p. 75-92, Résumé
Deux textes du vie siècle illustrent des aspects importants de la « mémoire des lieux et des temps » dans le passage du paganisme au christianisme. Dans le premier, Grégoire de Tours relate l’initiative pastorale d’un évêque auvergnat qui, impuissant à déraciner une fête païenne se déroulant sur le mont Helarius, construit sur les lieux une église en l’honneur du saint chrétien Hilarius. Dans le second, Grégoire le Grand donne aux missionnaires qu’il a envoyés en Angleterre des instructions sur la façon de transformer les temples païens en églises chrétiennes. Ces deux textes révèlent une stratégie pastorale complexe qui, face au paganisme, mêle adroitement les catégories de la destruction et de l’oblitération avec celle de la récupération.
1 Dans un essai de synthèse sur les rapports entre la culture cléricale et la culture folklorique à l’époque mérovingienne (circa 500-750), le médiéviste Jacques Le Goff avait proposé d’intéressantes lignes de réflexion sur la dynamique de ces rapports (1977 : 223-235). Il concédait, dans son analyse, qu’« il y a sans doute un certain accueil de ce folklore dans la culture cléricale », à cause notamment de trois facteurs importants. D’abord, l’existence de structures mentales en partie communes aux deux cultures, comme la croyance en des pouvoirs surnaturels et la possibilité d’interventions divines. Ensuite, le fait que l’évangélisation réclamait nécessairement de la part des clercs un effort d’ajustement culturel, effort dont l’adaptation linguistique, par l’utilisation d’un sermo rusticus dans la prédication, est un symbole évident. Enfin, le fait que la culture cléricale avait dû, dans plusieurs domaines de la vie ordinaire, s’insérer dans les cadres de la culture folklorique, en s’adaptant par exemple, avec l’institution des Rogations, aux exigences du nouveau contexte rural. Il lui semblait néanmoins que, en dernière analyse, « l’essentiel (de ces rapports) est un refus de cette culture folklorique par la culture ecclésiastique ». Ce refus se serait opéré selon trois lignes ou trois catégories distinctes : la destruction, l’oblitération et la dénaturation (Le Goff, 1977 : 236-279)1.
2 La destruction est la catégorie la plus facile à définir et à documenter, par un très grand nombre de textes et parfois aussi par l’archéologie : rites perturbés, temples détruits, arbres sacrés coupés, sources sacrées souillées. L’histoire de la mission chrétienne est remplie de récits qui exaltent comme des actes de courage héroïque ces campagnes de destruction, souvent violemment contestées par le peuple. On citera comme récits emblématiques les témoignages tirés de la vie de saint Martin, rédigée par Sulpice Sévère, vers la fin du ive siècle : « un autre jour, en certain village, il avait détruit un temple fort ancien et entrepris d’abattre un pin tout proche du sanctuaire ; mais alors le prêtre de ces lieux et toute la foule des païens commencèrent à lui opposer de la résistance » (13,1) ; « il avait mis le feu, en certain village, à un sanctuaire païen tout à fait ancien et très fréquenté » (14,1) ; « dans un autre village, du nom de Levroux, Martin voulut démolir également un temple que la fausse religion avait comblé de richesses, mais la foule des païens s’y opposa tant et si bien qu’il fut repoussé, non sans violence » (14,37 ; Fontaine, 1967 : 281, 283, 285). Cette même violence continuera, même après la conversion des campagnes, envers les cultes populaires syncrétistes jugés inacceptables par l’Église officielle. Ainsi le prédicateur général et inquisiteur Étienne de Bourbon, au xiiie siècle, informé de l’existence d’un culte rural à un lévrier guérisseur d’enfants, dans le diocèse de Lyon, ne se limitera pas à condamner ce culte dans des sermons, mais tâchera d’en détruire physiquement les conditions : « nous avons fait exhumer le chien mort et couper le bois sacré, et nous avons fait brûler celui-ci avec les ossements du chien. Et j’ai fait prendre par les seigneurs de la terre un édit prévoyant la saisie et le rachat des biens de ceux qui afflueraient désormais en ce lieu pour une telle raison » (Schmitt, 1979 : 17). Comme dans bien d’autres cas, toutefois, ce culte survivra à cette tentative de destruction, puisqu’il sera encore attesté, dans les mêmes lieux, au xxe siècle.
3 L’oblitération est une catégorie plus complexe. Elle consiste en « la superposition des thèmes, des pratiques, des monuments, des personnages chrétiens à des prédécesseurs païens ». Le Goff a tenu à souligner que cette oblitération « n’est pas une “succession », mais, à sa façon, une abolition. En refusant l’idée de la « succession », il faisait sans doute allusion au titre et aux thèses de Pierre Saintyves sur Les saints successeurs des dieux, thèses assez largement répandues chez les folkloristes anglais et français, et chez certains hagiologues allemands, au début du xxe siècle2. Par l’oblitération, autant que par la destruction, « la culture cléricale couvre, cache, élimine la culture folklorique ».
4 La dénaturation, enfin, « est probablement le plus important des procédés de lutte contre la culture folklorique : les thèmes folkloriques changent radicalement de signification dans leurs substituts chrétiens ». On peut en citer comme exemple typique celui du dragon, figure qui est ambivalente dans le folklore, bonne ou mauvaise selon les contextes, mais qui est négative et « démonisée » dans la culture des clercs, notamment dans leur littérature hagiographique.
5 On se propose ici de présenter et de commenter deux textes importants et relativement peu étudiés de cette même période, textes qui, sans invalider en rien la pertinence et la valeur interprétative des catégories proposées par Le Goff, laissent entrevoir que le processus du passage de la culture païenne à la culture chrétienne a été plus complexe. Si destruction, oblitération et dénaturation il y a eu, ces catégories n’ont pas été les seules et, surtout, elles ont rarement existé à l’état pur. Dans la réalité des situations concrètes, elles se présentent à nous comme entremêlées dans une variété de synthèses originales, qui comportaient à la fois destruction de certains éléments de la culture païenne antérieure, « récupération orientée » d’autres, et dénaturation proprement dite, dans un processus original qu’on pourrait appeler de « récupération re-sémantisante ».
6 Il faudrait par ailleurs discuter à part, à cause de la nature particulière et de l’abondance des documents, le problème des rapports entre culture cléricale et traditions folkloriques dans la littérature hagiographique, aussi bien dans les textes que dans les cultes que cette littérature proposait aux fidèles et dont elle soutenait l’exercice. Selon Le Goff, à l’époque mérovingienne « la récolte de thèmes proprement folkloriques est mince, même dans la littérature hagiographique a priori privilégiée à cet égard », tandis que le folklore « fera irruption dans la culture occidentale à partir du xie siècle, parallèlement aux grands mouvements hérétiques », et trouvera son plein épanouissement dans la Légende dorée. On sera d’accord, sans la moindre réserve, sur la seconde affirmation. La Légende dorée (c. 1260-1270), que l’on peut maintenant consulter dans une édition critique enfin fiable, et dans une traduction française exemplaire (Boureau, 2004)3, est en effet une mine inépuisable de thèmes folkloriques, qui vont du petit détail narratif à des scènes vastes et complexes, jusqu’à des biographies entières, construites en totalité avec des matériaux folkloriques, comme celles des saints Christophe, Eustache, Alexis, Julien l’Hospitalier et tant d’autres, ainsi que celle de Judas, qui applique au traître l’histoire d’Œdipe4.
