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économie et finance - Page 862

  • Chronique d'un banquier : La relique barbare est de retour !

    C'est par la voix officielle de M. Zœllick, directeur de la Banque mondiale, que le rôle de l'or revient comme acteur de la scène économique. Dans une tribune libre publiée par le Financial Times, il a proposé d'« envisager d'employer l'or comme point de référence international des anticipations des marchés au point de vue de l'inflation, de la déflation et des taux de changes futurs ». Réponse obligée du directeur de la BCE, M. Trichet : « il n'y a pas de discussion sur l'étalon-or. De mémoire, une telle idée avait été évoquée il y a longtemps par James Baker lorsqu'il était secrétaire du Trésor [dans les années 1980] ». Débat surréaliste sur un sujet qu'on croyait enterré ? Mais pourquoi maintenant ?
    Petit retour sur l'histoire de cette « relique barbare » - selon John Keynes. Pendant longtemps et jusqu'en 1944, le système mondial d'échange a été dominé par l'or. Chaque monnaie nationale était convertible et ainsi comparable et échangeable. A cette date, les Etats-Unis possédaient 75 % des réserves d'or, thésaurisées grâce à leur rôle pendant les conflits européens (en tant que fournisseurs d'armes) et par le fait que le théâtre des conflits se trouvait en dehors de leur pays.
    Cette concentration aux mains d'un seul pays risquait de freiner la croissance mondiale par la rareté des liquidités mondiales et hypothéquer ainsi la reconstruction des économies occidentales. En 1944, au cours de la réunion dite de Bretton Wood, Roosevelt décida - avec la caution douteuse du plus grand économiste de cette époque, Keynes (déjà malade) - de passer à un nouveau système de changes international facilitant les échanges mondiaux. L'idée était que le dollar devienne   ait d'inonder le monde entier de liquidités en dollar avec une redistribution effective des réserves d'or. Autre effet non négligeable, cet afflux massif de devises a permis de financer une des plus belles périodes de croissance : les trente glorieuses.
    Résultat, en 1971, les Etats-Unis ne possédaient plus qu'une très faible quantité d'or. Nouvelle réunion de chefs d'Etats qui décidèrent, au lieu de revenir à l'ancien système, d'abandonner purement et simplement toute référence = l'or au nom du progrès. Un nouveau système flexible et relatif du change entre les différentes devises fut décidé, consacrant ainsi l'étalon dollar, dorénavant seule référence des échanges mondiaux. Il donna ainsi à l'Etat américain la possibilité de financer son économie grâce aux fonds du monde entier, ce que l'on appelle un droit de seigneuriage. L'or, après une belle résistance dans les années 1970, finalement abandonné, n'a cessé de perdre de la valeur pendant trois décennies.
    Tout allait bien dans le meilleur des mondes mondialisé (croissance généralisée, innovations à-tout-va, victoire des démocraties...) lorsqu'intervint la crise de 2008 qui fit vaciller la première économie mondiale. Ce choc toujours pas digéré a ces deux dernières années obligé les Etats à augmenter fortement les déficits publics, et par voie de conséquence leur endettement, pour relancer une hypothétique croissance. Résultat, la monnaie que vous détenez, représentative de la santé économique de l'Etat dans lequel vous vivez, s'avère être garantie par des déficits et un énorme tas de dette ! Alors le réel ressurgit et la question cette fois se pose vraiment, peut-on continuer ainsi avec un étalon dollar ? Pourquoi ne pas réactualiser l'étalon-or ?
    Pour ma part, je ne crois pas un instant à un retour à court terme à ce système. Il n'y a pas assez de quantité d'or pour faire face aux échanges mondiaux, et les pays détenteurs de ce métal ne sont pas ceux qui sont en meilleure santé. Et la Chine en possède peu et l'Allemagne quasiment pas. Cependant à moyen terme, il semble probable que le système de l'étalon dollar soit abandonné pour quelque chose de différent dont les contours sont difficiles à prévoir. La création d'un panier de devises références contenant une portion d'or est la seule idée qui trouve pour l'instant écho dans quelques livres très théoriques. En attendant cet hypothétique système, faut-il acheter ce métal ? Ses détracteurs considèrent ajuste titre qu'il n'a aucune application industrielle, que sa détention coûte cher, que le stock dépend de l'extraction et que surtout il ne rapporte aucun revenu.
    Mais d'autres arguments plus géopolitiques -prévalent : la Chine, la-Russie et les pays émergents s'attachent à en acheter pour diversifier leurs réserves libellées en USD -monnaie qui, comme nous l'avons vu, ne représente que des pays surendettés. Par ailleurs, l'or reste une couverture contre l'inflation (perte de valeur de tous les actifs), seul système qui pourra nous faire sortir de la crise. Il protège aussi contre le risque d'implosion de tout le système mondial économique, risque que l'on ne peut toujours pas exclure à la vue de ce qui se passe en Irlande, au Portugal et en Espagne.
    Alors, vous l'aurez compris, il est toujours bon d'acheter des actifs tangibles dont la liste est réduite : l'or, la terre, ou la pierre. Parmi les trois, on choisira plutôt le métal qui reste toujours le plus transportable, le plus facile à dissimuler et surtout non sujet à des lois d'expropriation.
    Célestin Auzies  Présent du 1er décembre 2010

  • Le Conseil constitutionnel censure la taxation à 75 % sur les hauts revenus promise par François Hollande

    Les-3-singes-le-changement-cest-maintenant-ou-jamais-300x236.pngLe Conseil constitutionnel vient de censurer la taxation à 75 % sur les revenus de plus d’un million d’euros en soulignant qu’il s’agissait très clairement d’une « méconnaissance de l’égalité devant les charges publiques ».

    On notera que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent et que cette mesure était une priorité de François Hollande, aujourd’hui devenu président de la République, pendant la campagne présidentielle.

  • Chez Jean-Claude Michéa, quelques éléments pour une résistance au libéralisme

     

    micheaAu fil de l’analyse de ses postulats et de ses contradictions pratiques, la logique libérale apparaît à Michéa comme une pensée double. Droit et Marché assurent l’osmose d’un système dialectiquement unitaire. En reprenant Orwell, il constate que le libéralisme est, encore plus que cette pensée double, une double pensée. Celle-ci implique de penser simultanément et consciemment deux postulats antinomiques sans tenir compte de cette contradiction.

    Dès Impasse Adam Smith, Michéa a proposé cette lecture. La propagande, expliquait-il, nous assure que les avancées technologiques toujours plus nombreuses et performantes libèrent progressivement l’homme de l’aliénation et de la domination. Dans les faits, il nous est demandé de travailler davantage pour des salaires minorés, et dans des conditions précaires. (1)

    L’intelligentsia de gauche, principal relais de la propagande systémique, n’est pas épargnée par cette schizophrénie. Elle ne voit aucun paradoxe en prônant, d’une part, le sans-frontiérisme intégral, pour d’autre part exiger le respect des souverainetés tibétaine et palestinienne. Par sa réflexion bornée, l’intellectuel moderne évacue toute complexité de son esprit et ne voit aucune contradiction à fustiger une critique anticapitaliste forcément réactionnaire, tout en se faisant l’apologète du « doux commerce » dont le pouvoir émancipateur libère l’individu du carcan étatique et policier. L’enseignant de gauche est quant à lui forcé de tomber dans la même logique, en s’opposant aux réformes libérales tout en prétendant concomitamment que malgré celles-ci le niveau monte et que la démocratisation de l’école est bénéfique. (2)

    Toutes les contradictions du libéralisme risquent donc de renouer avec la guerre de tous contre tous, mais sous une nouvelle forme, triple : concurrence généralisée, querelle procédurière permanente et incivilité généralisée (3), aboutissement logique du libéralisme culturel généralisé et de son droit de tous sur tout.

    Michéa démontre par conséquent que la prétention libérale à émanciper l’individu pour en faire un être autoréférent est fallacieuse. Pour preuve, il prend le nombre croissant d’experts dans tous les domaines de la vie, et en premier lieu l’École. L’homme de bon sens, responsable, mature, s’en remettrait désormais aux « experts » en sciences de l’éducation. Citant Georges Trow, Michéa pose qu’« en l’absence d’adultes, on se met à faire confiance aux experts. » (4) Ce qui explique pour lui en grande partie le « destin libéral de l’école ». L’émancipation est de fait une fausse libération, encore plus mutilante que l’ancienne répression. Car si la modernité reconnaît l’homme en tant que consommateur, elle le nie en tant qu’être humain. Sa seule liberté est d’être un outil au service de la reproduction du système. Pour reprendre la métaphore proposée par Orwell, l’homme est désormais comme une guêpe qui n’a de cesse de se nourrir, sans fin, tout en ne s’apercevant pas qu’elle n’a plus d’abdomen. (5) La seule utilité de l’homme est alors d’accompagner le système marchand dans sa fuite en avant en se pliant à ses rythmes. Peu importe, pour ce faire, qu’il puisse développer des qualités humaines et une conception critique dans son rapport au monde dont il fait partie. Il est donc encore moins question de l’appréhender sous l’aspect d’un potentiel adulte responsable. Dans une société devenue exclusivement gestionnaire, où l’individu est infantilisé, l’expertise est devenue la norme.

    Mais la réflexion de Michéa ne se limite pas à une simple critique ni au démontage de la logique philosophique contradictoire de la modernité libérale. Il entend promouvoir un socialisme populaire, proche des postulats originels – et donc tant distinct du clivage droite-gauche qu’opposé aux cultes du Progrès et de la Modernité. Hybride et transversal, ce socialisme doit avoir pour base, tel qu’énoncé dans Orwell éducateur, le syndicat et la coopérative socialiste. Pour synthétiser, cette pensée de Gauche est à deux dimensions, indissociables. Elle suppose dans un premier temps d’opposer un conservatisme critique au mythe progressiste Dans un second temps, elle entend instaurer une société basée sur la common decency, ce bon sens inné propre aux gens ordinaires, antithétique de l’homme calculateur égoïste.

     

    Un conservatisme critique

     

    Le conservatisme critique est le qualificatif donné par Michéa à la pensée politique de George Orwell, dans Orwell, anarchiste tory. La question que se pose l’auteur de 1984, que l’on retrouve dans son article « Les lieux de loisirs », est de savoir si tout « progrès », tout changement, nous rend plus ou moins humain. (6) Car la société d’Orwell – l’envers d’une société « orwellienne » – ne vise pas au bonheur (l’homme haïssait le « je-m’en-foutisme hédoniste » (7)) mais à la fraternité humaine. Elle est « une société libre, égalitaire […] honnête » (8) et « décente » (9). Méthodologiquement donc, Michéa opte lui aussi pour une comparaison systématique du présent et du passé pour distinguer ce qui dans la modernité aliène ou émancipe, en déterminant les seuils à ne pas franchir. Dans tous les cas, il s’agit d’opérer une critique radicale d’un monde analysé à travers le prisme de l’Économie.

     

    1) Le rapport au langage

     

    La liberté, en premier lieu, passe donc par le langage, dont la corruption entraîne le déclin de l’intelligence critique par dissociation du signifiant de son signifié originel (et réciproquement). La Gauche officielle, par exemple, assimile « conservatisme » à « archaïsme », « Droite », « ordre établi » ou encore « société d’intolérance et d’exclusion » (10). Tout anticapitaliste sincère, critique du libéralisme, se voit accoler le qualificatif de fasciste, utopiste, totalitaire, populiste – avec le sempiternel « vous faites le jeu du Front National » destiné à éviter toute critique sérieuse. Toute défense des valeurs propres à la société traditionnelle est quant à elle indexée comme conservatrice, réactionnaire ou raciste. (11) Michéa entend réhabiliter le sens des mots, notamment en redonnant sa signification réelle au populisme (12) et au socialisme. Mais cela implique aussi de refuser la dénaturation du langage et sa transformation en Novlangue tel que nous l’offre le globish abscons du tertiaire pur – auquel nous pourrions ajouter le langage SMS. En y opposant, par exemple, un nouveau langage commun. (13) Dans son dernier essai, La double pensée, il propose par exemple de privilégier la langue espérantiste face au business English, langue vernaculaire utilisée dans le processus libéral d’unification juridico-marchande – l’anglais qui, selon la logique libérale de Claude Allègre, « n’est pas une langue étrangère. » (14) Bien avant déjà, dans L’enseignement de l’ignorance, en plus d’insister sur la nécessité d’inclure des éléments conservateurs dans une vraie lutte anticapitaliste, Michéa précisait qu’un esprit critique est un esprit « qui n’a pas peur des mots ». (15)

    Par ailleurs, une analyse du langage implique de déceler la signification réelle des euphémismes employés, qu’il s’agisse de l’émancipation, de la liberté ou encore de la Croissance. La critique de l’enseignement de l’ignorance est donc vitale. Toujours dans cet essai, Michéa offrait la traduction réelle d’une ville « qui bouge bien ». En réalité, ceci signifie qu’elle est détruite par le tourisme et la promotion immobilière. (16) Car le déclin de l’intelligence critique crée ce qu’Orwell appelait la canelangue (duckspeak) : « les bruits appropriés sortent du larynx mais le cerveau n’est pas impliqué, comme il le serait si lui-même devait choisir ses mots. » (17) Une réaction conservatrice est donc nécessaire pour éviter que l’esprit ne soit réduit à l’état de gramophone. Pour ce faire, il convient – contrairement à la méthode libérale – de partir non pas d’une position originelle hypothétique, paradigme épistémologique purement abstrait, mais du monde sensible – comme le fit Orwell – celui de l’expérience vécue. En se coupant du réel, le langage se prive de son rapport concret avec les choses et s'en dénature d'autant facilement. D’où, chez Orwell et Michéa, l’importance du rôle de la classe ouvrière.

