Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

tradition - Page 174

  • De Socrate à Spinoza

    Deux figures de la transmission : Socrate, figure du maître de sagesse dans la relation orale entre deux sujets. Spinoza, figure du philosophe refusant le rapport de maître à disciple, faisant circuler ses écrits dans l'anonymat : celui de l'auteur et celui des lecteurs, dans l'ouverture des interprétations.

     

    La philosophie, en Occident, se donne volontiers pour une activité autonome de la raison, libre à l’égard des autorités et ne rendant de compte qu’à elle-même. Chacun serait seul responsable de sa propre pensée, et non pas héritier d’une tradition ou d’une opinion. Le symbole en est Socrate, tel qu’on le voit dans les premiers dialogues de Platon, refusant le rapport de maître à disciple, n’enseignant pas une doctrine préétablie, et se contentant de vérifier la solidité des opinions de son interlocuteur. L’accord de deux personnes, s’il est fondé en vérité, apparaît alors comme supérieur à l’approbation d’une multitude, si elle ne s’appuie que sur le vraisemblable.

    Cette attitude de libre examen n’exclut cependant pas une certaine structure magistrale, inséparable de l’idée que la philosophie produit de la vérité. À la fin de son dialogue Phèdre, Platon raconte l’histoire de Teuth et Thamous. Le dieu égyptien Teuth (Toth, le fondateur des arts), entre autres découvertes, a inventé l’écriture ; il l’apporte au roi Thamous, en escomptant des félicitations. Le roi le félicite, en effet, pour certaines de ses inventions, le blâme pour d’autres ; mais, à propos de l’écriture, il lui reproche vertement d’avoir fait le contraire de ce qu’il s’était promis : il voulait lutter contre l’oubli, or voilà que les hommes vont perdre leur mémoire parce qu’ils feront confiance aux textes déposés dans des lettres inanimées.

    Et Socrate, qui raconte l’histoire, approuve : un texte écrit est orphelin, c’est un discours sans père que nul ne vient défendre. On ne peut lui demander d’explication supplémentaire comme à un interlocuteur ; il est d’autant plus désarmé qu’il est livré à tout un chacun : « quand une fois pour toutes il a été écrit, chaque discours s’en va rouler de droite et de gauche, indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent et, pareillement, auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire et il ne sait pas quels sont ceux auxquels justement il doit ou non s’adresser ».

    Du devin au chef d’école

    La fable ne tient donc que par une certaine idée de la vérité, à savoir que celle-ci, loin de valoir par elle-même, n’a de consistance que sous-tendue par la parole d’un maître. Ni Thamous, ni Socrate n’accusent le discours écrit d’être faux. Il peut être vrai, mais cette vérité est errante : il lui faut quelqu’un pour l’orienter, pour savoir à qui l’enseigner et de qui la préserver. Pour savoir, aussi, comment l’enseigner : car l’enseignement ne consiste pas seulement à la réciter, mais à la défendre et à l’expliquer face aux objections que l’écrit ne peut prévoir. L’auditeur se trouve ainsi placé dans la position du disciple ; le discours doit non seulement lui dire le vrai, mais le lui dire comme il faut, quand il faut. Il n’est donc pas de vérité sans magistère.

    Cette position livre une clef de la structure des dialogues de Platon, ceux qui suivent le Phèdre comme ceux qui le précèdent. Dans les derniers dialogues, Socrate (ou l’étranger d’Athènes qui le remplace) énonce une doctrine : il enseigne ce qu’est le bien, ce qu’il en est du plaisir, comment construire une Cité juste. Dans les premiers dialogues, Socrate, à défaut de dire le vrai, énonce les conditions de l’accord d’où le vrai sortira : c’est lorsque nous serons d’accord, dit-il, que nous admettrons une thèse comme exacte.

    Ainsi Socrate qui n’écrit pas, qui n’enseigne pas, apparaît-il comme le maître de la vérité, moins par ce qu’elle contient que par les conditions dans lesquelles elle s’obtient. Il incarne là une situation caractéristique de la pensée grecque, antérieure même au platonisme. Dès la période homérique, le poète joue un rôle d’énonciateur du vrai, comme aussi le devin et le roi : sa parole n’a pas besoin d’être démontrée ou contestée, la qualité seule de celui qui l’énonce, comme le souligne l’helléniste français Marcel Détienne, suffit à la fonder. La pensée apparaît ainsi comme liée à certains hommes, eux-mêmes liés à des fonctions sociales — l’exercice du pouvoir ou l’administration du sacré.

    Cette structure se développe ensuite sous d’autres formes lorsque la philosophie devient autonome. La nouveauté, de taille il est vrai, tient au fait que les maîtres du vrai n’ont plus d’autre fonction sociale que cette véracité. Alors le philosophe ne tire plus sa garantie d’un devin ou d’un poète ; mais souvent il la tire d’un chef d’école. Pour penser, il faudra se ranger parmi les aristotéliciens, ou les stoïciens, ou les cyniques, ou les sceptiques. Les oppositions des écoles, avec leur succession de chefs, les “scholarques”, leur perpétuelle référence au fondateur, deviennent la caractéristique de la pensée hellénistique, puis de l’héritage romain.

    Cette conception du vrai comme enseignement d’un maître confère certains traits communs à toutes les écoles, même lorsqu’elles divergent dans la doctrine : personnalisation, remémoration, orthodoxie. Le rapport d’apprentissage rejoue la relation de maître à disciple à un autre niveau : ainsi les élèves d’Épictète focalisent sur lui l’idéal du stoïcisme ; chaque maître intermédiaire vient assumer transitoirement la figure du maître fondateur ; il faut reprendre et repenser les arguments. Il faut s’imprégner de la philosophie avant de philosopher. Apprendre semble être le meilleur moyen de découvrir, et imiter une voie sûre pour apprendre.

