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  • [Tribune libre] L’Europe de la Défense sera continentale ou ne sera pas ! – par Marc Rousset

    PARIS (NOVOpress) - Accaparés depuis plus de trois ans par la crise de l’euro, les dirigeants de l’Union européenne (UE )ont voulu montrer lors du dernier sommet européen en décembre 2012 qu’ils avaient aussi d’autres ambitions. Ils ont ainsi décidé de relancer le débat sur la défense européenne, à laquelle ils consacreront un sommet fin 2013. Au-delà de la dimension politique, il s’agit surtout de renforcer la coopération en faisant des économies à l’heure des restrictions budgétaires. Mais ce n’est là que le petit côté de la lorgnette cher aux technocrates et aux incapables droit de l’hommistes, libre-échangistes et immigrationnistes qui nous dirigent ! Il manque à l’Europe de la Défense une vision gaullienne à long terme, une vision stratégique !

     

    Il faut quitter l’OTAN alors qu’aucun pays européen n’est véritablement prêt à l’envisager !
    La triste réalité, c’est que nous sommes revenus à l’ère pré-gaullienne ! Il ne se trouve aujourd’hui aucun pays en Europe pour envisager un format exclusivement européen dans le domaine de la défense mutuelle. Principal partenaire et allié de la France à l’intérieur de l’UE, l’Allemagne est sur une ligne d’affirmation géo-économique. Elle néglige les questions militaires avec un budget ridicule de la défense (1,3% du PIB) et privilégie l’appartenance à l’OTAN qui lui permet de contrebalancer son partenariat commercial et énergétique avec la Russie. L’UE constitue un vaste et distendu Commonwealth paneuropéen dont on peine à imaginer la transformation en une unité politico-militaire. La construction européenne a d’autres priorités que les questions de défense (1).

    La dissolution de l’OTAN mettrait cependant l’Europe devant ses responsabilités, suite à la nécessité de constituer une défense crédible avec un niveau plus ou moins grand d’intégration.IL faudrait commencer par mettre en commun tout ce que l’on peut sans perdre son autonomie de décision puis, ensuite, aller vers des regroupements industriels ou nationaux. Mais tant que l’OTAN existera, rien ne se passera et l’Europe restera une vassale des Etats-Unis.

    Par ailleurs, la Russie considère l’OTAN comme une menace et sa dissolution permettrait un rapprochement avec ce pays dont la place est maintenant dans le concert européen tant nous avons d’intérêts économiques et politiques communs (2).

    Une Défense française qui part à vau-l’eau avec un budget en peau de chagrin
    Lors de son audition le 11 Juillet 2012 devant la commission de la Défense de l’Assemblée nationale l’amiral Edouard Guillaud, chef d’état -major des Armées, a souligné que la Force océane stratégique (FOST) est mise en œuvre par 3.200 marins(effectif équivalent à celui des agents municipaux d’une ville comme Montpellier). L’effectif de l’armée de l’Air est équivalent à celui de la RATP. Le Groupe PSA pèse en effectifs deux fois plus que l’armée de terre. L’Allemagne consacre à la défense un budget comparable alors qu’elle ne dispose pas de dissuasion nucléaire et qu’elle est moins impliquée que la France sur la scène internationale. L’armée britannique, armée jumelle de la France, dispose d’un budget supérieur de 40%.

    A l’époque du général De Gaulle, le budget de la Défense représentait près de 5% de la richesse nationale ; le budget de l’Etat était en équilibre et les dettes contractées pendant et après la guerre en cours de remboursement. Avec une part du PIB de 1,6% consacrée à la Défense, soit 10% du budget de l’Etat, la France a divisé par 3 son effort de défense depuis 50 ans. Les intérêts de la dette qui n’ont cessé de gonfler depuis 35 ans, malgré des taux nominaux anormalement bas, représentent une fois et demie le budget de la Défense !