     

    2) Le rapport à la morale

     

    Le second axe de la réflexion orwellienne – et par extension, michéenne – est relative au sens du passé, et donc de la morale – avant que le libéralisme et sa neutralité axiologique ne produisent d’effets réels. Ce sens du passé rompt avec le sens de l’histoire moderne et par suite post-moderne. Loin du monadisme nomade, Orwell promeut le lien et l’attachement, tout comme les travailleurs veulent protéger intuitivement certaines formes d’existence communautaire. (18) Ce désir de conserver un héritage traditionnel se situe d’ailleurs souvent à l’origine de l’esprit révolutionnaire – dont le combat Luddite du 19ème siècle représentait une manifestation très éclairante. Tant le déracinement que l’a-moralité ne sont nullement des signes d’émancipation, si l’on suit Michéa, pour qui la reconnaissance de « droits à » spécifiques n’implique nullement qu’ils soient pour autant légitimes. Être socialiste c’est donc, comme l'expose la d’Orwell éducateur, être réactionnaire en refusant la tabula rasa et ses arguments fallacieux. Pour revenir sur la comparaison entre le souhaitable et le dispensable dans l’innovation, Michéa distingue la marche arrière de la régression. Ce sont des rythmes imposés par le libéralisme dont il faut se méfier. Le sens des mots intervient encore une fois : la culture doit être distincte de la mode. Alors que la première, héritage de valeurs et tradition, relève de la transmission, la seconde reste intra-générationnelle, fugace et n’obéit qu’à la logique marchande. (19)

    Le conservatisme critique du socialisme michéen entend entre autres appliquer sa méthode aux droits de l’homme, base théorique de départ privilégiée. Mais ils ne sont pas une fin, un dogme inaltérable qui comme aujourd’hui ne souffre aucune contestation. Si la théorie socialiste s’oppose au socialisme réellement existant auquel s’est confronté Michéa dans sa jeunesse, en allant en URSS, il refuse tout autant la sacralisation « citoyenne » droit-de-l’hommiste. Cette dernière formalisation s’est manifestée dans les années 1970, où les droits de l’homme ont été réintroduits « sans la moindre critique philosophique préalable ». (20) Les combats « citoyens » ont alors été la seule finalité de la gauche. En outre, la dimension critique suppose d’accepter le constat que la lutte pour « le droit des minorités » et « contre toutes les discriminations » est le plus allée de l’avant là où les puissances économiques étaient les plus fortes. Une logique d'ingénierie sociale utilise donc les droits de l’homme comme paravent pour mener à bien sa politique. Initialement, rappelle Michéa, ces droits de l’homme formalisent et entérinent l’individualisme libéral. Mais cette distance prise avec les obligations communautaires et traditionnelles n’implique pas un sujet souverain. Le rapport métaphysique a changé, lit-on, mais n’aboutit qu’à une plus grande aliénation. Bien avant La double pensée, Michéa écrivait que la destitution de la Loi et du Symbolique n'entraîne pas la victoire du sujet autonomisé, mais son passage à une autre forme de domination et de soumission, potentiellement plus forte. (21) Or si l’autonomisation individuelle et collective est pour Michéa le but de toute société décente, cela implique que l’homme soit pris dans sa dimension double : ni monade, ni rouage, il est un individu socialisé. Par cette vie en communauté, il doit donc respecter certaines règles collectives. Les droits de l’homme défendus par Michéa ne sont donc pas les droits négatifs du libéralisme, mais des droits qui refusent le postulat anthropologique nouveau du calculateur rationnel et égoïste. Ceci implique, par ailleurs, d’accepter d’émettre des jugements de valeur qui limitent la fuite en avant des revendications. Et ce faisant, d’assurer les possibilités de réalisation d’une société socialiste, c’est-à-dire décente – et vice-versa.

     

    De la décence

     

    Nous touchons là au cœur des valeurs michéennes, directement héritées de la pensée politique de George Orwell. et du concept central énoncé par ce dernier : la common decency. Loin d’être une simple marotte, elle est le fil conducteur qui relie toutes les analyses de Michéa. La common decency est, pour lui, la condition inaliénable à respecter pour établir une société décente, « fondée sur ce que les hommes peuvent donner de meilleur chaque fois que le contexte politique et culturel les y encourage. » (22) Il s’agit de refuser la fuite en avant, pour au contraire s’appuyer sur cette common decency (morale commune, décence ordinaire, décence commune) et le bon sens des classes populaires – et d’une frange de la classe moyenne – pour s’autolimiter en s’en servant comme garde-fou. Mais chez Michéa comme auparavant chez Orwell, il n’est pas question d’idéaliser de telles classes. Le contexte favorable dont parle Michéa est celui qui fait que l’homme reste vraiment homme, à savoir un individu socialisé enchevêtré dans un tissu de relations. Pour reprendre Mauss et ses héritiers du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), la common decency est possible lorsque le système du don / contre-don trouve encore à s’exprimer. La triple obligation de donner, recevoir et rendre s’avère donc inséparable de toute société décente.

     

    1) La common decency

     

    Le socialisme populaire réside dans le maintien de cette common decency. Orwell est resté volontairement flou sur cette notion introduite pour la première fois dans son essai sur Charles Dickens. (23) Michéa la définit comme un ensemble de valeurs partagées permettant de faire sens par le lien commun. Elle est l’indicible qui prescrit et proscrit implicitement. Elle se caractérise, dans les faits, par la loyauté, l’amitié, le désintéressement, la générosité, la haine des privilèges. En deux mots, la sensibilité et la bienveillance. (24) Là où dans le libéralisme, l’individu a le choix d’opter pour des valeurs de générosité ou d’égoïsme, il est ici question de reconnaître la supériorité de certaines valeurs humaines, d’accepter de prendre parti. La common decency constitue donc, dans son essence, l’antithèse des valeurs de l’intelligentsia et autres relais d’extrême-gauche libérale. Héritée des valeurs traditionnelles, c’est toutefois dans la modernité occidentale qu’elle trouve le plus à s’appliquer. Dans L’enseignement de l’ignorance, Michéa la qualifie de « mixte, historiquement constitué, de civilités traditionnelles et de dispositions modernes qui ont jusqu’ici permis de neutraliser une grande partie de l’horreur économique. » (25) Il s’agit donc d’un dispositif critique interne à la modernité libérale. Il en va de même pour le socialisme, apparu après l’avènement de la civilisation industrielle. Orwell en donne de nombreux exemples dans son essai Le Quai de Wigan, parmi les ouvriers mineurs. Malgré la pauvreté de ce milieu, il y constate une réelle fraternité entre les hommes, et une forte propension au don de soi envers autrui. En somme, le contraire du Narcisse qui, ne parvenant pas à s’aimer, n’est pas capable d’aimer ni de donner à autrui. (26)

    La common decency est un mécanisme intuitif dont les implications sont partagées par ceux qui partagent la vie des classes populaires. A l’opposé de l’anthropologie libérale, elle s’appuie sur la confiance réciproque. Dans Impasse Adam Smith, Michéa isole trois traits pour théoriser ce concept-clé a minima a) le sentiment intuitif de ce qui ne se fait pas, pour maintenir une coexistence quotidienne « véritablement commune » effective b) la bienveillance qu’implique cette réciprocité renvoie à une historicité spécifique. En Occident, elle est l’héritage des valeurs chrétiennes et de la Révolution française. Mais son champ d’application la rend universalisable, car elle peut aller « de l’entraide bienveillante à la simple politesse » (27) c) aspect le plus décisif, pour Michéa, si la common decency est psychologiquement et philosophiquement accessible à tous, elle est avant tout l’apanage des gens ordinaires. Ces derniers ne dominent pas et ne cherchent pas à dominer – même si, réaliste, Michéa est conscient – comme l’était Orwell – que les risques de s’en écarter existent pour tous. (28) En somme, poursuit-il, la common decency est bien plus qu’un concept de résistance. Elle est « le point de départ indispensable de toute critique socialiste au sens originel du terme. » (29)

     

    2) Donner, recevoir et rendre versus demander, recevoir et prendre

     

    Sans ce « minimum de valeurs partagées et de solidarité collective effectivement pratiquée » (30), telle qu’est définie la common decency dans L’empire du moindre mal, une société est vouée à l’échec. En particulier, si la logique du donnant-donnant est universalisée, avec sa base contractualiste et calculatrice. Car la common decency, à lire Michéa, peut s’intégrer dans les théories maussiennes du système de don / contre-don. Cette théorie de Marcel Mauss repose sur la triple obligation de donner, recevoir et rendre, nœud borroméen qui sous-tend toutes les sociétés traditionnelles. Profondément symboliques, celles-ci maintiennent une forte solidarité en faisant primer « le lien sur le bien », la relation dans le temps que le donnant-donnant rompt en l’achetant. Avec cette approche, l’hypothèse libérale s’écroule à l’épreuve des faits, selon Michéa. Car les sociétés ne reposent pas sur une anthropologie pessimiste du soupçon faite de calculateurs égoïstes et rationnels, sans quoi elles n’auraient jamais pu se développer. L’anthropologie dite économique propose ainsi une hypothèse erronée en parlant de système économique originel voire de troc, une « fable » pour Michéa. La common decency est donc, en fin de compte, bien plus « naturelle » que notre comportement supposé rationnel, que la modernité libérale tente d’imposer pour que nous soyons enfin décidés à être nous-mêmes. Dans la common decency comme dans le système maussien, l’éventail de la psychologie humaine est pris en compte, tant dans sa capacité belliqueuse que bienveillante. Il faut donc favoriser le contexte qui incitera davantage à la coopération et à l’amitié qu’à l’égoïsme et au conflit généralisé. Il conviendra, dans tous les cas, de refuser les fausses alternatives économiques qui, qu’il s’agisse d’un altermondialisme ou d’une alteréconomie, ne constituent au bout du compte qu’un altercapitalisme, au lieu de proposer un autre rapport des hommes à l’économie. (31)

    Plusieurs implications en découlent, que Michéa propose. Critique envers les autres, il l’est tout autant avec les militants proches de sa sensibilité. En premier lieu, il est indispensable de rompre avec l’imaginaire du Spectacle et la propagande publicitaire, « nouveaux dispositifs de domination et autorité symboliques » (32) qui, insidieux, fonctionnent à la séduction. Ceci permettra de se débarrasser de ces « machines » qui, avec l’industrie du divertissement, servent à faire intérioriser l’imaginaire moderne. Agir de manière efficiente suppose pour Michéa de se mettre en conformité avec plusieurs principes. La rotation permanente des tâches doit être assurée pour toutes les fonctions dirigeantes, pour se prémunir contre le révolutionnaire professionnel – que l’on retrouve d’ailleurs chez Orwell dans Le Quai de Wigan. De plus, comme notre révolution colorée de mai 68 l’a prouvé, il faudrait entretenir un rapport de méfiance à l’égard des médias officiels. Enfin, sans qu’il l’écrive explicitement, il faudrait utiliser les analyses combinées de Lasch et Orwell. A savoir, prendre la common decency comme jauge de l’intégrité du militant révolutionnaire – non exempt de critiques – afin de déterminer s’il n’agit pas uniquement comme une victime de la culture du narcissisme, i. e. un être incapable d’aimer et de donner mais en réalité animé par une volonté de puissance et la soif de reconnaissance, empli de ressentiment, obstacle psychologique fondamental (33) à la naissance d’une société décente. La common decency doit donc servir de correctif référent pour se prémunir des tentatives hégémoniques d’intellectuels partidaires en devenir au sein des mouvements anticapitalistes. Car pour Michéa, afin d’inverser la tendance de l’époque, donner, recevoir et rendre sont la condition indépassable d’une rupture avec un système qui incite de plus en plus à demander, recevoir et prendre (34), à l’envers des médiations sociales intemporelles. Car la volonté de puissance, selon lui, consiste à demander toujours plus sans jamais rien donner en retour, posant ainsi les jalons de l’exploitation. Ce qui peut difficilement être démenti à l’époque de l’ingénierie sociale, de la virtualisation de l’économie et des salaires indécents.

     

    En résumé, la lecture de Michéa apporte de nombreux éléments pour comprendre de quoi le néo-libéralisme est le nom. Toute critique est diabolisée, l'extrême-gauche – toujours idiot utile – qualifie les réfractaires de néoconservateurs (35) et que les détracteurs du Marché mondial sont presque unanimement traités de fascistes. (36) Faussement partisan du moindre mal, le système s'appuie sur l'ingénierie sociale et nous mène tout droit vers la rationalisation technicienne intégrale tarée de Brzezinski & Attali Inc., celle du Meilleur des mondes à la Huxley. En détruisant les fondements de l’humanité, les conditions d’exercice de la socialité et les valeurs des gens ordinaires, nous dit Michéa, nous entrons de plain-pied dans cette post-humanité d’après le dernier homme (les actuels débats sur le post-humanisme en sont le meilleur exemple), telle que rêvée par l’économiste Francis Fukuyama.(37) Le complexe d'Orphée qui sort – rappelons-le – le 5 octobre prochain et l'intégralité des écrits de Michéa relèvent donc de la plus saine des lectures pour tout anti-mondialiste, par-delà droite et gauche, afin de réfléchir aux alternatives communes à proposer contre le néo-totalitarisme. Avis à ceux qui ne l'ont pas encore lu !

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    (1) Impasse Adam Smith, p.11.

     

    (2) La double pensée, p.249.

     

    (3) Ibid., p.154n.

     

    (4) L’empire du moindre mal, p.175n1.

     

    (5) Orwell (G.), Essais, articles, lettres volume I, 67, « Recension : Tropic of Cancer de Henry Miller », p.200.

     

    (6) Orwell (G.), Essais, articles, lettres, volume IV, 19, « Les lieux de loisirs », p.104.

     

    (7) Orwell (G.), Essais, articles, lettres volume II, 17, Le Lion et la Licorne : socialisme et génie anglais, p.133.

     

    (8) Orwell (S.), in Orwell (G.), Essais, articles, lettres volume I, préface, p.8.

     

    (9) Orwell (G.), Écrits politiques (1928-1949), 35, « La révolte intellectuelle », p.248.

     

    (10) Orwell, anarchiste tory, p.137.

     

    (11) La double pensée, p.217.

     

    (12) Dans Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Michéa effectue le rappel historique qu’avant sa perversion sémantique sous l’impulsion des médias, « le terme de « populisme » était employé de façon tout à fait positive pour désigner certains mouvements révolutionnaires issus des traditions russes et américaines de la deuxième moitié du 19ème siècle. », pp.43-44. En ce sens, il exposait que « le Ministère de la Vérité avait déjà ainsi presque réussi à nous faire oublier que Pasolini plaçait naguère sa défense des paysans du Frioul ou des travailleurs de Naples sous le drapeau, clairement déployé, du populisme », in Impasse Adam Smith, scolies I, [S] p.83.

     

    (13) Orwell éducateur, p.71.

     

    (14) La double pensée, p.170n.

     

    (15) L’enseignement de l’ignorance, p.104.

     

    (16) L’enseignement de l’ignorance, [F] « Anticapitalisme et conservatisme », p.105n2.

     

    (17) Cité in Orwell, anarchiste tory, p.48.

     

    (18) Impasse Adam Smith, p.49.

     

    (19) L’enseignement de l’ignorance, [F], p.106n2.

     

    (20) La double pensée, p.240.

     

    (21) Michéa (J.-C.), Finkielkraut (A.), Bruckner (P.), Les valeurs de l’homme contemporain, p.24.

     

    (22) La double pensée, p.265.

     

    (23) Essais, articles, lettres volume I, 162, « Charles Dickens », pp.517-574.

     

    (24) Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, p.20.

     

    (25) L’enseignement de l’ignorance, [D] « De l’ambiguïté de l’échange marchand », p.91.

     

    (26) Les valeurs de l’homme contemporain, pp.16-17.

     

    (27) Impasse Adam Smith, p.95.

     

    (28) Essais, articles, lettres volume I, 149, « Recension : Russia under Soviet rule », pp.477-478.

     

    (29) Impasse Adam Smith, p.97. C’est Michéa qui souligne.

     

    (30) L’empire du moindre mal, p.55.

     

    (31) Orwell éducateur, p.81.