    La parole intérieure

    On peut voir là une culture de l’épigone ; mais aussi une pensée de la tradition, et la preuve que la cohérence d’une pensée ne s’identifie pas nécessairement avec une fondation radicalement individuelle. C’est là un schéma que l’on retrouve à d’autres moments de l’histoire de la pensée occidentale : dans les commentaires scolastiques ou, plus tard, dans les écoles cartésiennes, kantiennes, hégéliennes, qui perpétuent un système et le diffusent dans les universités. Les religions du livre vont-elles renoncer à ce schéma ? Elles vont parfois le reconduire et le perpétuer ; elles vont surtout, plus fondamentalement, l’intérioriser.

    Ce que nous enseigne un maître humain, c’est la vérité, mais cette vérité ne peut pénétrer en nous, remarque saint Augustin, que si elle est déjà attendue par la vérité interne, laquelle est la présence de Dieu au fond de notre être. Le refus de l’hétéronomie mène ici à la découverte d’un autre maître, autrement savant et convaincant : « Quand par leurs paroles les maîtres ont expliqué toutes ces sciences qu’ils font profession d’enseigner, même la vertu et la sagesse, ceux qu’on appelle disciples examinent au fond d’eux mêmes si ces propos sont vrais en regardant selon leurs forces cette vérité intérieure » (Saint Augustin, De Magistro, XIV).

    C’est alors qu’ils apprennent, et les louanges qu’ils adressent à leurs maîtres extérieurs vont tout autant à ce maître qu’ils ont en eux. Ici s’instaure une autre pratique de la philosophie : celle qui prend plutôt la forme de la méditation ou de la confession. Au lieu de se tourner, dans sa réflexion, vers celui qui l’a précédé, l’homme s’approche des secrets de son âme : toute une part de la démarche philosophique consiste à écarter l’inessentiel pour cheminer vers l’«âme de l’âme» — là où se découvre la règle cachée de ses pensées et de ses actions. L’âme est le lieu où réside le Maître, qui, à ce déplacement, a gagné en puissance.

    La vérité sans attaches

    Est-il possible de penser le vrai sans se conformer aux paroles d’un maître ? ou sans se donner soi-même comme maître ? C’est ce qu’ont tenté de faire les philosophies du XVIIe siècle, comme le montre en particulier celle de Spinoza. Le soin avec lequel le philosophe hollandais efface son nom de ses œuvres est déjà révélateur. On peut y voir, certes, un souci de prudence : Spinoza, sachant que sa doctrine entre en contradiction avec celle des Églises de son temps, ne veut pas s’attirer de persécution. Le principal livre qu’il publie de son vivant, le Traité théologico-politique, ne comporte pas de nom d’auteur et ses indications de lieu et d’éditeur, pour déjouer les recherches, sont fausses.

    Mais l’intention va plus loin puisque les œuvres posthumes paraissent aussi de façon anonyme (n’y sont imprimées que ses initiales). Quant à la prudence, ce n’est pas un argument : Spinoza, sa correspondance en témoigne, n’a jamais hésité à afficher ses convictions, ni à défendre fermement ses opinions. Cet anonymat répond en fait chez lui, au-delà du circonstanciel ou du psychologique, à une conception théorique : dans la recherche de la gloire, Spinoza voit un refuge de la passion sous sa forme intellectuelle. Dans l’Éthique, il raille ceux qui écrivent des traités sur le mépris de la gloire et n’oublient jamais d’y inscrire leur nom. C’est là une citation de Cicéron. Mais ce qui chez l’orateur et philosophe romain n’était qu’un trait de prédication morale s’insère ici dans une analyse des règles de l’opacité passionnelle : aussi longtemps qu’un homme est possédé par le désir, il est mû par l’attachement à sa propre image, que toutes les autres passions viennent renforcer. Le désir étant l’essence de l’individu, la production de la pensée, chaque fois qu’on la considère dans son origine ou son occasion individuelle, ne peut que revêtir cette forme affective. Seul, pourrait-on dire, le passionnel a un nom singulier ; seul il peut donc assumer la figure du maître.

    Le modèle mathématique

    Dans ces conditions, qu’est-ce qui remplace le maître et permet de se passer de lui ? Le modèle mathématique. L’Éthique, principal ouvrage de Spinoza, indique par son sous-titre qu’elle est exposée « à la façon des géomètres » (more geometrico). Effectivement, elle se présente sous la forme d’une longue suite d’axiomes, de théorèmes et de démonstrations ; mais surtout, plus profondément, elle cherche à enraciner sa rigueur dans un repérage des propriétés des choses qui s’inspire de l’analyse géométrique.

    On pourrait objecter que ce modèle est aussi une sorte de maître. Non, car ce modèle ne contrôle pas ses effets. Il met en jeu une puissance (celle de la démonstration), mais cette puissance est offerte à qui veut s’en servir : il y a quelque chose de public dans le raisonnement mathématique, qui l’arrache à la relation duelle, personnalisée, où se tient le rapport de maître à disciple. Certes, il peut y avoir des professeurs de mathématiques. Mais l’apprentissage ne s’y fait pas sous le couvert de la distinction entre l’ésotérique et l’exotérique : seules les capacités et l’avancement de l’élève décident de ce qu’il comprendra. Les mathématiques, en ce sens, viennent occuper l’exacte position assignée à l’écrit par le Phèdre. Il peut paraître étonnant d’opposer les mathématiques à Platon, qui s’en réclamait aussi. Mais si Spinoza et Platon concordent pour reconnaître leur importance, ils divergent radicalement sur le point d’ancrage de la philosophie à leur égard. Ce qu’en retient Spinoza d’abord, c’est la puissance de décrire les causes sans chercher les fins.