    Jamais l’Armée française n’aura connu un volume de forces aussi faible dans son histoire depuis la Révolution. Le budget de la Défense devient une variable annuelle d’ajustement alors qu’il importe d’avoir une vision cohérente à long terme. On assiste en fait à un effondrement radical des moyens matériels et humains ; un démantèlement est en cours. Les politiques de l’UMPS savent qu’ils n’ont pas de syndicats à affronter, de grève à craindre d’un corps où la discipline et le sens de la mission priment sur tout. Le moral est en chute libre comme l’atteste la diminution des renouvellements de contrat. Voilà plus de soixante ans, le général De Gaulle avertissait déjà dans un discours fameux : « La Défense ? C’est la première raison d’être de l’Etat. Il ne peut y manquer sans se détruire lui-même ! » La France se doit cependant de concevoir une force militaire plurivalente pouvant s’opposer à des menaces polymorphes et à un ennemi protéiforme.

    Dès les premiers jours de l’intervention française au Mali apparaissent les insuffisances de nos armées en moyens de transport, ravitaillement, matériel (Transall pour acheminer les troupes à bout de souffle, 2 drones Harfang en bout de course après 3 ans de service et 5.000 heures de vol en Afghanistan….). Paris a dû demander l’aide des Etats-Unis et de ses partenaires européens, comme cela avait été déjà le cas en Libye. La France, au-delà des rodomontades de François Hollande, est incapable d’intervenir d’une façon sérieuse en Syrie, car elle n’en a pas les moyens militaires. L’Armée française devient de plus en plus une équipe de démonstration de vente de matériel militaire à l’exportation sur échantillons. Berlin fait comprendre à Paris que l’ «on ne peut pas voyager éternellement en 1ère classe avec un billet de seconde » !

    Si nous ne voulons pas aller droit dans le mur, ce n’est pas 30 milliards d’impôts en plus par an qu’il fallait lever sur les ménages, mais réaliser 160 milliards de diminution des dépenses publiques (2 millions de fonctionnaires en trop par rapport à l’Allemagne), tout en augmentant le budget et les effectifs des armées !

    Il faut sauver l’industrie française technologique de l’armement
    Il n’y a pas de défense sans industries de défense. La France possède une industrie capable de fabriquer l’ensemble de ses armements et matériels, soit 4.000 entreprises de haute technologie qui exportent annuellement pour 6 milliards d’euros : programme Scorpion de modernisation de l’armée de terre, poursuite du déploiement de Félin, tenue haute technologie du fantassin, drones, missiles de moyenne portée, hélicoptères, etc. Thalès, dont Dassault Aviation est l’actionnaire de référence au côté de l’Etat, est devenu le pivot de l’industrie militaire française en montant de 25 % à 35 % au capital de DCNS (porte-avions, sous-marins, frégates, leader européen du naval militaire).

    Les Etats-Unis, tout en s’appuyant davantage sur les budgets européens à l’OTAN, souhaitent conserver pour eux le rôle central, en tant que maîtres des fonctions « hautes » (puissance aérienne, défense antimissile) dont dépendront toutes les autres, celles des « niches » ; ce qui remettrait en cause l’autonomie stratégique de la France et de l’Europe.

    On ne peut donc que se réjouir du succès du drone de combat Neuron en décembre 2012, conçu par Dassault Aviation en coopération avec six industriels européens. C’est le premier avion de combat furtif qui préserve l’autonomie européenne dans ce domaine. Neuron est le plus important programme de recherche et de technologie européens sous la direction d’un unique maître d’œuvre.