7 Mais il semble que, même pendant le haut Moyen Âge, d’importants éléments folkloriques se sont glissés tels quels dans les récits hagiographiques, tout en se pliant au service de la figure du saint ou des exigences de son culte. On pourrait appeler cette catégorie supplémentaire celle de la « récupération orientée ». Un cas typique est celui du miracle de la résurrection d’animaux tués et consommés dans un contexte d’hospitalité, dans un épisode de la vie de saint Germain comme dans bien d’autres : « après le dîner, il fit déposer tous les os du veau sur sa peau et, à sa prière, le veau se leva sur le champ » (Boureau, 2004 : 562)5. On peut citer aussi, comme autre exemple, celui de l’araignée bienfaisante, qui tisse rapidement sa toile pour cacher l’innocent poursuivi (Boureau, 2004 : 126). On concédera néanmoins que la moisson de thèmes folkloriques demeure, à tout prendre, mince par rapport aux thèmes d’origine biblique ou patristique.
8 Par ailleurs, il semble également certain que, dans les formes du culte concret rendu aux saints par le peuple, les éléments folkloriques (à savoir des habitudes cultuelles héritées du paganisme) sont prépondérants. Aussi, dans la tradition hagiographique irlandaise, dont les plus anciennes rédactions remontent peut-être déjà au viiie siècle, la symbiose entre données chrétiennes et données folkloriques est prépondérante et omniprésente. Dans l’introduction à son édition des Vitae sanctorum Hiberniae, Charles Plummer a montré que leur caractéristique structurale consiste justement dans l’intégration du substrat culturel celtique, à savoir « l’incorporation, dans les structures de la nouvelle foi, de fragments de matériaux – “pierres étrangères à l’édifice” – empruntés à l’ancienne culture »6. Il identifiait trois modalités, qui peuvent valoir aussi pour les autres cas, de cette appropriation de thèmes ou matériaux : la direct importation, lorsque des thèmes, ou des épisodes, ou des cycles entiers de la culture ethnique sont attribués au saint ; la conscious imitation, lorsque ces thèmes lui sont attribués de façon identique quant au fond, mais modifiés dans la forme ; et finalement la inconscious permeation, lorsqu’il s’agit d’éléments fluides ou épars, pour lesquels on ne peut ni prouver ni même supposer la conscience de l’emprunt7.
9 Venons-en à nos deux textes témoins. Leurs auteurs, Grégoire de Tours et Grégoire le Grand, sont deux personnages particulièrement importants, par leur position dans la hiérarchie de l’Église, et par la claire intentionnalité ou conscience de leur démarche. De plus, ils écrivent tous les deux au moment, crucial pour notre propos, du passage du paganisme au christianisme, le premier pour les populations rurales de Gaule et le second pour les peuples germaniques récemment installés en Angleterre. Leurs textes comportent, par là, une valeur de principe et pour ainsi dire emblématique.
Grégoire de Tours et les fêtes païennes sur le mont Helarius
10 Ce texte, rédigé vers la fin du vie siècle par l’évêque Grégoire de Tours († 594), relate une tentative de christianisation du paganisme par la superposition d’un culte chrétien à un culte païen. On peut le résumer ainsi : un évêque, incapable de déraciner une fête annuelle païenne destinée à obtenir la pluie, tente de la christianiser, en faisant construire sur les lieux de la fête païenne (aux abords du lac Helarius) une église au saint chrétien Hilarius. Le texte est tiré du Livre à la gloire des confesseurs, et reflète probablement, tout en relatant une histoire antérieure, des situations et des préoccupations qui devaient hanter Grégoire lui-même, dont le diocèse comprenait un très vaste territoire rural.
Dans le territoire des Gabales il y avait une montagne, dont le nom était Helarius, et qui comprenait un grand lac. À certaines dates, la foule des paysans jetait dans ce lac, comme pour lui faire des libations, des linges et des tissus destinés à la confection de vêtements. Certains y jetaient des toisons de laine. Le plus grand nombre y jetaient, chacun selon ses possibilités, des pièces de fromage ou de cire, et diverses sortes de pains, qu’il serait trop long d’énumérer8. Ils s’y rendaient avec des chariots, apportant de la boisson et de la nourriture, immolant des animaux et banquetant trois jours durant. Le quatrième jour, lorsqu’il fallait redescendre, une terrible tempête avec des tonnerres et de violents éclairs les prenait de vitesse, et un orage si violent tombait du ciel, comme s’il s’agissait de pierres, qu’à peine chacun des assistants pensait pouvoir s’en échapper.
Les choses se passaient ainsi tous les ans, et le peuple imbécile était de plus en plus confirmé dans l’erreur. Après une longue période de temps, un prêtre qui avait été promu à l’épiscopat, vint de la même ville9 en ce lieu, et il prêcha aux foules qu’elles seraient consumées par la colère de Dieu si elles n’abandonnaient pas leurs usages, mais sa prédication ne fut en aucune manière acceptée par ces rustres sauvages. Alors, sous l’inspiration divine, le prêtre de Dieu fit construire, à quelque distance du bord du lac, une église en l’honneur du bienheureux Hilaire de Poitiers (Hilarius) et y plaça des reliques du saint en disant au peuple : « Gardez-vous, mes fils, gardez-vous de pécher à la face de Dieu. Il n’y a rien à vénérer dans cet étang10. Ne salissez pas vos âmes par ces vaines observances [ou : rituels], mais reconnaissez plutôt [le vrai] Dieu et vénérez ses amis. Vénérez donc le pontife de Dieu Saint Hilaire, dont les reliques sont ici déposées. C’est lui, en effet, qui peut être votre intercesseur auprès de la miséricorde de Dieu ».
Alors ces gens, touchés dans leur cœur, se convertirent et abandonnèrent le lac. Ce qu’ils avaient coutume d’y jeter, ils le portèrent à l’église sainte, et furent ainsi délivrés des liens de l’erreur où ils étaient retenus. La tempête aussi fut par la suite écartée de ce lieu, et on ne la vit plus sévir dans une fête, dès lors consacrée à Dieu, depuis le moment où avaient été placées là les reliques du bienheureux confesseur11.
11 Sous réserve d’inventaire aucune analyse approfondie de ce texte n’a jamais été proposée, mais on se limitera ici à mettre en évidence des points qui semblent importants et assurés, en évoquant au passage les recherches qui restent à faire pour une analyse plus complète.