    Cet anonymat fonde, lui aussi, une autre pratique de la philosophie. On le retrouve chez les libertins de l’âge classique et de l’époque des Lumières, où l’on passe souvent de la philosophie anonyme à la philosophie clandestine : textes sans auteur avoué, circulation des textes et des thèmes, collage des écrits. Les manuscrits qui se diffusent aux XVIIe et XVIIIe siècles sont eux aussi, par force, sans nom d’auteur, pour éviter censure et emprisonnement. Mais au-delà de ces raisons, c’est un nouvel éclatement du magistère qu’ils marquent : leur auteur ignore qui les lira, par quels canaux ils circuleront, qui s’en emparera pour en placer des morceaux dans un nouvel écrit, qui en orientera peut-être différemment les conclusions.

    En somme, cette littérature n’est clandestine que parce qu’elle est ouverte. La multiplicité des voies d’accès et de diffusion du vrai exclut la relation spéculaire entre deux sujets — celle de maître à disciple.

    ► Pierre-François Moreau, Le Courrier de l'UNESCO n°9/1992.

    http://www.archiveseroe.eu/recent/27

  • Renouveau du traditionalisme au Canada

    Le Devoir consacre un article intéressant (le premier de trois, semble-t-il) sur les vocations traditionnelles au Canada, suite à l'ordination de deux prêtres canadiens de la Fraternité Saint Pierre. Extraits :

    C"Pendant que l’héritage catholique québécois s’effrite et que les églises se vident, certains jeunes bravent les préjugés en se tournant vers Dieu. Qu’ils s’engagent dans une voie traditionnelle ou plus contemporaine, tous ont leur raison de lever les yeux vers le ciel, à la recherche de sens. Premier de trois textes sur ces jeunes Québécois qui, en 2015, croient toujours.

    Dans la chapelle du séminaire de Saint-Hyacinthe, des notes d’orgue graves et rapides marquent l’entrée de deux Québécois dans la vingtaine qui, dans quelques heures, seront prêtres. Les fidèles se lèvent dès que les deux futurs abbés franchissent la porte de la chapelle avec un convoi de religieux de la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre.

    Malgré leur âge, Alexandre Marchand (27 ans) et Jacques Breton (29 ans) ont choisi une branche traditionaliste du catholicisme — qui conserve l’aspect liturgique d’avant 1962, année des réformes religieuses du concile Vatican II. Le rite traditionnel est considéré par leur communauté comme plus« sacré ».

    En cette chaude journée d’été, Alexandre Marchand et son confrère ont revêtu l’aube. Ils s’agenouillent, puis se prosternent, vivant un moment déterminant dans leur vie. Les deux jeunes hommes font partie des rares Québécois à avoir fréquenté le séminaire européen de la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre.

    Des chants grégoriens et l’emploi du latin tout au long de la cérémonie témoignent de l’utilisation du rite traditionnel.Une cérémonie d’ordination selon ce rite n’avait pas eu lieu au Canada depuis 1962 [confusion entre la date du Concile et celle de la réforme liturgique, à moins qu'il n'y a pas eu d'ordination entre 1962 et 1969... NDMJ]. [...]

    L’abbé Marchand, de Gatineau, a senti l’appel de Dieu dès l’âge de cinq ans et a rapidement opté pour le traditionalisme.« Petit, je suis allé plusieurs fois à la messe traditionnelle. Il y a une paroisse de la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre à Ottawa depuis 1995, au sein de l’église Sainte-Anne. » Il dit avoir été charmé par la« beauté de la liturgie » traditionnelle et ses symboles. « Ces derniers sont nombreux[durant la messe]et parlent d’eux-mêmes », comme le prêtre qui se met à genoux, s’humiliant pour Dieu, et qui fait la messe tourné vers l’autel et non vers les fidèles, puisqu’il s’adresse au Tout-Puissant. [...]

    Au Canada, les paroisses Saint-Clément, à Ottawa, et Holy Family, à Vancouver, appartiennent à la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre et célèbrent la messe selon le rite traditionnel. La Fraternité est également installée dans cinq apostolats.Huit Canadiens, dont un Québécois, seront en formation cette année aux séminaires américain et européen de la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre.

    D’autres communautés traditionalistes, comme la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X — qui a créé de vives tensions au sein de la communauté catholique dans les années 1970 en s’opposant à certaines« tendances modernes » —, célèbrent des messes dans une trentaine de villes canadiennes. [...] Si la tradition continue à vivre, c’est parce qu’elle est« authentique »et« héritée de 2000 ans d’histoire »,estime l’abbé Marchand. Désormais prêtre, ce dernier compte rester quelques semaines au Québec avant de s’envoler pour la Belgique, où il se joindra à une église à Namur.

    Michel Janva

  • JÜNGER, HEIDEGGER ET LE NIHILISME Alain de Benoist

    [Texte d’une conférence prononcée à Milan]

    JÜNGER, HEIDEGGER ET LE NIHILISME

    Alain de Benoist

    Ernst Jünger et Martin Heidegger ont, comme chacun le sait, engagé à cinq ans d’intervalle un dialogue sur le nihilisme, dialogue noué au moyen de deux textes particulièrement importants, parus dans les années cinquante à l’occasion de leur 60e anniversaire respectif (1). L’étude et la comparaison de ces textes est particulièrement intéressante dans la mesure où elles permettent de mieux apprécier ce qui, sur ce sujet fondamental, sépare deux auteurs que l’on a fréquemment rapprochés l’un de l’autre et qui ont eux-mêmes entretenu une puissante relation intellectuelle durant plusieurs décennies. Nous en donnerons ici une brève présentation.

    Dans son approche, qui se veut d’allure délibérément « médicale » (elle comprend un « diagnostic » et une « thérapeutique »), Jünger affirme d’abord que porter remède au nihilisme implique d’en donner une « bonne définition ». Reprenant l’opinion de Nietzsche, qui voyait dans le nihilisme le processus par et dans lequel « les plus hautes valeurs se dévalorisent » (La volonté de puissance), il affirme que celui-ci se caractérise essentiellement par la dévaluation, puis la disparition des valeurs traditionnelles, au premier rang desquelles il place alors les valeurs chrétiennes.