    Même pour les souverainistes purs et durs, l’Europe de la Défense est incontournable
    En 15 ans, la part des dépenses militaires de l’Europe dans le monde est passée de 31 % à 19 %, pendant que les Etats-Unis continuaient à représenter 44 % de ceux de la planète et que les pays émergents montaient en puissance à une vitesse impressionnante, notamment dans le domaine naval. L’Europe ne consacre plus que 1,6 % de son PIB à sa défense contre 5 % pour les Etats-Unis. En 2011, les dépenses militaires sont tombées dans l’UE à environ 180 milliards d’euros contre plus de 200 milliards il y a cinq ans. En 2011, les dépenses militaires des Etats-Unis ont été de 739 milliards de dollars, celles de la Chine de 90 milliards de dollars, celles du Royaume-Uni de 63 milliards de dollars, celles de la France de 59 milliards de dollars. Quant à la soi -disant puissance impérialiste russe , son budget était seulement de 53 milliards de dollars, c’est-à-dire un quinzième du budget de l’Amérique, et la pacifique Allemagne ferme le ban avec un budget de seulement 44 milliards de dollars. Une coopération des pays européens pour survivre s’impose donc.

    L’Europe constitue encore un marché important pour l’industrie de l’armement. La concurrence actuelle pour le marché de l’avion multi-rôles profite exclusivement à l’industrie américaine. IL faudrait une véritable Agence européenne de l’armement. Les militaires des différents pays devraient apprendre à travailler ensemble sans la tutelle américaine. Survivre ensemble ou disparaître séparément, tel est le dilemme !

    Le groupement français de PME Eden qui se présente comme le premier cluster de défense, de sécurité et de sûreté à vocation européenne a signé le 12 juin 2012 une convention avec Renault Trucks Défense, son parrain à l’exportation. Parallèlement, Eden a noué une alliance avec un cluster qui lui ressemble, l’allemand GSV, basé à Düsseldorf qui, a lui, pour parrain le géant allemand du matériel terrestre Rheinmetall.

    Pour la première fois, la Corée a vendu en 2011 un sous-marin à l’Indonésie. Les Européens en ordre dispersé sont contraints aux alliances. Pour les sous-marins l’allié naturel du français DCNS est l’allemand TKMS. Pour les bâtiments de surface, le jeu est plus ouvert avec l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Grande-Bretagne.

    L’armement terrestre européen est très émietté ; il compte dix acteurs, dont trois en France : Nexter, Panhard et Renault Trucks Défense (Groupe Volvo). Des alliances et regroupements vont donc bientôt s’effectuer par le biais de Thales, EADS et Rheinmetall. Troisième exportateur mondial d’armement en 2011 grâce à l’exportation de ses blindés Leopard, l’Allemagne cultive de grandes ambitions dans le secteur des drones où elle voudrait jouer un rôle de leader.

    L’Europe de la Défense sera continentale ou ne sera pas
    Après la monnaie, l’Europe doit s’attaquer aux problèmes de l’énergie, des institutions, de la défense. Tant qu’il n’y aura pas d’union politique, totale ou partielle, l’organisation d’une défense européenne intégrée n’est pas envisageable. L’opération Atalante qui regroupe un certain nombre de bateaux de l’Union pour la lutte contre la piraterie montre que les moyens de plusieurs pays européens peuvent être mis en commun efficacement.

    Le véritable projet mobilisateur, plus qu’un souverainisme étroit, irréaliste, enfantin, nous parait être celui d’une Europe carolingienne qui se libérerait du protectorat de l’OTAN et des Etats-Unis ! C’est ce que souhaite l’Allemagne à très long terme avec un noyau dur de pays européens prêts à franchir le pas ; elle ne fait que reprendre à sa façon, avec une Europe à plusieurs vitesses, le projet gaullien.

    Contrairement aux apparences, l’échec de la fusion EADS/BAE n’est pas une catastrophe pour l’Europe de la Défense ! BAE souhaitait en fait écouler tout son matériel conçu pour le marché américain au détriment des principaux programmes de défense français et surtout allemand (Cassidian). Le paradoxe, comme le remarque Alexandre Adler (3), est que c’est Berlin qui aura opposé en définitive à cette ultime ambition britannique sur le Continent, un nein, certes très allemand dans la forme peu enveloppée, mais très gaullien sur le fonds substantiel. Il s’agit en fait de maintenir coûte que coûte EADS comme le cœur technologique d’un projet de défense européenne indépendante.

