Aristide Leucate
« Salauds de pauvres ! » Ainsi Marcel Aymé (et, plus tard, Claude Autant-Lara, dans son film éponyme) faisait s’exclamer Grandgil dans La Traversée de Paris à l’adresse d’une poignée de bougres apeurés, certes pas bien riches, mais petits-bourgeois d’esprit et de tempérament, « ceux qui, bêtement, confondent le bonheur avec la standing, rêvent de consommer toujours plus, préfèrent la quantité à la qualité, ne se posent pas de questions au sujet de la finalité de leurs actes, participent à la destruction de l’univers (sous l’alibi menteur de “progrès”) ou pensent “Après nous, le déluge” » (Freddy Buache, Claude Autant-Lara, Éditions L’Âge d’Homme, Paris-Lausanne-1982).
Mais à quels pauvres s’adressaient ces internautes anonymes, tous lecteurs du Monde, qui, de Facebook en Twitter, se sont répandus en verbiages fielleux suintant la haine de classe, suite à un reportage (15 décembre) sur le quotidien difficile d’un cariste de 26 ans, de son épouse au foyer et de ses quatre enfants, ayant rejoint les gilets jaunes sur le rond-point à côté de chez eux ?
Ici, on passerait très vite de La Traversée de Paris à Uranus, autre œuvre de Marcel Aymé décrivant les turpitudes humaines dans cet entre-deux sordide de la Libération, entre collaboration passive et fausse résistance, ce goguenot qu’à travers toute l’Europe l’on a pudiquement appelé « l’épuration ».
Nos pauvres internautes n’y sont pas allés de main morte. L’hommerie la plus crasse, aurait dit Montaigne.
On se demanderait presque si ce déferlement imbécile n’aurait pas été téléguidé d’un certain château où se terre un certain Emmanuel Can’t exhortant ses godillots « marcheurs » à cracher le portrait type des gilets jaunes, caricaturés en Deschiens : « Parmi les commentateurs figurent également des partisans d’Emmanuel Macron. L’un d’eux affirme ainsi que “rien ne démontre que la politique menée par [le Président] et son gouvernement leur ait enlevé un centime de pouvoir d’achat” », s’émeut notre plumitive…
Un autre d’y aller encore de ses doctes considérations boutiquières sur l’air bien connu du pauvre qui picole avec son pognon fraîchement gagné : « Désolé, mais je n’arrive pas à comprendre », écrit l’un d’eux. « Revenu total : 2.700 euros. Loyer + électricité : moins de 600 euros. Ça fait donc plus de 2.100 euros pour faire vivre 2 adultes + 4 jeunes enfants. Moi aussi je regarde les prix et il n’est pas compréhensible d’être à découvert dès le 15 du mois. »
Pour ces donneuses, au double sens de moralisateur et de délateur, qui connaissent aussi bien les ressorts historiques et sociologiques des luttes sociales que nous autres la physique quantique, la cause est entendue : « Cette révolte [des gilets jaunes] est définitivement celle des assistés. »
Pauvre c… ! aurait assené le regretté Gainsbourg. Décidément, il semblerait que le monde soit divisé en trois catégories : les gavés attaliens (ou oligarchie BHélienne), les cocus contents impatients d’aller transhumer dans les alpages l’hiver avant d’exhiber leur couenne l’été, et les prolos (chômeurs, artisans, petits patrons, femmes seules, familles isolées, retraités indigents…) se désespérant de voir la France de leurs grands-parents se désagréger entre leurs doigts.
Sociologie, certes sommaire, mais pas moins que celle des imMondes lecteurs susvisés…



Difficile de prévoir ce qui restera du mouvement des gilets jaunes. Au-delà des mécontentements quant au pouvoir d'achat, on entend donc souvent parler, à tort et à travers, d'une éventuelle Sixième république. S'agissant d'une plus grande place accordée à la pratique du référendum, idée centrale, qualifiée de populiste, et associée à un mouvement de gueux, on doit, certes, écarter les solutions creuses et illusoires. Le diable se nichant toujours dans les détails, on doit se garder des chemins conduisant à la tyrannie. Ils s'offriraient très vite à la naïveté des concepteurs. Par exemple, si l'on acceptait de faire voter un impôt par ceux qui ne le payeront pas.


Courte mais spectaculaire, la révolte des gueux vêtus de jaune a été clairement récupérée par les discours d'extrême gauche. Autant dire qu'elle a été détournée par les pires ennemis de la cause initiale, celle-ci étant au départ dirigée contre le fiscalisme et la technocratie.