    Il réagit ensuite contre l’idée que le nihilisme serait essentiellement un phénomène chaotique. « On s’est aperçu, le temps aidant, écrit-il, que le nihilisme peut concorder avec de vastes systèmes d’ordre, et que c’est même généralement le cas, lorsqu’il revêt sa forme active et déploie sa puissance. Il trouve dans l’ordre un substrat favorable ; il le remodèle à ses fins […] L’ordre non seulement se plie aux exigences du nihilisme, mais est une composante de son style » (pp. 48-52). En ce sens, le nihilisme n’est pas la décadence. Il ne va pas de pair avec le relâchement, mais « produit plutôt des hommes qui marchent droit devant eux comme des machines de fer, insensibles encore au moment où la catastrophe les fracasse » (p. 57). Pareillement, le nihilisme n’est pas une maladie. Il n’a rien de morbide. On le trouve au contraire « lié à la santé physique — là surtout où on le met vigoureusement en œuvre » (p. 54). Le nihilisme est en revanche essentiellement réducteur : sa tendance la plus constante est de « ramener le monde, avec ses antagonismes multiples et complexes, à un commun dénominateur » (p. 65). Faisant passer la société « de la communauté morale à la cohésion automatique » (p. 63), il conjugue le fanatisme, l’absence de tout sentiment moral et la « perfection » de l’organisation technique.

    Ces observations sont caractéristiques. Elles montrent que, lorsqu’il évoque le nihilisme, Jünger se réfère avant tout au modèle de l’Etat totalitaire, et plus spécialement à celui de l’Etat nazi. Le IIIe Reich correspond en effet à cet état social où les hommes sont soumis à un ordre absolu, à une organisation « automatique », tandis que la dévaluation de toute morale traditionnelle va de pair avec une incontestable exaltation de la «santé ». La question qu’on peut alors se poser est de savoir si ce que Jünger est en train de décrire est bien le nihilisme. Ne s’agit-il pas plutôt, tout simplement, du totalitarisme —de ce Léviathan totalitaire, qui a mis la technique à son service et qui engendre un monde relevant du « paysage des chantiers » ? 

    Jünger, par ailleurs, professe un certain optimisme qui transparaît déjà dans le titre de son texte : « Passage de la ligne ». Evoquant Nietzsche et Dostoïevsky, il constate que leur critique du nihilisme ne les pas a empêchés de se montrer eux-mêmes relativement optimistes, soit que le nihilisme puisse être dépassé « dans un quelconque avenir » (Nietzsche), soit qu’il constitue en quelque sorte « une phase nécessaire, à l’intérieur d’un mouvement qui tend à des fins précises » (Dostoïevski). Jünger reprend ici une idée qui lui est familière : après le pire ne peut venir que le meilleur. Ou plus exactement : une tendance poussée jusqu’à son terme s’inverse nécessairement en son contraire. Ainsi disait-il, dans les années trente, qu’il fallait «perdre la guerre pour gagner la nation ». C’est dans cet esprit qu’il cite Bernanos : « La lumière n’éclate que si les ténèbres ont tout envahi. La supériorité absolue de l’ennemi est justement ce qui se retourne contre lui » (pp. 37-38). Or, le sentiment de Jünger est que le pire est passé, que « la tête a franchi la ligne », c’est-à-dire que l’homme a commencé à sortir du nihilisme. Cette affirmation résulte, là encore, de son assimilation du nihilisme au totalitarisme. Comme l’écrit Julien Hervier, « si Jünger croit au dépassement du zéro absolu, l’écroulement de l’hitlérisme, incarnation triomphante du nihilisme moral, n’y est pas pour rien » (préface, p. 13) (2).

     

    Dans son essai, Jünger s’applique donc essentiellement à décrire l’état du monde tel qu’il l’est, afin de supputer la possibilité que l’on soit déjà passé de l’autre côté de la « ligne ». Sa conclusion peut d’ailleurs paraître modeste. Face au nihilisme, il propose de recourir aux poètes et à l’amour (« Eros »). Il en appelle à la dissidence individuelle, à l’« anarchie authentique». (En 1950, il n’a pas encore inventé la Figure de l’Anarque). « Avant tout, écrit-il, il faut trouver la sécurité dans son propre cœur. Alors, le monde changera ».

    Lire la suite 

  • Ils prient à genoux : le Planning tremble

    Voici la photo des dangereux extrémistes qui auraient commis le "délit d'entrave à l'avortement" :

    D

    Cette action d'une incroyable violence s'est produite le 9 juillet. Le planning familial français, qui n'a pas réagi aux accusations contre son homologue américain, trafiquant d'organes de foetus avortés, porte plainte :

    "Le Planning familial de Paris a déposé une plainte contre ces trois individus et SOS Tout Petit pour délit d’entrave à l’IVG et à l’accès à l’information sur l’IVG. Nous constatons que malgré la condamnation de Xavier Dor en Septembre 2014,  SOS Tout Petit récidive contre les lois protégeant les droits des femmes. Le Planning Familial de Paris, exaspéré par ces agressions faites aux femmes exige des pouvoirs public des condamnations exemplaires."

    Le Dr Xavier Dor confirme avoir eu connaissance de l'action de ces trois garçons et explique avoir depuis distribué avec l'un d'eux des tracts devant le centre avortement de Port-Royal, à Paris. Il revendique une action « pacifique » dans le but de convaincre les femmes de changer d'avis et de les « consoler ». Il explique que des jeunes commencent à rallier le mouvement, et en semble ravi. Un énième procès ne lui pose pas de problème. Il s'y rendra, tout « naturellement », pour continuer à combattre ce crime abominable qu'est l'avortement.

    Michel Janva

  • Un papa et une maman, c'est "polémique"

    Lu sur Le Courrier de l'Ouest :

    "Le parking de Géant Casino à Chauray compte depuis quelque temps déjà quatre places de stationnement pour familles avec jeunes enfants. Certains ont cru que le symbole sur fond rose les signalant serait celui, tout craché, de la Manif pour tous.