    L’attitude nouvelle de l’Angleterre est une chance pour l’Europe continentale de la Défense
    L’Angleterre a rejoint la CEE afin d’empêcher de l’intérieur la construction d’une « Europe puissance ». C’est d’ailleurs ce qu’ont fait depuis avec brio, accords de Saint-Malo inclus, tous les gouvernements britanniques successifs. Plus l’Europe se rapproche d’une quelconque unité, plus la Grande-Bretagne cherche à s’en détacher. Il n’est pas impossible, même si cela est peu probable que, suite à un référendum, l’Angleterre quitte l’Union Européenne. 50 % des Britanniques disent vouloir quitter l’UE. Le Royaume-Uni, d’instinct, comme l’avait déjà fait remarquer Winston Churchill avec l’appel du Grand Large, préfère penser global plutôt européen.

    L’élément nouveau, c’est que l’Angleterre eurosceptique accepte la naissance d’un fédéralisme européen à base franco-allemande et donc la création d’une Europe à deux vitesses. La perfide Albion maintiendrait certaines positions mais cesserait de paralyser les efforts des autres. « Nous n’entendons pas nous opposer à une intégration politique plus poussée des pays de la zone euro qu’exige la solution à la crise », a pu même dire le ministre des Finances britannique George Osborne.

    Rien n’empêchera cependant de continuer d’envisager à terme une coopération militaire pragmatique, au cas par cas, avec l’Angleterre qui sera prise à terme entre le marteau des Etats -Unis et l’enclume de l’Europe continentale carolingienne. C’est dans ce contexte que Jean-Yves Le Drian et son homologue britannique Philip Hammond, ont signé en 2012 deux importants accords cadres qui concernent les drones.

    Le premier porte sur un contrat d’études de 13 millions d’euros attribué à BAE Systems et Dassault Aviation pour lancer les premiers travaux du Système de combat aérien du futur (Scaf) à l’horizon 2030. BAE avec son Taranis tout comme Dassault Aviation avec le Neuron ont déjà acquis un précieux savoir-faire. Le second accord est un prélude à la constitution d’une task force franco-britannique dans les drones tactiques aux alentours de 2014-2015. L’armée de terre française qui doit remplacer ses drones Sperwear, testera pendant un an le Watchkeeper, un drone de reconnaissance développé par le français Thales pour l’armée britannique.

    Alliance continentale avec la Russie et renégociation du Traité de l’Alliance atlantique après le retrait des pays européens de l’OTAN
    Une révolution culturelle de type gaullien s’imposera un jour en matière militaire à l’Europe ! La Russie est le chien de garde de l’Europe à l’Est face à la Chine et au danger islamique dans le Caucase et en Asie Centrale. En soutenant des mouvements de contestation internes, l’Europe valet des Etats-Unis joue contre son propre camp. Ni la Sainte Russie ni son Président ne représentent un quelconque danger pour l’Europe. La France et l’Allemagne doivent s’opposer avec force au sein de l’OTAN au système de défense anti-missile, arme anti-russe de Washington.

    Vladimir Poutine a annoncé que la Russie consacrerait 600 milliards d’euros à l’industrie de défense dans les dix ans à venir. Après l’humiliation de la désagrégation générale du pays à l’ère Eltsine, Poutine rend aux Russes leur fierté de citoyens d’un grand pays. La Russie s’oppose à un universalisme (jus gentium) qui fournit des prétextes intéressés à l’interventionnisme occidental, ne respecte pas le droit souverain des nations (jus intergentes) et attise les conflits plus qu’il ne les apaise. Même s’il représentera environ un dixième du budget militaire des Etats-Unis et la moitié de celui de la Chine, le budget militaire de la Russie devrait s’élever à 54 milliards d’euros en 2013 , contre 47 pour la France et la Grande-Bretagne et seulement 35 milliards d’euros pour l’Allemagne.

