Entretien avec Robert Steuckers à l’occasion de ses dernières conférences sur la vie et l’oeuvre d’Arthur Koestler
DI: Monsieur Steuckers, vous voilà embarqué dans une tournée de conférences sur la vie et l’oeuvre d’Arthur Koestler, un auteur quasi oublié aujourd’hui, peu (re)lu et dont les livres ne sont plus tous réédités. Pourquoi insistez-vous sur cet auteur, quand commence la seconde décennie du 21ème siècle?
RS: D’abord parce que j’arrive à l’âge des rétrospectives. Non pas pour me faire plaisir, même si cela ne me déplait pas. Mais parce que de nombreuses personnes, plus jeunes que moi, me posent des questions sur mon itinéraire pour le replacer dans l’histoire générale des mouvements non conformistes de la seconde moitié du 20ème siècle et, à mon corps défendant, dans l’histoire, plus limitée dans le temps et l’espace, de la “nouvelle droite”. Commençons par l’aspect rétrospectif: j’ai toujours aimé me souvenir, un peu à la façon de Chateaubriand, de ce moment précis de ma tendre adolescence, quelques jours après que l’on m’ait exhorté à lire des livres “plus sérieux” que les ouvrages généralement destinés à la jeunesse, comme Ivanhoe de Walter Scott ou L’ile au trésor de Stevenson, Les trois mousquetaires de Dumas, Jules Vernes, ou à l’enfance, comme la Comtesse de Ségur (dont mon préféré était et reste Un bon petit diable) et la série du “Club des Cinq” d’Enid Blyton (que je dévorais à l’école primaire, fasciné que j’étais par les innombrables aventures passées derrière des portes dérobées ou des murs lambrisés à panneaux amovibles, dans de mystérieux souterrains ou autres passages secrets). Rien que cette liste de livres lus par un gamin, il y a quarante, quarante-cinq ans, évoque une époque révolue... Mais revenons à ce “moment” précis qui est un petit délice de mes reminiscences: j’avais accepté l’exhortation des adultes et, de toutes les façons, la littérature enfantine et celle de la pré-adolescence ne me satisfaisaient plus.
Koestler m’accompagne maintenant depuis plus de quarante ans
Mais que faire? Sur le chemin de l’école, tout à la fin de la Chaussée de Charleroi, à trente mètres du grand carrefour animé de “Ma Campagne”, il y avait un marchand de journaux qui avait eu la bonne idée de joindre une belle annexe à son modeste commerce et de créer une “centrale du Livre de Poche”. Il y avait, en face et à droite de son comptoir, un mur, qui me paraissait alors incroyablement haut, où s’alignaient tous les volumes de la collection. Je ne savais pas quoi choisir. J’ai demandé un catalogue et, muni de celui-ci, je suis allé trouver le Frère Marcel (Aelbrechts), vieux professeur de français toujours engoncé dans son cache-poussière brunâtre mais cravaté de noir (car un professeur devait toujours porter la cravate à l’époque...), pour qu’il me pointe une dizaine de livres dans le catalogue. Il s’est exécuté avec complaisance, avec ses habituels claquements humides de langue et de maxillaires, par lesquels il ponctuait ses conseils toujours un peu désabusés: l’homme n’avait apparemment plus grande confiance en l’humanité... Dans la liste, il y avait Un testament espagnol d’Arthur Koestler. Je l’ai lu, un peu plus tard, vers l’âge de quinze ans. Et cet ouvrage m’a laissé une très forte impression. Koestler m’accompagne donc depuis plus de quarante ans maintenant.
Le Testament espagnol de Koestler est un chef-d’oeuvre: la déréliction de l’homme, qui attend une exécution promise, les joies de lire dans cette geôle, espace exigu entre deux mondes (celui de la vie, qu’on va quitter, et celui, de l’“après”, inconnu et appréhendé), la fatalité de la mort dans un environnement ibérique, acceptée par les autres détenus, dont “le Poitrinaire”... A quinze ans, une littérature aussi forte laisse des traces. Pendant deux bonnes années, Koestler, pour moi, n’a été que ce prisonnier anglo-judéo-hongrois, pris dans la tourmente de la Guerre Civile espagnole, cet homme d’une gauche apparemment militante, dont on ne discernait plus tellement les contours quand s’évanouissait les vanités face à une mort qu’il pouvait croire imminente.
En 1973, nous nous retrouvâmes en voyage scolaire, sous le plomb du soleil d’août en Grèce. Marcel nous escortait; il avait troqué son éternel cache-poussière contre un costume léger de coton clair; il suivait la troupe de sa démarche molle et avec la mine toujours sceptique, cette fois avec un galurin, type bobo, rivé sur son crâne dégarni. Un jour, alors que nous marchions de l’auberge universitaire, située sur un large boulevard athénien, vers une station de métro pour nous amener à l’Acropole ou à Egine, les “non-conformistes” de la bande —Frédéric Beerens, le futur gynécologue Leyssens, Yves Debay, futur directeur des revues militaires Raids et L’Assaut et votre serviteur— tinrent un conciliabule en dévalant allègrement une rue en pente: outre les livres, où nous trouvions en abondance notre miel, quelle lecture régulière adopter pour consolider notre vision dissidente, qui, bien sûr, n’épousait pas les formes vulgaires et permissives de dissidence en cette ère qui suivait immédiatement Mai 68? Nous connaissions tous le mensuel Europe-Magazine, alors dirigé par Emile Lecerf. La littérature belge de langue française doit quelques belles oeuvres à Lecerf: inconstestablement, son essai sur Montherlant, rédigé dans sa plus tendre jeunesse, mérite le détour et montre quelle a été la réception de l’auteur des Olympiques, surtout chez les jeunes gens, jusqu’aux années de guerre. Plus tard, quand le malheur l’a frappé et que son fils lui a été enlevé par la Camarde, il nous a laissé un témoignage poignant avec Pour un fils mort à vingt ans. Lié d’amitié à Louis Pauwels, Lecerf était devenu le premier correspondant belge de la revue Nouvelle école. Beerens avait repéré une publicité pour cette revue d’Alain de Benoist qui n’avait alors que trente ans et cherchait à promouvoir sa création. En dépit de l’oeuvre littéraire passée d’Emile Lecerf, que nous ne connaissions pas à l’époque, le style journalistique du directeur d’Europe-Magazine nous déplaisait profondément: nous lui trouvions des accents populaciers et lui reprochions trop d’allusions graveleuses. Nous avions soif d’autre chose et peut-être que cette revue Nouvelle école, aux thèmes plus allèchants, allait-elle nous satisfaire?
Koestler et la “nouvelle droite”: le lien? La critique du réductionnisme!
Le conciliabule ambulant d’Athènes a donc décidé de mon sort: depuis cette journée torride d’août 1973 à Athènes, je suis mu par un tropisme qui me tourne immanquablement vers Nouvelle école, même vingt après avoir rompu avec son fondateur. Dès notre retour à Bruxelles, nous nous sommes mis en chasse pour récupérer autant de numéros possible, nous abonner... Beerens et moi, après notre quête qui nous avait menés aux bureaux du magazine, rue Deckens à Etterbeek, nous nous sommes retrouvés un soir à une séance du NEM-Club de Lecerf, structure destinée à servir de point de ralliement pour les lecteurs du mensuel: nouvelle déception... Mais, dans Nouvelle école puis dans les premiers numéros d’Eléments, reçus en novembre 1973, un thème se profilait: celui d’une critique serrée du “réductionnisme”. C’est là que Koestler m’est réapparu. Il n’avait pas été que cet homme de gauche romantique, parti en Espagne pendant la guerre civile pour soutenir le camp anti-franquiste, il avait aussi été un précurseur de la critique des idéologies dominantes. Il leur reprochait de “réduire” les mille et un possibles de l’homme à l’économie (et à la politique) avec le marxisme ou au sexe (hyper-problématisé) avec le freudisme, après avoir été un militant communiste exemplaire et un vulgarisateur des thèses de Sigmund Freud.
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Pourquoi relire Koestler ?
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«Occitanisme et réalité» Interview de Martial Roudier
Martial Roudier, vous étiez présent dans le cortège de la manifestation occitaniste du 24 octobre à Montpellier, que faut-il en retenir une fois les clameurs retombées?
Cette manifestation « pour la langue occitane » s’inscrivait dans un cadre plus global de revendications linguistiques des différents peuples minorisés de France. Ces manifestations ont lieu de façon régulière sur notre territoire puisque la question linguistique en France est dans une impasse depuis de (trop) nombreuses années. Ainsi la dernière manifestation de Toulouse en 2012 avait réuni aux alentours de 30 000 participants.
Ceux qui ont arpenté les rues de Montpellier samedi dernier n’ont pu que constater la maigreur des effectifs rassemblés. Les organisateurs attendaient les 30 000 participants de la session précédente mais hélas ce fut moins de la moitié, voire beaucoup moins, qui a défilé. Sans entrer dans la guéguerre des chiffres -4000 selon la police/15000 selon les organisateurs-, le Midi Libre, plutôt favorable à la manifestation, annonce 6 000 participants… Même si on atteint les 10 000 participants, la mobilisation peut être qualifiée de médiocre. Pas uniquement numériquement parlant, mais symboliquement. Il faut remettre en contexte ces manifestations linguistico-revendicatives dans un cadre international et plus précisément dans le cadre européen qui réunit des composantes socio-économiques similaires. Prenons exemple, et c’est l’objectif que devraient se fixer les fameux « occitanistes » les soi-disant défenseurs de l’identité occitane, prenons exemple donc sur ces deux petits peuples (numériquement parlant) que sont le peuple écossais et notre voisin, notre cousin le peuple catalan. 5 millions et 7 millions et demi de personnes qui poussent le processus d’auto-détermination depuis de longues années. Avec le succès heureux que nous connaissons… Contrairement à nous il faut oser le dire.
N’avez-vous pas l’impression qu’au-delà de la défense de la langue, les organisateurs et le « premier cercle » mettent plus en avant des revendications corporatistes que franchement identitaires.
Le terme de « corporatisme » est parfaitement choisi. Les revendications confèrent souvent à une schizophrénie politique et entretiennent en tous cas la confusion chez les identitaires de cœur. Prenons comme exemple la défiance, voire le rejet de tout ce qui touche à l’idée de Nation et aux frontières qui lui sont consubstantielles. La problématique de base réside dans la définition même de ce qu’être occitan signifie. Dès lors que vous rejetez d’emblée les notions d’identité, de peuple, de nation, d’histoire même -thèmes dont se défient les « occitanistes »-, sur quel socle va s’appuyer votre combat ?
Ainsi les revendications portées par les manifestations occitanistes tournent toutes autour de négociations avec l’éducation nationale. Comme si grapillerquelques places de prof à l’IUFM allaient générer des locuteurs injustement privés de leur langue? Il est de coutume également d’entendre lors de certaines festivités à coloration occitane, festivités qui ressemblent à s’y méprendre à la fête de l’Huma, que l’occitanité est un choix. Comme argument plus inorganique, il n’y a pas mieux. Il est vrai qu’en tant que défenseur chez soi d’une culture minorisée, une certaine attirance vers des modes de vie alternatifs est absolument naturelle : le bio (le vrai, pas le commercial), les modes de vie en sociétés parallèles, les médecines alternatives, les quêtes spirituelles, la remise en question permanente des modes de consommation et j’en passe; mais il n’empêche qu’être d’un peuple c’est avant tout un héritage multi séculaire qui s’est forgé dans la terre et dans le sang. Le reste, à de très rares exceptions près, n’est que délire de consommateur de chanvre.
Sur une banderole d’un groupe d’étudiants de l’Université Paul Valéry, on pouvait lire : « Pas de frontièras, pas de nacions, pas de discriminacions » au-delà de la provocation de potache, sur quoi repose alors la revendication occitaniste ?
Tout simplement sur le fait de parler ou non la langue d’oc ou à la rigueur, l’une de ses variantes (gasconne, provençale…) Ce dernier point ne faisant pas l’unanimité à cause du jacobinisme languedocien de l’IEO et des structures affiliées. La question de l’usage de la langue est une bonne chose en soi mais le problème réside dans le fait que ce concept est malheureusement périmé. Lorsque tout le peuple résidant dans les pays d’Oc est « occitanophone », la langue est d’évidence le premier paramètre qui définit ce peuple mais lorsque ce même peuple est privé d’expression par le biais de réformes successives et d’une éducation nationale qui n’est pas de la même langue, cette dernière devient une exception. Mais le peuple lui, est toujours présent sur son sol! Il faut apporter un bémol à ce postulat et parler également du problème de l’immigration. Encore un énorme tabou chez les dirigeants du mouvement occitan. L’immigration, quand elle revêt des proportions démesurées, déstructure les fondements d’un peuple dans son essence même. D’un point de vue culturel, psychique, physique, la nature même des peuples peuvent changer. Rarement dans le bon sens malheureusement… Quand on parle des conséquences néfastes de l’immigration, on pense évidemment à l’immigration maghrébine mais il faut également prendre en compte l’immigration interne au territoire national français et à l’Europe. Car nous sommes devenus le coin de terre où l’on vient finir ses vieux jours au soleil, voire y toucher son RSA… tranquille pépère. Une maison de retraite doublée d’un pôle emploi!