    Et s'en émeuvent via Twitter. Exemple avec ce commentaire : « L'homophobie se niche partout désormais ». C'est aller vite en besogne.

    Les responsables de la grande surface invitent à ne pas faire d'amalgame : « Cette signalétique est classique et visible ailleurs. On n'a eu qu'un seul cas d'un homme venu protester, évoquant la Manif pour tous, mais il voulait faire l'intéressant », précise-t-on à Géant."

    C

    Michel Janva

  • Un pays c'est aussi une identité

    Mathieu Bock-Côté, sociologue chargé de cours à HEC Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal ainsi qu'à la radio de Radio-Canada, réagit dans Le Figaroà la polémique sur les églises :

    "[...] On a hurlé au populisme, il y a quelques années, quand les Suisses ont voté en faveur de l'interdiction de nouveaux minarets dans leur pays. On a voulu y voir le symptôme d'une crispation identitaire ou, pire encore, d'une poussée xénophobe et islamophobe rappelant, comme il se doit, «les heures les plus sombres de l'histoire». Le refrain est connu. Le référendum suisse exprimait pourtant autre chose: un pays n'est pas qu'une entité administratrice et juridique seulement définie par son adhésion aux droits de l'homme. Un pays,c'est aussi des paysages, une physionomie culturelle, une mémoire inscrite dans mille lieux. Une identité, pour le dire ainsi.

    Il est légitime de vouloir conserver l'héritage historique d'un pays, de rappeler son droit à la continuité. La votation suisse annonçait un réinvestissement existentiel du politique. L'État n'a pas seulement pour vocation d'administrer tranquillement, de manière gestionnaire, une société à la petite semaine. Dans les périodes de crise, quand l'histoire redevient houleuse, et c'est certainement le cas aujourd'hui,la puissance publique doit se porter à la défense des fondements de son pays, de sa part sacrée, qui ne saurait être altérée sans qu'il ne soit mortellement blessé. On pourrait dire qu'en renouant avec sa part chrétienne, la France assume une part refoulée de son identité civilisationnelle.

    La question n'est pas seulement politique. Une France qui se couperait de son héritage chrétien se condamnerait probablement à l'assèchement spirituel. Qu'on le veuille ou non, c'est essentiellement à travers la médiation du catholicisme que la France s'est interrogée, au fil des siècles, sur les questions éternelles. Le catholicisme, à travers son héritage architectural et culturel, connecte la France à la part la plus intime et charnelle de son identité. On voudrait aujourd'hui disqualifier moralement ce désir d'enracinement. Mais le patriotisme n'est pas une forme de maladie mentale."

    Michel Janva

  • L'urbanisme, du sacré au post-moderne

    La ville, espace du sacré et du politique a connu, par la mise en circulation de la raison dans la rue, une involution réductrice à la juxtaposition d’œuvres d’art. Celles-ci obéissent à une morale artistique nouvelle qui est celle de la nouvelle classe dominante : la bourgeoisie.

    L’architecture et l’urbanisme se sont ainsi retournés contre la ville. Le mouvement moderne constitue le point culminant de ce retournement dans sa formulation esthétique. Mais son dépassement constitue-t-il pour autant une réconciliation avec la ville ?

    Tous les peuples qui ont cherché à jouer un rôle dans l’histoire ont construit des villes. Spengler notait : « … toutes les grandes cultures sont des cultures citadines. (…) L’histoire universelle est l’histoire des cités » (Le déclin de l’Occident). Dès l’origine, la construction des villes a été profondément dépendante de l’état des rapports sociaux. Leur conception est le reflet d’un regard spécifique de la communauté sur elle-même. La ville est un miroir des rapports entretenus par les hommes entre eux. Mais la ville n’est pas qu’une superstructure de rapports sociaux. Les conceptions qui ont présidé à la naissance de chaque cité retentissent dans le futur longtemps et ne sont pas un simple socle passif de mouvements historiques. Aussi les conceptions en matière d’art et de bâtir les villes sont-elles tout autre chose que l’addition de recettes techniques.

    Le mot urbanisme vient du latin urbs (ville) ; il a été créé par l’architecte espagnol Cerda en 1867. Les nécessaires qualités d’utilisabilité — mais non de stricte “utilité” — de l’art de bâtir en font une activité technique, qui fait appel aux savoir-faire existants et pousse à leurs développements : construction des enceintes et remparts, recherche des moyens de transports les mieux adaptés… Sous cet angle technique, c’est donc l’art de résoudre des problèmes techniques de construction et d’utilisation de l’espace. Mais de même que l’essence de l’économie ne peut être ramenée au problème de la rareté — celle des biens ou celle du travail — l’essence de l’urbanisme ne se résume pas à la gestion de l’espace.

    Aménager et imaginer

    Quand José Ortega y Gasset affirme au début du siècle : « Trouver de la place devient le problème de tous les instants » (La révolte des masses), son propos illustre la transformation des hommes en masses qui est le fait des États modernes. La question de la place existe par rapport à certaines contraintes d’efficacité (rapidité de communication, création de pôles d’attractions), qui sont le fait de pouvoirs politiques projetant leurs peuples dans un monde de lutte permanente.

    Avant d’être l’art d’aménager, l’urbanisme est l’art d’imaginer. La façon de poser des problèmes n’est pas neutre et définit précisément une culture. L’urbanisme est une production culturelle et c’est pour cela qu’au-delà de la gestion de l’espace, ce qui domine son histoire est le rapport entre des formes et un être collectif différent suivant les espaces et les époques. C’est à cette lumière que prennent leur sens les irrationalités apparentes des villes tenant compte, notamment, de la place des dieux et du pouvoir politique et qui, dans leur variété, témoignent de rapports au monde multiples.