     

    (32) Culture de masse ou culture populaire ?, préface, p.20.

     

    (33) Orwell éducateur, scolies I, [A], p.19.

     

    (34) La double pensée, p.50n.

     

    (35) Ibid., p.176.

     

    (36) L’empire du moindre mal, p.125.

     

    (37) « Le caractère ouvert des sciences contemporaines de la nature – écrit-il encore – nous permet de supputer que, d’ici les deux prochaines générations, la biotechnologie nous donnera les outils qui nous permettront d’accomplir ce que les spécialistes d’ingénierie sociale n’ont pas réussi à faire. A ce stade, nous en aurons définitivement terminé avec l’histoire humaine parce que nous aurons aboli les êtres humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire, au-delà de l’humain. », cité par Michéa in L’empire du moindre mal, p.200.

  • Zone euro : La crise n’est pas finie !

    par Nouriel Roubini

    Les dangers qui planent sur la zone euro se sont estompés depuis cet été ; le coût du crédit pour l’Espagne et l’Italie avait alors atteint des valeurs records intenables et la sortie de la Grèce paraissait imminente. Mais si la tension financière s’est relâchée, la situation économique à la périphérie la zone euro reste instable.

    La baisse des risques tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord, le programme de Transactions monétaires fermes de la BCE s’est révélé incroyablement efficace : les différences de taux d’intérêt entre l’Espagne et l’Italie ont diminué de 250 points de base, avant même qu’un seul euro ait été dépensé en achat d’obligations d’Etat. L’introduction du Mécanisme de stabilité européen (MSE) qui contribue pour 500 milliards d’euros supplémentaires au secours des banques et des Etats a aussi eu son utilité, de même que la reconnaissance par les dirigeants européens du fait qu’une union monétaire à elle seule ne suffit pas ; elle nécessite plus d’intégration bancaire, budgétaire, économique et politique pour échapper à l’instabilité.

    Mais le facteur majeur est le changement d’attitude de l’Allemagne envers la zone euro en général et la Grèce en particulier. Les responsables allemands comprennent maintenant qu’étant donné l’importance des liens commerciaux et financiers, les troubles dans la zone euro n’affectent pas uniquement sa périphérie, mais aussi son centre. Ils ont arrêté de faire des déclarations publiques concernant une sortie possible de la Grèce et ils viennent d’approuver un troisième plan de sauvetage qui lui est destiné. Aussi longtemps que l’Espagne et l’Italie sont fragilisées, un éclatement de la Grèce pourrait faire tache d’huile. Ce serait gênant pour la chancelière Angela Merkel qui verrait ses chances de réélection pour un troisième mandat diminuer lors des élections qui auront lieu l’année prochaine en Allemagne. Aussi, pour l’instant l’Allemagne continue-t-elle à financer la Grèce.

    Néanmoins, on ne voit guère de signe de reprise à la périphérie de la zone euro. Son PIB continue à diminuer en raison de la politique d’austérité, de la surévaluation de l’euro, du resserrement marqué du crédit sous-tendu par le manque de capitaux des banques, de la morosité du climat des affaires et de la baisse de confiance des consommateurs. La récession de la périphérie s’étend maintenant au centre de la zone euro ; la production française baisse et l’Allemagne elle-même se trouve au point mort, car la croissance chancelle dans les deux marchés où elle exporte (elle chute dans le reste de la zone euro et diminue en Chine et ailleurs en Asie).

    La balkanisation de l’activité économique, des systèmes bancaires et des marchés de la dette publique se prolonge, tandis que les investisseurs étrangers fuient la périphérie de la zone euro pour chercher la sécurité dans son centre. Les dettes publiques comme les dettes privés ont atteint des niveaux presque insoutenables. Ce n’est pas surprenant, car la perte de compétitivité qui a conduit à des déficits extérieurs considérables n’a guère été combattue, et des tendances démographiques négatives, de faibles gains de productivité et la lenteur des réformes structurelles dépriment la croissance potentielle.

    Il est vrai que les pays de la périphérie ont fait quelques progrès ces dernières années : les déficits budgétaires ont diminué et certains pays connaissent même un excédent de leur budget primaire (le budget sans les intérêts). On assiste également à un regain partiel de compétitivité, car l’augmentation des salaires a été inférieure à celle de la productivité, réduisant ainsi le coût du travail par rapport à la production, tandis que des réformes structurelles sont en cours.

    Mais à court terme, l’austérité, les baisses de salaires et les réformes poussent à la récession, et il en est de même du processus asymétrique d’ajustement au sein de l’ensemble de la zone euro qui pousse aussi à la déflation. Les pays qui dépensaient plus qu’ils ne gagnaient ont dû resserrer les cordons de leur bourse et épargner davantage, réduisant ainsi leur déficit commercial. Mais des pays comme l’Allemagne dont l’épargne était excessive et qui connaissaient des excédents extérieurs n’ont pas été contraints de diminuer leur demande intérieure, aussi leur excédent commercial n’a-t-il guère baissé.

    L’union monétaire reste en équilibre instable : soit la zone euro évolue vers plus d’intégration (limitée par la capacité de l’UE à donner une légitimité démocratique à la perte de souveraineté nationale en matière de politique bancaire, budgétaire et économique), ou alors elle va évoluer vers la désunion, la désintégration, la fragmentation et finalement l’éclatement. Les dirigeants de l’UE ont fait des propositions en faveur d’une union bancaire et budgétaire, mais l’Allemagne traîne des pieds.

    Les dirigeants allemands craignent que le partage des risques lié à davantage d’intégration – la recapitalisation des banques grâce au MSE, un fond commun de résolution pour les banques insolvables, la garantie des dépôts dans toute la zone euro, un pas en direction de l’union budgétaire et la mutualisation de la dette – implique une union de transfert au sein de laquelle l’Allemagne et les pays du centre subventionneront unilatéralement et en permanence ceux de la périphérie, ce qui serait politiquement inacceptable. Selon eux, les déficits budgétaires et les dettes massives de la périphérie ne sont pas dus à l’absence d’une union bancaire ou budgétaire, mais à la perte de compétitivité et au faible potentiel de croissance liés au manque de réformes structurelles.

    L’Allemagne ne réalise pas qu’une union monétaire réussie (à l’instar des USA) suppose une union bancaire totale avec un partage des risques important, ainsi qu’une union budgétaire dans laquelle le budget fédéral absorbe les chocs que peut subir tel ou tel Etat. Les USA sont aussi une grande union de transfert dans laquelle les Etats les plus riches aident en permanence les Etats les plus pauvres.

    Alors que l’on discute des propositions en faveur d’une union bancaire, budgétaire et politique, on parle beaucoup moins de la manière de restaurer la croissance à court terme. Les Européens sont prêts à se serrer la ceinture, mais ils veulent voir la lumière au fond du tunnel, sous forme d’une augmentation des revenus et de la baisse du chômage. Si la récession s’installe, rien ne pourra empêcher une réaction sur le front politique et social : manifestations contre l’austérité, grèves, violences, émeutes, montée des partis extrémistes et effondrement des gouvernements les plus faibles.

    Le risque extrême d’une sortie de la Grèce hors de la zone euro et d’une perte massive d’accès aux marchés en Italie et en Espagne vont être moindres en 2013. Mais la crise fondamentale de la zone euro n’a pas été résolue et une année supplémentaire traversée tant bien que mal pourrait réactiver et accroître ce risque en 2014 et au-delà. Malheureusement, la crise de la zone euro va probablement se prolonger dans les années à venir, et pourrait s’accompagner d’une restructuration coercitive des dettes et de la sortie de certains pays de la zone euro.

    Les Echos  http://fortune.fdesouche.com

  • La plus grande offensive contre les droits sociaux menée depuis la seconde guerre mondiale à l’échelle européenne

    Série « Banques – Peuples : les dessous d’un match truqué ! » (3e partie)

    La première partie de la série, intitulée « 2007-2012 : 6 années qui ébranlèrent les banques » a été publiée le 20 novembre 2012, la seconde partie intitulée « La BCE et la Fed au service des grandes banques privées » a été publiée le 29 novembre 2012

    Ne pas sous-estimer la capacité des gouvernants à mettre à profit une situation de crise

    De manière régulière, les grands médias abordent les questions d’un possible éclatement de la zone euro, de l’échec des politiques d’austérité en matière de relance économique, des tensions entre Berlin et Paris, entre Londres et les membres de la zone euro, des contradictions au sein du conseil de la BCE, des énormes difficultés pour trouver un accord sur le budget de l’UE, des crispations de certains gouvernements européens à l’égard du FMI à propos du dosage de l’austérité. Tout cela est vrai, mais il ne faut surtout pas oublier un point fondamental : la capacité de gouvernants, qui se sont mis docilement au service des intérêts des grandes entreprises privées, de gérer une situation de crise, voire de chaos, pour agir dans le sens demandé par ces grandes entreprises. Le lien étroit entre les gouvernants et le grand Capital n’est même plus dissimulé. A la tête de plusieurs gouvernements, placés à des postes ministériels importants et à la présidence de la BCE, se trouvent des hommes directement issus du monde de la haute finance, à commencer par la banque d’affaires Goldman Sachs. Certains hommes politiques de premier plan sont récompensés par un poste dans une grande banque ou une autre grande entreprise une fois qu’ils ont accompli leurs bons offices pour le grand Capital. Ce n’est pas nouveau mais c’est plus évident et régulier qu’au cours de 50 dernières années. On peut parler de véritables vases communicants.

    Considérer que la politique des dirigeants européens est un échec parce que la croissance économique n’est pas de retour, c’est en partie se tromper de critère d’analyse. Les objectifs poursuivis par la direction de la BCE, par la Commission européenne, par les gouvernements des économies les plus fortes de l’UE, par les directions des banques et des autres grandes entreprises privées, ce n’est ni le retour rapide à la croissance, ni la réduction des asymétries au sein de la zone euro et de l’UE afin d’en faire un ensemble plus cohérent où serait de retour la prospérité.

    Parmi leurs objectifs principaux, il faut en souligner deux : 1. éviter un nouveau krach financier et bancaire qui pourrait se révéler pire que celui de septembre 2008 (les deux premières parties de cette série ont abordé cet objectif qui sera à nouveau développé dans la quatrième partie) ; 2. utiliser plusieurs armes (l’augmentation très importante du chômage, le remboursement de la dette publique, la recherche de l’équilibre budgétaire, le fouet de la quête de l’amélioration de la compétitivité des Etats membres de l’UE les uns par rapport aux autres et par rapport aux concurrents commerciaux des autres continents) pour avancer dans la plus grande offensive menée depuis la seconde guerre mondiale à l’échelle européenne par le Capital contre le Travail. Pour le Capital, il s’agit d’accroître encore la précarisation des travailleurs, de réduire radicalement leur capacité de mobilisation et de résistance, de réduire les salaires et différentes indemnités sociales de manière importante tout en maintenant les énormes disparités entre les travailleurs dans l’UE afin d’augmenter la compétition entre eux. D’abord, il y a les disparités entre les salariés d’un même pays : entre femmes et hommes, entre CDI et CDD, entre travailleurs à temps partiel et travailleurs à temps plein. A l’initiative du patronat et avec l’appui des gouvernements successifs (et en leur sein les partis socialistes européens ont joué un rôle actif), ces disparités se sont accrues au cours des 20 dernières années. Et puis, il y a les disparités entre les travailleurs des différents pays de l’UE. Les disparités entre travailleurs des pays du Centre et ceux des pays de la Périphérie à l’intérieur de l’UE sont le complément de celles se creusant à l’intérieur des frontières nationales.

    Les profondes disparités entre les travailleurs des différents pays de l’UE

    Les salaires des travailleurs du groupe de pays les plus forts (Allemagne, France, Pays-Bas, Finlande, Suède, Autriche, Danemark) sont le double ou le triple des salaires des travailleurs en Grèce, au Portugal ou en Slovénie, ils sont 10 fois plus élevés que les salaires des travailleurs de Bulgarie, 7 à 9 fois plus que les salaires roumains, lituaniens ou lettons |1|
    . En Amérique du Sud, alors que les différences sont grandes entre les économies les plus fortes (Brésil, Argentine, Venezuela) et les plus faibles (Paraguay, Bolivie, Equateur…), la différence entre le salaire minimum légal est de l’ordre de 1 à 4, donc une disparité nettement plus faible qu’au sein de l’Union Européenne. C’est dire à quel point est forte la concurrence entre les travailleurs d’Europe.

    Les grandes entreprises des pays européens les plus forts sur le plan économique profitent à fond des disparités salariales au sein de l’UE. Les entreprises allemandes ont choisi d’accroître fortement leur production réalisée dans les pays de l’UE où les salaires sont les plus bas. Les biens intermédiaires sont ensuite rapatriés en Allemagne sans payer de taxe d’import/export, pour y être assemblés puis réexportés principalement vers les autres pays d’Europe. Cela permet de diminuer les coûts de production, de mettre en concurrence les travailleurs allemands avec ceux des autres pays et d’augmenter la rentabilité de ces entreprises. De plus, ces biens assemblés en Allemagne et vendus sur les marchés extérieurs apparaissent bien sûr dans les exportations allemandes, dont une partie importante est en réalité le résultat de l’assemblage de produits importés. Les entreprises des autres pays forts de l’UE font certes de même, mais l’économie allemande est celle qui bénéficie proportionnellement le plus des bas salaires et de la précarisation du travail au sein de la zone euro (y compris à l’intérieur des frontières de l’Allemagne |2|) et de l’UE. En 2007, les excédents commerciaux de l’Allemagne étaient redevables à 83% de ses échanges avec les autres pays de l’UE (145 milliards d’euros vis-à-vis des autres pays de la zone euro, 79 milliards vis-à-vis de l’Europe hors zone euro, et 45 milliards avec le reste du monde) |3| .