12 La description de la festivité agraire par Grégoire nous apparaît comme sommaire et quelque peu floue. Il est fort probable qu’elle n’a pas été bien comprise par l’auteur, un évêque de la haute aristocratie, qui relatait une histoire concernant un autre évêque, accumulant ainsi une double possibilité de brouillage du fait ethnologique rapporté. Il est fort probable que ni l’un ni l’autre de ces évêques, représentants d’une culture savante et urbaine, n’étaient en bonne position (et n’étaient sans doute pas intéressés) pour bien comprendre et bien décrire une réalité culturelle populaire et rurale.
13 L’action se situe « dans le territoire des Gabales », à savoir le Gévaudan actuel, dans le Sud de l’Auvergne. Le Pagus Gabalitanus (territoire des Gabali), inclus par Auguste dans la Province de l’Aquitaine I, fut appelé au Moyen Âge Pagus gavaldanus, d’où le nom actuel de Gévaudan donné à la région. Le site est peut-être à identifier avec l’actuel lac de Saint-Andéol (Lozère).
14 Il est probable que l’épisode soit à situer dans un contexte de culture celtique, plutôt que de culture romaine. Nous nous trouvons en effet dans une région éloignée, et dans un contexte rural, où l’on peut supposer une persistance plus tenace de la culture celtique, par rapport à la plus récente culture romaine, enracinée d’abord dans les villes. Le texte lui-même fait jouer l’opposition entre campagne et ville. Par ailleurs, selon les archéologues et les folkloristes, les monuments celtes sont nombreux dans le Gévaudan, et les traces de la culture celtique y sont tenaces.
15 La date des événements n’est pas indiquée. Le récit est raconté au passé, sans autres détails. Il suppose par ailleurs la présence d’un évêque dans la ville voisine de Javols, et l’existence de régions rurales non encore christianisées, ou mal christianisées, ce qui pourrait correspondre, pour l’Auvergne, à la situation du ve, voire de la première moitié du vie siècle. Il s’agit d’une fête annuelle (« il en était ainsi tous les ans »), qui selon l’auteur durait trois jours. Cette fête était célébrée depuis fort longtemps (« après une longue période de temps »), et elle était donc culturellement et socialement enracinée. C’est pour cela, peut-on supposer, que la prédication de l’évêque « ne fut en aucune manière acceptée par ces rustres sauvages ».
16 Nous sommes de toute évidence dans un milieu rural, non seulement du point de vue physique (la montagne, le lac), mais aussi du point de vue sociologique et économique : ce sont des rustici, des « rustres sauvages » (cruda rusticitas), des paysans, comme le prouvent aussi bien la nature de leurs offrandes que l’importance attribuée à la pluie.
17 Le nom de la montagne, Helarius, est peut-être (ou probablement ?) aussi le nom d’une divinité locale qui était censée habiter dans le lac, car, et cela semble un élément important, l’évêque dira aux paysans : « il n’y a aucune religio (= aucune réalité sacrée) dans ce lac ». Mais aucun nom de divinité celtique (ou romaine) n’a pu être repéré qui pourrait correspondre à ce terme, utilisé ici comme toponyme12.
18 La signification du rite ne semble pas avoir été bien comprise par l’auteur, ou en tout cas elle n’est pas bien explicitée. Il semble s’agir d’un rite pour favoriser la venue de la pluie : par un effet d’analogie, les offrandes jetées dans l’eau devaient favoriser le don de l’eau venant du ciel. Si tel est le cas, il s’agit probablement des pluies du printemps, typiques de la région, qui marquent la fin de l’hiver. La date de la fête de saint Hilaire, le 28 février, pourrait confirmer cette hypothèse, et donner encore plus de poids à l’opération de « transfert culturel » entreprise par l’évêque. Selon l’hypothèse intéressante de Jean-Claude Schmitt (1988 : 450), cette date pourrait aussi « marquer le début de l’année (1er mars, dans le calendrier romain) ».
19 La description de cette grande fête populaire, bien que volontairement incomplète (comme pour la description des types d’offrandes, dont l’auteur abrège la liste, pour la raison qu’« il serait trop long de les énumérer »), nous signale quand même nombre d’éléments intéressants :
20 La fête se tient à des dates déterminées (« à certaines dates »), que l’on ne précise pas, même s’il est probable qu’il s’agisse d’une fête annuelle (« les choses se passaient ainsi tous les ans ») ; la durée de la fête est indiquée comme étant de trois jours, avec le voyage de retour pendant le quatrième jour, mais cette donnée pourrait ne pas être fiable, s’il s’agit d’une fête qui devait durer jusqu’à l’arrivée de la pluie.
21 La participation collective est un élément essentiel : c’est une fête de la collectivité (« la foule », « le peuple »), non un ensemble de pèlerinages individuels à un lieu sacré ; la mention des chariots suppose aussi une convergence, une installation collective.
22 Un aspect important de la dimension religieuse de la fête est représenté par des objets jetés dans le lac « en guise de libation », le sens du terme libatio, emprunté à la culture savante, nous cachant probablement un terme vernaculaire spécifique, ainsi que le sens du geste tel que perçu par les paysans. On remarquera la liste fort intéressante de ces objets, apparemment liés à la vie quotidienne et au travail, qui mériterait une analyse plus détaillée : « des linges et des tissus destinés à la confection de vêtements... des toisons de laine. Le plus grand nombre y jetaient, chacun selon ses possibilités, des pièces de fromage ou de cire, et diverses sortes de pains ». La tournure « qu’il serait trop long d’énumérer » relève du manque d’intérêt de l’auteur pour des détails ethnologiques, étrangers à son propos principal. On remarquera aussi la distinction entre les dons ou offrandes de « certains » et ceux du « plus grand nombre ».
23 Un autre élément important de la fête est l’immolation d’animaux, qui se prolonge dans des banquets, avec boisson et nourriture abondantes. Il est probable que ces grands banquets comportaient eux aussi, comme les sacrifices, une signification ou portée religieuses.
24 Il va de soi que chacun de ces éléments, ici sommairement relevés, serait à analyser en détail, dans une perspective ethnologique. Comment interpréter ces éléments en comparaison avec des fêtes analogues, en Gaule et ailleurs, à la même époque, et dans les mêmes contextes ? Peut-on documenter l’existence de survivances de cette fête ? Il faudrait au moins évoquer et étudier des fêtes analogues, dans la région ou des régions voisines, documentées jusqu’à des époques récentes. On cite comme exemple la procession annuelle, encore suivie au début du xixe siècle, qui réunissait au lac Marchais, le 15 novembre, les paroissiens de Deuil, Grolay et Montmagny à l’occasion de la fête de saint Eugène décapité à Deuil et précipité dans le lac. L’origine celtique du culte de ce lac semble certaine, de même que le lien entre la légende de saint Eugène et le lac même. Il faudrait aussi évoquer et étudier les trouvailles archéologiques d’offrandes dans des lieux de culte liés à l’eau, par une enquête ethnologique approfondie, qui est hors de propos ici.