    Le synœcisme athénien

    [Ci-contre : L'Acropole d'Athènes (ill. par Christian Verdun). Exemple de ce que le langage de l'architecture appelle le « synoecisme athénien ». L'ordre qui se manifeste dans la cité grecque est dû, écrit Gaston Bardet, « non à un tracé régulier, mais à la localisation précise de chaque organe là où il doit remplir sa fonction propre ». La Cité grecque fédère de la sorte de petits groupes architecturaux autonomes. Et l'Acropole, au sommet, au point culminant de la ville, dépasse et unit tout à la fois cette fédération, au départ hétérogène]

    Le cas de la cité grecque antique est caractéristique. L’ordre qui s’y manifeste est dû, selon Gaston Bardet, « non à un tracé régulier, mais à la localisation précise de chaque organe là où il doit remplir sa fonction propre. (…) Par la séparation des monuments, par leur balancement, par leur présentation non dans l’axe mais sur les angles — qui traduit le pluralisme originel existant au sein de la cité grecque — Athènes magnifie le synœcisme, autrement dit la fédération de petits groupes autonomes. Enfin, par son Acropole, elle tend à dépasser cette communauté fédérale et prépare le sommet suivant : celui de la communion médiévale » (L’urbanisme, PUF, 1945). En clair, l’urbanisme traduit la structure mentale des peuples. En ce sens, et très logiquement, la méditation sur la meilleure forme urbaine n’est donc pas présente dès le départ dans la pensée grecque. Plusieurs tendances différentes s’affirment au cours des siècles : plan orthogonal de l’architecte et philosophe Hippodamos de Milet, avec la division de la ville en îlots (insulae) dont la taille est différente suivant les quartiers, recherche du monumental et des perspectives (Pergame), avec un plan non orthogonal mais dicté par le relief, développement diffus d’Athènes aux rues tortueuses et aux limites floues. Le flou de ces limites s’explique : la cité grecque est le reflet d’une conception de la citoyenneté non obligatoirement liée à la ville. La cité (polis) est une communauté de citoyens dont l’habitat est dispersé. C’est un concept politique — non un espace bâti —, et la création de villes ne donnera jamais aux citadins plus de droits qu’aux ruraux.

    La ville romaine : un projet politique et religieux

    Plus encore que la cité grecque la ville romaine exprime un projet indissociablement politique et religieux. Il s’analyse notamment dans une institution comme le pomerium (ou pomœrium) qui était l’espace libre aménagé autour de l’enceinte de Rome, dans lequel il était interdit d’habiter et de cultiver. À l’intérieur de l’enceinte de la ville, dont les limites furent plusieurs fois reculées, des règles très précises limitaient le pouvoir des consuls.

    « Un général victorieux — écrit Pierre Grimal — au retour de sa campagne, se voit interdire de franchir la limite pomeriale aussi longtemps qu’il désire demeurer imperator, en attendant, par ex., que le Sénat consente à lui décerner les honneurs du triomphe. Si, même par mégarde, il posait un pied à l’intérieur du pomerium, il perdrait sa qualité et ne pourrait plus aspirer à triompher » (Les villes romaines, PUF, 1971). Ainsi, l’espace de la ville a une forte signification politique et spirituelle. Elle n’est pas seulement manifeste dans la capitale de l’Empire.

    Dans le plan-type des villes romaines sont conjuguées à la fois des exigences techniques de reproductibilité — le plan est conçu pour être utilisable par de simple soldats en campagne — et des constituants qui relèvent non d’une intention pratique, mais religieuse. C’est le cas de l’axe est-ouest (decumanus) coupant l’axe nord-sud (cardo). Pour J.J. Wunenburger, « le plan en croix représente analogiquement le carrefour des orientations cosmiques » (Le sacré, PUF, 1981). Tout particulièrement dans les marges occidentales de l’empire, ce plan est un instrument de romanisation, ou, si l’on en croit les propos prêtés au rebelle breton Galcacus par Tacite, d’« accoutumance à l’esclavage ». La ville romaine n’est en effet pas une simple agglomération d’hommes. Le sol de la ville est consacré aux dieux. Et sur ce sol, fontaines, sanctuaires, lieux de réunion permettent l’éclosion d’une socialité qui font de ces colonies, comme le dit Grimal, « une image de Rome ».

    L’enveloppement du centre

    Même après la chute de l’Empire romain, la ville en Occident reste, comme écrit Jean Pierre Muret, « l’ombre de la ville romaine » (La ville comme paysage, C.R.U, 1980). Le plan radioconcentrique est employé concurremment au plan orthogonal. Bastides et villeneuves, c’est-à-dire les villes liées à des opérations de défrichement ont un tracé irrégulier mais obéissant souvent à la formule de l’enveloppement du centre (l’église) par des cercles concentriques de rues bordées de maisons, d’autres rues partant du centre vers la périphérie (cf. revue Monuments Historiques n°158, août-sept. 1988). Mais les tracés orthogonaux sont de plus en plus fréquents à partir du XIIe siècle. Dans ceux-ci, les places sont considérées comme une des cases du quadrillage. De ce fait, « les rues débouchent aux angles et les courants de circulation restent tangentiels aux côtés » (J.L. Harouel, Histoire de l’urbanisme, PUF, 1981). La tendance du Moyen-Âge est ainsi de considérer comme souhaitable le plan orthogonal, même s’il n’est appliqué que dans certaines de ses villes nouvelles.

    Quand le monument devient “cible”

    La Renaissance voit le développement de conceptions qui s’épanouiront pleinement à l’âge classique (XVIIe, XVIIIesiècles). Elle représente une période favorable pour l’éclosion de plans radioconcentriques, tel celui de Palma-Nuova (1593). De tels plans permettent au mieux de mettre en valeur un monument central. Autre cas de figure : l’élaboration de synthèse entre les plans radioconcentriques et orthogonaux, la place centrale devenant par ex. un carré ou un rectangle.