    Le modèle allemand comme produit de l’offensive néolibérale

    Les patrons allemands, aidés par le gouvernement socialiste de Gerhard Schröder en 2003-2005, ont réussi à imposer des sacrifices aux travailleurs. L’étude En finir avec la compétitivité publiée conjointement par ATTAC et la Fondation Copernic résume ainsi les grandes étapes des atteintes aux conquêtes des travailleurs d’Allemagne et à leurs droits sociaux et économiques : « Les lois Hartz (du nom de l’ex-Directeur des Ressources Humaines de Volkswagen et conseiller de Gerhard Schröder) se sont échelonnées entre 2003 et 2005. Hartz I oblige les chômeurs à accepter l’emploi qui leur est proposé, même pour un salaire inférieur à leur indemnité chômage. Hartz II institue des mini-jobs à moins de 400 euros mensuels (exemptés de cotisations sociales salariées). Hartz III limite à un an le versement des allocations chômage pour les travailleurs âgés et en durcit les conditions d’attribution. Hartz IV fusionne l’allocation chômage de longue durée et les aides sociales, et les plafonne à 345 euros par mois. Aux lois Hartz s’ajoutent les réformes successives des retraites et du système d’assurance-maladie : retraite par capitalisation (retraites Riester) ; hausse des cotisations, report de l’âge légal de départ à la retraite (objectif 67 ans en 2017). » Les auteurs de cette étude soulignent : « L’ensemble de ces réformes a conduit à une impressionnante montée des inégalités sociales. C’est un aspect souvent oublié du ‘modèle allemand’ et cela vaut donc la peine de donner quelques chiffres détaillés. L’Allemagne est devenue un pays très inégalitaire : un avant-projet de rapport parlementaire sur la pauvreté et la richesse |4| vient d’établir que la moitié la plus pauvre de la société possède seulement 1% des actifs, contre 53 % pour les plus riches. Entre 2003 et 2010, le pouvoir d’achat du salaire médian a baissé de 5,6 %. Mais cette baisse a été très inégalement répartie : – 12 % pour les 40 % de salariés les moins bien payés, – 4 % pour les 40 % de salariés les mieux payés |5|. Les données officielles montrent que la proportion de bas salaires est passée de 18,7 % en 2006 à 21 % en 2010 et cette progression des bas salaires – c’est à souligner – se fait pour l’essentiel en Allemagne de l’Ouest. »

    Selon la même étude, en 2008, le nombre de salariés a augmenté de 1,2 million par rapport à 1999, mais cette progression correspond à une augmentation de 1,9 million du nombre d’emplois précaires, et donc à une perte d’un demi-million d’emplois CDI à plein temps. Un quart des salarié(e)s occupent aujourd’hui un emploi précaire, et cette proportion (la même désormais qu’aux États-Unis) monte à 40 % chez les femmes. « Les emplois salariés précaires sont majoritairement (à 70 %) destinés aux femmes |6|. La proportion de chômeurs indemnisés a chuté de 80 % en 1995 à 35 % en 2008 et toutes les personnes au chômage depuis plus d’un an ont basculé vers l’aide sociale ».

    Comme le note Arnaud Lechevalier, cette évolution s’inscrit « dans un contexte plus général d’érosion de la protection des salariés par les conventions collectives : la part des salariés couverts a baissé de 76 % à 62 % en dix ans et ces conventions ne concernaient plus que 40 % des entreprises allemandes en 2008. De plus, les syndicats ont dû concéder de multiples dérogations aux conventions collectives de branche au niveau des entreprises » |7|.

    Les arrière-pensées des dirigeants et des patrons européens

    Quand on tente d’expliquer l’attitude actuelle des dirigeants allemands face à la crise de l’Eurozone, on peut émettre l’hypothèse qu’une des leçons qu’ils ont tirées de l’absorption de l’Allemagne de l’Est au début des années 1990, c’est que les disparités très fortes entre travailleurs peuvent être exploitées pour imposer une politique pro-patronale très forte. Les privatisations massives en Allemagne de l’Est, les atteintes à la sécurité de l’emploi des travailleurs de l’ex-RDA combinée à l’augmentation de la dette publique allemande due au financement de cette absorption (qui a servi de prétexte pour imposer les politiques d’austérité) ont permis d’imposer des reculs très importants aux travailleurs d’Allemagne, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest. Les dirigeants allemands actuels se disent que la crise de la zone euro et les attaques brutales imposées au peuple grec et à d’autres peuples de la Périphérie sont l’occasion d’aller encore plus loin et de reproduire d’une certaine manière à l’échelle européenne ce qu’ils ont fait en Allemagne. Quant aux autres dirigeants européens des pays les plus forts et aux patrons des grandes entreprises, ils ne sont pas en reste, ils se félicitent de l’existence d’une zone économique, commerciale et politique commune où les transnationales européennes et les économies du Nord de la zone euro tirent profit de la débâcle du Sud pour renforcer la profitabilité des entreprises et marquer des points en terme de compétitivité par rapport à leur concurrents nord-américains et chinois. Leur objectif, au stade actuel de la crise, n’est pas de relancer la croissance et de réduire les asymétries entre les économies fortes et les faibles de l’UE. Ils considèrent en outre que la débâcle du Sud va se traduire par des opportunités de privatisations massives d’entreprises et de biens publics à des prix bradés. L’intervention de la Troïka et la complicité active des gouvernements de la Périphérie les y aident. Le grand Capital des pays de la Périphérie est favorable à ces politiques car il compte bien lui-même obtenir une part d’un gâteau qu’il convoitait depuis des années. Les privatisations en Grèce et au Portugal préfigurent ce qui va arriver en Espagne et en Italie où les biens publics à acquérir sont beaucoup plus importants vu la taille de ces deux économies.

    La volonté de faire baisser les salaires

    Revenons à la question des salaires. Selon Michel Husson, en Allemagne, le coût salarial unitaire réel a baissé de près de 10 % entre 2004 et 2008 |8|
    . Dans le reste de l’Europe, pendant la même période, il a également baissé mais dans une proportion bien moindre qu’en Allemagne. C’est à partir de la crise de 2008-2009, qui affecte durement l’Eurozone, que l’on constate une chute très nette des salaires réels des pays les plus touchés. C’est ce que souligne Patrick Artus : « On constate dans les pays en difficulté de la zone euro (Espagne, Italie, Grèce, Portugal) une forte baisse des salaires réels » |9|. Patrick Artus déclare que la baisse des salaires correspond à une politique délibérée des dirigeants européens et il ajoute que, de toute évidence, cette politique n’a ni permis de relancer l’investissement dans les pays mentionnés, ni de rendre plus compétitive les exportations des mêmes pays. Patrick Artus écrit que les effets favorables : « des baisses de salaires sur la compétitivité donc le commerce extérieur ou sur l’investissement des entreprises ne sont pas présents ». Il ajoute que la baisse de salaire a deux effets clairs : d’une part, elle a augmenté la profitabilité des entreprises (donc, en termes marxistes, une augmentation du taux de profit par une augmentation de la plus-value absolue, voir encadré « L’ABC sur la plus-value absolue et relative ainsi que sur le salaire ») ; d’autre part, elle a diminué la demande des ménages, ce qui a renforcé la contraction de l’économie |10|. Cette étude réalisée par Natixis vient confirmer que le but des dirigeants européens n’est ni de relancer l’activité économique, ni d’améliorer la position économique des pays de la Périphérie par rapport à ceux du Centre. La baisse des salaires vise à réduire la capacité de résistance des travailleurs des pays concernés, augmenter le taux de profit du Capital et pousser plus loin le démantèlement de ce qui reste du welfare state construit au cours des 35 années qui ont suivi la seconde guerre mondiale (période qui a été suivie par le tournant néolibéral de la fin des années 1970-début des années 1980).

    Dans le Rapport mondial sur les salaires 2012-2013 publié par l’Organisation internationale du travail en décembre 2012, les auteurs relèvent que dans les pays développés entre 2008 et 2012, « 1es salaires ont enregistré un double creux » (càd en 2008 et en 2011) |11| . C’est la seule région du monde avec le Moyen Orient où les salaires ont baissé depuis 2008. En Chine, dans le reste de l’Asie, en Amérique latine, les salaires ont augmenté. En Europe orientale, ils ont connu une certaine récupération après l’effondrement des années 1990. Ce rapport permet de confirmer que l’épicentre de l’offensive du Capital contre le Travail s’est déplacé vers les pays les plus développés.

    L’ABC sur la plus-value absolue et relative ainsi que sur le salaire |12|Lorsque l’ouvrier (ou l’ouvrière) commence à travailler à l’usine au début de sa journée, il incorpore une valeur aux matières premières (ou aux biens intermédiaires qu’ils assemblent). Au bout d’un certain nombre d’heures, il ou elle a reproduit une valeur qui est exactement l’équivalent de on salaire quotidien ou hebdomadaire. Si il ou si elle s’arrêtait de travailler à ce moment précis, le capitaliste n’obtiendrait pas un sou de plus-value mais dans ces conditions-là, le capitaliste n’aurait aucun intérêt d’acheter cette force de travail. Comme l’usurier ou le marchand du Moyen-âge, il « achète pour vendre ». Il achète la force de travail pour obtenir d’elle un produit plus élevé que ce qu’il a dépensé pour l’acheter. Ce « supplément », ce « rabiot », c’est précisément sa plus value, son profit. Il est donc entendu que, si l’ouvrier ou l’ouvrière produit l’équivalent de son salaire en 4 heures de travail, il ou elle travaillera non pas 4 mais 6, 7, 8 ou 9 heures. Pendant ces 2, 3, 4 ou 5 heures « supplémentaires », il ou elle produit de la plus-value pour le capitaliste en échange de laquelle il ou elle ne touche rien. L’origine de la plus-value, c’est donc du surtravail, du travail gratuit, approprié par le capitaliste. « Mais c’est du vol », va-t-on s’écrier. La réponse doit être : « oui et non ». Oui du point de vue de l’ouvrier ou de l’ouvrière ; non, du point du capitaliste et des lois du marché. Le capitaliste n’a en effet pas acheté sur le marché « la valeur produite ou à produire par l’ouvrier ou par l’ouvrière ». Il n’a pas acheté son travail, càd le travail que l’ouvrier ou l’ouvrière va effectuer (s’il avait fait cela, il aurait commis un vol pur et simple ; il aurait payé 25€ pour ce qui vaut 50€). Il a acheté la force de travail de l’ouvrier ou de l’ouvrière. Cette force de travail a une valeur propre comme toute marchandise à sa valeur. La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire pour la reproduire, càd par la subsistance (ou sens large du terme) de l’ouvrier, de l’ouvrière et de leur famille. La plus-value prend son origine dans le fait qu’un écart apparaît entre la valeur produite par l’ouvrier/ière et la valeur des marchandises nécessaires pour assurer sa subsistance.La valeur de la force de travail a une caractéristique particulière par rapport à celle de toute autre marchandise : elle comporte, outre un élément strictement mesurable, un élément variable. L’élément stable, c’est la valeur des marchandises qui doivent reconstituer la force de travail du point de vue physiologique (qui doivent permettre à l’ouvrier ou à l’ouvrière de récupérer des calories, des vitamines, une capacité de dégager une énergie musculaire et nerveuse déterminée, sans laquelle il serait incapable de travailler au rythme normal prévu par l’organisation capitaliste de travail à un moment donné). L’élément variable, c’est la valeur des marchandises, à une époque et dans un pays déterminé, qui ne font pas partie du minimum vital physiologique. Marx appelle cette part de la valeur de la force de travail, sa fraction historico-morale. Cela veut dire qu’elle n’est pas fortuite. Elle est le résultat d’une évolution historique et d’une situation donnée des rapports de force entre le Capital et le Travail. A ce point précis de l’analyse économique marxiste, la lutte des classes, son passé et son présent, devient un facteur co-déterminant de l’économie capitaliste.Le salaire est le prix de marché de la force de travail. Comme tous les prix de marché, il fluctue autour de la valeur de la marchandise examinée. Les fluctuations du salaire sont déterminées notamment par les fluctuations de l’armée de réserve industrielle, càd du chômage.Pour obtenir le maximum de profit et développer le plus possible l’accumulation du capital, les capitalistes réduisent au maximum la part de la valeur nouvelle, produit par la force de travail, qui revient aux travailleurs et travailleuses sous forme de salaires. Les deux moyens essentiels par lesquelles les capitalistes s’efforcent d’accroître leur part, càd la plus-value, sont :La prolongation de la journée de travail, la réduction des salaires réels et l’abaissement du minimum vital. C’est ce que Marx appelle l’accroissement de la plus-value absolue.L’augmentation de l’intensité et de la productivité du travail sans augmentation proportionnelle du salaire. C’est l’accroissement de la plus-value relative.

     Mise en perspective de l’offensive du Capital contre le Travail

    Ce que vivent les salariés et les allocataires sociaux de Grèce, du Portugal, d’Irlande et d’Espagne aujourd’hui a été imposé aux travailleurs des pays en développement à la faveur de la crise de la dette des années 1980-1990. Au cours des années 1980, l’offensive a également visé les travailleurs en Amérique du Nord à partir de la présidence de Ronald Reagan, en Grande-Bretagne sous la férule de Margaret Thatcher, la Dame de fer, et chez ses émules sur le vieux continent. Les travailleurs de l’ex-bloc de l’Est ont également été soumis au cours des années 1990 aux politiques brutales imposées par leurs gouvernements et le FMI. Selon le rapport Rapport mondial sur les salaires 2012-2013 publié par l’OIT (mentionné plus haut) : « En Russie, par exemple, la valeur réelle des salaires s’est effondrée dans les années 1990 à moins de 40% de la valeur qu’ils avaient et il a fallu une autre décennie pour qu’ils retrouvent leur niveau initial » |13|
    . Ensuite, d’une manière certes nettement moins brutale que celle qui a affecté les peuples du tiers-monde (des pays les plus pauvres jusqu’aux économies dites émergentes), l’offensive a pris pour cible les travailleurs d’Allemagne à partir de 2003-2005. Les effets néfastes pour une partie significative de la population allemande se font sentir encore aujourd’hui même si les succès des exportations allemandes |14| limitent le nombre de chômeurs et qu’une partie de la classe ouvrière n’en ressent pas directement les conséquences. L’offensive qui s’est accélérée depuis 2007-2008 a donc démarré au niveau mondial au début des années 1980 |15|. L’OIT centre son analyse sur une période plus courte (1999-2011) et les données sont claires : « Entre 1999 et 2011, l’augmentation de la productivité du travail moyenne dans les économies développées a été plus de deux fois supérieure à celle des salaires moyens. Aux Etats-Unis, la productivité du travail réelle horaire a augmenté de 85% depuis 1980, tandis que la rémunération horaire réelle n’a augmenté que de 35%. En Allemagne, la productivité du travail a augmenté de presque un quart sur les deux décennies écoulées tandis que les salaires mensuels réels n’ont pas bougé » |16|. C’est ce que Karl Marx appelait l’augmentation de la plus-value relative (voir encadré).

    Et plus loin : « La tendance mondiale a entraîné un changement dans la distribution du revenu national, la part des travailleurs baissant tandis que les parts du capital dans le revenu augmentent dans une majorité de pays. Même en Chine, pays où les salaires ont approximativement triplé durant la décennie écoulée, le PIB a augmenté plus rapidement que la masse salariale totale – et la part du travail a donc baissé. » |17| Cette tendance lourde au niveau mondial est la manifestation de l’augmentation de la plus-value extraite du Travail par le Capital. Il est important de noter que pendant une bonne partie du 19e siècle la forme principale d’augmentation de la plus-value est passée par l’accroissement de la plus-value absolue (baisse des salaires, augmentation des heures de travail). Progressivement, dans les économies les plus fortes, au cours de la deuxième moitié du 19e s. et tout au long du 20e s. (sauf pendant le nazisme, le fascisme et sous d’autres régimes dictatoriaux qui ont imposé des baisses de salaires), elle a été remplacée ou dépassée par l’augmentation de la plus-value relative (augmentation de la productivité du travail sans que les salaires suivent dans la même proportion). Après plusieurs décennies d’offensive néolibérale, l’accroissement de la plus-value absolue redevient une forme importante d’extraction de la plus-value et s’ajoute à la plus-value relative. Alors que pendant des décennies, les patrons ont essentiellement augmenté la plus-value relative, principalement grâce aux gains de productivité du travail, depuis 2009-2010, ils parviennent à augmenter la plus-value absolue : en baissant les salaires réels et dans certains cas en augmentant le temps de travail. Ils utilisent la crise pour combiner l’augmentation de la plus-value relative à l’augmentation de la plus-value absolue. Cela donne une indication de l’ampleur de l’offensive en cours.