Vous semblez n’avoir pas une grande estime pour la méthode qui inspire les organisateurs de cette manifestation… avez-vous d’autres reproches à leur faire ?
D’autres travers plombent la revendication occitane. Ils sont nombreux mais certains sont des freins structurels colossaux intrinsèques à l’organisation du milieu « occitaniste ». Le cursus scolaire de la maternelle à la faculté ressemble à l’usine de cadres formatés idéologiquement dont les dictatures communistes ont le secret. Tous les responsables politiques culturels et associatifs sont de gôche, d’ailleurs ils le revendiquent. Qui chez les Verts, qui chez les socialos, qui plutôt anar, telle professeure de fac carrément marxiste… N’oublions pas la collusion entre les partis de gauche nationaux et leurs homologues sudistes… Clientélisme et occitanisme font bon ménage. Et puis les cultureux doivent bien gameller eux aussi, il ne faut donc pas mordre la main qui nourrit tout ce petit monde.
On voit le résultat sur la scène culturelle occitane: 2 pauvres groupes de musique qui se battent en duel, une quasi inexistence de production littéraire. L’absence de visibilité dans la sphère publique en est directement la conséquence. Nous assistons à une professionnalisation de la chose culturelle. Une réserve folklorique à ciel ouvert. Une mise sous perfusion bien orchestrée par Paris mais avec l’assentiment pervers d’une classe dirigeante locale. Le peuple lui, pendant ce temps là, s’acculture complètement et ne sait plus d’où il vient. Parfait petit pion mondialisé sans racines ni rêves. Car, pour citer Mistral, sans la langue, pas de clef.
Pour remonter la pente quelle est la première mesure que doit prendre le « mouvement occitaniste » ?
Les dirigeants du mouvement occitaniste sont issus d’une caste très fermée dont le terreau culturel politique se situe dans la pire des extrêmes gauches françaises qui se renouvelle filialement.
Les penseurs et donc ceux qui impriment la direction du mouvement sont, pour la plupart, issus du corps professoral et par conséquent touchent leur salaire directement de l’Etat français, auxquels ils devraient en principe s’opposer. On assiste donc à un jeu de dupes où ce sont les amoureux de la culture occitane qui se retrouvent cocus. Comme un ouvrier qui délègue sa défense à un syndicat chargé de lutter à sa place contre le méchant patron. On sait très bien que les collusions syndicat/patronat sont bien rodées…
Pour tout ceci et pour tant d’autres choses encore, il apparaît nécessaire de « décapiter » la direction du mouvement occitaniste et de la remplacer par de vrais acteurs de la vie locale, eux, sincères patriotes. Il est peut être encore temps…
Lengadoc-info.com, 2015, dépêches libres de copie et diffusion sous réserve de mention de la source d’origine.
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Jean Thiriart, théoricien de la révolution européenne
Rares sont les Français chez qui le nom de Jean Thiriart évoque un souvenir. Pourtant de 1960 à 1969, au travers de l’organisation européenne transnationale Jeune Europe et du mensuel La Nation Européenne celui-ci anima la première tentative, restée inégalée, de création d’un parti nationaliste révolutionnaire européen, et définit clairement dans ses écrits ce qui forme maintenant le corpus doctrinale d’un partie non négligeable des mouvements nationalistes d’Europe.
Né dans une grande famille libérale de Liège qui éprouve de fortes sympathies pour la gauche, Jean Thiriart milite d’abord dans la Jeune Garde Socialiste et à l’Union Socialiste Anti-Fasciste, puis durant la seconde guerre mondiale au Fichte Bund (une ligue issue du mouvement national-bolchevick hambourgeois des années 20), et aux Amis du Grand Reich Allemand, association qui regroupe en Belgique romane d’anciens éléments d’extrême-gauche favorables à la collaboration européenne, voire à l’annexion dans le Reich.
Condamné à trois ans de prison à la «Libération», Thiriart ne refait politiquement surface qu’en 1960, en participant, à l’occasion de la décolonisation du Congo, à la fondation du Comité d’Action et de Défense des belges d’Afrique qui devient quelques semaines plus tard le Mouvement d’Action Civique. En peu de temps Jean Thiriart transforme ce groupuscule poujadiste en une structure révolutionnaire efficace qui - estimant que la prise du pouvoir par l’OAS en France serait de nature à être un formidable tremplin pour la révolution européenne - apporte un soutien efficace et sans faille à l’armée secrète.
Parallèlement, une réunion est organisée à Venise le 4 mars 1962. Participent à celle-ci, outre Thiriart qui représente le MAC et la Belgique, le Mouvement Social Italien pour l’Italie, Le Parti Socialiste de l’Empire pour l’Allemagne, et le Mouvement de l’Union d’Oswald Mosley pour la Grande Bretagne. Dans une déclaration commune, ces organisations déclarent vouloir fonder « Un Parti National Européen, axé sur l’idée de l’unité européenne, qui n’accepte pas la satellisation de l’Europe occidentale par les USA et ne renonce pas à la réunification des territoires de l’Est, de la Pologne à la Bulgarie, en passant par la Hongrie ». Mais le Parti National Européen n’aura qu’une existence extrêmement brève, le nationalisme archaïque et étriqué des Italiens et des Allemands leur faisant rapidement rompre leurs engagements pro-européens.
Cela ajouté à la fin sans gloire de l’OAS fait réfléchir Thiriart qui conclut que la seule solution est dans la création de toute pièce d’un Parti Révolutionnaire Européen, et dans un front commun avec des partis ou pays opposés à l’ordre de Yalta.
Aboutissement d’un travail entamé dès la fin 1961 le MAC se transforme en janvier 1963 en Jeune Europe, organisation européenne qui s’implante en Autriche, Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays Bas, Portugal et Suisse. Le nouveau mouvement tranche par son style sur les habituels mouvements nationalistes. Il est très fortement structuré, il insiste sur la formation idéologique dans de véritables écoles de cadres, il tente de mettre en place une centrale syndicale embryonnaire, le Syndicat Communautaire Européen. De surcroît, Jeune Europe souhaite fonder des Brigades Révolutionnaires Européennes pour débuter la lutte armée contre l’occupant américain, et cherche un poumon extérieur. Ainsi des contacts sont pris avec la Chine communiste, la Yougoslavie et la Roumanie, de même qu’avec l’Irak, l’Egypte et la résistance palestinienne.
Si Jean Thiriart est reconnu comme un révolutionnaire avec lequel il faut compter - il rencontre Chou-En-Laï en 1966 et Nasser en 1968, et est interdit de séjour dans cinq pays européens ! - et si l’apport militaire de ses militants au combat antisioniste n’est pas contesté - le premier européen qui tombera les armes à la main en luttant contre le sionisme, Roger Coudroy, est membre de Jeune Europe - ses alliés potentiels restent inhibés par des réflexes idéologiques ou de bienséance diplomatique qui ne leur permettent pas d’accorder à Jeune Europe l’aide financière et matérielle souhaitée. De surcroît après les crises de la décolonisation l’Europe bénéficie d’une décennie de prospérité économique qui rend très difficile la survie d’un mouvement révolutionnaire. Cependant la presse de l’organisation, tout d’abord Jeune Europe, puis La Nation Européenne, a une audience certaine et compte des collaborateurs de haut niveau parmi lesquels on peut citer l’écrivain Pierre Gripari, le député des Alpes-Maritimes Francis Palmero, l’ambassadeur de Syrie à Bruxelles Selim El Yafi, celui d’Irak à Paris Nather El Omari, ainsi que Tran Hoai Nam, chef de la mission vietcong à Alger, de plus des personnalités telles que le leader noir américain Stockeley Carmichel, le coordinateur du secrétariat exécutif du FLN Cherif Belkacem, le commandant Si Larbi et Djambil Mendimred, tous les deux dirigeants du FLN algérien, ou le prédécesseur d’Arafat à la tête de l’OLP, Ahmed Choukeiri, acceptent sans difficultés de lui accorder des entretiens. Quant au général Peron, en exil à Madrid, il déclarera «Je lis régulièrement La Nation Européenne et je partage entièrement ses idées. Non seulement en ce qui concerne l’Europe mais le monde».
En 1969, déçu par l’échec relatif de son mouvement et par la timidité de ses appuis extérieurs, Thiriart renonce au combat militant. Malgré les efforts de certains de ses cadres, Jeune Europe ne survivra pas au départ de son principal animateur. C’est toutefois de sa filiation que se revendiquent, au début des années 70, les militants de l’Organisation Lutte du Peuple en Allemagne, Autriche, Espagne, France, Italie et Suisse, dans les années 80 les équipes des revues belge Volonté Européenne et française Le Partisan Européen, ainsi que la tendance Les Tercéristes Radicaux au sein du mouvement NR français Troisième Voie. Jean Thiriart sortira de son exil politique, en 1991, pour soutenir la création du Front Européen de Libération dans lequel il vit le seul successeur de Jeune Europe. C’est avec une délégation du FEL qu’il se rendit à Moscou en 1992 pour y rencontrer les dirigeants de l’opposition russe à Boris Eltsine. Malheureusement Jean Thiriart fut fauché par une crise cardiaque peu de temps après son retour en Belgique. Il laissait inachevé plusieurs ouvrages théoriques dans laquelle il analysait l’évolution nécessaire du combat anti-américain du fait de la disparition de l’URSS.
Inspiré par Machiavel et Pareto, Thiriart se dit « un doctrinaire du rationnel » et rejette les classifications habituelles de la politique, il aime à citer la phrase d’Ortega y Gasset « Etre de gauche ou de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale ». Le nationalisme qu’il développe est un acte de volonté, le souhait commun d’une minorité de réaliser quelque chose. Ainsi il est basé uniquement sur des considérations géopolitiques. Seules, pour lui, ont de l’avenir les nations d’ampleur continentale (USA, Chine, URSS), si donc on veut rendre sa grandeur et son importance à l’Europe, il convient d’unifier celles-ci, cela en constituant un Parti Révolutionnaire de type léniniste qui débute immédiatement la lutte de libération nationale contre l’occupant américain et ses collaborateurs, les partis du système et les troupes coloniales de l’OTAN. L’Europe de l’Ouest, libérée et unifiée pourrait alors entreprendre des négociations avec l’ex-URSS pour construire le Grand Empire Européen de Galway à Vladivostock, seul capable de résister à la nouvelle Carthage américaine, et au bloc chinois et à son milliard d’habitants.
Opposé aux modèles confédéraux ou fédéraux, ainsi qu’à « L’Europe aux cent drapeaux », Thiriart qui se définit comme un « jacobin de la très-Grande Europe » veut construire une nation unitaire conçue sur la base d’un nationalisme d’intégration, d’un empire extensif apportant à tous ses habitants l’omnicitoyenneté et héritier juridique et spirituel de l’Empire romain.
Sur le plan économique Thiriart rejette « l’économie de profit » (capitalisme) et « l’économie d’utopie » (communisme) pour prôner « l’économie de puissance » qui vise au développement maximum du potentiel national. Bien sûr dans son esprit la seule dimension viable pour cette économie est la dimension européenne. Disciple de Johann Gottlieb Fichte et de Friedrich List, Thiriart est partisan de « l’autarcie des grands espaces ». Ainsi l’Europe, sortie du FMI et dotée d’une monnaie unique, protégée par de solides barrières douanières, et veillant à son auto-suffisance pourrait échapper aux lois de l’économie mondiale.
Bien que datant du milieu des années 60, les livres de Jean Thiriart restent étonnamment actuels. Dès 1964, il décrit la disparition du « parti russe » en Europe, cela plus de 10 ans avant la naissance de l’eurocommunisme et près de vingt-cinq ans avant les bouleversements des pays de l’est. De même sa description du parti américain, des milliers de « Quisling US », est toujours la réalité de l’Europe d’aujourd’hui comme l’ont illustré récemment les positions de la plupart des hommes politiques lors de la guerre du Golfe, les affrontements dans l’ex-Yougoslavie ou les derniers sursauts africains. Et son analyse de l’impérialisme américain n’a pas pris une ride, en 1966 il conseillait d’ailleurs de lire le Yankee James Burham, conseil qu’il est encore temps de suivre pour trouver dans le livre de ce dernier Pour la domination mondiale des phrases comme celles-ci : « Il faudrait renoncer à ce qui subsiste de la doctrine de l’égalité des nations. Les USA doivent ouvertement se porter candidats à la direction de la politique mondiale ».