25 Le fait que des pluies torrentielles, avec tempête ou grêle, surprennent chaque année les paysans à leur retour, selon ce qu’affirme Grégoire, peut aisément être compris selon la logique de la fête, qui devait justement durer jusqu’à l’arrivée des pluies souhaitées. L’auteur n’en comprend pas le sens, et prend le but réel de la fête pour un accident récurrent : « les choses se passaient ainsi tous les ans ».
26 Face à cette coutume, présentée comme ancienne et indéracinable, l’évêque de la ville voisine, Javols, intervient. On se rappellera qu’à cette époque il n’y avait pas encore de réseau de paroisses rurales : la ville dominait la campagne, du point de vue pastoral, et cet épisode peut être interprété aussi comme une opposition entre culture rurale et culture urbaine. L’évêque tente d’abord une stratégie de destruction, indirecte (par la main de Dieu) mais réelle : « il prêche aux foules qu’elles seraient consumées par la colère de Dieu si elles n’abandonnaient pas leurs usages », mais « la foule des paysans », ne l’accepte pas : « sa prédication ne fut en aucune manière acceptée par ces rustres sauvages ». Dans cette opposition entre ville et campagne, le peuple rural et sa culture sont constamment et lourdement dévalorisés dans le récit de Grégoire : « le peuple imbécile », « ces rustres sauvages ».
27 L’évêque recourt alors à une technique d’oblitération-remplacement, hautement valorisée par l’auteur, puisqu’elle se fait, dit-il, « sous l’inspiration divine » : « il fit construire, à quelque distance du bord du lac, une église en l’honneur du bienheureux Hilaire de Poitiers (Hilarius) et y plaça des reliques du saint ». Le projet pastoral de l’évêque consiste donc à remplacer le (probable) dieu celtique Helarius par le saint chrétien Hilarius, cet Hilaire de Poitiers qui avait été non seulement un grand personnage, mais aussi un personnage historiquement et géographiquement proche. On remarque immédiatement que le nom du saint chrétien, Hilarius en latin, est pratiquement identique au toponyme païen Helarius, qui était aussi probablement le nom de la divinité tutélaire du lieu. Dans le latin tardif, en effet, la prononciation d’une voyelle i non accentuée ressemblait beaucoup à celle d’une e non accentuée, de sorte que les noms Helarius et Hilarius étaient prononcés à peu près de la même façon. Ce jeu de quasi-homonymie ou homophonie, et la stratégie culturelle qu’il sous-entend, sont une astuce qu’on ne peut pas ne pas remarquer.
28 Les éléments de cette récupération-transfert des traits folkloriques originaux sont multiples :
29 il y a d’abord la récupération du lieu (« à quelque distance du bord du lac ») ; la nouvelle réalité chrétienne profitera donc de l’enracinement et de la stabilité topographiques de l’ancienne réalité païenne ;
30 il y a ensuite la récupération du nom (de Helarius à Hilarius), qui favorise un transfert complet et naturel des traits et des fonctions de l’ancienne figure païenne à la nouvelle figure chrétienne ;
31 il y a, ce qui semble essentiel pour la réussite de l’opération, une récupération de la fonction de la divinité païenne : « c’est lui (à savoir, le nouvel Hilarius) qui peut être votre intercesseur auprès de la miséricorde de Dieu » ;
32 il y a la récupération des dates (implicite) et des gestes rituels des paysans : « ce qu’ils avaient coutume d’y jeter, ils le portèrent à l’église sainte » ;
33 il y a enfin le remplacement global, du lac à l’église (avec ses reliques).
34 Selon Grégoire, ce transfert fut une stratégie heureuse, une réussite pastorale totale : « Alors ces gens, touchés dans leur cœur, se convertirent et abandonnèrent le lac. Ce qu’ils avaient coutume d’y jeter, ils le portèrent à l’église sainte, et furent ainsi délivrés des liens de l’erreur où ils étaient retenus ».
35 On ajoutera, comme dernier élément de la faible sensibilité ethnographique de Grégoire de Tours, ou peut-être comme indice d’une transformation de la fonction originale de la fête, l’affirmation du passage final de notre texte : « la tempête aussi fut par la suite écartée de ce lieu, et on ne la vit plus sévir dans une fête, dès lors consacrée à Dieu, depuis le moment où avaient été placées là les reliques du bienheureux confesseur ». Le nouveau sanctuaire n’a donc plus une fonction propitiatoire, mais une fonction apotropaïque, de protection contre les tempêtes et les orages. Mais cette interprétation de l’évêque, aristocrate et théologien, correspond-elle à la réalité de la perception paysanne ?
Grégoire le Grand : des temples païens aux églises chrétiennes
36 Le contexte de ce second document est beaucoup plus clair que celui du premier, et il est nettement daté : il s’agit de la mission envoyée en Angleterre par le Pape Grégoire le Grand, à la fin du vie siècle, pour convertir les Anglo-Saxons, encore païens. Déjà, en septembre 595, Grégoire avait donné des consignes à ses agents en Gaule, pour qu’ils achètent sur le marché local, probablement à Marseille, des jeunes esclaves anglo-saxons, à éduquer dans la foi chrétienne en vue d’une mission future auprès de ces peuples. Cette première démarche révélait déjà une attention particulière de Grégoire pour les aspects anthropologiques et culturels de la mission. Une première équipe de moines missionnaires, recrutés dans son propre monastère du Monte Celio à Rome, était arrivée dans le royaume de Kent au printemps 597, sous la direction d’Augustin, en emmenant avec elle ces esclaves recueillis en cours de route. Une seconde équipe fut envoyée, quatre années plus tard (juillet 601), sous la conduite de Mellitus. Et c’est justement par Mellitus, encore en route vers l’Angleterre, que Grégoire fait parvenir au chef de la mission, Augustin, ses nouvelles instructions concernant l’utilisation chrétienne des temples païens13.
À notre fils bien-aimé l’abbé Mellitus, dans le pays des Francs, Grégoire serviteur des serviteurs de Dieu.
Après le départ de la petite troupe rassemblée par nos soins, qui voyage avec toi, nous avons été plongés dans une vive inquiétude, en l’absence de nouvelles sur le succès de votre voyage. Une fois donc que Dieu tout-puissant vous aura menés auprès de notre très révéré frère l’évêque Augustin, dites-lui ce que, après avoir longuement médité au sujet des Angles, j’ai décidé : qu’il ne faut en aucun cas détruire les temples des idoles (fana idolorum) chez le peuple en question, mais seulement les idoles qui s’y trouvent ; que l’on bénisse de l’eau et que les temples en question en soient aspergés ; enfin qu’on bâtisse des autels et qu’on y dépose des reliques.