    Toujours davantage de travailleurs dans le collimateur

    Dans un document de la Commission européenne intitulé « Le deuxième programme économique d’ajustement pour la Grèce » et datant de mars 2012 |18|, il est clairement mis en évidence qu’il faut poursuivre la réduction des salaires. Le tableau 17 de la page 41 montre que le salaire minimum légal en Grèce est le quintuple du salaire minimum moyen en Roumanie et en Bulgarie (pays voisins de la Grèce), le triple de la Hongrie et des républiques baltes, plus du double du salaire minimum en Pologne et en République tchèque ; il est supérieur au salaire minimum en Espagne et au Portugal. L’objectif est de rapprocher la Grèce des pays où les salaires sont les plus « compétitifs », donc les plus bas. Evidemment, si les salaires poursuivent leur chute radicale en Grèce comme le veut la Troïka et le patronat, il faudra que les salaires en Espagne, au Portugal, en Irlande et aussi dans les pays les plus forts suivent la même tendance, et ce de manière accélérée.

    Ceux qui sont aux commandes en Europe servent une logique grâce à laquelle les patrons européens parviennent à augmenter la quantité de plus-value qu’ils extraient du travail des salariés d’Europe et cherchent à marquer des points dans la bataille commerciale avec les concurrents asiatiques ou nord-américains.

    Ces dirigeants sont prêts à pousser dans leur dernier retranchement les syndicats européens en réduisant fortement la marge de négociation dont ils ont disposé pendant des décennies.

    Le Capital marque des points supplémentaires contre le Travail

    Dans plusieurs pays de l’UE, au cours de leur offensive contre les conquêtes sociales, les gouvernants et la Commission européenne ont réussi à réduire radicalement la portée des conventions collectives interprofessionnelles. C’est le cas des pays de l’ex-bloc de l’Est, c’est aussi le cas de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne, de l’Italie, de l’Irlande… Dans plusieurs pays, ils ont également réussi à faire baisser le salaire minimum légal et le montant des retraites. Ils ont réussi à réduire radicalement la protection contre les licenciements et à augmenter l’âge de départ à la retraite.

    L’aggravation de la crise des pays de la périphérie de la zone euro

    Au cours de 2012, la crise s’est aggravée en Grèce, en Irlande, au Portugal, en Espagne, en conséquence des politiques d’austérité brutale appliquées par des gouvernants complices des exigences de la Troïka. En Grèce, la chute cumulée du PIB depuis le début de la crise atteint 20%. Le pouvoir d’achat d’une grande majorité de la population a baissé de 30 à 50%. Le chômage et la pauvreté ont littéralement explosé. Alors qu’en mars 2012, tous les grands médias ont relayé le discours officiel qui affirmait que la dette avait été réduite de moitié |19|, selon les estimations officielles rendues publiques fin octobre 2012, la dette publique grecque qui représentait 162% du PIB à la veille de la réduction de dette de mars 2012 atteindra 189% du PIB en 2013 et 192% en 2014 |20|
    . Cette information ne fait pas partie des titres de la grande presse de masse. Au Portugal, les mesures d’austérité sont d’une telle violence et la dégradation économique est si grave qu’un million de Portugais ont manifesté spontanément le 15 septembre 2012, chiffre qui n’avait été atteint que le 1er mai 1974 pour fêter la victoire de la Révolution des œillets. En Irlande, dont les médias parlent beaucoup moins, le chômage a pris des proportions énormes, conduisant 182.900 jeunes âgés de 15 à 29 ans à quitter le pays depuis que la crise a éclaté en 2008 |21|. Un tiers des jeunes qui avaient un emploi avant la crise s’est retrouvé au chômage. Le sauvetage des banques a représenté jusqu’ici plus de 40 % du PIB (près de 70 milliards d’euros sur un PIB de 156 milliards en 2011) |22|
    . Le recul de l’activité économique a atteint 20% depuis 2008. Le gouvernement de Dublin a réaffirmé qu’il supprimerait 37 500 postes de travail dans le secteur public d’ici 2015. En Espagne, le taux de chômage atteint 50% chez les jeunes. Depuis le début de la crise, 350.000 familles ont été expulsées de leur logement à cause des impayés de dette hypothécaire |23|
    . En un an, le nombre de familles dont tous les membres sont sans emploi a augmenté de 300 000 pour atteindre un total de 1,7 million, soit 10% de toutes les familles d’Espagne |24|. La situation se dégrade de manière continue dans les pays de l’ancien bloc de l’Est membres de l’UE, à commencer par ceux qui ont adhéré à l’Eurozone.

    En somme, partout dans le monde, le Capital s’est lancé dans une offensive contre le Travail. C’est en Europe que, depuis 2008, l’offensive prend la forme la plus systématique en commençant par les pays de la Périphérie. Alors que les banques (et le capitalisme en tant que système) sont les responsables de la crise, elles sont systématiquement protégées. Partout, le remboursement de la dette publique est le prétexte invoqué par les gouvernants pour justifier une politique qui s’en prend aux droits économiques et sociaux de l’écrasante majorité de la population. Si les mouvements sociaux et, parmi eux, les syndicats veulent victorieusement affronter cette offensive dévastatrice, il faut prendre à bras le corps la question de la dette publique afin d’enlever au pouvoir son argument principal. L’annulation de la partie illégitime de la dette publique et l’expropriation des banques pour les intégrer à un service public de l’épargne et du crédit sont des mesures essentielles dans un programme alternatif à la gestion capitaliste de la crise.

    Fin de la troisième partie

    Éric Toussaint http://www.mondialisation.ca

    Notes

    |1| Voir Le Monde des 22 et 23 janvier 2012 sur la base d’Eurostat.

    |2| En Allemagne, en septembre 2010, selon Le Monde du 17 mai 2011, 7,3 millions de travailleurs gagnaient à peine 400 euros par mois. Dans ce pays, le nombre de travailleurs à temps partiel a augmenté de 46% entre 2000 et 2010 tandis qu’en France il augmentait de 17%.

    |3| OCDE, International Trade by Commodity Statistics (SITC Revision 3) mentionné dans ATTAC et Fondation Copernic, En finir avec la compétitivité, Paris, octobre 2012, http://www.france.attac.org/article…

    |4| Lebenslagen in Deutschland. Entwurf des vierten Armuts- und Reichstumsberichts der Bundesregierung, projet du 17 septembre 2012, http://gesd.free.fr/arb912.pdf

    |5| Karl Brenke et Markus M. Grabka, « Schwache Lohnentwicklung im letzten Jahrzehnt », DIW Wochenbericht, n° 45, 2011, http://gesd.free.fr/brenke11.pdf

    |6| Source : destatis.de (Office fédéral allemand de statistique).

    |7| Arnaud Lechevalier, « Un modèle qui ne fait guère envie », Alternatives économiques, n° 300, mars 2011, http://gesd.free.fr/allmodel.pdf cité par ATTAC et Fondation Copernic

    |8| Voir Michel Husson, Economie politique du « système-euro », juin 2012, http://cadtm.org/Economie-politique… ou http://hussonet.free.fr/eceurow.pdf

    |9| Patrick Artus, « La baisse des salaires dans les pays en difficulté de la zone euro est-elle utile ? », Flash Economie n°289, 18 avril 2012.

    |10| Patrick Artus : « il ne reste que les effets sur la demande des ménages, d’où une forte contraction de l’activité dont le seul effet positif est de réduire le déficit extérieur » (puisque les importations diminuent). Par ailleurs Patrick Artus montre avec des graphiques à l’appui que la profitabilité des entreprises a augmenté dans les 4 pays étudiés

    |11| OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013, Genève, décembre 2012, http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/pu…

    |12| Le contenu de cet encadré consiste en une utilisation libre et arrangée d’extraits de Ernest Mandel, Introduction au marxisme, Edition Formation Léon Lesoil, Bruxelles, 2007, p. 59, p. 68, p. 66 et 67.

    |13| OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013, Genève, décembre 2012

    |14| L’Allemagne a connu une croissance économique portée par ses exportations alors que la plupart de ses partenaires de l’UE et, en particulier, de la zone euro ressentent durement la crise. Vu que dans toute l’UE, on assiste à la baisse de la demande des ménages décrite plus haut, à laquelle s’ajoute une réduction de la demande publique, les débouchés pour les exportations allemandes se réduisent nettement. L’effet boomerang sur l’économie allemande est déjà en cours.

    |15| Voir Eric Toussaint, « Au Sud comme au Nord, de la grande transformation des années 1980 à la crise actuelle », septembre 2009.

    |16| OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013, Résumé analytique, Genève, décembre 2012, p. VI-VII

    |17| OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013, Résumé analytique, Genève, décembre 2012, p. VII. Le même rapport souligne également l’augmentation de l’écart entre les salaires les plus élevés et les salaires les plus bas dans chaque pays.

    |18| Voir European Commission, Directorate General Economic and Financial Affairs, “The Second Economic Adjustment Programme for Greece”, Mars 2012, http://ec.europa.eu/economy_finance…

    |19| Le CADTM a dénoncé dès le départ l’entreprise de propagande de la Troïka et du gouvernement grec. Voir « Le CADTM dénonce la campagne de désinformation sur la dette grecque et le plan de sauvetage des créanciers privés », publié le 10 mars 2012. Voir également Christina Laskaridis, « La Grèce a déjà fait défaut aux conditions des créanciers ; leur crainte est de voir celle-ci imposer ses propres conditions », publié le 31 mai 2012.

    |20| Financial Times, 1er novembre 2012, première page.

    |21| Financial Times, 1 octobre 2012.

    |22| Financial Times, 29 décembre 2011, p. 2.

    |23| Miles Johnson, « Suicides spark call for Madrid to halt evictions by banks », Financial Times, 13 novembre 2012, p. 2.

    |24| Tobias Buck, « Spain’s deepening lack of hope takes its toll », Financial Times, 6 novembre 2012, p. 4.

  • La BCE et la Fed au service des grandes banques privées

    Série : Banques contre Peuples : les dessous d’un match truqué ! (2ème partie)

    La première partie de la série est intitulée « 2007-2012 : 6 années qui ébranlèrent les banques » a été publiée le 19 novembre 2012, voir 2007-2012 : 6 années qui ébranlèrent les banques

    L’action de la Banque centrale européenne et de la Fed |1|

    A partir de juin 2011, les banques européennes sont entrées dans une phase tout à fait critique. Leur situation était presque aussi grave qu’après la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008. Beaucoup d’entre elles ont été menacées d’asphyxie parce que leurs besoins massifs de financement à court terme (quelques centaines de milliards de dollars) n’ont plus été satisfaits par les money market funds américains qui ont considéré que la situation des banques européennes était décidément de plus en plus risquée |2|. Les banques ont été confrontées à la menace de ne pas pouvoir faire face à leurs dettes. C’est alors que la BCE, suite à un sommet européen réuni d’urgence le 21 juillet 2011 pour faire face à une possible série de faillites bancaires, a recommencé à leur acheter massivement des titres de la dette publique grecque, portugaise, irlandaise, italienne et espagnole afin de leur apporter des liquidités et de les délester d’une partie des titres qu’elles avaient goulûment achetés dans la période précédente. Cela n’a pas suffi, les cours en bourse des actions des banques ont poursuivi leur dégringolade. Les patrons de banque ont passé un mois d’août de tous les dangers. Ce qui a été décisif pour maintenir à flot les banques européennes, c’est l’ouverture à partir de septembre 2011 d’une ligne de crédit illimité par la BCE en concertation avec la Fed, la banque d’Angleterre et la Banque de Suisse : les banques en manque de dollars et d’euros ont été mises sous perfusion. Elles ont commencé à respirer de nouveau mais c’était insuffisant. Le cours de leur action continuait la descente aux enfers. Entre le 1er janvier et le 21 octobre 2011, l’action de la Société générale a chuté de 52,8 %, celle de BNP Paribas de 33,3 %, celle de la Deutsche Bank de 28,8 %, celle de Barclays de 30,5 %, celle du Crédit suisse de 36,7 %. Il a alors fallu que la BCE sorte son bazooka, appelé LTRO (Long Term Refinancing Operation) : entre décembre 2011 et février 2012, elle a prêté plus de 1000 milliards d’euros pour une durée de 3 ans au taux d’intérêt de 1% à un peu plus de 800 banques.

    La Fed faisait grosso modo de même depuis 2008 à un taux officiel encore plus bas : 0,25%. En réalité, comme l’a révélé en juillet 2011 un rapport du GAO, équivalent de la Cour des Comptes aux États-Unis, la Fed a prêté 16 000 milliards de dollars à un taux d’intérêt inférieur à 0,25% |3|. Le rapport démontre qu’en pratiquant de la sorte, la Fed n’a pas respecté ses propres règles prudentielles et qu’elle n’en n’a pas averti le Congrès. Selon les travaux d’une commission d’enquête du Congrès des États-Unis, la collusion entre la Fed et les grandes banques privées a été évidente : « Le PDG de JP Morgan Chase était membre de la Réserve fédérale de New York au moment où « sa » banque recevait une aide financière de la Fed s’élevant à 390 milliards de dollars. De plus, JP Morgan Chase a également servi d’intermédiaire pour les crédits d’urgence octroyés par la Fed. » |4| Selon Michel Rocard, ex-premier ministre français, et Pierre Larrouturou, économiste, qui se basent sur une recherche réalisée par l’agence financière new-yorkaise Bloomberg, la Fed aurait prêté une partie de la somme mentionnée plus haut à un taux infiniment plus bas : 0,01%. Michel Rocard et Pierre Larrouturou affirment dans les colonnes du quotidien Le Monde : « Après avoir épluché 20 000 pages de documents divers, Bloomberg montre que la Réserve fédérale a secrètement prêté aux banques en difficulté la somme de 1 200 milliards au taux incroyablement bas de 0,01 %. » |5|

    . Ils posent la question : « Est-il normal que, en cas de crise, les banques privées, qui se financent habituellement à 1 % auprès des banques centrales, puissent bénéficier de taux à 0,01 %, mais que, en cas de crise, certains Etats soient obligés au contraire de payer des taux 600 ou 800 fois plus élevés ? ».