Contestable par certains côtés (jacobinisme outré, trop grande rationalité, etc.), nous ne l’ignorons pas, Thiriart reste un de nos grand maître à penser pour ce siècle finissant. Il nous appartient de nous nourrir de ses théories, de les évaluer et de savoir les dépasser pour aborder les lendemains de l’an 2000.Christian Bouchet
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LE MYTHE COMME ENJEU : LA REVUE “ANTAIOS” DE JÜNGER ET ELIADE
La publication Antaios [1959-1971] scelle la fructueuse rencontre de deux hommes : l’un, Ernst Jünger, auteur allemand à la réputation que l’on voudrait outre-Rhin sulfureuse, l’autre, Mircea Eliade, roumain de l’exil, comparatiste et brillant historien des religions. En commun, les deux hommes se sont interrogés sur la nature du Sacré. sur la place que l’homme occupe dans l’histoire. Il ne nous revient pas ici, dans le cadre exigeant mais forcément restrictif d’un article. de retracer ce que furent les siècles qui précédèrent un tel questionnement. Cependant, nous ne saurions oublier que l’histoire, telle que nous la percevons aujourd'hui, est mouvementée, viciée, source d’éternelles inquiétudes, et qu’elle ne cesse de nous rappeler nos limites, la présomption de nos œuvres. L’homme, au sortir des embrasements européens, pris dans les rets de l’histoire au sein d’un monde nihiliste, respire la mort, celle des autres tout en étant obsédé par la sienne propre, car ce que nous appelons l’histoire est somme toute l’histoire de la mort. Or, Antaios, moyen d’expression dirigé vers un public, marque la volonté de se libérer des contraintes visibles de l’histoire et de retrouver la puissance d’un monde riche de sève originelle.
L’enjeu était grand. Comme par un acte de défi métaphysique, Jünger et Eliade portèrent l’exigence d’un combat spirituel contre l’angoisse du monde moderne, amnésique et déraciné. Dans un souci pédagogique, les responsables d’Antaios procédèrent à des rappels de l’histoire spirituelle de notre planète et puisèrent leur énergie dans un passé lumineux, dans le patrimoine mythologique que partagent toutes les religions. Le recours au mythe apparaît, dans la bataille idéologique que mène Jünger, comme la clef de voûte de tout un système de pensée, le seul capable d’expliquer le rapport que l’homme entretient au Temps, à l’éternité et à la liberté. Par la connaissance des mythes donc, mais aussi par celle des beaux-arts, par la maîtrise de l’esprit sur le monde, les hommes d’Antaiosdevaient penser qu’il était possible de rééquilibrer la conscience humaine, de créer un nouvel humanisme, une anthropologie où microcosme et macrocosme correspondraient à nouveau. Ils témoignèrent aussi de cette certitude qu’un redressement spirituel était encore envisageable dans les années 60, et qu’il pouvait mettre fin à la décadence ou aux affres d’un temps d’Interrègne.
La revue, éditée par la maison Klett, fut imprimée pendant dix ans, de 1960 (mai 1959/mars 1960) à mars 1971. Si, au début de la création, le tirage des cahiers, chacun contenant environ une centaine de pages, s’élevait à 2.000 et jusqu’à 3.000 exemplaires bimestriellement, celui-ci tomba à 1.200 exemplaires en fin de parcours. La revue n’était donc plus rentable. Selon Klett (1), le périodique était lu principalement par des scientifiques, des lecteurs appartenant à une couche dirigeante intellectuelle constituée par tous les groupes socio-professionnels de la population.
Ernst Jünger livra 17 articles dont le contenu diffère fort de ceux qu’il avait publiés à la fin des années 20, lorsqu’il se voulait le chantre de l’héroïsme et l’annonciateur de l’ère des Titans ! Dans cette revue, Jünger fit paraître en primeur des passages de livres non encore édités (2). Eliade publia 14 articles, traductions en allemand de chapitres d’ouvrages déjà parus. Dans la grande liste des noms ayant collaboré à Antaios, nous retiendrons d’une part les signatures involontaires, témoins des orientations de Jünger ou d’Eliade : ainsi Quincey, Hamann, Eckartshausen, Schlegel, Keyserling ; d’autre part, nous avons les contemporains aux noms souvent bien connus : Michaux (1960), Corbin (1961/62/64), Kerényi (1966), Evola (1960/62/68/70), Borgès (1962), Caillois (1959/62/63/68), Jouhandeau (1960/65), Schuon (1965/66), de Vries (1960/62), Cioran, frère d’exil d’Eliade (1962/63/65/66) et l'inévitable cadet Friedrich Georg Jünger (1960/62/65). Dans cette liste de noms assurément exhaustive mais nullement innocente, nous observons le silence insolite d’un métaphysicien marquant : René Guénon. Certes, ce dernier mourut au Caire en 1951, mais l’apport guénonien n’avait-il pas sa place dans Antaios sous forme de traduction d’un chapitre, ou d’articles le présentant au public germanophone ? De plus, Schuon et Evola, dont les travaux parurent dans la revue, se reconnaissent comme disciples ou proches, intéressés par les thèses guénoniennes.
L’absence dit parfois plus que les discours mais il est délicat de tirer des conclusions quand seules des suppositions peuvent élucider les raisons d’un tel silence. Il est évident que Jünger, fort bien instruit de la culture française et des courants ésotérisants, connaissait à cette époque les travaux de Guénon ; d’ailleurs ne cite-t-il pas furtivement l’ouvrage de Guénon, paru en 1930, Orient et Occident, dans Approches, Drogues et Ivresses (3) ? Guénon, qui avait très tôt constaté la rupture de l’Occident avec sa tradition, dénonça l’invasion dévorante et néfaste du système subversif d’anti-valeurs occidental à l’échelle de la planète. En 1930, Guénon déplorait que le savoir traditionnel des peuples conquis était condamné non pas, certes, à disparaître mais bien à se cacher, forcé ainsi dans d’ultimes retranchements par une colonisation aussi idéologique, forte d’une avancée économique et d’un pseudo-progrès matériel. Sur la question de l’actuel désordre, nous pouvons trouver chez Jünger plus d’une position et d’un argument concordant avec le discours guénonien. La méfiance de Jünger à traiter directement de la politique contemporaine depuis l’arrivée au pouvoir des forces du nazisme, le rapprochent de Guénon :
« Nous n’avons pas l’habitude, dans nos travaux, de nous référer à l’actualité immédiate, car ce que nous avons constamment en vue, ce sont des principes, qui sont, pourrait-on dire, d’une actualité permanente, parce qu’ils sont en dehors du temps… Ce qui nous a frappé surtout dans les discussions dont il s’agit, c’est que, ni d’un côté ni de l’autre, on n’a paru se préoccuper tout d’abord de situer les questions sur leur véritable terrain, de distinguer d’une façon précise entre l’essentiel et l’accidentel, entre les principes nécessaires et les circonstances contingentes ; et, à vrai dire, cela n’a pas été pour nous surprendre, car nous n’y avons vu qu’un nouvel exemple, après bien d’autres, de la confusion qui règne aujourd’hui dans tous les domaines, et que nous regardons comme éminemment caractéristique du monde moderne » (4).
Jünger fut-il gêné par la conversion à l’Islam de Guénon, dont l’initiation au soufisme intervint dès 1912 ? L’ère du Travailleur que Jünger avait annoncée en 1932, l’esprit des Temps d’Interrègne si méticuleusement mis à nu dans les romans "utopiques" n’auraient-ils que faire du message d’une religion révélée, devenu inadéquat et obsolète ? Dans l’attente de nouveaux dieux, Jünger y vit-il le tribut à payer d’hommes épris d’absolu à ce que Spengler nomma une "seconde religiosité'' ? Pourtant, Jünger ne pouvait ignorer la force et l’originalité avec laquelle Guénon dénonça la contre-initiation et son fatras idéologique… Où Jünger serait-il ici plus proche des objections d’Eliade ? Ce dernier avait découvert relativement tard les livres de Guénon et, s’il les avait lus avec intérêt, il n’en était pas moins irrité par « l’aspect outrancièrement polémique de Guénon », « son rejet brutal de toute la civilisation occidentale », « ce mépris opaque envers certaines œuvres de l’art et de la littérature moderne », « ce complexe de supériorité qui le poussait à croire… qu’on ne peut comprendre Dante que dans la perspective de la ''tradition'', plus exactement celle de René Guénon » (5).
Antaios marque une entreprise d’hommes, décidés à agir dans l’histoire, dans un monde où la spiritualité en est de plus en plus exclue et se trouve en réaction contre le culte de la pensée abstraite, telle qu’elle fut honorée au siècle dernier. Les armes dont ils se servirent furent la force du mot et leur connaissance du monde traditionnel, historique, littéraire. Les buts que s’assignèrent Mircea Eliade et Ernst Jünger en éditant la revue Antaios, Zeitschrift für eine neue Welt (Antaios, périodique pour un monde nouveau) sont exposés dans un programme écrit par Jünger, composé de sept petits paragraphes. Les thèmes abordés dans la revue tournent principalement autour d’un thème spécifiquement humain, le rapport de l’homme au sacré en Europe païenne ou chrétienne ou dans d’autres civilisations, sur d’autres continents. L’un des points essentiels de ces directives, c’est qu’Antaios doit nourrir l’ambition de connaître, de comprendre les racines de sa culture et de son passé, d’être à la recherche de significations des diverses expressions religieuses ou artistiques.
Le titre de la revue ouvre le combat : Antaios (7), le géant issu de l’union de Poséidon et de Gaïa, entretenait une relation exceptionnelle à sa mère, la Terre. C’est de Gaïa qu’il tirait sa vie et sa force sans cesse renouvelée, toujours identique. Le respect antique pour la Terre-Mère évoque Nietzsche pour qui l’homme doit obéir à ce que veut la Terre. Certes, et Jünger insiste sur ce point, l’homme moderne appréhende la terre d’une manière différente que ne le fit l’homme traditionnel, qu’il s’agisse du point de vue économique, technique ou politique ; de plus, le mythe comme il exista à une époque donnée ne saurait être restauré.
L’affaiblissement du monde mythique est irrévocable depuis que Hérodote, quittant la nuit mythique pour se diriger vers la luminosité du savoir historique de Thucydide, conféra un nouveau caractère à l’esprit (8). Cependant, pour Jünger, l’homme après avoir déblayé les ruines de l’ancien ordre, se dirige vers un monde métahistorique, vers de nouveaux mythes ; l’homme, fils de la Terre, pourra supporter la croissance monstrueuse en pouvoir et espace lorsqu’il lui aura trouvé un pendant, puisé dans les profondeurs archaïques et sacrées. En ceci, la désignation de la revue est donc révélatrice d’un système de pensée.
Une place forte est nécessaire pour appréhender le temps, idée que nous trouvons formulée par Jünger dès 1938 dansLes Falaises de marbre : des hauteurs d’un ermitage aux buissons blancs où se sont retirés deux « anciens polytechniciens subalternes du pouvoir », les deux frères, devenus savants herboristes, voient leur sens, leur perception des choses s’affiner (9). « La position doit en même temps être élevée : cela signifie qu’elle doit présenter au regard non seulement le passé définitivement révolu, mais aussi les événements du présent avec ses figures et ses problèmes et, au~delà, les possibilités de l’avenir » (10).
Du mythe, noyau inamovible, phénomène intemporel, l’homme gagne donc un aperçu sur le passé, le présent et l’avenir. Les trois dimensions du temps sont perçues comme semblables à l’instant où les forces et puissances temporelles reculent. C’est à partir de cette identité des différents aspects de ce triptyque que Jünger se concentre sur ce qu’il y a de plus typique : « Le mythe, au-delà de la signification plus étroite du mot, est compris comme puissance qui fonde l’histoire et, revenant sans cesse, brise le flux des événements » (11).
La volonté de Jünger et d’Eliade, telle qu’elle apparaît dans la perspective commune, est de servir la cause de la liberté dans le monde. « Un monde libre ne peut être qu’un monde spirituel » (12) et, pour expliquer la démarche d’Antaios, Jünger précise que « La liberté croît avec la vue d’ensemble spirituelle, avec l’acquisition de lieux, solides et élevés, où l’on peut se tenir » (13). Et ces postes fortifiés et élevés dont Jünger nous parle et qui ne sont pas sans éveiller le souvenir des lointains et dangereux "postes perdus", nous les trouvons sur de nombreux chemins : ceux de la théologie, de la philosophie, de l'art.