En effet, si les temples dont nous parlons ont été bien construits, il faut impérativement qu’on les transforme (commutari) pour qu’ils passent du culte des démons à l’observance du vrai Dieu, afin que lorsque la population verra que ses temples justement ne sont pas détruits, elle quitte son erreur et reconnaissant enfin et adorant le vrai Dieu, elle accoure avec plus de confiance en ces temples auxquels elle est habituée.
De même, comme ces populations ont coutume de sacrifier de nombreux bœufs aux démons, il faut transformer (inmutari) aussi cet usage en solennité chrétienne : le jour où une église est dédiée à un saint ou bien pour l’anniversaire des martyrs, dont les reliques y sont déposées, qu’ils se fassent des huttes de branchages autour de ces anciens temples transformés en églises et qu’ils y célèbrent la fête par des banquets religieux. Que ce ne soit plus au Diable qu’ils immolent des animaux, mais que dorénavant ce soit à la gloire de Dieu qu’ils tuent les animaux qu’ils mangent et qu’ils rendent grâce de leur satiété à Celui qui donne tout, de sorte que par ces quelques joies extérieures qui leur sont conservées, ils puissent consentir plus facilement aux joies intérieures.
Il ne fait aucun doute en effet qu’il est impossible de faire brusquement table rase dans des esprits obtus, car aussi celui qui veut escalader un sommet, ne s’élève pas par bonds mais progressivement pas à pas. Ainsi, s’il est vrai que notre Seigneur se révéla au peuple d’Israël en Égypte, il leur permit toutefois de conserver pour son propre culte l’usage des sacrifices rendus jusque là au Diable, puisqu’Il ordonna qu’on immolât des animaux dans les sacrifices qu’on Lui rendait, afin qu’en changeant leurs cœurs, ils perdissent certains aspects du sacrifice mais qu’ils en gardassent d’autres (Lev 7,2-7). De la sorte même si c’étaient les mêmes animaux qu’ils avaient l’habitude de sacrifier, maintenant qu’ils les sacrifiaient au vrai Dieu et non plus à des idoles, ce n’étaient plus les mêmes sacrifices. Voilà ce qu’il faut, très cher, que tu dises à notre frère Augustin, afin qu’il juge par lui-même, lui qui est présentement en place là-bas, quelle est la meilleure façon de tout organiser. Que Dieu te garde, mon fils bien-aimé.
37 Comme pour le texte précédent, on rassemblera les principales remarques et conclusions qui se dégagent d’une analyse rapide.
38 Il faut d’abord relever que ces directives contredisent une lettre antérieure envoyée par Grégoire au roi Éthelbert, dans laquelle le pape semblait prôner clairement la destruction, puisqu’il y demandait à Éthelbert : « multiplie le zèle de ta rectitude dans leur conversion, élimine le culte des idoles, détruis les bâtiments des temples » (Épist. I,32). Le changement de perspective que révèle cette deuxième lettre assume alors la valeur d’une théorisation pastorale consciente, doublement réfléchie : « dites-lui ce que, après avoir longuement médité au sujet des Angles, j’ai décidé ». Ce texte est d’une importance capitale, par son intention et par les circonstances de sa rédaction, autant que par l’importance de son auteur.
39 Comme pour Grégoire de Tours, Grégoire le Grand connaît mal le paganisme anglo-saxon. Il n’y a, en effet, aucune preuve archéologique de l’existence des temples auxquels il fait allusion, ni des coutumes évoquées par lui (Hutton, 1993). Il semble probable que Grégoire se base ici sur une reconstruction livresque de la religion des Angles, composée par un mélange de religion rurale méditerranéenne (les temples : fana) et de coutumes germaniques, peut-être empruntées à la Germania de Tacite. On n’a pas trouvé non plus de preuves archéologiques d’une application de ces conseils de Grégoire.
40 En ce qui concerne les lieux (à savoir, les temples païens), la destruction-remplacement est partielle (on ne détruira que les idoles, remplacées par des reliques), mais les lieux restent les mêmes : « il ne faut en aucun cas détruire les temples des idoles chez le peuple en question, mais seulement les idoles qui s’y trouvent » ; « que l’on bénisse de l’eau et que les temples en question en soient aspergés ; enfin qu’on bâtisse des autels et qu’on y dépose des reliques ». Le remplacement des idoles par des reliques, et des reliques de martyrs, semble un aspect important, voire essentiel. Des reliques étaient également mentionnées dans le texte de Grégoire de Tours (« il y plaça des reliques du saint... Saint Hilaire, dont les reliques sont ici déposées »), et l’on peut se demander si, sur le mont Helarius, il n’y avait pas aussi, à côté du lac, une idole. Le parallélisme de la situation et de la stratégie pastorale serait alors complet.
41 Les consignes de Grégoire sont basées sur une motivation consciente, à savoir la conviction qu’une condescendance pédagogique favorisera la conversion des indigènes, et que l’accoutumance culturelle et sociale (les « lieux accoutumés ») facilitera pour eux la fréquentation des temples christianisés : « afin que la population accoure avec plus de confiance en ces temples auxquels elle est habituée ». Il faut remarquer aussi que, pour justifier ces instructions, Grégoire fait appel à la plus haute autorité possible, à savoir Dieu lui-même qui, lorsque le peuple juif quitta l’Égypte, « leur permit de conserver pour son propre culte l’usage des sacrifices » que ce peuple avait appris dans ses années d’esclavage. Les consignes pastorales de Grégoire ont donc, à ses yeux, un fondement biblique et théologique très solide.
42 Il est important de relever aussi que Grégoire ne souhaite pas récupérer uniquement les temples dans leur matérialité, mais le système païen tout entier, dans sa structure de base, qui tourne autour des temples : il veut récupérer les lieux, mais aussi, avec et par les lieux, les habitudes culturelles (à savoir, les réunions à des dates fixes), les repas sacrificiels et la socialisation qu’ils comportent. Dans ce cadre, les repas sacrificiels, pièce essentielle de la culture religieuse germanique, sont transformés en fêtes paraliturgiques chrétiennes, puisque liés à la date anniversaire de la dédicace ou re-consécration de ces édifices.
43 Le texte révèle également la conscience de la nécessité incontournable d’une acculturation graduelle (« il est impossible de faire brusquement table rase dans des esprits obtus », ou, selon une autre traduction possible, « il est impossible de procéder à une extirpation totale des habitudes des âmes encore rudes »). On prône donc une stratégie de la destruction partielle, avec récupération partielle, de sorte que ces Angles abandonnent quelques éléments de leurs sacrifices, et en conservent certains autres (« qu’ils perdissent certains aspects du sacrifice mais qu’ils en gardassent d’autres »).