    Les grandes banques européennes ont d’ailleurs également eu accès à ces prêts de la Fed jusqu’au début 2011 (Dexia a ainsi reçu en prêt 159 milliards de dollars |6|, Barclays a reçu 868 milliards $, Royal Bank of Scotland a reçu 541 milliards $, Deutsche Bank 354 milliards $, UBS 287 milliards $, Credit Suisse 260 milliards $, BNP-Paribas 175 milliards $, Dresdner Bank 135 milliards $, Société Générale 124 milliards $). Le fait que ce financement des banques européennes via la Fed se soit tari (notamment sous la pression du Congrès américain) a constitué une des raisons pour lesquelles les money market funds états-uniens ont commencé eux-mêmes à fermer le robinet de leurs prêts aux banques européennes à partir de mai-juin 2011.

    Quels ont été les effets de l’octroi aux banques de 1 000 milliards d’euros à 1% par la BCE ?

    En 2012, les banques abreuvées de liquidités ont acheté massivement des titres de la dette publique de leur pays. Prenons l’exemple de l’Espagne. Les banques espagnoles ont emprunté à la BCE pour 300 milliards d’euros à 3 ans au taux de 1% dans le cadre du LTRO |7|. Avec une partie de cette somme, elles ont augmenté fortement leurs achats de titres de la dette émis par les autorités espagnoles. L’évolution est tout à fait frappante : fin 2006, les banques espagnoles détiennent des titres publics de leur pays pour seulement 16 milliards d’euros. En 2010, elles augmentent leurs achats de titres publics espagnols, elles en détiennent pour 63 milliards. En 2011, elles accroissent encore leurs achats, les titres espagnols en leur possession représentent 94 milliards. Et grâce au LTRO, leurs acquisitions explosent littéralement, le volume qu’elles détiennent double en quelques mois pour atteindre 184,5 milliards d’euros en juillet 2012. |8| Il faut dire qu’il s’agit d’une opération très rentable pour elles. Alors qu’elles ont emprunté à 1%, elles peuvent acheter des titres espagnols à 10 ans avec un intérêt qui varie entre 5,5 et 7,6 % au second semestre 2012.

    Prenons ensuite l’exemple de l’Italie. Entre fin décembre 2011 et mars 2012, les banques italiennes empruntent à la BCE pour 255 milliards d’euros dans le cadre du LTRO |9|. Alors que fin 2010, les banques italiennes détenaient des titres publics de leur pays pour 208,3 milliards d’euros, ce montant passe à 224,1 milliards fin 2011, quelques jours après le début du LTRO. Ensuite, elles utilisent massivement les crédits qu’elles reçoivent de la BCE pour acheter des titres italiens. En septembre 2012, elles en détiennent pour la somme de 341,4 milliards d’euros |10|. Comme dans le cas espagnol, il s’agit d’une opération très rentable pour elles : elles ont emprunté à 1% et en achetant des titres italiens à 10 ans, elles obtiennent un intérêt qui varie entre 5 et 6,6% au second semestre 2012.

    Le même phénomène s’est produit dans la plupart des pays de la zone euro. Il y a eu relocalisation d’une partie des actifs des banques européennes vers leur pays d’origine. Concrètement, on constate qu’a augmenté très sensiblement au cours de l’année 2012 la part des dettes publiques d’un pays donné qui est en possession des institutions financières du même pays. Cette évolution a donc rassuré les gouvernements de la zone euro, en particulier ceux d’Espagne et d’Italie, car ils ont constaté qu’ils éprouvaient moins de difficultés à vendre aux banques les titres publics qu’ils émettaient. La BCE semblait avoir trouvé la solution. En prêtant massivement aux banques privées, elle les a sauvées d’une situation critique et elle a épargné à certains États de se lancer dans de nouveaux plans de sauvetage bancaire. L’argent prêté aux banques était en partie utilisé par celles-ci pour acheter des titres de la dette publique des États de la zone euro, ce qui a enrayé la hausse des taux d’intérêt des pays les plus fragiles et même produit une baisse des taux pour un certain nombre de pays.

    On comprend très bien que, du point de vue des intérêts de la population des pays concernés, il aurait fallu adopter une approche tout à fait différente : la BCE aurait dû prêter directement aux États à moins de 1% (comme elle le fait à l’égard des banques privées depuis mai 2012) ou encore sans intérêt. Il aurait également fallu socialiser les banques sous contrôle citoyen.

    Au lieu de cela, la BCE a mis sous perfusion les banques privées en leur ouvrant une ligne de crédit illimité à très bas taux d’intérêt (entre 0,75 et 1%). Celles-ci ont fait différents usages de la manne de financement public. Comme on vient de le voir, d’une part, elles ont acheté des titres souverains de pays qui, sous leur pression comme l’Espagne et l’Italie, ont dû leur concéder une rémunération élevée (entre 5 et 7,6% à 10 ans). D’autre part, elles ont placé une partie du crédit qui leur était octroyé par la BCE à la… BCE ! Entre 300 et 400 milliards sont déposés par les banques au jour le jour auprès de la BCE à un taux de 0,25 % au début 2012 et à 0 % depuis mai 2012. Pourquoi font-elles cela ? Parce qu’elles doivent montrer aux autres banquiers et aux autres fournisseurs privés de crédit (money market funds, fonds de pension, compagnies d’assurance) qu’elles disposent de cash en permanence afin de faire face à l’explosion des bombes à retardement qui se trouvent dans leurs comptes. Si elles n’avaient pas ce cash disponible, les prêteurs potentiels se détourneraient d’elles ou leur imposeraient des taux très élevés. Poursuivant le même objectif de rassurer les prêteurs privés, elles achètent également des titres souverains d’États qui ne présentent aucun risque à court ou moyen terme : l’Allemagne, les Pays-Bas, la France… Elles en sont tellement friandes que ces États peuvent se permettre de leur vendre des titres à 2 ans à un taux de 0% ou même avec un rendement légèrement négatif (sans prendre en compte l’inflation). Les taux payés par l’Allemagne et les autres pays considérés comme solides financièrement ont baissé considérablement grâce à la politique de la BCE et à l’aggravation de la crise qui touche les pays de la Périphérie. On a assisté à une fuite de capitaux de la Périphérie européenne vers le Centre. Les titres allemands sont tellement fiables qu’en cas de nécessité de cash, ils peuvent être revendus du jour au lendemain sans perte. Les banques les acquièrent non pas dans la perspective de gagner de l’argent, mais pour avoir, à la BCE ou sous forme de titres tout à fait liquides, une quantité d’argent disponible en permanence de manière à offrir une impression (souvent fausse) de solvabilité et à faire face à d’éventuels imprévus. Elles font des profits en prêtant à l’Espagne et à l’Italie, cela contrebalance certaines pertes qu’elles peuvent enregistrer avec des titres allemands. Il est très important de souligner que les banques n’ont pas augmenté leurs prêts aux ménages et aux entreprises alors qu’un des objectifs officiels des prêts de la BCE consiste à accroître de tels crédits afin de relancer l’économie.

    Quel est le bilan de la BCE du point de vue des élites ?

    Mettons-nous un instant à la place du 1% le plus riche afin d’apprécier l’action de la BCE. Le discours officiel martèle que la BCE a réussi la transition entre son ancien président le français Jean-Claude Trichet et le nouveau, Mario Draghi |11|, ancien gouverneur de la Banque d’Italie et ancien vice-président de Goldman Sachs Europe. La BCE et les dirigeants des principaux pays européens sont parvenus à négocier une opération de réduction de la dette grecque en convainquant les banques privées d’accepter une décote de leurs créances d’environ 50% et en obtenant du gouvernement grec qu’il s’engage dans un nouveau plan d’austérité radicale comprenant des privatisations massives et qu’il accepte de renoncer à une partie très importante de la souveraineté du pays. A partir de mars 2012, des envoyés de la Troïka se sont installés de manière permanente dans les ministères à Athènes afin de contrôler de près les comptes de l’État. Les nouveaux prêts à la Grèce passent dorénavant par un compte directement contrôlé par les autorités européennes, qui peuvent donc le bloquer. Cerise sur le gâteau, les nouveaux titres de la dette grecque ne sont plus de la compétence des tribunaux grecs, les nouvelles obligations émises dans le cadre de ce programme sont de droit anglais et les litiges entre l’État Grec et les créanciers privés seront arbitrés au Luxembourg |12|.

    Ce n’est pas tout : sous la pression de la BCE et des dirigeants européens, le gouvernement Pasok de Georges Papandréou, très soumis mais de plus en plus impopulaire, a été remplacé sans élection par un gouvernement d’unité nationale Nouvelle Démocratie – Pasok, avec une place clé attribuée à des ministres provenant directement des milieux bancaires.

    On peut compléter le tableau de la situation par trois autres bonnes nouvelles pour la BCE et les dirigeants européens : 1. Silvio Bersluconi a été contraint à la démission et a été remplacé par un gouvernement de techniciens, à la tête duquel figure Mario Monti, ancien commissaire européen très proche des milieux bancaires et capable d’imposer aux Italiens un approfondissement des politiques néolibérales |13|. 2. En Espagne, le chef du gouvernement en place depuis quelques mois, Mariano Rajoy, du Parti populaire, est prêt à radicaliser lui aussi la politique néolibérale de son prédécesseur, le socialiste José Luis Zapatero. 3. Les dirigeants européens |14| sont arrivés à se mettre d’accord sur un pacte de stabilité qui va couler dans le marbre l’austérité budgétaire, l’abandon par les États membres d’un peu plus de leur souveraineté nationale et une dose supplémentaire de soumission à la logique du capital privé. Enfin, le Mécanisme européen de stabilité (MES) va bientôt entrer en action et permettra de mieux venir en aide aux Etats et aux banques |15| dans les prochaines crises bancaires qui ne manqueront pas de se produire ainsi qu’aux États membres peinant à se financer.

    Ces différents exemples montrent que les dirigeants européens au service du grand capital réussissent à marginaliser un peu plus le pouvoir législatif en passant outre les choix des électrices et des électeurs. Par ailleurs, où est la démocratie si les électrices et les électeurs qui souhaitent refuser massivement l’austérité n’ont plus la possibilité de l’exprimer par leur vote, ou lorsque le sens politique du vote exprimé est annulé au motif que le choix n’est pas celui des gouvernants, comme en 2005 en France et aux Pays-Bas après le non au Traité pour une constitution européenne, comme en Irlande et aux Portugal après les élections de 2011, comme en France et aux Pays-Bas, de nouveau, après les élections de 2012. Tout est mis en place pour que la marge de manœuvre des gouvernements nationaux et des pouvoirs publics soit limitée par un cadre contractuel européen de plus en plus contraignant. Il s’agit là d’une évolution très dangereuse, à moins bien sûr que des gouvernements appuyés par leur population décident de désobéir.

    Si on se met ainsi un instant à la place de Mario Draghi, des principaux dirigeants européens et des banques, on peut dire qu’en mars-avril 2012, ils ont de quoi être heureux. Tout semble réussir.

    Les limites des succès de la BCE et des gouvernants européens

    Les nuages noirs arrivent ensuite. Cela se complique à partir de mai 2012 quand Bankia, la 4e banque espagnole dirigée par l’ancien directeur général du FMI Rodrigo de Rato, se retrouve en faillite virtuelle. Selon les sources, les besoins des banques espagnoles en termes de recapitalisation varient entre 40 et 100 milliards d’euros, et Mariano Rajoy qui ne veut pas faire appel à l’aide de la Troïka est dans une posture très difficile. S’ajoute à cela le fait que sur le plan international se succèdent plusieurs scandales bancaires. Celui concernant la manipulation du Libor, le taux interbancaire à Londres, est le plus retentissant et implique une douzaine de grandes banques. Il vient s’ajouter aux agissements coupables de HSBC en matière de blanchiment d’argent de la drogue et d’autres négoces criminels.

    En France, une majorité des électeurs ne veut plus de Nicolas Sarkozy. François Hollande est élu le 6 mai 2012, mais ce n’est pas vraiment inquiétant pour la finance internationale car on peut compter sur le pragmatisme des socialistes français comme des autres partis socialistes d’Europe pour poursuivre l’austérité. Même s’il faut toujours se méfier du peuple français, très enclin à divers débordements et susceptible de croire qu’il faut un véritable changement.

    En Grèce, la situation est plus contrariante pour la BCE car Syriza, la coalition de gauche radicale qui promet d’abroger les mesures d’austérité, de suspendre le remboursement de la dette et de braver les autorités européennes, risque de remporter une victoire électorale. Pour les tenants de l’austérité européenne, il faut empêcher cela à tout prix. Le soir du 17 juin 2012, c’est le soulagement à la BCE, au siège des gouvernements européens et dans les conseils d’administration des grandes entreprises : le parti de droite Nouvelle Démocratie devance Syriza. Même le nouveau président socialiste français se réjouit du résultat du scrutin. Et le lendemain, les marchés respirent. On peut continuer la route de l’austérité, de la stabilisation de la zone euro et de l’assainissement des comptes des banques privées.