Idéologies et disciplines, des "béquilles" sont certes là pour aider l’homme ; mais on les abandonne, une fois la guérison achevée, tout comme on relègue les béquilles dans les lieux saints et sanctuaires, une fois le miracle accompli. Ainsi, les deux hommes dans ce programme, se proposèrent-ils ni plus ni moins d’œuvrer à un renouveau psychique, à une "guérison" du lecteur, à lui permettre de supporter les pressions de l’histoire contemporaine, à lui faire oublier ce qu’Eliade a nommé "la terreur de l’histoire" : « La terreur de l’histoire, c'est pour moi l’expérience d’un homme qui n'est plus religieux, qui n’a donc aucun espoir de trouver une signification ultime au drame historique, et qui doit subir les crimes de l’histoire sans en comprendre le sens… Mais les événements historiques sont vidés de toute signification transhistorique et, s’ils ne sont plus ce qu’ils étaient pour le monde traditionnel — des épreuves pour un peuple ou pour un individu —, nous avons affaire à ce que j’ai appelé la "terreur de l’histoire" » (14). C’est dans une perspective assez proche que Jünger formule dans son Traité du Rebelle : « C’est aussi la question qui de nos jours se dissimule derrière toute peur du temps. L’homme se demande comment il pourra échapper à la destruction » (15).
Jünger rend compte d’une terreur propre au monde moderne : l’homme peut en utilisant notamment les moyens techniques qu’il a lui-même créés, détruire les principes de la vie. La technique, symbole de l’orgueil humain et de l’œuvre des Titans, se mesure à des mystères qui, de loin, devraient la dépasser ; une raison pour laquelle Jünger, sans doute, demeure d’un scepticisme méfiant quand il songe aux recherches génétiques. La mort ne cesse-t-elle d’endeuiller nos plus belles victoires techniques ? Jadis, la fin du monde était conçue comme la conséquence directe d’un châtiment divin, ainsi le déluge ou la destruction de Sodome. Aujourd’hui, et c’est en cela que réside la nouveauté, cette peur est dépourvue de tout aspect transcendant et métaphysique car la fin du monde peut être le fruit de l’hybris humaine.
Pour Jünger tout comme pour Eliade, la crise que connaît l’homme moderne est en grande partie de nature religieuse car elle marque la prise de conscience d’une totale absence de sens. Jünger comprend l’histoire de l’homme comme le lieu d’affrontement dialectique de la liberté. Cet affrontement, il le projette à l’intérieur de chaque être : en chacun de nous se disputent âprement la liberté et la tyrannie, les mythiques représentations de l’Est et de l’Ouest jüngerien. Cette liberté, l’homme la trouve en lui-même quand s’harmonisent les exigences déterminantes du mythe et du présent historique, bref, entre rêve et conscience, car le monde onirique relève du monde des archétypes. Pour Jünger, l’homme gagne la liberté en acquiesçant à la nécessité de l’ordre cosmique, en acceptant le "Meurs et le deviens !", en ayant conscience d’une unité supratemporelle.
Les dix années d’Antaios ont ainsi tenté de rétablir un ordre entre profane et sacré comme s’il était certain que « Le mythe est le socle anthropologique sur lequel s’élève la signification historique » (16).
► Isabelle Rozet, Antaïos n°2, 1993.
Notes :
(1) Se reporter à l’article mordant de Hornung, paru dans Die Horen, Jg. 16, 197, « Ernst Jünger freie Welt - Antaios », pp. 108-109.
(2) Ainsi :- — Antaios 1, 1960, p. 113 sq. : "Sgraffiti" / Ibid., p. 209 sq. : "An der Zeitmauer" / Ibid., pp. 525-526 : "Vierblätter"
- — Id. 2, 1961, pp. 93-122 : "Ein Vormittag in Antibes"
- — Id. 3, 1962, pp. 1-17 : "Sardische Heimat"
- — Id. 4, 1963, pp. 209-260 : "Das spanische Mondhorn" / Ibid., pp. 309-312 : "November"
- — Id. 5, 1964, pp. 1-27 : "Yon der Gestalt" / Ibid., pp.493-518 : "Maxima / Minima"
- — Id. 7, 1966, pp. 1-11 : "Grenzgange" / Ibid., pp. 310-318 : "Alfred Kubin"
- — Id. 9, 1968, pp. 21-35, "Tage auf Fonnosa"
- — Id. 10, 1969, pp. 1-17 : "Drogen und Rausch" / ibid., pp. 313-336 : "Ceylan"
- — Id. 11, 1970 : "lm Granit"
- — Id. 12, 1971, pp. 1-29 : "Lettern und Ideogramme" / lbid., pp. 193-215 : "Annaherungen".
(3) Annäherungen, Drogen und Rausch, Klett, Stuttgart, 1970, 1980, Ullstein Taschenbuch, p.50.
(4) R. Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, 1929, p. 3.
(5) M. Eliade, L’Épreuve du Labyrinthe : Entretiens avec Claude-Henri Roquet, 1978, 1985, p. 170.
(6) Cf. in Sämtliche Werke : Essays VIII : "Ad hoc", p.167-168.
(7) Friedrich Georg Jünger nous rappelle dans le premier numéro de la revue quelles étaient les vertus et les caractéristiques du géant : in Antaios n°1, 1960, pp. 81-86.
(8) Voir à ce propos l’essai An der Zeitmauer (Le Mur du Temps), première parution dans Antaios n°1, pp. 209-226, Stuttgart, 1959.
(9) Auf den Marmorklippen (Sur les Falaises de marbre), Hamburg, 1939, p. 26.
(10) "Antaios" in Sämtliche Werke, p.167.
(11) Ibid.
(12) Ibid.
(13) Ibid.
(14) M. Eliade, L’Épreuve du Labyrinthe…, 1978, 1985, p. 146-147.
(15) Der Waldgang, Werke, Essays I, "Betrachtungen zur Zeit", p. 320 (traduit en Traité du Rebelle).
(16) G. Durand, Science de l’homme et tradition : Le nouvel esprit anthropologique, L'île verte, Berg international, 1979, p. 86. -
Premier Forum de la dissidence – première partie
2015, année radicale, année décisive !
Polémia invite ses lecteurs à suivre la chronique, en trois parties,
du
PREMIER FORUM DE LA DISSIDENCEAujourd’hui, une mise en condition par la présentation d’un décor connu de tous.
Islamisme, immigration, recul des libertés… prennent un tournant radical. Les solutions le seront aussi !
La radicalisation migratoire
2015 marque l’accélération radicale du Grand Remplacement des Européens. La crise migratoire des « réfugiés » confirme la clairvoyance de Jean Raspail avec son Camp des saints : le chaos des « réfugiés » s’est installé en Europe. La répartition autoritaire de ces mêmes « migrants » dans les différents pays d’Europe, à l’initiative de l’Allemagne, démontre que ce Grand Remplacement nous est imposé par l’oligarchie pour le seul profit du patronat.
La radicalisation islamiste
2015 est d’abord l’année de la radicalisation islamiste, avec les attentats en France et les succès de l’Etat Islamique en Syrie, renforcé par l’apport de nombreux djihadistes soi-disant « européens ».
La radicalisation totalitaire
2015 confirme le caractère de plus en plus carcéral de l’Union européenne (UE).
En Grèce, un gouvernement démocratiquement élu a été mis à genoux par l’oligarchie financière. La démocratie européenne est née en Grèce : elle vient d’y être enterrée par l’euro.
La complicité des pouvoirs européens dans l’espionnage de leurs propres populations par les USA, l’adoption par ces pays de législations liberticides au nom de la « lutte contre le terrorisme », le harcèlement judiciaire dont sont victimes dissidents et partis populistes démontrent une chose : l’UE devient une prison-forteresse, mais pour les seuls Européens.
La radicalisation belliciste
2015 voit enfin la radicalisation occidentale vis-à-vis de la Russie, conformément à la stratégie américaine suivie servilement par les Européens. Sanctions économiques, manœuvres militaires agressives, assistance militaire à l’Ukraine… La liste des provocations à l’encontre de Moscou ne cesse de s’allonger, risquant de nous précipiter dans le chaos.
A situation extrême solutions radicales ?
L’oligarchie et ses chiens de garde médiatiques ne cessent de diaboliser ces Européens qui sont aujourd’hui tentés par « les solutions extrêmes » et les partis populistes.
Solutions extrêmes ? Oui, à l’image des situations extrêmes qu’ils subissent : chômage, précarité, fiscalité, insécurité, déclin des services publics, préférence étrangère pour l’accès aux prestations sociales et au logement, sentiment de devenir étranger dans son propre pays…
Les partis populistes ou identitaires deviennent de plus en plus populaires en Europe, parce que de plus en plus d’Européens comprennent que le sursaut passera par des solutions… radicales.
Polémia (1) 30/10/2015
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Julius Evola et Mircea Eliade : une amitié oubliée 2/2
En raison de la perte de ses cahiers, Eliade se rappelle mal et confond donc les années, ou bien il superpose deux visites rapprochées. Je crois pourtant qu’il s’agit d’une seule visite, parce que, aussi bien dans son journal personnel que dans ses mémoires, il ne s’en souvient que d’une et il en donne une description similaire. Donc, d’après les lettres inédites d’Evola dont les originaux se trouvent dans les Archives de Handoca, cette rencontre peut être située de manière très précise : d’après les dates et les lieux de provenance des lettres, le penseur italien se déplaçait encore à l’époque avec une certaine facilité, grâce à différents amis, pour aller passer des périodes de repos dans diverses localités ou peut-être aussi pour des visites de contrôle au "Centro Putti". C’est ainsi, qu’ayant su qu’Eliade serait arrivé à Rome le 5 mai 1952 pour une conférence, il lui écrit de Bologne le 6 avril : « J’espère vous voir à l’occasion de votre passage à Rome, si vous restez quelques jours après la date de votre conférence (le 5 mai) ; du fait que je crains de ne pas être de retour à Rome avant le 11 mai ». Il lui écrit encore le 19 avril, toujours de Bologne : « Quand vous serez à Rome, écrivez-moi un petit mot, je vous en prie, à mon adresse — Corso Vittorio Emanuele 197 — pour me communiquer votre numéro de téléphone. Je vous avertirai tout de suite dès mon retour. Mon numéro de téléphone à Rome est le 562123 ».
On peut tout de suite remarquer que, si Evola écrivait à Eliade, ce dernier ne pouvait pas être en voyage pour l’Italie, mais devait avoir un domicile fixe à Paris. Donc, le souvenir du chercheur roumain d’une rencontre avec Evola en avril 1951 à la fin de son voyage en Italie est un souvenir erroné. Est correct par contre celui de l’avoir averti à l’avance de sa visite par un coup de téléphone, visite qui eut lieu donc après le 11 mai, vu que Eliade avait décidé, à ce qu’il semble, d’attendre le retour de Evola à Rome ; et il s’agissait probablement d’un mois de mai particulièrement lourd vu que, autre souvenir erroné, dans son journal Eliade considère qu’il s’agit même du mois d’août. Et c’est ainsi que le 25 mai Evola put écrire : « J’ai été très content de vous avoir revu après tant de temps ci et je souhaite que vos activités vous ramènent bien vite à Rome ». Ce fut donc la première visite. Est-ce possible qu’il y en ait eu une autre par la suite ? D’après les lettres en notre possession, dont la dernière est datée de mars 1954, il semble que non. Par la suite — jusqu’environ la mi-1960 — nous ne savons pas ce qu’il en est et nous ne pouvons pas donner une réponse certaine à cette question, même si en 1974 Eliade affirme avoir rencontré Evola pour la dernière fois "une dizaine d’années auparavant". Peut-être en relation avec la collaboration de Evola à la revue Antaios ?
Le principal sujet autour duquel tournent presque toutes les lettres que nous connaissons, est l’aide réciproque dans l’espoir de faire publier Eliade en Italie et Evola en France. Evola y est parvenu, Eliade non. On trouve encore une fois indirectement la confirmation de l’ostracisme de l’intelligentsia marxiste envers le chercheur roumain : avec l’autorisation de Cesare Pavese, Einaudi publia Tecniche dello Yoga en 1952 et Trattato di storia delle religioni en 1954, avec préfaces réductrices, presque exorcisantes, de Ernesto De Martino. Cette hostilité était parvenue aux oreilles de Evola : « On me dit qu’il y eut des problèmes pour l’édition Einaudi de vos traductions à cause d’un ridicule veto communiste. Est-ce vrai ? Si cela est vrai, il faut peut-être placer ces traductions de nouveau ? (Il s’agit, je crois, du Manuale et des Tecniche) »- écrit-il le 15 décembre 1951 (20).
Par ces lettres on découvre en outre combien Evola, sur le conseil d’Eliade, avait pris en considération certains textes de Georges Dumézil et de Heinrich Zimmer en vue d’une éventuelle traduction chez Bocca. Cela n’eut pas lieu ; le seul résultat positif fut la publication du Sciamanesimo d’Eliade, qui parut en 1953 traduit par Evola sous le pseudonyme de "Carlo d’Altavilla" (ce dont, curieusement, il n’informe pas l’auteur). Aucun résultat par contre pour le penseur italien, puisque ses livres, c’est-à-dire Rivolta et La dottrina del risveglio, envoyés à Payot, Denoël et Laffont, ne furent pas acceptés.