44 Le terme-clé de toutes les démarches suggérées par cette lettre est sans doute inmutare, commutare (« transformer », « re-sémantiser »). Le but de Grégoire est de « transformer », non de « détruire ». Le passage final est particulièrement révélateur de cette stratégie consciente de récupération-transformation : « de la sorte, même si c’étaient les mêmes animaux qu’ils avaient l’habitude de sacrifier, maintenant qu’ils les sacrifiaient au vrai Dieu et non plus à des idoles, ce n’étaient plus les mêmes sacrifices ». Ce jeu sémantique sur l’identité et la non identité des faits culturels, qui passent d’une valeur païenne à une valeur chrétienne tout en restant matériellement les mêmes (ipsa essent animalia ... iam sacrificia ipsa non essent), constitue l’essentiel de la stratégie proposée. Il est plus explicite que celui que nous avait décrit Grégoire de Tours, mais tout aussi remarquable.
Entre destruction, oblitération et récupération de mémoires
45 Dans le passage du paganisme au christianisme il y a donc eu, du moins chez certains des intellectuels et des hauts pasteurs de l’Église, une stratégie pastorale qui privilégiait la récupération orientée ou ré-interprétation plutôt que la destruction pure est simple. S’il y a destruction (voir la lettre de Grégoire le Grand sur les idoles), c’est une destruction sélective.
46 Cette stratégie est consciente et hautement valorisée : « sous l’inspiration divine », « après une longue méditation ». Les deux cas évoqués ont valeur d’exemple, de programme, voire de plan pastoral à la portée universelle. Cette récupération ne vise pas des éléments culturels isolés, mais des ensembles structurés et complexes. Elle reconnaît la valeur des anciennes « habitudes » (terme qui revient souvent, sous diverses formes), dans lesquelles doivent se couler les nouvelles réalités chrétiennes. Ces éléments récupérés sont laissés autant que possible intacts dans leur structure extérieure et leur organisation, tout l’effort étant orienté vers le changement de sens : inmutare, commutare.
47 Les éléments partiels impliqués dans cette opération sont multiples, et orientent vers autant d’aspects extrêmement riches du phénomène du passage du paganisme au christianisme, car il touchent à la mémoire des lieux, mais aussi à la mémoire du temps, des gestes, des fonctions, des valeurs :
48 Le thème de la récupération des lieux (les édifices, mais aussi les lieux sacrés naturels), renvoie à des dimensions multiples, et sans doute extraordinairement ramifiées : le problème de la superposition des églises (ou ermitages, lieux de pèlerinage, voire monastères) aux édifices païens est la dimension la plus apparente. Après une large enquête, Émile Mâle affirmait, justement pour la Gaule, que « la basilique chrétienne a pris d’ordinaire la place d’un sanctuaire païen » (Mâle, 1905 : 5). Mais il y a aussi la récupération des grottes, des sommets, des sources, des arbres, des bois, des pierres sacrées, dont certains sanctuaires majeurs (comme le Mont Gargan) peuvent témoigner de l’importance générale, mais dont seulement l’étude du folklore local peut permettre de mesurer l’extraordinaire diffusion et enracinement.
49 La récupération des dates évoque le thème des origines païennes de certaines fêtes chrétiennes, très évidentes pour une douzaine au moins de grandes fêtes (et la notion en est encore claire au xiie et xiiie siècles, chez les liturgistes et dans la Légende dorée), mais tout aussi indubitables pour un grand nombre des fêtes mineures, locales, et des fêtes de saints (comme sainte Brigitte) ; une recherche récente en dresse un remarquable tableau historiographique (Brossard-Pearson, 2008).
50 La récupération des rites (réunions festives, libations, offrandes d’objets variés, repas, processions en chariot) évoque le thème des éléments d’origine païenne dans la liturgie chrétienne, surtout dans les liturgies populaires : l’incubatio, la mensuratio, le poisage et contrepoisage, l’humiliation des saints, les ex-voto. L’étude des rituels, tels qu’on peut les analyser dans le recueil des bénédictions médiévales (Franz, 1909), ainsi que l’étude parallèle des charmes et des formules magiques (Bozóky, 2002), illustreraient l’aboutissement ultime et omniprésent de cette ligne de récupération.
51 La récupération des fonctions (dans le cas de Helarius-Hilarius, faire venir la pluie) nous renvoie au monde inépuisable des spécialisations thaumaturgiques des sanctuaires et des saints, aux fonctions sociales des fêtes, à certaines fonctions politiques et identitaires du culte des saints, et, finalement, à toutes les fonctions de la religion dans la structure de la société. Une étude récente et très articulée le montre pour le paganisme carnute (Robreau, 1997), tandis qu’une autre étude montre l’importance du thème des survivances du paganisme dans la pastorale du haut Moyen Âge (Filotas, 2005).
52 Ces deux textes, si intéressants soient-ils, posent toutefois un problème historique majeur. Bien qu’apparemment isolés, ils semblent avoir eu une efficacité pratique réelle. On peut souscrire au commentaire de Claude Lecouteux, pour qui « ce que Grégoire recommande de faire aux temples païens a été appliqué, mutatis mutandis, aux traditions et aux croyances, et c’est ce travail d’adaptation et d’amalgame qui leur a permis de survivre sous les habits neufs du christianisme » (Lecouteux, 1994 : 8). Comment expliquer, alors, la discordance entre le témoignage massif des faits et la rareté des affirmations de principe ? Voilà un problème que les historiens de la mission chrétienne devraient nous aider à résoudre.
53 Cette stratégie audacieuse et consciente de « christianiser le paganisme » comportait néanmoins un risque certain, par un choc en retour, de « paganiser le christianisme », possibilité dont les pasteurs ne semblent pas avoir été, dans les deux textes commentés, assez conscients. En transformant Helarius en Hilarius, n’y avait-il pas le risque de transformer Hilarius en Helarius ? Et quelle utopie d’intellectuel, peut avoir poussé Grégoire à croire, à propos des banquets sacrificiels, qu’après leur christianisation, « par ces quelques joies extérieures qui leur sont conservées, les païens pourront consentir plus facilement aux joies intérieures » !
54 Mais cette stratégie consciente, et le danger qu’elle comportait, nous ouvre à l’immense et extraordinaire domaine de la religion populaire au Moyen Âge. Car qu’est-ce au juste que cette religion ? Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, on a assisté à une floraison d’études dans ce domaine. Or, dès le début de ce mouvement, historiens et sociologues furent confrontés au problème de définir ce qu’est au juste la religion populaire, et de comment la distinguer de la religion savante et officielle. Dans ce débat, on vit émerger deux lignes principales d’interprétation.
55 Selon une première ligne, la religion populaire de l’Occident chrétien, n’est pas une réalité foncièrement différente par rapport à la religion officielle. Elle représente plutôt l’ensemble des variations et des adaptations que la religion officielle subit chez les fidèles ordinaires, selon les différents contextes historiques et sociaux. Selon des formulations particulièrement nettes de cette approche, « la religion populaire est l’expression populaire de la foi chrétienne » ; « la religion populaire [chrétienne] est catholicisme populaire, distinct, mais non différent par rapport au catholicisme cultivé » ; « la religion populaire chrétienne est la forme dans laquelle le peuple chrétien... a reçu, intériorisé et exprimé le message chrétien, prêché par la hiérarchie et formulé par la théologie » (De Rosa, 1981 : 82-83)15. En somme, selon cette approche, le « populaire » ne serait, surtout dans le domaine religieux, que du « popularisé ».