    La perspective devient volontiers monumentale, le monument est une « cible » (G. Bardet) : il doit être visible dans l’axe d’une rue. En conséquence, on n’accède plus aux places par les angles, mais par le milieu de chaque côté. Simultanément, c’est selon des normes strictes de proportion que les façades sont percées de fenêtres. Ces normes tendent d’ailleurs à être imposées à d’autres éléments que les façades, et à être étendues à toutes les constructions quand le pouvoir politique est en mesure de le faire.

    C’est ce que fait Ludovic Le More dans la petite ville lombarde de Vivegano, comme le note Jean-Louis Harouel qui précise : « L’unité de style constitue donc le visage architectural de l’individualisme de la Renaissance » (op. cit.). C’est le retour en force du programme en urbanisme et architecture. Ces programmes sont alimentés par d’importantes réflexions théoriques, comme celles d’Alberti, ou de Thomas More qui pousse à l’extrême la volonté de standardisation (L’Utopie).

    Lire la suite 

  • Racines de la géopolitique, géopolitique et fascisme, retour de la géopolitique

    ♦ Analyse : Claude Raffestin, Dario Lopreno, Yvan Pasteur, Géopolitique et histoire, Payot, 1995.

    Au cours des années 70, le déclin intellectuel du marxisme et les affrontements internes du monde communiste se sont conjugués pour rendre nécessaire le recours à la géopolitique. À l'évidence, la seule prise en compte des facteurs socio-économiques et idéologiques ne suffisaient à comprendre et interpréter litiges nationalitaires et territoriaux. Les problématiques espace et puissance ne pouvaient plus être ignorées d'où le recours à une géographie comprise comme “science des princes et chefs militaires” (Strabon). Professeur de géographie humaine à l'université de Genève, Claude Raffestin ne l'entend pas ainsi. Avec l'aide de 2 chercheurs en sciences sociales, il se fait fort de prouver que la géopolitique n'est pas une science ni même un savoir scientifique (1). « Production sociale marquée du sceau de l'historicité », la géopolitique ne serait qu'une superstructure idéologique légitimant le nationalisme et l'impérialisme de l'Allemagne du XXe siècle commençant. Pour en arriver à cette affirmation abrupte, C. Raffestin procède à une démonstration en 3 temps.

    Dans une première partie (“Racines de la géopolitique”), il décrit et explique le rôle d'intermédiaire joué par Friedrich Ratzel (1844-1904) entre une géographie allemande marquée par les philosophies de Herder et Hegel — la géographie est l'élément de base de l'histoire des peuples, des nations, de États — et l'œuvre de Rudolf Kjellen (1864-1922), professeur et parlementaire suédois, créateur du néologisme de “géopolitique” en 1916. Héritier de Humboldt et Ritter, F. Ratzel est à l'origine d'une géographie humaine fortement structurée par une vision darwinienne du monde (vision organiciste de l'État, individu géographique ; thème de la lutte de l'espèce-État pour l'espace). S'il n'est pas indifférent aux problèmes de son temps, l'ensemble de son travail est tourné vers la connaissance de la Terre et des connexions entre les sociétés humaines et leur milieu de vie. Cette géographie, que l'on peut qualifier d'académique, n'est donc pas de la géopolitique. C'est avec R. Kjellen que se développe une géographie active, applicable aux rapports de puissance du moment (cf. L'État comme forme de vie, publié en 1916 et traduit l'année suivante en Allemagne) alors même qu'en Grande-Bretagne Halford John Mackinder (1861-1947), en développant et affinant ses thèses exposée dans sa célèbre conférence de 1904, s'inscrit dans la postérité de l'Américain Alfred T. Mahan (1840-1914). La géopolitique naît donc avec la Première Guerre mondiale.

    La seconde partie, “Géopolitique et fascisme”, est construite autour de la personne et l'œuvre de Karl Haushofer (1869-1946). C'est à ce général bavarois qu'il revient de continuer la lignée Ratzel-Kjellen en faisant de la géopolitique une science appliquée et opérationnelle. Après avoir tenté de démonter le travail de réhabilitation de K. Haushofer, Raffestin montre le peu d'impact de ses efforts intellectuels sur le cours des choses (2). La “saisie du monde” qu'il assigne comme but à la géopolitique laisse place à la propagande. D'habiles constructions graphiques “mettent en carte” les ambitions expansionnistes du IIIe Reich et assurent l'endoctrinement des masses. La Zeitschrift für Geopolitik n'en inspire pas moins les géopolitiques franquiste et mussolinienne caractérisées par le décalage entre leur discours, global et impérial, et la réalité des États espagnol et italien.

    La troisième partie, “Le retour de la géopolitique”, porte sur les recompositions de ce discours dans l'après-Deuxième Guerre mondiale. Une partie beaucoup trop courte pour emporter la conviction du lecteur. Le pragmatisme anglo-saxon, dont font preuve Nicholas J. Spykman (1893-1943) et de ses successeurs, — Robert Strausz-Hupé est le seul qui soit cité ! — ne trouve pas grâce aux yeux de Raffestin. Il n'y voit qu'une resucée de la vieille et infâme Geopolitik. Idem pour les publications de l'Institut international de géopolitique, dirigé par Marie-France Garaud, pour les travaux de la revueHérodote, emmenée par Y. Lacoste, ou encore ceux de sa consœur italienne Limes, dirigée par Michel Korinman et Lucio Caracciolo. À ce stade du livre, on ne prouve plus quoi que ce soit, on anathémise ! Raffestin peut conclure : la géopolitique est le “masque” du nationalisme, de l'impérialisme, du racisme. Il en arrive même à renverser ces rapports de déterminant à déterminé puisqu'en visualisant divers litiges territoriaux, « la démarche de la géopolitique serait très proche de celle d'une prophétie autoréalisatrice » (p. 307-308).