Les intéressés disent explicitement que leurs contacts se sont prolongés jusqu’aux années soixante. On ne sait pas quand et pourquoi ils se sont interrompus. Nous sommes sûrs qu’Eliade avait une opinion positive à l’époque sur Evola en tant que chercheur, c’est tellement vrai que dans son livre Lo Yoga, immortalità e libertà de 1954, il définit La dottrina del risveglio « une excellente analyse » (21), critiquée par contre par pas mal de spécialistes. De telle sorte que l’on doit constater avec un peu d’amertume la façon dont Eliade, en se souvenant, vingt ans après dans son journal, de son vieil ami italien disparu, le fait sans évoquer ce à quoi Evola s’est consacré — tout en étant « immobilisé pour le restant de ses jours » — dans la tentative de faire connaître son œuvre en Italie. Attitude qu’Evola continua d’avoir en dépit de différentes réserves, après l’interruption des contacts directs également, et cela est tellement vrai que, une fois qu’il obtint en 1968 la direction de la collection "Orizzonti dello spirito" aux Edizioni Méditerranée, il y fit traduite Mefistotele e l'androgine en 1971 et il y fit réimprimer dans une traduction revue Lo sciamanesimo en 1974.
Quel est le motif de cette sorte de “rémotion” ? Je crois qu’encore un fois la réponse se trouve dans la correspondance, à savoir les deux lettres de décembre 1951. Le 15 décembre Evola écrit :
« Est sortie récemment une nouvelle version revue et intégrée de ma Rivolta contro il mondo moderno et je pense que j’ai cité également votre Trattato. Mais à ce propos — je le dis un peu en riant — on devrait vous appliquer des Vergeltungen (22). Je suis frappé par le fait que vous ayez un souci constant de ne pas citer dans vos œuvres d’auteur qui n’appartienne étroitement à la littérature universitaire plus officieuse ; de telle sorte que l’on trouve amplement cité par ex. ce bonhomme si aimable qu’est Pettazzoni, tandis qu’on ne trouve pas un mot, non seulement sur Guénon, mais pas non plus sur d’autres auteurs dont les idées sont relativement plus proches à celles qui vous permettent de vous orienter avec certitude dans la matière que vous traitez. Il est évident qu’il s’agit d’une chose qui vous regarde vous personnellement ; néanmoins, cela vaudrait la peine de se demander, en fin de compte, si le jeu en vaut la chandelle, c’est-à-dire si cela vaut la peine que vous vous imposiez ces limites “académiques”… J’espère que vous ne m’en voulez pas pour ces observations amicales » (23)
Dans la lettre suivante, datée du 31, Evola répond à Eliade en faisant quelques affirmations qui permettent de comprendre l’attitude du chercheur roumain. Il écrit en effet ceci :
« En ce qui concerne vos explications à propos de vos rapports avec la “maçonnerie” académique, ils me semblent assez satisfaisants. Il s’agirait moins de méthodologie que de pure tactique, et contre la tentative d’introduire quelque cheval de Troie dans la citadelle universitaire, l’on ne pourrait rien faire. L’important serait de ne pas se laisser prendre dans un jeu d’alouettes, vu qu’au milieu académique correspond une sorte de “courant psychique”, avec la possibilité d’une subtile influence déformante et contaminatrice. Mais moi je crois que, aussi bien pour le fondement intérieur que pour vos probables relations avec des milieux différents du point de vue des qualifications, vous pourrez bien vous défendre de ce danger. En ce qui concerne la “méthodologie”, vous savez bien que je cherche à suivre une voie intermédiaire parce que, contrairement à la majeure partie des “exorcistes”, je me préoccupe aussi de produire une documentation assez satisfaisante du point de vue “scientifique” » (24).
Tout d’abord ces deux lettres nous révèlent peut-être d’autres souvenirs confus et une orientation erronée dans le temps : c’est probablement celle-ci la lettre « assez amère » dans laquelle, comme dit Eliade dans son journal personnel, Evola lui aurait reproché de ne jamais citer ni lui ni Guénon. S’il s’agit effectivement de cette lettre-là, comme on le voit bien, il n’y a aucune “amertume”, mais bien des “considérations amicales” comme en confirme le ton de la lettre. En outre Evola ne fait pas du tout allusion à lui-même. La réponse d’Eliade, comme on le déduit de la prochaine lettre d’Evola, est rappelée dans son journal seulement en partie — on ne peut pas dire si c’est par amnésie ou volontairement. En effet, Eliade doit avoir fait allusion au fait que ses livres sont différents de ceux des occultistes et qu’ils ne sont pas adressés aux `initiés’ ; mais ce que dit le penseur italien ne fait en rien le jeu d’Eliade : il suit « une voie intermédiaire » qui n’est pas la voie tout à fait “ésotérique” de Guénon, ni celle complètement “scientifique” d’Eliade. Du reste, comme le note Philippe Baillet, l’explication du Roumain n’est pas une explication des plus simples, mais elle est au contraire “simpliste” : « D’autre part nous aimerions beaucoup savoir où et quand Guénon et Evola ont écrit que leurs livres sont adressés seulement aux “initiés” »(25). Mais il y a d’autres éléments qui sont portés à notre connaissance. Face aux critiques "amicales" — et non “amères” — d’Evola, Eliade en 1951 dit des choses bien différentes de celles dites en 1974 : il justifie le fait de ne pas avoir cité des auteurs traditionnels et de n’avoir pas cité explicitement leurs œuvres comme une “tactique”, comme un “cheval de Troie” pour faire accepter dans le monde académique certaines idées et certains points de vue. Un "éclaircissement", celui-ci, qui apparaît à Evola « assez satisfaisant » pour autant que cela à la fin ne mène pas à une implication dans le “courant psychique” du “milieu académique”, qui produit « une influence subtile déformante et contaminatrice ». Evola cependant croit que cela ne se passera pas, parce qu’il considère que son ami roumain a un « fondement intérieur » bien sain. On comprend alors pourquoi Evola accueillit Eliade de cette manière chez lui : presque comme un frère de l’esprit qu’il retrouve après tant de temps ! Il se trompait, parce que Eliade continuera à ne pas citer les auteurs traditionnels dans ses œuvres destinées « au public d’aujourd’hui » (comme le dit Eliade). Il nous reste le doute que le “cheval de Troie” soit une justification de mauvaise foi pour ne pas faire de polémiques avec Evola, ou bien qu’en 1951 Eliade y ait cru vraiment, mais qu’ensuite il ait été tout à fait absorbé et transformé par son fameux "courant psychique" qui, selon Evola, se trouve dans les universités du monde entier.
Si le chercheur universitaire peut avoir été “déformé” et “contaminé”, si le chercheur Eliade a éloigné le chercheur Evola de sa propre production scientifique, tout en ayant accueilli ses propositions, suggestions et hypothèses, il n’en fut pas ainsi par contre pour Eliade narrateur. La narration est une activité qu’il plaçait avant celle d’historien des religions et pour laquelle spécifiquement il aurait voulu qu’on se souvienne de lui et qu’on l’apprécie, se gagnant une telle réputation de pouvoir aspirer au Prix Nobel — comme me le dit dans les années septante Mircea Popescu (le premier traducteur de Cioran en italien). Je suis en effet parfaitement d’accord avec l’analyse que Claudio Mutti fait du dernier roman publié par Eliade avant sa mort, Diciannove rose (27), et avec les conclusions auxquelles il arrive. Un des personnages ne peut que dissimuler Evola : il y a trop de coïncidences pour que cela soit un simple hasard. En effet Ieronim Thanase est un philosophe et ésotériste suivi par de nombreux jeunes et qui est “paralysé sur son siège” à cause d’une infection mystérieuse liée à une “erreur” — on ne comprend pas laquelle — commise dans le passé. Les raisons du comment, du pourquoi et d’un possible solution de son énigme physique rappellent les mots qu’Evola écrivit à propos de lui-même dans Cammino del cinabro. Les idées de Thanase à propos de la philosophie, de la tradition, du mythe et du symbole, rappellent celles exprimées dans Teoria, dans Fenomenologia et dans Rivolta, livres dont Evola eut connaissance tout comme il eut probablement aussi connaissance de Il cammino del cinabro. En 1963, à la sortie de ce dernier livre, les deux chercheurs étaient encore en contact ; ceci est tellement vrai que Evola a collaboré à Antaios, la revue dirigée par Eliade et Jünger, en y publiant trois essais. Pour ceux qui donc connaissent Evola, il n’y a pas de doute : l’étrange personnage de Ieronim Thanase en est une représentation romancée. Un hommage tardif alors du grand chercheur, de l’illustre chercheur de la Sorbonne et de Chicago, à l’ami italien, moins célèbre et toujours boycotté, dont pourtant il « admirait l’intelligence et surtout la densité et la clarté de la prose » ; il s’agit presque — interprété ainsi — d’une réparation post mortem pour l’avoir oublié (ou ignoré) dans ses innombrables publications "scientifiques". Et ici les mots de Evola semblent retentir : ces "observations amicales", mais également la demande de "réparations", de Vergeltungen, même si c’était "un peu en riant".
En tout cas, l’influence de Guénon et de Evola sur le jeune Eliade est d’habitude admise par certains exégètes de ce dernier. Ioan Culianu, par ex., considère « un devoir de compter aussi Guénon et Evola » parmi les auteurs qui ont « contribué de manière décisive à la formation de la théorie historico-religieuse de Eliade » (29) ; et Crescenzo Fiore, pour qui les « concordances entre la pensée éliadienne et celle de maîtres connus de la Tradition, comme Julius Evola et René Guénon, (ne sont) ni fortuites ni marginales » (30). De ces deux "maîtres de la Tradition", le jeune Eliade a tiré — à mon avis — les bases sur lesquelles il a élaboré sa construction théorique, qu’il "étaya" de références académico-scientifiques. Il y a quelques références possibles : le thème du folklore comme “récipient” d’une sagesse presque perdue ; la décadence du sacré dans le monde moderne ; le passage — disons même la censure — du temps cyclique et mythique des origines au temps linéaire et "historique" qui s’est produit avec l’avènement du christianisme ; le rapport entre mythe et histoire ; l’idée — typiquement évolienne — de la “rupture de niveau” et d’ouverture à un statut spirituel supérieur ; l’alchimie comprise dans le sens éminemment spirituel, à distinguer de l’art métallurgique ; la valeur intrinsèque du symbole ; évidemment l’an anti-historicisme de fond. Ce fut justement cette position idéale et "idéologique" qui a provoqué à Eliade tant d’ostracisme après la guerre, bien que Ernesto De Martino considère que la position d’Eliade « est fondée en substance sur un malentendu » (31) et que le directeur de la “collection violette” de Einaudi définisse « des réserves stupides extra-scientifiques » (32) le boycottage dont était l’objet le chercheur roumain. Ces “réserves” étaient tellement lourdes que la culture italienne la plus importante a ignoré Eliade pendant des décennies, en confiant cette traduction à des maisons d’édition "mineures" à partir de la seconde moitié des années 60, jusqu’à en parler de manière partiale à l’occasion de sa mort (33). À présent, les références de base auxquelles nous avons fait allusion ne sont rien d’autre que les « idées presque les plus proches de celles qui vous permettent de vous orienter avec certitude dans la matière que vous traitez », dont Evola fait un rappel explicite dans sa lettre du 14 décembre (34). Des idées qui resteront toujours le fil conducteur d’Eliade jusqu’à la fin de sa vie. De tout ceci, il ne faut guère s’étonner et encore moins s’indigner, en considérant ces idées comme une sorte d’“espion” de Dieu sait quelle perversion idéologique, comme cela fut fait en son temps. Furio Jesi, par ex., essaie de mettre en évidence « manipulations et technicisation, donc opérations avec des fins précises », d’habitude "politiques", dans le rapport avec le passé et avec le mythe (35), parce qu’elle est exactement ainsi — politique — son interprétation du mythe, qui résulte encore plus « manipulé et technicisé » de ce qu’elle aurait pu apparaître dans la pensée d’Eliade. La même chose est valable pour Crescenzo Fiore qui, tout en ayant compris exactement l’anti-historicisme comme architrave sur laquelle Eliade base toute sa construction théorique, il le présente comme quelque chose de négatif, puisque, à son avis, ce qui dans son « essai doit être considéré prioritaire est (…) de montrer les implications idéologiques qui servent d’échafaudage à tout l’œuvre éliadienne. En d’autres mots, il s’agit de faire ressortir cette “philosophie de l’histoire”, qui marque toute l’œuvre du chercheur et qui, qu’on le veuille ou non, le fait ressembler aux “Maîtres” connus de la droite traditionnelle » (36). En somme, une vraie dénonciation et pas une étude “scientifique”, justement parce que faite par quelqu’un qui a une forma mentis essentiellement “politique” et qui voit et interprète tout par cette clé exclusive, en pardonnant ou en condamnant.