56 Selon une seconde, et plus intéressante, approche, la religion populaire du Moyen Âge est une synthèse de christianisme et de cultures pré-chrétiennes. Elle constitue par là une forme originale de religion, ou tout au moins une variante originale du christianisme officiel. L’élément essentiel qui caractérise la religion populaire est en effet la présence en elle de la culture folklorique, comme composante primordiale et structurale (Schmitt, 1976 : 944)16. Le postulat de cette approche est que la religion officielle n’a pas réussi à éliminer la culture folklorique et que celle-ci, au contraire, s’est appropriée la religion officielle, en la folklorisant17. « On observe partout – a-t-on dit de la Pologne médiévale, mais on pourrait le répéter pour le Moyen Âge dans son ensemble – le même double processus : d’une part, christianisation d’un folklore extrêmement puissant et résistant, d’autre part folklorisation d’un christianisme de plus en plus solide et enraciné dans la réalité socioculturelle de chaque groupe, chaque région, chaque pays. [...] Il subsiste une culture populaire chrétienne, une sorte de mélange des éléments de la religion cosmique, naturelle, avec ceux du christianisme, mais capables d’être intégrés dans le vécu populaire dans un ensemble, dans un système dont on pressent la cohérence » (Kłoczowski, 1979 : 21-22).
57 Cette perception de la religion populaire est partagée par Jacques Le Goff, dans une affirmation synthétique que l’on aurait pu mettre en exergue de notre étude :
« Les grands ennemis ou concurrents du catholicisme n’ont été ni le paganisme officiel antique qui s’est effondré rapidement, ni le christianisme grec cantonné dans l’ancienne partie orientale de l’empire romain, ni l’Islam contenu puis refoulé, ni même les hérésies ou les religions comme le catharisme qui, avant d’être vaincues par le catholicisme, n’avaient en définitive pu se définir que négativement, par rapport à lui. Le véritable ennemi du catholicisme, ce fut bien l’antique serpent qu’il conjura sans l’anéantir, le vieux fond de croyances traditionnelles, ressurgies sur les ruines du paganisme romain qui tantôt s’enfoncèrent sans disparaître dans le sous-sol du psychisme collectif, tantôt survécurent en s’incorporant au christianisme et en le déformant, en le folklorisant » (1972 : 749).
58 Dans cette perspective, les deux textes ici évoqués et commentés représentent bien plus que deux curiosités d’érudits : ils constituent des clés essentielles pour la compréhension de la religion et de la culture du peuple au Moyen Âge.
Pietro BOGLIONI, Université de Montréal http://www.voxnr.com/cc/ds_alternativesr/EFZAFAVVAZZhlVZrYb.shtml
Bibliographie
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Bozóky Edina, 2003, Charmes et prières apotropaïques, Turnhout, Brepols, coll. « Typologie des sources du Moyen Âge occidental », 86.
Brossard-Pearson Stéphane, 2008, L’origine païenne des fêtes chrétiennes. Recherche historiographique. Mémoire de MA, Université de Montréal.
De Rosa Giuseppe, 1981, La religion popolare. Storia, teologia, pastorale, Roma, Edizioni Paoline.
Filotas, Bernadette, 2005, Pagan Survivals, Superstitions and Popular Cultures in Early Medieval Pastoral Literature, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, coll. « Texts and Studies », 151.
Fontaine Jacques, (éd., trad., introd.), 1967, Sulpice Sévère. Vie de saint Martin. Paris, Édition du Cerf, coll. « Sources Chrétiennes », 133.
Franz Adolf, 1909, Die Kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, 2 vol., Freibourg/Brisgau, Herder (réimpr. Graz 1960).
Hutton Ronald, 1993, The Pagan Religions of the Ancient British Isles: Their Nature and Legacy, Oxford – Cambridge (USA), Blackwell (notamment le chap. VIII, Legacy of Shadows).
Kłoczowski J., 1979, « Du Moyen Âge aux Lumières », in La religion populaire. Colloque international du CNRS, Paris, 17-19 octobre 1977, Paris, Éditions du CNRS, pp. 15-23.
Lecouteux Claude, 1994, Mondes parallèles. L’univers des croyances au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, coll. « Essais », 14.
Le Goff Jacques, 1972, « Le christianisme médiéval en Occident du Concile de Nicée (325) à la Réforme (début du 16e s.) », in Puech Henri-Charles, (éd.), Histoire des religions, II, Paris, Gallimard, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », pp. 749-868.
–, 1977, « Culture cléricale et traditions folkloriques dans la civilisation mérovingienne », in Le Goff J., Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, pp. 223-235.
–, 1977, « Culture cléricale et culture folklorique au Moyen Âge : saint Marcel et le dragon », in Le Goff J., Pour un autre moyen âge, Paris, Gallimard, 236-279.
Mâle Émile, 1950, La fin du paganisme en Gaule et les plus anciennes basiliques chrétiennes, Paris, Flammarion.
Robreau Bernard, 1977, La mémoire chrétienne du paganisme carnute, Tours, Université François Rabelais.
Schmitt Jean-Claude, 1976, « “Religion populaire” et culture folklorique », Annales. ESC, 31, pp. 941-953.
–, 1979, Le saint lévrier Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le 13e siècle, Paris, Flammarion.
–, 1988, « Les superstitions », in Le Goff J. et Rémond R., (éds.), Histoire de la France religieuse, I, Paris, Seuil, pp. 417-551.
Sébillot Paul, 1908, Le paganisme contemporain chez les peuples celto-latins, Paris, O. Doin.
notes :
1 Son essai sur saint Marcel et le dragon constitue un exemple fort convaincant d’application concrète de ces catégories, notamment la dernière.
2 Cette idée et cette ligne de recherche ont été poursuivies par l’auteur dans toute son œuvre. Voir, à titre d’exemple : Pierre Saintyves, Les saints successeurs des dieux. Essais de mythologie chrétienne, Paris, Émile Nourry, 1907 ; Les Vierges-Mères et les naissances miraculeuses. Essai de mythologie comparée, Paris, Émile Nourry, 1908 ; Les reliques et les images légendaires, Paris, Émile Nourry, 1912 (sur le sang qui se liquéfie, les talismans, les reliques et statues qui tombent du ciel) ; En marge de la légende dorée : songes, miracles et survivances. Essai sur la formation de quelques thèmes hagiographiques, Paris, Émile Nourry, 1930 (sur les saints céphalophores, l’incorruptibilité des cadavres, les sorts des saints et leurs modèles païens) ; Saint Christophe successeur d’Anubis, d’Hermès et d’Héraclès, Paris, Émile Nourry, 1936.