    Cet ouvrage a le mérite d'adresser de justes critiques à ce que l'on appellera le géopolitisme : regard olympien négligeant les échelles infra-continentales, affirmations péremptoires, proclamation de lois, volonté de constituer la géopolitique en un savoir global couronnant l'ensemble des connaissances humaines. Scientiste et déterministe, cette géopolitique est datée. Elle a déjà fait place à une géopolitique définie non plus comme science mais comme savoir scientifique (cf. note n°1), prenant en compte les multiples dimensions d'une situation donnée et les différents niveaux d'analyse spatiale attentive aux “géopolitiques d'en bas” (celles des acteurs infra-étatiques). Modeste, cette géopolitique post-moderne est celle d'une planète caractérisée par la densité des interactions (flux massifs et divers), par l'hétérogénéité des acteurs dusystème-Monde (le système interétatique est doublé et contourné par un système transnational : firmes, maffias diverses, églises, sectes groupes terroristes...), et l'ambivalence des rapports entre unités politiques (relations de conflit-coopération, disparition des ennemis et par voie de conséquence des amis désignés). Cette géopolitique est celle d'un système-Monde hyper-complexe, multirisques et chaotique (3). Mais ces renouvellements sont tout simplement ignorés par Raffestin. Parce que son objectif est le suivant : disqualifier à nouveau la géopolitique en pratiquant la reductio ad Hitlerum.

    ► Louis Sorel, Nouvelles de Synergies Européennes n°20, 1996.

    Notes :

    (1) Selon le géopolitologue Y. Lacoste, directeur de la revue Hérodote, la géopolitique n'est pas une science ayant vocation à établir des lois mais un savoir scientifique qui combine des outils de connaissance produits par diverses sciences (sciences de matière, sciences du vivant, sciences humaines) en fonction de préoccupations stratégiques. Sur ces questions épistémologiques, cf. « Les géographes, l'action et le politique », Hérodote n° 33-34, 2°/3° trimestre 1984 (numéro double) ainsi que le Dictionnaire de géopolitique publié sous la direction d'Y. Lacoste chez Flammarion en 1993.

    (2) Cf. la préface de Jean Klein à Karl Haushofer, De la géopolitique, Fayard, 1986. Lire également les pages consacrées par Michel Korinman à K. Haushofer in Quand l'Allemagne pensait le monde, Fayard, 1990.

    (3) Cf. Lucien Poirier, La crise des fondements, Economica/Institut de stratégie comparée, 1994. 

    http://www.archiveseroe.eu/geopolitique-a117541086

  • « Une chimère cornue... »

    Quelle ombre d'analogie peut-il bien y avoir entre la Constitution des États-Unis d'Amérique et le rêve éculé des États-Unis d'Europe déjà préconisés par Victor Hugo ? La question est posée par Maurras.

    L'unité de l'Europe représente une vieille nuée démocratique. Victor Hugo a écrit sur ce sujet des pages d'un grotesque puissant à la mesure de ses dons verbaux qui étaient aussi immenses que son manque de discernement. Après la guerre de 1914-1918, il s'esquissa à la Société des Nations, ancêtre de l'ONU, des projets d'Union européenne auxquels Aristide Briand prêta sa voix qu'on disait de violoncelle. Il adjurait les Européens de fonder des États-Unis. Charles Maurras répondit à Aristide :

    « Quelle ombre d'analogie peut-il bien y avoir entre la Constitution des États-Unis d'Amérique et le rêve éculé des Etats-Unis d'Europe que vient de regonfler ce malfaiteur public ?

    Les États-Unis de l'histoire sont formés de provinces d'un même peuple parlant une même langue, associées dans la même loi puritaine, toutes tendues à lutter contre un même oppresseur. Cet oppresseur était leur véritable fédérateur. C'est ainsi que le duc d'Autriche fédérait contre lui-même les cantons de la Suisse antique. C'est ainsi que se sont formées toutes les fédérations de l'histoire. Où est le commun oppresseur de l'Europe moderne ? Où est la communauté fondamentale des Européens ? [...]

    L'on rêve d'étroite confédération avec des gens dont on ne comprend pas les idées essentielles, même quand elles sont rendues dans un français approximatif, et l'on doute de l'importance des biens nationaux (certains, nets, positifs, bienfaisants, anciens, sacrés, faiseurs d'ordre et de paix intérieure), et l'on se laisse aller à les défaire ou les relâcher avec une imprudence et une étourderie criminelles. » 1

    Les nations européennes diffèrent par la langue ; bien que leurs castes dirigeantes communient dans l'idéal du Grand Architecte de l'Univers, les peuples possèdent un passé chrétien , mais tantôt catholique, tantôt protestant, tantôt encore "orthodoxe". La France s'est créée en marge de l'empire, rêve germanique. Si l'Allemagne et l'Espagne possèdent de fortes traditions régionales, la République jacobine a brisé les provinces et centralisé à outrance ; sa déconcentration administrative, imposée par le haut, n'est qu'un leurre. Les intérêts des différents pays de l'Union divergent, historiquement et géographiquement. Du Luxembourg à la France, les États se révèlent disparates en taille, population, richesses. Et on veut faire une communauté de tout cela ! La France en mourrait !

    « La doctrine du libre échange nous a diminués pour le moins autant que l'a pu faire la doctrine des nationalités. Le libre échange, tel que nous l'avons pratiqué depuis 1860, nous a rendus malades : aggravé d'une bonne fédération continentale, il nous tuerait. » 2

    La technocratie bruxelloise représente, avec la finance internationale, anonyme et vagabonde,  le seul facteur d'unité. Cet organe étranger, froid, ne saurait qu'imposer une dictature de bureaux rappelant l'administration soviétique. Au-delà d'une longue période de misère, je ne vois pas un tel organisme supranational se terminer, après une pénible agonie, autrement que par des guerres de sécession. « Mais, demandait déjà Maurras dans L'AF du 23 octobre 1925, aurons-nous encore des canons et des munitions ? Nous restera-t-il un seul canonnier ? »

    GÉRARD BAUDIN L’ACTION FRANÇAISE 2000  du 2 au 15 juillet 2009

    1 - L'Action Française, 23 février 1928

     

    2 - L'Action Française, 28 juillet 1929