Est plus serein, plus “scientifique” et acceptable par contre le point de vue de celui qui évalue ces références aux "maîtres de la Tradition" — ainsi définis sans sarcasme — pour ce qu’ils valent et donc examine le développement de la pensée d’Eliade non pas comme un élément a priori négatif et à dénoncer, mais comme un fait acquis à juger par rapport à ses inspirateurs, pour en évaluer la cohérence et l’incohérence, la conformité ou la difformité, l’évolution ou l’involution. C’est ce que fait Piero Di Vona, dans une longue et profonde analyse, en mettant en évidence les contradictions et les approximations d’Eliade justement par rapport à cette pensée “traditionnelle” dont ce dernier s’est nourri. Les conclusions de Di Vona peuvent donc se résumer ainsi : « La conception qu’Eliade a de l’histoire finit par rentrer elle aussi parmi les doctrines d’inspiration traditionaliste de notre siècle. Mais il s’agit d’un traditionalisme de valeur inférieure qui déteste les jugements définitifs sur le statut de l’homme contemporain, et qui est trop soucieux de s’accorder à la tendance historiciste, phénoménologique et religieuse dominante en Occident. De cela proviennent les incertitudes et les oscillations auxquelles s’expose Eliade, et dont la première est le fait de ne pas savoir définir avec certitude les limites entre l’homme traditionnel et l’homme moderne » (37).
En substance, résume Di Vona, « ne sont pas remis en question le sens et l’usage des noms, mais le rapport entre la tradition intemporelle et l’histoire, et le concept même de tradition chez Eliade. C’est cela qui est mal défini et variable. Sujet aux concessions les plus diverses de la culture contemporaine » (38). Avec les mots de Verona, nous sommes donc retournés au point de départ : à la formation, disons-le ainsi, "traditionnelle" d’Eliade et à la superposition progressive d’une culture "scientifique", "académique", "professorale", avec des affaiblissements successifs, des compromis, des incertitudes, des approximations et des changements. « L’Eliade académique résume bien Giovanni Monastra, de plus en plus inséré dans le monde de la culture officielle, après les discriminations et les censures, nous ne savons pas si par conviction ou par stratégie, modéra certaines de ses idées de départ et il sembla accepter, dans certains cas, des apports théoriques discutables » (39).
En conclusion de notre recherche, il reste justement cette contradiction de fond. Et pas seulement. Pour un de ces recours historiques qu’Eliade lui-même aurait jugés significatifs, à l’attitude qu’il eut avec le temps envers Evola, on peut reprendre les mêmes mots de la recension eliadienne de Rivolta contro il mondo moderno : « Evola est ignoré par les spécialistes, parce qu’il dépasse leurs cadres de recherche » (40). On pourrait parler d’une prophétie qui le concernerait à son tour.
► Gianfranco de Turris, Antaios n°16, 2001.
Texte paru dans Origini XIII, 1997. Traduction : Blanche Bauchau. Une version considérablement amplifiée de cet essai a été publiée dans AA.VV, Delle rovine e oltre : Saggi su Julius Evola, Antonio Pellicani Editore, Rome 1995. Pour se procurer le numéro spécial d’Origini consacré à Eliade : écrire à La Bottega del Fantastico, Via Plinio 32,1- 20129 Milan.
Notes :
1) Mircea Eliade, Si corrispondentii sai, édité par Mircea Handoca, Ed. Minerva, Bucarest, 1993, vol. I (A-E), pp. 275-280.
2) Mircea Eliade e l’Italia, édité par Marin Mincu et Roberto Scagno, Jaca Book, Milan, 1982, pp. 252-257.
3) Mircea Eliade, Fragments d’un journal II : 1979-1978, Gallimard, 1981, pp. 192-194. La traduction est de Gianfranco De Turris. Cf : « Il rapporto Eliade-Evola », édité par Giovanni Monastra, dans Diorama Letterario n°120, Florence, nov. 1988, pp. 17-20 ; et Claudio Mutti, Mircea Eliade e la Guardia di Ferro, Edizioni all’insegna del Veltro, Parme, 1989, p. 42.
4) Mircea Eliade, Mémoires II 1937-1960 : Les moissons du Solstice, Gallimard, Paris, 1988, pp. 152-155. La traduction est de Gianfranco De Turris.
5) Mircea Eliade, Si corrispondentii sai, cit., pp. 275-6. La traduction est de Gianfranco De Turris.
6) Julius Evola, Il Cammino del cinabro, Scheiwiller, Milan, 1963, pp. 151 ; idem, Il fascismo, Volpe, Rome, 1964, p. 32.
7) Julius Evola, Il fascismo, Volpe, Rome, 1974, p. 35 note 1. Cf. également la réimpression de cette troisième édition chez Settimo Sigillo, Rome, 1989, p. 35, note 1.
8) Claudio Mutti, Mircea Eliade e la Guardia di Ferro, cit., pp. 39-45 et plus largement dans son Introduzione a La tragedia della Guardia di Ferro, Fondazione Julius Evola, Rome, en cours d’impression.
9) Mircea Eliade, Le promesse dell’equinozio, Jaca Book, Milan, 1995, p. 156.
10) Mircea Eliade e l’Italia, cit., pp. 25-70.
11) Toutes les citations dans Rivolta contro il mondo moderno, in : « Il rapporto Eliade-Evola », cit., pp. 17-18.
12) Cf. Michela Nacci, Tecnica e cultura della crisi, Lœscher, Turin, 1986.
13) Julius Evola, Il cammino del cinabro, cit., p.151.
14) Julius Evola, « Nella tormenta romena : voce d’oltretomba » dans Quadrivio, Rome, 11 déc. 1938.
15) Julius Evola, « Il mio incontro con Codreanu », dans Civiltà n°2, Rome, sept-oct. 1973.
16) Claudio Mutti, « Introduzione à Julius Evola », La tragedia della Guardia di Ferro, cit.
17) Vasile Posteuca, Desgroparea Capitanului, Madrid, 1977, pp. 35-6. Cit. dans Claudio Mutti, Mircea Eliade e la Guardia di ferro, cit., pp. 42-43.
18) Lettere de Julius Evola à Girolamo Comi (1934-1962), éditées par Gianfranco de Turris, Fondazione J. Evola, Rome, 1987.
19) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 252.
20) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 252.
21) Mircea Eliade, Lo Yoga, Immortalità e libertà, Rizzoli, Milan, 1973, p. 167, note 9.
22) Ce terme allemand se réfère au droit médiéval du talion et suppose que l’on a subi un tort. On peut le traduire par «réparation».
23) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 252.
24) Ivi, pp. 253-4. La traduction a été corrigée en certains points.
25) Philippe Baillet, « Julius Evola et Mircea Eliade (1927-1974) : une amitié manquée », dans Les deux étendards n°1, sept-déc. 1988, p. 48. Traduction italienne Jaca Book, Milan, 1987.
26) loan P. Culianu, Mircea Eliade, Cittadella, Assise, 1978, p. 146.
27) Crescenzo More, Storia sacra e storia profana, in : Mircea Eliade, Bulzoni, Roma, 1986, p. 14.
28) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 250.
29) Ivi, p. 251.
30) Cf. G. Monastra, « In ascolto del sacro », in : Diorama letterario n°109, Firenze, nov. 1987, pp. 2-3.
31) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 252.
32) Furio Jesi, Cultura di destra, Garzanti, Milano, 1979, p. 5.
33) Crescenzo More, Storia sacre e storia profana, cit., p. 17.
34) Piero Di Voua, « Storia e Tradizione in Eliade », in : Diorama letterario n°109, cit., p.
35) Ivi, pp. 13-14.
36) G. Monastra, « Il rapporto Eliade-Evola, une pagina della cultura del Novecento », in : Diorama letterario n°120, cit., p. 17.
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Julius Evola et Mircea Eliade : une amitié oubliée 1/2
Les rapports entre Mircea Eliade et Julius Evola sont encore, pour ainsi dire, peu connus. Extérieurement, ils se limitent à des citations réciproques et sans excès, mais il est évident qu’il y a beaucoup plus entre eux, même s’il me semble que personne n’a encore essayé d’analyser complètement leurs rapports personnels et les éventuelles influences réciproques du point de vue intellectuel. Ce dernier problème a été affronté par bien peu d’auteurs, et je pense à Ioan Culianu, Furio Jesi et Crescenzo Fiore, qui l’ont d’ailleurs fait à travers le filtre d’un préjugé que l’on pourrait bien qualifier d’idéologique, puisqu’ils considèrent presque comme une "faute" le fait qu’Eliade ait entretenu des rapports avec ceux que l’on définit ironiquement comme "les maîtres de la Tradition" (c’est-à-dire Guénon et Evola) et qui par conséquent acceptent chaque fois ce fait acquis comme un élément pour l’excuser ou bien au contraire, ils s’en servent pour lui reprocher certains choix méthodologiques et philosophiques.
Nous tenterons ici un début d’approche à cette question complexe en tenant compte du fait que deux points concrets limiteront notre recherche : le premier est qu’Evola n’a rien gardé de sa correspondance avec Eliade, correspondance échangée entre 1930 et la moitié des années 60 (tout comme d’ailleurs il ne gardera aucune lettre reçue, sauf quelques-unes de Guénon) ; le deuxième consiste dans le fait que l’on devrait savoir ce qu’il existe d’Evola dans les archives américaines d’Eliade. Pour cette reconstruction, nous nous basons d’une part sur ce que les deux protagonistes écrivirent dans leurs mémoires, sur ce que d’autres — surtout Claudio Mutti — ont découvert, et sur un ensemble de lettres d’Evola à Eliade qui proviennent des archives de Mircea Handoca à Bucarest : seize lettres en tout, dont cinq publiées par Handoca lui-même dans le premier tome de la correspondance d’Eliade, qu’il a édité (1). Quatre de ces cinq lettres ont été traduites dans le volume Mircea Eliade e lltalia (2), tandis que le contenu des onze autres lettres, inédites aussi bien en Roumanie qu’en Italie, est dû à la courtoisie et à la disponibilité du Prof. Roberto Scagno.
Mon point de départ est l’annotation que fit Eliade dans son journal, entre le 12 et le 18 juillet 1974, au moment où il apprend le décès d’Evola, survenu le 11 juin (3). Le point de départ suivant est le second volume, posthume, des mémoires éliadiennes, où certains de ces souvenirs sont confirmés et d’autres démentis. À propos de son voyage d’un mois en Italie, à partir du 23 mars 1951, Eliade affirme être allé à Rome, à Naples, à Taormina, à Catania, à Palerme, puis de nouveau à Naples et à Rome, et il évoque une fois encore sa visite chez Evola (4). Il y aurait beaucoup de considérations à faire sur ces deux extraits, mais une surtout. Les mots d’Eliade évoquent une attitude très noble de la part d’Evola, qui, malgré son handicap physique, accueille debout son hôte roumain qu’il n’avait pas vu depuis au moins quatre ans, il lui serre chaleureusement les mains, l’invite au toast habituel (lui marque le plaisir de le revoir à nouveau : donc il l’estimait, il le considérait — doit-on en déduire — comme un ami ; peut-être même comme un "homme au milieu des ruines" ; je dirais même — en me rappelant ses goûts de jeunesse — comme un représentant, un témoin justement de cette "Tradition primordiale" qu’Eliade jugeait "fictive". Evola se trompait, en partie ou tout à fait ; mais cette attitude lui fait honneur. Et il est surprenant qu’un spécialiste des rites n’ait pas compris le sens de ce toast, c’est-à-dire d’annihiler le temps parcouru et de renouveler ce qui avait existé dans une période lointaine.
