un objet gris a explosé au sol. Avec l'adrénaline, j'ai continué à suivre les autres, jusqu'à ce qu'on me dise Monsieur, vous pissez le sang. Des morceaux de fer transperçaient mon pied… Pour moi, c'est game over ! »
Il a subi deux opérations, on lui a posé une plaque de titane dans le pied.
Malgré cela, il abrège son arrêt maladie. « Avec 634 € d'indemnités journalières et 600 € de loyer par mois, c'était vite vu.
Il fallait que je bouffe, que je paye l'électricité, alors j'ai serré les dents », explique Antonio. Aujourd'hui, il est devenu menuisier. « J'installe des escaliers en bois, parfois je porte des blocs de 100 kg sur plusieurs étages. »
Mais l'amertume est là.
« En France, manifester est un droit et on peut repartir mutilé, c'est flippant ! » lance cet homme qui attend toujours des nouvelles sur son enquête depuis que l'IGPN l'a entendu, il y a près d'un an.
Le parquet de Paris indique qu'elle est terminée et doit décider des suites à donner.
En attendant, aucune indemnisation n'est envisageable.
Ses avocats, Mes Kempf et Alimi, ont voulu saisir le doyen des juges d'instruction pour ouvrir une information judiciaire.
« Mais on lui demandait 400 € de consignation », déplore Me Kempf.
« Un tir de grenade m'a touché en plein visage », raconte la jeune femme qui en mai dernier figurait sur une liste identitaire avec Renaud Camus aux européennes.
« J'ai ressenti comme une décharge dans tout le corps, j'avalais mon sang. J'entendais les gens hurler, c'est la panique, je me vois mourir. »
Pour elle et son compagnon, c'était leur première manifestation.
« Je voyais tous ces Gilets jaunes sur les ronds-points, je me disais que c'était le moment de participer. Si on pouvait faire basculer Macron, c'était maintenant. Pas la République, j'y tiens, mais Macron. »
Elle a bien essayé de retourner à l'université, « mais c'est impossible, je ne tiens pas physiquement » même si elle rêve de « retrouver une vie normale ».
Et puis il y a la morphine contre la douleur.
« Je ne veux pas être dépendante. Quelquefois, j'essaie de m'en passer pendant plusieurs jours, mais c'est dur ».
Son procès, ou plutôt celui du tireur, elle l'attend avec impatience, même si elle sait que « cela pourra prendre des années ».
Ce samedi, elle ne sera pas à Paris.
« Mais le 8 décembre, je reviendrai là où j'ai perdu mon œil. C'est une démarche personnelle. »