3 Cette traduction, enrichie d’une vaste introduction et d’un riche apparat de notes, se base sur la récente édition critique : Iacopo da Varazze, Legenda aurea. Edizione critica a cura di Giovanni Paolo Maggioni, 2a edizione rivista dall’autore, Firenze, Edizioni del Galluzzo, 1998.
4 Parmi les innombrables thèmes qui, dans la Légende dorée, supposent un substrat folklorique, certains ont été spécifiquement étudiés. Je citerai à titre d’exemple : Paul Canart, 1966, « Le nouveau-né qui dénonce son père. Les avatars d’un conte populaire dans la littérature hagiographique », Analecta Bollandiana, 84, pp. 309-333 ; Isabelle Grangé, 1983, « Métamorphoses chrétiennes des femmes-cygnes. Du folklore à l’hagiographie », Ethnologie française, 13-2, pp. 139-150 ; J. Haudry, 1985, « Saint Christophe, saint Julien l’Hospitalier et la “traversée de l’eau de la ténèbre hivernale », Études indo-européennes Lyon, 14, pp. 25-31 ; G. Milin, 1991, « La traversée prodigieuse dans le folklore et l’hagiographie celtiques : de la merveille au miracle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 98-1, pp. 1-25 ; Pierre Saintyves, 1912, « Le thème du bâton sec qui se reverdit. Essai de mythologie liturgique », Revue d’histoire et de littérature religieuses, n.s., 3, pp. 330-349 ; B. Sergent, 1997, « Saints sauroctones et fêtes celtiques », Cahiers internationaux de symbolisme, 86-88, pp. 45-69 ; Simone Vierne, 1997, « La sainte et le dragon », Cahiers internationaux de symbolisme, 86-88, pp. 289-299.
5 Le contexte explicatif de ce thème est proposé par Maurizio Bertolotti, 1979, « Le ossa e la pelle dei buoi. Un mito popolare tra agiografia e stregoneria », Quaderni storici, 41 (sous le titre Religioni delle classi popolari), pp. 470-499.
6 Charles Plummer, (éd.), Vitae sanctorum Hiberniae, 1910 [1968], Oxford, Clarendon Press ; voir en particulier la section : Heathen Folklore and Mythology in the Lives of the Celtic Saints, I, pp. cxxix-clxxxviii (pour la citation, cf. p. cxxix).
7 Ibidem, I, p. cxxxii.
8 Le texte peut aussi se traduire : « du fromage, de la cire et des pains auxquels on avait donné une forme spéciale ». Dans ce cas, les formes choisies devaient avoir une signification rituelle.
9 Alors Anderitum, aujourd’hui Javols.
10 Littéralement : « il n’y a aucune religio dans cet étang ».
11 Grégoire de Tours, Liber in gloria confessorum, 2 ; dans M. G. H., Script. rer. merovingic., t. I, Hanovre, 1884, p. 749.
12 C’est probablement à cause de ce manque de repères dans la culture écrite que la tradition manuscrite semble témoigner des incertitudes sur le nom Helarius, transmis dans certains manuscrits comme Helanus, ou Elarum (Helarum).
13 L’authenticité de cette lettre a soulevé quelques doutes dans le passé, du fait qu’elle n’apparaît pas dans le registre conservé des lettres de Grégoire, mais seulement dans l’Histoire ecclésiastique de Bède. Puisque, par ailleurs, Bède assure l’avoir trouvée dans les archives romaines, où il a fait transcrire toutes les lettres de Grégoire concernant la mission en Angleterre, et que nous savons que l’actuel registre romain des lettres de Grégoire ne conserve probablement qu’une petite partie de l’ensemble de ses lettres, les critiques sont presque unanimes à reconnaître l’authenticité de ce document, prouvée aussi par des analyses philologiques et linguistique. Voir R. Markus, 1963, « The chronology of the Gregorian mission to England: Bede’s narrative and Gregory’s correspondence », Journal of Ecclesiastical History, 14, pp. 16-30, et « Gregory the Great and a papal missionary strategy », in Cuming G., (ed.), The Mission of the Church and the Propagation of the Faith, Cambridge, University Press, 1970, pp. 29-38.
14 Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, livre I, ch. 30. Paris, Les Belles Lettres, 1999. vol.1, pp. 65-67.
15 Pour le Québec, on a pu se demander s’il existe vraiment une religion populaire. Guy Laperrière, en comparant l’historiographie sur la religion populaire en France, et celle au Québec, constatait, au moins à une première analyse, une différence fondamentale entre les deux courants, car « les réalités étudiées ne sont pas du même ordre » : « L’étude de la religion populaire, en France, consiste[rait] à rechercher toutes ces manifestations religieuses qui échappent à la régulation sociale du clergé, tous les écarts par rapport à une religion dite officielle, prescrite ou cléricale... Rien de tel au Québec » (entre les années 1837 et 1960). « Durant toute cette période, l’emprise du clergé sur les domaines que l’Église considère comme siens est pratiquement totale... En somme, au Québec, la religion populaire, c’est la religion des clercs, destinées au fidèles et consommée (ou non) par eux. Il n’y aurait pas au Québec de religion populaire autonome, il n’y aurait qu’une religion cléricale ou, plus simplement, une religion catholique hiérarchisée, où le clergé propose et où les fidèles suivent (plus ou moins) docilement ». Voir Guy Laperrière, 1984, « Religion populaire, religion de clercs ? Du Québec à la France, 1972-1982 », in Lacroix & Simard, (éds.), Religion populaire, religion de clercs ? Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, pp.19-45 (texte cité pp. 21-22).
16 Ces vues ont été exprimées de façon articulée par Jean-Claude Schmitt (1976 : 941-953), selon un principe résumé dans la formule : « la religion populaire ne peut être dissociée de l’ensemble de la culture folklorique » (p. 944).
17 Plus extrême encore était la thèse de certains folkloristes du siècle dernier, dont Paul Sébillot (1908), pour lesquels le paganisme avait traversé les siècles pratiquement intact, jusqu’à nos jours. Sa thèse fondamentale : « le paganisme contemporain ne diffère pas souvent dans ses grandes lignes de celui qui était pratiqué il y a des milliers d’années, et cette sous-religion n’a pas été entamée dans ses parties essentielles par les religions plus savantes et plus raffinées qui se sont succédées dans les diverses contrées de l’Europe celto-latine » (p. xxvi).
Pietro BOGLIONI, « Du paganisme au christianisme », Archives de sciences sociales des religions, 144 | 2008, 75-92.
Référence électronique
Pietro BOGLIONI, « Du paganisme au christianisme », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 144 | octobre-décembre 2008, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 17 septembre 2013. URL : http://assr.revues.org/17883 ; DOI : 10.4000/assr.17883