Mais revenons à ce qu’écrit le savant roumain. Il y a avant tout une discordance entre son journal et ses mémoires en ce qui concerne la date de la rencontre avec Evola à Rome : est-ce qu’il y eut une seule rencontre, en 1949 ou en 1951 ? Ou bien y en eut-il deux, la première en 1949 et la deuxième en 1952-53 ? Je crois qu’Eliade a superposé les deux événements, parce qu’il a dû les reconstruire des années après en se fiant seulement à sa mémoire. En tout cas il y eut une seule rencontre certaine, à Rome, et elle eut lieu après le 11 mai 1952. Celle de 1949 peut être exclue absolument, puisque à l’époque Evola était encore en clinique à Bologne. De plus, si Evola écrivait à Eliade de Rome, cela ne put avoir lieu qu’à partir de mars 1950. Par contre, ce qu’Eliade écrivit dans la première partie du premier extrait de son journal de juillet 1974 (« … ses lettres que je recevais à Calcutta, dans lesquelles il me priait chaudement de ne pas parler de yoga ni de `pouvoirs magiques’, mais seulement de lui raconter des faits précis dont j’aurais été témoin »), correspond exactement à ce qui est dit dans une lettre qu’Evola envoie le 28 mai 1930 au jeune chercheur, au moment où celui-ci se trouvait à Calcutta, sur du papier à lettres portant l’en-tête de La Torre. Inédite en Italie, cette lettre a été publiée dans le premier volume de la correspondance éliadienne, éditée par Mircea Handoca en 1993. En voici le texte intégral :
« Cher monsieur, j’ai bien reçu votre lettre. Je me souviens parfaitement bien de vous. Un de vos amis ici en Roumanie m’avait déjà dit que vous étiez parti en Inde. Je serais très curieux de savoir ce que vous avez trouvé là-bas dans l’ordre des choses qui nous intéressent : celui de la pratique, plus celui de la doctrine et de la métaphysique. Je pensais et je pense encore (vu que je suis sur le point de conclure ce que j’étais tenu de faire en Occident) me rendre en Inde pour y rester. Un de mes correspondants m’a convaincu que cela n’en vaut pas la peine, sauf si l’on va vers le Cachemire ou le Tibet et que l’on a la possibilité de se faire introduire dans quelques-uns des très rares centres qui pratiquent encore la Tradition et qui sont extrêmement méfiants à l’égard des étrangers. C’est pourquoi je vous serais très reconnaissant si vous pouviez m’informer sur ce que vous avez trouvé. Bien entendu : pas du point de vue culturel ou métaphysique. Veuillez trouver ci-joint : un des derniers exemplaires existants de la collection complète de Ur 1928, la collection complète de Krur 1929, mon livre sur les Tantra. Depuis ce dernier livre, j’ai publié : Imperialismo pagano (il s’agit d’une révolte contre la civilisation moderne), Teoria dell'individuo assoluto, Fenomenologia dell'individuo assoluto. Ces deux derniers livres consistent en l’exposition systématique et définitive de ma doctrine. Je dirige actuellement La Torre, dont je vous joins deux exemplaires. Je n’avais dirigé aucune revue avant Ur. En plus de ce que vous recevrez, il ne reste que la collection de Ur 1927, qui est épuisée. Si vous voulez, je peux m’informer si quelqu’un est disposé à vendre ses exemplaires et à quel prix. Je vous remercie de vous être souvenu de moi. Avec mes meilleurs vœux » (5).
Inconnue jusqu’aujourd’hui en Italie, cette lettre, que je n’hésite pas à qualifier d’une extrême importance, d’un point de vue strictement évolien également, est fondamentale parce que c’est à partir de celle-ci seulement que l’on apprend l’intention du penseur de se rendre en Inde, et même sa conviction d"’être sur le point de conclure ce qu’il était tenu de faire en Occident". Il se réfère peut-être à la publication de ses livres philosophiques et en même temps à ses difficultés à mettre ses idées en pratique, comme en témoignait son expérience de La Torre, qui aurait dû prendre fin en juin, soit le mois qui suit la date de cette lettre, parce qu’aucun typographe n’était plus disposé à l’imprimer. Mais cette lettre, à ce qu’il semble l’unique à notre disposition non seulement de toute la correspondance avec Eliade pendant son séjour en Inde, mais de toute la période jusqu’à la fin de la guerre, nous offre des informations significatives et soulève quelques questions. Les informations sont : 1) c’est Eliade qui écrit à Evola de Calcutta ; 2) ils se connaissaient déjà ; 3) ils avaient des amis communs à Rome ; 4) Eliade doit avoir demandé à Evola, qui la lui envoie, la collection de Ur 1928 et de Krur 1929, tout comme de L’Uomo come Potenza qui date de 1926, et des informations que Evola lui donne. Il est très probable que par la suite Eliade a reçu en Inde également les autres livres cités dans la lettre ; ensuite, après son retour en Roumanie, aussi les autres œuvres d’Evola, jusqu’à Rivolta contro il mondo moderno (1934), dont le titre dissimule déjà la définition de Imperialismo pagano que Evola donne dans sa lettre. D’autre part Eliade lut Rivolta et en fit une recension positive dans le numéro de Vremea du 31 mars 1935. Nous pouvons supposer que Evola lui a envoyé également son Mistero del Graal qui sortit en 1937. Se posent alors différentes questions qui ne sont guère faciles à résoudre. Par exemple, comment doit-on comprendre "je me rappelle parfaitement bien de vous" avec lequel il commence la lettre ? Il serait important d’y donner une réponse précise pour comprendre le genre de contacts qu’ils avaient et leur intensité. Eliade affirme qu’il a rencontré personnellement Evola seulement au "printemps 1937" à Bucarest ; d’autre part dans son journal personnel italien, c’est-à-dire dans les articles sur ses voyages en Italie publiés à l’époque sur des quotidiens roumains, et dans les souvenirs écrits par la suite, il ne cite jamais Evola parmi les nombreuses personnalités qu’il a rencontrées à Rome pendant ses séjours depuis avril 1927 à avril-juin 1928. Evola quant à lui, en reconstruisant la rencontre de Bucarest dans des textes écrits après la guerre, ne se le rappelle pas toujours bien la date ; quelques fois il la situe en 1936 (6), mais ensuite il se corrige et indique 1938 (7) . C’est 1938 la date exacte comme on le déduit des articles qu’Evola a publiés en Italie à l’époque et des références directes et indirectes qui y sont contenues, suivant la reconstruction irréfutable de Claudio Mutti (8). Cette rencontre eut lieu exactement en 1938, mais nous en reparlerons plus loin.
Alors, quel contact y eut-il auparavant, et avec quelle intensité ? Il semble que Mircea Eliade reçût et lût Bilychnis, la revue d’études religieuses éditée entre 1922 et 1931 par l’École Théologique Baptiste de Rome (ou bien, autre hypothèse, il a acheté plusieurs exemplaires d’anciens numéros de la revue à Rome an avril 1927). Il connaissait donc la signature d’Evola grâce aux essais que celui-ci y publia entre 1925 et 1926. Et de fait Eliade, à vingt ans, publia sur le numéro de Cuvântul de décembre 1927 un long commentaire sur Il valore dell occultismo nella cultura contemporanea. Peut-on penser qu’il en ait envoyé un exemplaire à Evola ? Qui sait, peut-être y eut-il un premier contact en cette occasion ?
C’est un fait acquis que durant le séjour romain d’avril-juin 1928 Eliade rassembla à la bibliothèque de l’Université de Rome également "une documentation supplémentaire sur l’herméneutique et l’occultisme, sur l’alchimie et les relations avec l’Orient" (9) : leurs sujets sont tous extrêmement proches non seulement d’Evola, mais de tout le "Groupe d’Ur" qui depuis un an déjà publiait ses propres fascicules. Eliade eut peut-être entre les mains certains de ces textes, ou bien a-t-il réussi à entrer en contact avec un des auteurs ? Ou peut-être est-il entré en contact avec des milieux néo-spiritualistes ou théosophiques qui lui donnèrent l’adresse d’Evola ? Il nous reste cependant toujours à résoudre le mystère de la phrase : « Je me rappelle parfaitement bien de vous ». Quand et comment ?
Eliade retourna à Bucarest en juin 1928 et repartit pour l’Inde en novembre. Il est possible qu’il ait écrit à Evola durant cette période de cinq mois et qu’ensuite il s’en soit allé sans rien dire à son correspondant italien ? Ceci peut être une attire solution et alors la phrase d’Evola peut faire référence à ce premier contact qu’il eut un an et demi auparavant. Il y a cependant ce : « Un de vos amis ici m’avait déjà dit que vous étiez allé en Inde ». Un ami roumain ? Italien ? Qui cela peut-il être ? Il est peu probable que cela soit un des grands noms qu’Eliade ait connus (par ex. Buonaiuti ou Gentile) (10) ; il s’agit là sans doute de quelque personnage des milieux magico-herméneutiques qui l’intéressaient et qu’Evola connaissait également. En somme, la lettre qu’Evola reçut de Calcutta n’était pas du tout signée par un nom inconnu. Et cette "étude restée au stade de manuscrit" consacrée à la pensée évolienne et commencée en 1928 (dont parle Eliade dans sa recension de Rivolta), quand a-t-elle été écrite ? Quoi qu’il en soit, cette nouvelle révèle titi intérêt pas seulement superficiel du jeune chercheur de 20 ans pour son collègue italien de 30 ans. Je dirais que cela présuppose l’existence d’une estime personnelle. Preuve en est la recension citée de Rivolta, où Evola est décrit comme « un des esprits les plus intéressants de la génération de la guerre » et où l’on donne cette image précise et générale de son œuvre : « Tout contribue à l’isolement d’Evola dans le cadre de la pensée et de la culture modernes : la rigueur de ses analyses philosophiques, son esprit critique et son courage à soutenir malgré tout une science `traditionnelle’, qu’il oppose à la science laïque, fragmentée, atomisée. Evola est ignoré des spécialistes, parce qu’il dépasse leur cadre de recherches. Il est inaccessible aux dilettantes, parce qu’il fait appel à une érudition vraiment prodigieuse, et en même temps il ne fait aucune concession lorsqu’il expose ses idées (c’est une façon de parler, parce qu’Evola n’a pas d’idées qui lui soient `propres’) ». Eliade explique en outre : « La position d’Evola est simple : selon cette idée qu’aucun idéologue n’a adoptée, il affirme et réaffirme les valeurs `traditionnelles’. Par ce terme cependant, il parle de chaque valeur créée par une civilisation qui ne fait pas de la vie un but en soi, mais qui considère que l’existence humaine est uniquement un moyen pour arriver à une réalité spirituelle, transcendante ». Eliade avait aussi des positions particulières d’interprétation : tout en disant que dans Rivolta il y a « une explication du monde et de l’histoire d’une grandeur fascinante », il le considérait un livre « à la fois anti-chrétien et anti-politique, et aussi adversaire des communistes et des fascistes » (11), ce qu’il n’est pas, si on le compare aux œuvres de Spengler, Rosenberg, Gobineau et Chamberlain ; ce qui est erroné, sauf si l’on ne considère pas ces auteurs — avec Massis, Huizinga, Keyserling, Guénon — dans le cadre de la "littérature de crise" (12) , comme on l’a définie.
Alors que dans le cadre de "certains voyages en Europe" (13) Evola décida de se rendre à Bucarest en mars 1938 pour y rencontrer Corneliu Codreanu, on comprend alors pourquoi il fit référence à ceux qu’il définit une fois les "amis roumains" (14) et une autre fois "un Roumain avec lequel il était déjà en relation, parce qu’il s’intéressait aux études traditionnelles" (15) — et que Claudio Mutti, après une série de recherches et de croisements entre différentes sources, identifie avec Vasile Lovinescu alias "Geticus" et avec Mircea Eliade (16). Eliade aurait été présent à la rencontre entre Evola et Codreanu (17). Mais ce dernier détail n’est pas si important que cela en réalité. Est important par contre le fait qu’il y eut une connaissance et une estime propres à pousser Evola à faire référence justement à Lovinescu et à Eliade. Estime et considération qu’Evola a conservées intactes pendant longtemps, à tel point qu’il souhaita reprendre les contacts avec le chercheur roumain après la guerre ; estime dont il fit preuve par la manière dont il accueillit Eliade à Rome, même si celui-ci ne semble pas en comprendre le sens profond. Evola devrait avoir écrit à l’Hôtel de Suède, où Eliade résidait, mais cela, pas avant mars 1950 ; il semble cependant que leur rencontre ne puisse pas s’être déroulée auparavant : comme on l’apprend des lettres qu’il a envoyées au poète Girolamo Comi à cette période(18), Evola rentra en Italie vers la mi-août 1948 ; son retour définitif à Rome eut lieu probablement en avril 1950. Evola écrit à Comi ni le 30 mars 1950, du "Centro Putti" de l’Ospedale n. 46 di Bologne : « Il y a dix jours environ, j’ai fait un saut à Rome après tant d’années d’absence ; j’y ai renoué un tas de contacts et j’y ai vu un tas de gens (…). Ensuite je suis reparti de nouveau pour Bologne ». Si Evola écrit qu’il est revenu à Rome seulement à ce moment-là, « après tant d’années d’absence », il est évident qu’avant cela il était à Bologne, et que Mircea Eliade ne peut pas l’avoir rencontré en 1949, sauf s’il s’est rendu à l’Ospedale n. 46, ce qui ne ressort pas de la première lettre écrite après la guerre par Evola au chercheur roumain et connue en Italie, celle du 15 décembre 1951, qui en tout cas ne doit pas être la toute première après la reprise de leurs contacts. Evola en effet la commence ainsi : « Cher Monsieur, il s’est écoulé un certain temps depuis que j’ai reçu votre dernière lettre, et notre relation s’est rétablie après la guerre » (19).