    Eric Toussaint http://www.mondialisation.ca

    ( à suivre ) La partie 3 de cette série portera sur les deux objectifs principaux poursuivis par les dirigeants européens : Mener à bien la plus grande offensive contre les droits sociaux depuis la seconde guerre mondiale et éviter un nouveau krach financier / bancaire qui pourrait se révéler pire que celui de septembre 2008 

    Notes

    |1| La Banque d’Angleterre et d’autres banques centrales suivent grosso modo la même politique.

    |2| Dès août 2011, j’ai décrit cette situation à un moment où très peu de commentateurs financiers en parlaient. Voir la série intitulée « Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne » : « Elles (= les banques européennes) ont financé et elles financent encore leurs prêts aux Etats et aux entreprises en Europe via des emprunts qu’elles effectuent auprès des money market funds des Etats-Unis. Or ceux-ci ont pris peur de ce qui se passait en Europe (…). A partir de juin 2011, cette source de financement à bas taux d’intérêt s’est presque tarie, en particulier aux dépens des grandes banques françaises, ce qui a précipité leur dégringolade en Bourse et augmenté la pression qu’elles exerçaient sur la BCE pour qu’elle leur rachète des titres et donc leur fournisse de l’argent frais. En résumé, nous avons là aussi la démonstration de l’ampleur des vases communiquant entre l’économie des Etats-Unis et celle des pays de l’UE. D’où les contacts incessants entre Barack Obama, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, la BCE, le FMI… et les grands banquiers de Goldman Sachs à BNP Paribas en passant par la Deutsche Bank… Une rupture des crédits en dollars dont bénéficient les banques européennes peut provoquer une très grave crise sur le vieux continent, de même qu’une difficulté des banques européennes à rembourser les prêteurs états-uniens peut précipiter une nouvelle crise à Wall Street. » (Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne, 26 août 2011). Une étude récente de la banque Natixis confirme la détresse qu’ont connue les banques françaises pendant l’été 2011 : Flash Economie, « Les banques françaises dans la tourmente des marchés monétaires », 29 octobre 2012. On y lit : « De juin à novembre 2011, les fonds monétaires américains ont subitement retiré la plus grande part de leurs financements aux banques françaises. (…) C’est jusqu’à 140 Mds USD de financements à court terme qui ont fait défaut aux banques françaises à fin novembre 2011, sans qu’aucune ne soit épargnée. » (http://cib.natixis.com/flushdoc.asp…). Cette fermeture de robinet a touché également la plupart des autres banques européennes, comme le montre également cette étude publiée par Natixis.

    |3| GAO, “Federal Reserve System, Opportunities Exist to Strengthen Policies and Processes for Managing Emergency Assistance”, juillet 2011, http://www.gao.gov/assets/330/321506.pdf. Ce rapport de la Cour des Comptes (GAO = United States Government Accountability Office) a été réalisé grâce à un amendement à la loi Dodd-Frank (voir plus loin) introduit par les sénateurs Ron Paul, Alan Grayson et Bernie Sanders en 2010. Bernie Sanders, sénateur indépendant, l’a rendu public (http://www.sanders.senate.gov/imo/m… ). Par ailleurs, selon une étude indépendante de l’Institut Levy auquel collaborent des économistes comme Joseph Stiglitz, Paul Krugman et James K Galbraith, les crédits de la Fed auraient atteint un montant plus élevé que celui révélé par le GAO. Ce ne serait pas 16 000 milliards de dollars, mais 29 000 milliards de dollars. Voir James Felkerson, “$29,000,000,000,000 : A Detailed Look at the Fed’s Bailout by Funding Facility and Recipient », www.levyinstitute.org/pubs/w…

    |4| “The CEO of JP Morgan Chase served on the New York Fed’s board of directors at the same time that his bank received more than $390 billion in financial assistance from the Fed. Moreover, JP Morgan Chase served as one of the clearing banks for the Fed’s emergency lending programs.”, http://www.sanders.senate.gov/newsr…

    |5|  Michel Rocard et Pierre Larrouturou, : « Pourquoi faut-il que les Etats payent 600 fois plus que les banques ? », Le Monde, 3 janvier 2012 http://www.larrouturou.net/2012/01/…

    |6| Voir notamment le rapport du GAO mentionné plus haut à la page 196 qui atteste de prêts à Dexia pour un montant de 53 milliards de dollars, ce qui représente seulement une partie des prêts dont a bénéficié Dexia de la part de la Fed. http://www.gao.gov/assets/330/321506.pdf

    |7| Financial Times, “Banks plot early repayment of ECB crisis loans », 15 novembre 2012, p. 25.

    |8| D’après le quotidien financier espagnol El Economista, http://www.eleconomista.es/espana/n…

    |9| Financial Times, ibid.

    |10| Voir http://www.bancaditalia.it/statisti…, tableau 2.1a.

    |11| Mario Draghi est devenu président de la BCE le 1er novembre 2011.

    |12| Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_…. Voir aussi Alain Salles et Benoït Vitkine, « Fatalisme face à un sauvetage échangé contre une perte de souveraineté », Le Monde, 22 février 2012, http://www.forumfr.com/sujet448690-….

    |13| Mario Monti, premier ministre depuis le 13 novembre 2011, a été nommé sénateur à vie par le Président de la République Giorgio Napolitano. À l’occasion de sa nomination, il a quitté différents postes de responsabilité : la présidence de la plus prestigieuse université privée italienne, la Bocconi, et celle du département Europe de la Trilatérale, un des plus importants cénacles de l’élite oligarchique internationale, sa participation au comité de direction du puissant club Bilderberg et la présidence du think tank néolibéral Bruegel. Monti était conseiller international de Goldman Sachs de 2005 au 2011 (en qualité de membre du Research Advisory Council du Goldman Sachs Global Market Institute), il a été nommé commissaire européen au Marché intérieur (1995-1999) puis commissaire européen à la Concurrence à Bruxelles (1999-2004). Il a été membre du Senior European Advisory Council de Moody’s, conseiller de Coca Cola, il est encore un des présidents du Bussiness and Economics Advisory Group de l’Atlantic Council (un think tank américain qui promeut le leadership US) et fait partie du præsidium de Friends of Europe, think tank influent basé à Bruxelles.

    |14| A l’exception du Royaume-Uni et de la République tchèque.

    |15| Lors d’un sommet européen réuni le 21 juin 2012, il a été décidé que le MES serait également utilisé pour sauver des banques. A l’époque, cela a été présenté par Mariano Rajoy comme une victoire permettant à l’Espagne d’échapper à de nouvelles conditionnalités imposées par la Commission européenne ou par la Troïka. Rajoy a expliqué que l’aide qui serait octroyée par le MES aux banques espagnoles ne serait pas comptabilisée dans la dette publique espagnole, ce que les dirigeants de plusieurs pays de la zone euro (Allemagne, Pays-Bas, Finlande…) ont contesté, tout comme le FMI. A la fin novembre 2012, il n’y avait toujours pas de consensus sur cette question.

  • 2007-2012 : 6 années qui ébranlèrent les banques

    Série : Banques contre Peuples : les dessous d’un match truqué ! (1ère partie)

    Depuis 2007-2008, les grandes banques centrales (BCE, Banque d’Angleterre, Fed aux Etats-Unis, Banque de Suisse) donnent la priorité absolue à tenter d’éviter un effondrement du système bancaire privé. Contrairement au discours dominant, le risque principal qui menace les banques n’est pas la suspension du paiement de la dette souveraine |1| par un Etat. Aucune des faillites bancaires depuis 2007 n’a été provoquée par un tel défaut de paiement. Aucun des sauvetages bancaires organisés par les Etats n’a été rendu nécessaire par une suspension de paiement de la part d’un Etat surendetté. Ce qui menace les banques depuis 2007, c’est le montage de dettes privées qu’elles ont progressivement construit depuis la grande dérèglementation qui a commencé à la fin des années 1970 et qui s’est achevée au cours des années 1990. Les bilans des banques privées sont toujours bourrés d’actifs |2| douteux : cela va d’actifs carrément toxiques qui constituent de véritables bombes à retardement à des actifs non liquides (c’est-à-dire qui ne peuvent pas être revendus, écoulés, sur les marchés financiers) en passant par des actifs dont la valeur est tout à fait surfaite dans les bilans bancaires. Les ventes et les dépréciations d’actifs que les banques ont jusqu’ici enregistrées dans leurs comptes afin de réduire le poids de ces actifs explosifs ne suffisent pas. Un nombre significatif d’entre elles dépendent d’un financement à court terme (fournis ou garantis par les pouvoirs publics avec l’argent des contribuables) pour se maintenir à flot |3| et pour faire face à des dettes elles-mêmes à court terme. C’est ce qui a mis la banque franco-belge Dexia, véritable hedge fund de très grande taille, trois fois au bord de la faillite en 4 ans : octobre 2008, octobre 2011 |4| et octobre 2012 |5|. Au cours de l’épisode le plus récent, début novembre 2012, les Etats français et belges ont apporté une aide de 5,5 milliards d’euros (dont 53 % à la charge de la Belgique) pour recapitaliser Dexia SA, société financière moribonde, dont les fonds propres ont fondu. Selon Le Soir : « Les capitaux propres de Dexia maison-mère sont passés de 19,2 milliards à 2,7 milliards d’euros entre fin 2010 et fin 2011. Et au niveau du groupe, les fonds propres totaux sont devenus négatifs (-2,3 milliards d’euros au 30 juin 2012) » |6|. Fin 2011, les dettes immédiatement exigibles de Dexia SA s’élevaient à 413 milliards d’euros et les montants dus au titre de contrats de dérivés à 461 milliards d’euros. La somme de ces deux montants représentait plus de 2,5 fois le PIB de la Belgique ! Pourtant les dirigeants de Dexia, le vice-premier ministre belge Didier Reynders et les médias dominants prétendent encore que le problème de Dexia SA est largement provoqué par la crise des dettes souveraines dans le sud de la zone euro. La vérité, c’est que les créances de Dexia SA sur la Grèce ne dépassaient pas 2 milliards d’euros en octobre 2011, soit 200 fois moins que les dettes immédiatement exigibles. En octobre 2012, l’action Dexia valait environ 0,18 euro, soit 100 fois moins qu’en septembre 2008. Malgré cela, les Etats français et belge ont décidé une fois de plus de renflouer cette société de défaisance en faisant du coup augmenter la dette publique de leur pays. En Espagne, la quasi faillite de Bankia a également été causée par des montages financiers douteux, et non pas par un quelconque défaut de paiement de la part d’un Etat. Depuis 2008, le scénario s’est répété une bonne trentaine de fois en Europe et aux Etats-Unis : à chaque fois, les pouvoirs publics se sont mis (et se mettent systématiquement) au service des banques privées en finançant leur sauvetage par l’emprunt public.

    Retour sur le démarrage de la crise en 2007

    Le montage gigantesque de dettes privées a commencé à s’effondrer avec l’éclatement de la bulle spéculative dans l’immobilier aux Etats-Unis (suivi par l’immobilier en Irlande, au Royaume-Uni, en Espagne,…). La bulle immobilière a éclaté aux Etats-Unis quand les prix des logements produits en trop grande quantité ont commencé à chuter car de plus en plus de constructions ne trouvaient plus d’acquéreurs.

    Les explications tronquées ou carrément mensongères de la crise qui a éclaté aux Etats-Unis en 2007, avec un énorme effet de contagion vers l’Europe occidentale principalement, ont prévalu dans les interprétations données par les médias dominants. Régulièrement en 2007 et durant une bonne partie de 2008, on a expliqué à l’opinion publique que la crise avait démarré aux Etats-Unis parce que les pauvres s’étaient trop endettés pour acquérir des maisons qu’ils n’étaient pas en mesure de payer. Le comportement irrationnel des pauvres était pointé du doigt comme ayant provoqué la crise. A partir de fin septembre 2008, après la faillite de Lehman Brothers, le discours dominant a changé et a commencé à pointer les brebis galeuses qui au sein de monde de la finance avaient perverti le fonctionnement vertueux du capitalisme. Mais il n’en reste pas moins que les mensonges ou les présentations tronquées ont continué à circuler. On passait des pauvres responsables de la crise aux pommes pourries présentes dans la classe capitaliste : Bernard Madoff, qui a monté une arnaque de 50 milliards de dollars ou Richard Fuld, le patron de Lehman Brother.

    Les prémisses de la crise remontent à 2006 lorsque débute aux Etats-Unis la chute du prix de l’immobilier provoquée par la surproduction, elle-même provoquée par la bulle spéculative qui en enflant le prix de l’immobilier avait amené le secteur de la construction à augmenter exagérément son activité par rapport à la demande solvable. C’est la chute du prix de l’immobilier qui a entraîné l’augmentation du nombre de ménages incapables de payer leurs mensualités de crédits hypothécaires subprimes. En effet, aux Etats-Unis, les ménages ont la possibilité et la coutume, quand les prix de l‘immobilier sont à la hausse, de refinancer leur emprunt hypothécaire au bout de 2 ou 3 ans afin d’obtenir des termes plus favorables (d’autant que dans le secteur des prêts subprimes, le taux des 2 ou 3 premières années était faible et fixe, autour de 3%, avant de grimper très fort et de devenir variable à la 3 ou 4e année). Vu que les prix de l’immobilier ont commencé à baisser dès 2006, les ménages qui avaient eu recours aux prêts subprimes n’ont plus été en mesure de refinancer favorablement leur crédit hypothécaire, les défauts de paiement ont commencé à se multiplier très fortement dès le début de 2007 ce qui a provoqué la faillite de 84 sociétés de crédit hypothécaire aux Etats-Unis entre janvier et août 2007.

    Comme très souvent, alors que la crise est expliquée de manière simpliste par l’éclatement d’une bulle spéculative, en réalité, il faut chercher la cause à la fois dans le secteur de la production et dans la spéculation. Bien sûr, le fait qu’une bulle spéculative ait été créée et ait fini par éclater ne fait que démultiplier les effets de la crise qui a démarré dans la production. Tout l’échafaudage des prêts subprimes et des produits structurés créés depuis le milieu des années 1990 s’est effondré, ce qui a eu de terribles retombées sur la production dans différents secteurs de l’économie réelle. Les politiques d’austérité ont par la suite encore amplifié le phénomène en débouchant sur la période récessive-dépressive prolongée dans laquelle l’économie des pays les plus industrialisés se trouve enlisée.

    L’impact de la crise de l’immobilier aux Etats-Unis et de la crise bancaire qui lui succéda a eu un énorme effet de contagion internationale car de nombreuses banques européennes avaient massivement investi dans les produits structurés et dérivés états-uniens. Depuis les années 1990, la croissance aux Etats-Unis et dans plusieurs économies européennes a été soutenue par une hypertrophie du secteur financier privé et par une augmentation formidable des dettes privées : dettes des ménages |7| , dettes des entreprises financières et non financières. En revanche, les dettes publiques ont eu tendance à baisser entre la deuxième moitié des années 1990 et 2007-2008.

    Hypertrophie du secteur financier privé, donc. Le volume des actifs des banques privées européennes en rapport au produit intérieur brut a gonflé de manière extraordinaire à partir des années 1990 pour atteindre dans l’Union européenne 3,5 fois le PIB des 27 pays membres de l’UE en 2011 |8| . En Irlande, en 2011, les actifs des banques représentaient 8 fois le produit intérieur brut du pays.

    Les dettes des banques privées |9| de la zone euro représentent également 3,5 fois le PIB de la zone. Les dettes du secteur financier britannique atteignent des sommets en proportion du PIB : elles lui sont 11 fois supérieures La dette brute des Etats de la zone euro représentait 86% du PIB des 17 pays membres en 2011 |10| tandis que la dette publique représente environ 80% du PIB. La dette publique grecque représentait 162% du PIB grec en 2011 tandis que les dettes de son secteur financier représentent 311% du PIB, soit le double. La dette publique espagnole atteignait 62% du PIB en 2011 tandis que les dettes du secteur financier atteignaient 203%, soit le triple de la dette publique.

    Un peu d’histoire : la mise en place d’une réglementation financière stricte à la suite de la crise des années 1930

    Le krach de Wall Street en octobre 1929, l’énorme crise bancaire de 1933 et la période prolongée de crise économique aux Etats-Unis et en Europe des années 1930 ont amené le président Franklin Roosevelt, et par la suite l’Europe, à fortement réglementer le secteur financier afin d’éviter la répétition de graves crises boursières et bancaires. Conséquence : au cours des trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, le nombre de crises bancaires a été minime. C’est ce que montrent deux économistes néolibéraux nord-américains, Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, dans un livre publié en 2009 et intitulé Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière. Kenneth Rogoff a été économiste en chef du FMI et Carmen Reinhart, professeur d’université, est conseillère du FMI et de la Banque mondiale. Selon ces deux économistes qui sont tout sauf favorables à une remise en cause du capitalisme, la quantité très réduite de crises bancaires s’explique principalement « par la répression des marchés financiers intérieurs (à des degrés divers), puis par un recours massif aux contrôles des capitaux pendant bien des années après la seconde guerre mondiale |11| » .