A suivre
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Fin de la campagne d’automne des 40 Days for Life
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Interview exclusive de Tony O’Neill, leader du Parti du Peuple Celte 5/5 : l’immigration
Alors que les provinces françaises se battent pour sauver leurs langues et traditions régionales, NOVOpress vous propose une interview exclusive du fondateur irlandais du Parti du Peuple Celte – PPC —. Nous publions cet entretien-fleuve en cinq parties afin de vous en offrir une lecture plus agréable. La première est consacrée à la naissance du mouvement et aux questions politiques. La seconde est axée sur la défense de la culture celte, le monde celtique et les liens que noue le PPC avec la diaspora celte dans le monde. La troisième traite des questions liées à l’Union Européenne. Les deux dernières sont consacrées à l’immigration. >
NOVOPRESS : Il y a des millions d’Irlandais dans le monde entier, bien éduqué et profondément attaché à leurs racines : comment se fait-il que votre gouvernement ne cherche pas à les faire revenir au lieu d’accueillir des personnes n’ayant aucun intérêt dans vos valeurs à l’exception des allocations sociales, sans compétences spécifiques et ne parlant pas anglais ?
Tony O’Neill : Officiellement, il y a 78 000 de nos jeunes qui sont ENCOURAGÉS à quitter nos terres pour chercher du travail à l’étranger, et comme vous le dites, des milliers d’immigrants sont autorisés à venir sur notre sol. La plupart des gens sont en désaccord avec cette politique. Il n’y a pas de zone soumise à la charia – pas encore —, mais cela arrivera forcément à moins qu’une voix politique ne s’élève pour dire STOP à cette invasion planifiée. Ce sera l’action du PPC et nous travaillons à cette tâche quotidiennement. Quand nous monterons en puissance avec notre réseau d’ambassades locales, nous mettrons en place une politique dans le monde entier pour encourager le peuple celtique à revenir en Irlande pour aider à construire notre pays dans les années à venir.
NOVOPRESS : De nouvelles mosquées – désolé, de « centres culturels » — sont censés être construit dans toutes les grandes villes : l’Islam se propage à toute vitesse en Irlande. Avez-vous déjà des zones conformes à la charia comme Blanchardstown peut-être ? Et en France, il y a eu une invasion de Kebabs, des sandwicheries petit prix, tout halal, venant de l’argent de la drogue pour être blanchi facilement : avez-vous vu la même chose en Irlande ?
Tony O’Neill : Cela ne va pas si loin, mais l’invasion de l’Irlande est très récente. Et à moins d’arrêter cette invasion, nous serons sans aucun doute aussi « enrichis » à l’instar de la France.
NOVOPRESS : Avant chaque élection, nous voyons en France diverses associations musulmanes monnayer leur soutien aux politiciens locaux en échange de logement à loyer modéré ou de menus halal dans les écoles, offrant du soutien éducatif aux enfants, organisation des fêtes, etc. Et la plupart de nos politiciens accèdent à toutes ces exigences, espérant se gagner le vote de cette communauté mal intégrée, qui préféré l’islam à la démocratie. Les politiques irlandais font la même chose ?Tony O’Neill : Encore une fois cela ne va pas si loin, mais c’est seulement parce que les immigrants n’ont pas la concentration suffisante et ne sont pas politiquement organisés – pour le moment. Nous avons donc encore un peu de temps pour sauver notre pays.
NOVOPRESS : Le dogme officiel lorsque des pays sont confrontés au terrorisme musulman et à ses atrocités comme en France, Grande-Bretagne, Belgique, États-Unis, Tunisie, Irak, Syrie, Nigeria, Égypte, Chine, Turquie, Australie, Yémen, Indonésie, etc., etc., etc. est de dire que cela n’a rien à voir avec l’islam : subissez-vous le même discours en Irlande ?
Tony O’Neill : Oui, mais le PPC dit la vérité aux gens. Nous allons continuer à dire cette vérité et ce que l’invasion en cours signifiera pour l’Irlande et pour l’Europe sauf nous pouvons tout arrêter MAINTENANT !
NOVOPRESS : En ce qui concerne votre action en Irlande et vos nombreux liens avec les communautés celtiques dans le monde entier… Quels conseils donneriez-vous aux militants désireux de défendre leur identité ? Se battre par des actions métapolitiques ? Attirer l’attention des médias et du public ? Coordonner une vision européenne celte avec leur identité locale ?Tony O’Neill : Soyons clairs, si des militants voulaient enfreindre la loi, je leur conseillerai de se montrer plus malins que cela et de travailler pour obtenir le pouvoir par les urnes. Cela ne sert à rien de manifester dans les rues. Nous avons vu des manifestations monstres de PEGIDA en Allemagne et d’autres groupes en Europe et pourtant l’invasion de l’Europe continue. Il y a qu’un seul moyen pour sauver l’Europe, et c’est en remportant le pouvoir politique. La plupart des peuples européens ne veulent pas d’une Europe envahie, mais ils n’ont pas voix politique pour exprimer ce point de vue. Il appartient à chaque homme et femme européens de devenir politiquement actif dans leurs pays et faire ce que nous faisons en Irlande : devenez actifs, organisez-vous, faites de la politique. Obtenez le pouvoir !
NOVOPRESS : Et enfin M. O’Neill, quelle est votre vision d’une Irlande idéale dans un monde parfait ?
Tony O’Neill : Une Irlande idéale serait un pays celtique où notre peuple serait dirigé par des personnes ayant une grande force morale dans leurs cœurs et un vrai sens de l’honneur dans leurs âmes. Je voudrais voir tous les peuples de tous les pays — non seulement européens, tous les pays — conduits d’une manière similaire. -
SAMHAIN 1er NOVEMBRE… AUX RACINES DE LA FÊTE DES MORTS ET DE HALLOWEEN…
Dans la tradition celtique païenne se célébrait le 1er novembre la fête de Samhain. Cette fête était l’une des quatre grandes fêtes de l’année celtique. Celle de Samhain marquait le début de l’hiver et représentait ainsi la grande transition cyclique annuelle, le nouvel an. Chez les Celtes des îles britanniques et d’Irlande, la veille du 1er novembre se nommait Samfuin, ce qui veut dire « fin de l’été ». À cette date devait être rentré le bétail de ses pâturages d’été. C’est le moment où les Celtes abattaient les animaux nécessaires pour les réserves alimentaires de l’hiver. La vie des six prochains mois allait se dérouler principalement à l’intérieur des foyers où les anciens raconteront autour du feu durant les longues nuits hivernales les anciennes légendes transmises de père en fils.
L’été se finissait au coucher du soleil le 31 octobre, et l’hiver ne commençait qu’au lever du soleil le 1er novembre. Ceci avait pour conséquence que les 12 heures intermédiaires étaient comme suspendues dans le temps, elles n’appartenaient ni à une saison ni à l’autre. Ces 12 heures étaient hors du temps, c’était la nuit pendant laquelle passé, présent, et futur, étaient réunis dans un même espace temporel. Une nuit obscure pleine de mystères et de terreurs commençait alors de manière implacable. On interrogeait les signes divins afin de connaître les révélations du futur. De grands banquets et des jeux avaient lieu pendant lesquels l’alcool coulait à flots. Mais malgré les joies des festivités, l’atmosphère était lourde car cette nuit de Samhain ne réservait pas que des rires, loin de là même… Pendant ces banquets il était coutume de manger entre autres des pommes, des noix et des noisettes. Les pommes sont liées au symbolisme de l’immortalité, il est donc compréhensible qu’elles soient le fruit de prédilection pour cette nuit de transition vers la saison morte de l’année. On espérait ainsi pousser les puissances magiques de cette nuit de Samhain vers un renouvellement vital des forces cycliques.
Cette nuit du 31 octobre au 1er novembre n’était pas uniquement un effondrement temporel, c’était aussi le moment pendant lequel s’écroulaient les barrières qui séparaient les différents mondes. Les portes entre les mondes s’ouvraient laissant le passage libre aux fées, aux elfes, mais aussi et surtout aux Esprits de l’infra monde et aux morts. Ces Esprits, véritables démons du chaos, sont dans la tradition irlandaise les Fomoirés contre lesquels les Dieux célestes, les Tuatha De Danann, durent livrer bataille lors de la conquête du pays. La fête de Samhain était très enracinée chez les Celtes irlandais, à tel point que de nombreux aspects païens purent survivre à la christianisation de l’Irlande. Ces aspects perdurèrent de nombreux siècles, et lorsque les Irlandais émigrèrent vers le nouveau monde, l’Amérique, ils emmenèrent avec eux la tradition de Samhain. La très forte présence d’immigrants irlandais aux USA fit que cette fête allait prendre rapidement un caractère national. Depuis, dans tout le pays se célèbre la fête nommée Halloween. Les américains, toujours prompts à convertir en valeur marchande tout et n’importe quoi, firent tôt de récupérer cette fête traditionnelle en lui donnant un aspect commercial à outrance. C’est ce Halloween américanisé qui est venu conquérir l’Europe à la fin du 20è siècle. Il est donc assez surprenant de voir les « migrations » de Samhain, qui part d’Europe vers l’Amérique, pour revenir ensuite en Europe sous un aspect quelque peu différent. Mais revenons à la fête originelle de Samhain, celle de nos ancêtres celtes. Cette nuit sacrée pendant laquelle les Esprits de l’infra monde et les morts venaient hanter et parfois terrifier les vivants, était celle où tous les confrontements étaient possibles. Dieux, hommes, et entités chtoniennes pouvaient s’affronter de manière terrible. Les Divinités chtoniennes, les démons de l’infra monde, étaient représentées dans l’imagerie mythologique avec des aspects monstrueux. On allumait alors de grands feux pour se protéger de ces forces obscures et chaotiques. Même durant le banquet, le roi de tribu devait être protégé tout spécialement par quatre princes qui prenaient place autour de lui. Ils se plaçaient de telle manière, qu’ils formaient une roue solaire selon le principe des deux axes, un prince de chaque côté, un derrière et un autre devant le roi. Cet ordre symbolique visait à invoquer les forces solaires, celles des Tuatha De Danann afin de protéger le roi contre toute attaque des forces chtoniennes. La vie de toute la tribu en dépendait. On réservait pendant ces banquets une place pour les morts afin qu’ils viennent se joindre pacifiquement aux festivités. Toute cette célébration n'est pas sans rappeler celle de la fête romaine de Mundus Patet dont le fond est très similaire à celui de Samhain.
Durant la nuit de Samhain, la rencontre avec les morts, les Esprits, les Elfes, ou les Fées, pouvait être parfois bénéfique et d’une grande aide, mais en général elle était crainte et on faisait tout pour l’éviter. Pendant ce temps, les jeunes, qui prenaient les choses quelques fois plus à la légère, se couvraient le visage avec des masques monstrueux, et déambulaient ainsi dans le village. Ceci augmentait sans aucun doute une ambiance déjà très tendue. Les foyers, eux, ont été au préalable nettoyés de fond en comble, car c’est une des nombreuses manières d’honorer les défunts lorsqu’ils reviennent au foyer afin de se joindre aux vivants. Les morts qui prennent place au banquet sont le souvenir de l’ancien sacrifice qui devait se célébrer en l’honneur des ancêtres et des Fomoirés. Bien des éléments littéraires du moyen-âge irlandais confirmeraient que des sacrifices sanglants avaient lieu pendant la nuit de Samhain, et peut-être même des sacrifices humains. Ces sacrifices avaient pour but d’apaiser les Fomoirés et tous les Esprits malveillants de cette nuit hors du temps. L’un de ces Fomoirés porterait le nom de Crom Cruach. Par contre il a été démontré que ces sacrifices étaient le fait de volontaires ou de guerriers vaincus, mais en aucun cas d’enfants comme a voulu le faire croire une version littéraire chrétienne du moyen âge irlandais. Cette version, unique en son genre d’ailleurs, a puisé son inspiration dans un passage biblique faisant référence aux sacrifices pratiqués en l’honneur du Dieu sémitique Moloch. Les chrétiens firent d’ailleurs tout pour salir l’image de cette fête de Samhain. Les œuvres littéraires du moyen âge montrent que cette fête était très ancrée dans les mœurs des Celtes et qu’elle était pour ces derniers une tradition incontournable. Les chrétiens tentèrent dans un premier temps de la diaboliser, mais lorsqu’ils finirent par constater qu’ils n’y arriveraient pas, fidèles à leur habitude, ils christianisèrent Samhain en faisant d’elle la fête des morts et celle de tous les saints (la Toussaint).
Hathuwolf Harson
Source :
« Lexikon der keltischen Mythologie », Sylvia und Paul F. Botherhoyd
« Les symboles des Celtes », Sabine Heinz
http://www.oragesdacier.info/2015/10/samhain-1er-novembre-aux-racines-de-la.html