    Une des mesures fortes prises par Roosevelt et par les gouvernements d’Europe (notamment sous la pression des mobilisations populaires en Europe après la Libération) a consisté à limiter et à règlementer strictement l’usage que les banques pouvaient faire de l’argent du public. Ce principe de protection des dépôts a donné lieu à la séparation entre banques de dépôt et banques d’investissement dont la loi américaine dite Glass Steagall Act a été la forme la plus connue mais qui a été appliquée également avec certaines variantes dans les pays européens.

    Avec cette séparation, seules les banques commerciales pouvaient recueillir les dépôts du public qui bénéficiaient d’une garantie de l’Etat. Parallèlement à cela, leur champ d’activités avait été réduit aux prêts aux particuliers et aux entreprises, et excluait l’émission de titres, d’actions et de tout autre instrument financier. Les banques d’investissement devaient, quant à elles, capter leurs ressources sur les marchés financiers afin de pouvoir émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.

    La dérèglementation financière et le virage néolibéral

    Le virage néolibéral de la fin des années 1970 a remis en cause ces règlementations. Au bout d’une vingtaine d’années, la déréglementation bancaire et financière en général a été achevée. Comme le relèvent Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart, les crises bancaires et boursières se sont multipliées à partir des années 1980, elles ont également pris des formes de plus en plus aigües.
    Dans le modèle traditionnel hérité de la période prolongée de règlementation, les banques évaluent et portent le risque, c’est-à-dire qu’elles analysent les demandes de crédit, décident ou non de les satisfaire, et, une fois les prêts consentis, les conservent dans leur bilan jusqu’à leur terme (on parle ici du modèle originate and hold, « octroyer et conserver »).

    Profitant du profond mouvement de dérèglementation qu’elles ont suscité, les banques ont abandonné le modèle « octroyer et conserver » pour augmenter le rendement sur fonds propres. Pour ce faire, les banques ont inventé de nouveaux procédés, en particulier la titrisation qui consiste à transformer des crédits bancaires en titres financiers. L’objectif poursuivi était simple : ne plus conserver dans leurs comptes les crédits et les risques y afférents. Elles ont transformé ces crédits en titres sous la forme de produits financiers structurés qu’elles ont vendus à d’autres banques ou à d’autres institutions financières privées. On parle ici d’un nouveau modèle bancaire dit originate to distribute, « octroyer et céder », appelé également originate repackage and sell, « octroyer, restructurer et vendre ». Pour la banque, l’avantage est double : elle diminue son risque en sortant de son actif les crédits qu’elle a consentis et elle dispose de moyens supplémentaires pour spéculer.

    La dérèglementation a permis au secteur financier privé et notamment aux banques de faire jouer fortement ce qu’on appelle l’effet de levier. Xavier Dupret décrit clairement le phénomène : « Le monde bancaire s’est beaucoup endetté, ces dernières années, via ce que l’on appelle les effets de levier. L’effet de levier consiste à recourir à l’endettement pour augmenter la rentabilité des capitaux propres. Et pour qu’il fonctionne, il faut que le taux de rentabilité du projet sélectionné soit supérieur au taux d’intérêt à verser pour la somme empruntée. Les effets de levier sont devenus de plus en plus importants avec le temps. Ce qui n’est évidemment pas sans poser problème. Ainsi, au printemps 2008, les banques d’investissement de Wall Street avaient des effets de levier qui oscillaient entre 25 et 45 (pour un dollar de fonds propres, elles avaient emprunté entre 25 et 45 dollars). Ainsi, Merrill Lynch avait un effet de levier de 40. Cette situation était évidemment explosive car une institution qui a un effet de levier de 40 pour 1 voit ses fonds propres effacés avec une baisse de 2,5% (soit 1/40) de la valeur des actifs acquis. » |12|Grâce à la dérèglementation, les banques ont pu développer des activités impliquant des volumes gigantesques de financement (et donc de dettes) sans les prendre en compte dans leur bilan comptable. Elles font du hors bilan à un point tel qu’en 2011 le volume des activités en question dépasse 67 000 milliards de dollars (ce qui équivaut environ à la somme des PIB de tous les pays de la planète) : c’est ce qu’on appelle l’activité bancaire de l’ombre, le shadow banking |13|. Quand l’activité hors bilan aboutit à des pertes massives, cela se répercute tôt ou tard sur la santé des banques qui les ont initiées. Ce sont les grandes banques qui dominent de très loin cette activité de l’ombre.

    La menace de la faillite amène les Etats à se porter à leur secours notamment en les recapitalisant. Alors que les bilans officiels des banques ont enregistré une réduction de volume depuis le début de la crise en 2007-2008, le volume du hors bilan, le shadow banking, n’a pas suivi la même évolution. Après avoir décliné entre 2008 et 2010, il est revenu en 2011-2012 au niveau de 2006-2007, ce qui est un symptôme clair de la dangerosité de la situation des finances privées mondiales. Du coup, la portée de l’action des institutions publiques nationales et internationales qui sont en charge, pour reprendre leur vocabulaire, de ramener la finance à des comportements plus responsables est très limitée. Les régulateurs ne se donnent même pas les moyens de connaître les activités réelles des banques qu’ils sont censés contrôler.

    Le Conseil de stabilité financière (CSF), l’organe érigé par le forum du G20 en charge de la stabilité financière mondiale, a livré les chiffres 2011. « La taille du ‘shadow banking’ échappant à toute régulation est de 67.000 milliards de dollars selon son rapport consacré à 25 pays (90% des actifs financiers mondiaux). Ce sont 5.000 à 6.000 milliards de plus qu’en 2010. Ce secteur ‘parallèle’ représente à lui seul la moitié de la taille des actifs totaux des banques. Rapportée au Produit Intérieur Brut du pays, la banque de l’ombre prospère à Hong-Kong (520%), aux Pays-Bas (490%), au Royaume-Uni (370%), à Singapour (260%) et en Suisse (210%). Mais, en terme absolu, les Etats-Unis restent en première position puisque la part de ce secteur parallèle représente 23.000 milliards d’actifs en 2011, suivi de la zone euro (22.000 milliards) et du Royaume-Uni (9.000 milliards). »  |14|

    Une grande partie des transactions financières échappe totalement au contrôle officiel. Comme dit précédemment, le volume de l’activité bancaire de l’ombre représente la moitié de la taille des actifs totaux des banques ! Il faut également prendre la mesure du marché de gré à gré (OTC) – c’est-à-dire sans contrôle de la part des autorités des marchés – des produits financiers dérivés. Le volume des produits dérivés s’est développé de manière exponentielle entre les années 1990 et les années 2007-2008. Bien qu’elle ait un peu décliné au début de la crise, la valeur notionnelle des contrats de dérivés sur le marché de gré à gré a atteint en 2011 la somme astronomique de 650 000 milliards de dollars (650 000 000 000 000 $), soit environ 10 fois le PIB mondial. Le volume du 2e semestre de 2007 est dépassé et celui du premier semestre 2008 est en vue… Les swaps sur les taux d’intérêts représentent 74% du total tandis que les dérivés sur le marché des devises représentent 8%, les Credit default swaps (CDS) 5%, les dérivés sur les actions 1%, le reste se répartissant en une multitude de produits.

    Depuis 2008, les sauvetages bancaires n’ont pas débouché sur des comportements plus responsables

    La crise financière de 2007 a vu les banques, pourtant coupables d’agissements répréhensibles et de prises de risque inconsidéré, bénéficier de massives injections de fonds à travers de nombreux et coûteux plans de sauvetage. Dans une étude très documentée |15| , deux chercheurs se sont attachés à vérifier « si les opérations de sauvetage public ont été suivies par une plus grande réduction de risques dans les nouveaux prêts consentis par les banques secourues par rapport à celles qui ne l’ont pas été ». Pour ce faire, les auteurs ont analysé le bilan et les prêts syndiqués (il s’agit des crédits consentis à une entreprise par plusieurs banques) accordés par 87 grandes banques commerciales internationales. Les auteurs ont relevé que « les banques aidées ont continué à signer des prêts syndiqués à risques » en observant que « les prêts syndiqués des banques qui avaient bénéficié d’un renflouement par la suite étaient plus risqués avant la crise que ceux des institutions non aidées ». Loin de constituer un remède et un garde-fou efficace contre les errements des banques, les plans de sauvetages des Etats ont au contraire constitué pour nombre d’entre elles un puissant incitateur à la poursuite et à l’intensification de leurs pratiques coupables. En effet, « la perspective d’un soutien de l’Etat peut entraîner un aléa moral et amener les banques à une plus grande prise de risque » |16| .

    En somme, une grave crise des dettes privées provoquée par les agissements irresponsables des grandes banques a ensuite poussé les dirigeants états-uniens et européens à leur venir en aide grâce aux fonds publics. La musique lancinante de la crise des dettes souveraines a alors pu être entonnée pour imposer des sacrifices brutaux aux peuples. La déréglementation financière des années 1990 a été le terreau fertile pour cette crise aux conséquences sociales dramatiques. Tant qu’ils ne materont pas la finance internationale, les peuples seront à sa merci. Ce combat doit être intensifié au plus vite.

    Éric Toussaint http://www.mondialisation.ca

    Notes

    |1| La dette souveraine est la dette d’un Etat et des organismes publics qui lui sont rattachés.

    |2| En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (capitaux propres apportés par les associés, provisions pour risques et charges, dettes). Voir : http://www.banque-info.com/lexique-…

    |3| De nombreuses banques dépendent d’un financement à court terme car elles éprouvent d’énormes difficultés à emprunter au secteur privé à un coût soutenable (c’est-à-dire le plus bas possible) notamment sous la forme d’émission de titres de dette.
    Comme nous le verrons plus loin, la décision de la BCE de prêter un peu plus de 1000 milliards d’euros à un taux d’intérêt de 1% pour une période de 3 ans à plus de 800 banques européennes a constitué une planche de salut pour un grand nombre d’entre elles. Par la suite, grâce à ces prêts de la BCE, les plus fortes d’entre elles ont de nouveau eu la possibilité d’émettre des titres de dette pour se financer. Cela n’aurait pas été le cas si la BCE n’avait pas joué le prêteur en dernier ressort et ce pour 3 ans.

    |4| Sur l’épisode d’octobre 2011, voir Eric Toussaint, « Krach de Dexia : un effet domino en route dans l’UE ? », 4 octobre 2011, http://cadtm.org/Krach-de-Dexia-un-…

    |5| Sur l’épisode d’octobre 2012 qui a abouti à un nouveau sauvetage sous la forme d’une recapitalisation, voir Eric Toussaint, « Fallait-il à nouveau injecter de l’argent dans Dexia ? », Le Soir, 2 novembre 2012, http://cadtm.org/Fallait-il-a-nouve… ; voir également : CADTM, « Pour sortir du piège des recapitalisations à répétition, le CADTM demande l’annulation des garanties de l’Etat belge aux créanciers du groupe Dexia », 31 octobre 2012, http://cadtm.org/Pour-sortir-du-pie… ; CADTM, « Pourquoi le CADTM introduit avec ATTAC un recours en annulation de l’arrêté royal octroyant une garantie de 54 milliards d’euros (avec en sus les intérêts et accessoires) à Dexia SA et Dexia Crédit Local SA », 22 décembre 2011, http://cadtm.org/Pourquoi-le-CADTM-…

    |6| Pierre-Henri Thomas, Bernard Demonty, Le Soir, 31 octobre 2012, p. 19, http://archives.lesoir.be/dexia-ser…

    |7| Les dettes des ménages incluent les dettes que les étudiants américains ont contractées pour payer leurs études. Les dettes des étudiants aux Etats-Unis atteignent le montant colossal de 1 000 milliards de dollars, c’est-à-dire plus que le total des dettes extérieures publiques de l’Amérique latine (460 milliards de dollars), de l’Afrique (263 milliards) et de l’Asie du Sud (205 milliards). Voir pour le montant des dettes de ces « continents » : Damien Millet, Daniel Munevar, Eric Toussaint, Les Chiffres de la dette 2012, tableau 7, p. 9. Téléchargeable : http://cadtm.org/Les-Chiffres-de-la…

    |8| Voir Damien Millet, Daniel Munevar, Eric Toussaint, Les Chiffres de la dette 2012, tableau 30, p. 23. Ce tableau se base sur des données de la Fédération européenne du secteur bancaire, http://www.ebf-fbe.eu/index.php?pag…. Voir également Martin Wolf, « Liikanen is at least a step forward for EU banks », Financial Times, 5 octobre 2012, p. 9.

    |9| Les dettes des banques ne doivent pas être confondues avec leurs actifs, elles font partie de leur « passif ». Voir plus haut la note de bas de page sur « Actif » et « Passif » des banques.

    |10| Voir Damien Millet, Daniel Munevar, Eric Toussaint, Les Chiffres de la dette 2012, tableau 24, p. 18. Ce tableau utilise la base de données de recherche de Morgan Stanley, ainsi que http://www.ecb.int/stats/money/aggr… et
    http://www.bankofgreece.gr/Pages/en…

    |11| Carmen M. Reinhart, Kenneth S. Rogoff, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Pearson, Paris, 2010. Edition originale en 2009 par Princeton University Press.

    |12| Xavier Dupret, « Et si nous laissions les banques faire faillite ? », 22 août 2012, http://www.gresea.be/spip.php?artic…

    |13| Voir Daniel Munevar, « Les risques du système bancaire de l’ombre », 21 avril 2012, http://cadtm.org/Les-risques-du-sys…
    Voir aussi : Tracy Alloway, “Traditional lenders shiver as shadow banking grows”, Financial Times, 28 décembre 2011

    |14| Voir Richard Hiault, « Le monde bancaire « parallèle » pèse 67.000 milliards de dollars », Les Echos, 18 novembre 2012, http://www.lesechos.fr/entreprises-…

    |15| Michel Brei et Blaise Gadanecz, “Have bailouts made banks’loan book safer ?”, Bis Quaterly Review, september 2012, pp. 61-72. Les citations de ce paragraphe en sont issues.

    |16| Ibid.

    L’auteur remercie Patrick Saurin, Daniel Munevar, Damien Millet et Virginie de Romanet pour l’aide qu’ils ont apportée à l’élaboration de cet article.

    Eric Toussaint, maître de conférence à l’université de Liège, est président du CADTM Belgique (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, www.cadtm.org) et membre du conseil scientifique d’ATTAC France. Il a écrit, avec Damien Millet, AAA. Audit Annulation Autre politique, Seuil, Paris, 2012.

     

  • Chômage : Chiffres officiels et réalité

    Avec 29.300 demandeurs d’emploi supplémentaires en novembre, le chômage continue sa progression. Comme le disent certains depuis des années, le chômage est infiniment plus grave que ce qu’expriment les chiffres officiels, qui ne prennent pas en compte de nombreuses situations.

    http://fortune.fdesouche.com/

  • Goldman Sachs - Analyse d'une pieuvre financière mondiale