    Si le Kremlin a gagné en Tchétchénie et plus récemment en Géorgie, il le doit surtout à la vaillance de ses soldats qui a permis de compenser un profond retard technologique. La Chine n’a pas oublié qu’un territoire vaste comme deux fois la France, le Primorié et le sud du Kraï de Khabarovsk , lui appartenait jusqu’aux fameux traités inégaux de 1858-1860. Et Moscou n’en a pas fini avec le fondamentalisme sunnite d’Asie Centrale et du Caucase, le retour probable des Talibans après la défaite inéluctable de l’OTAN et des Etats-Unis en Afghanistan, attentats suicide. Comme disait Trotsky : « La guerre ne vous intéresse peut-être pas, mais elle s’intéresse à vous » (4).

    Une Europe carolingienne devrait donc envisager une alliance militaire et non plus seulement une simple coopération industrielle, énergétique avec la Russie. La présente coopération technologique en matière aéronautique et spatiale devrait être bien évidemment renforcée. Après le retrait de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, le Traité de l’Alliance Atlantique, signé à Washington dans un contexte tout à fait différent (4 avril 1949) , devrait être renégocié sur une base égalitaire avec les Etats-Unis tandis qu’un traité d’alliance continentale serait signé avec la Russie, où l’on pourrait remplacer schématiquement le mot Etats-Unis par Russie.
    L’Europe européenne se retrouverait ainsi libre et équidistante de la Russie et des Etats-Unis.

    Le problème à terme de la langue européenne de commandement
    Quitte à faire sourire les irréalistes qui se croient réalistes et qualifient les défenseurs de la langue française et les espérantistes d’utopistes, sans avoir approfondi et réfléchi véritablement à la question, à terme la langue de commandement des forces armées européennes continentales ne pourra être, à défaut du français, que l’espéranto. Cette langue éthique, neutre, sept fois plus facile à apprendre que l’anglo-américain, est la seule langue capable de se substituer au basic english pour nous défendre culturellement contre le soft power des Etats-Unis. L’introduction de cette langue ne peut correspondre qu’ à une volonté politique européenne, de la même façon que le système métrique, introduit par Talleyrand en 1792 lors d’un simple discours à la Convention, s’est progressivement et naturellement imposé à tous les pays européens

    Dans les armées, le multilinguisme a ses limites ; il faut une langue commune. A terme, de la même façon que les armées de Byzance étaient commandées en latin, les Armées de l’Europe devraient donc être commandées en français ou beaucoup plus probablement en espéranto !

    Conclusion
    Rien ne se fera en matière d’Europe de la défense tant que la France et l’Allemagne ne seront pas persuadées de leur « communauté de destins » (Schicksalgemeinschaft) (5) dans ce monde du XXIème siècle qui n’est plus celui de l’Europe du Congrès de Vienne en 1815. Suite au laxisme chiraquien et à l’incompétence socialiste, le cinquantenaire du traité signé le 22 janvier 1963 à l’Elysée par Charles De Gaulle et Konrad Adenauer est malheureusement une occasion ratée ; la France actuelle ne s’attirant à juste titre qu’un mépris mérité par les Allemands. Le paradoxe est que c’est l’Allemagne qui reprend à sa façon le projet gaullien, sans le dire !

    La France avait déjà fait preuve d’une suffisance stupide, d’un orgueil non justifié en 1994, en refusant l’union politique proposée par le rapport Schäuble-Lamers sous forme d’un noyau dur de l’Union. Les Allemands ont même considéré l’abandon du DM demandé par la France et l’introduction de l’euro , qu’ils ont accepté avec reluctance, comme une sorte de paiement anticipé pour réaliser une union politique. Les Français qui se plaignent aujourd’hui de l’euro allemand ne sont vraiment pas à une inconséquence près de leur légèreté et n’ont qu’une cervelle indigne de moineau !

    Valéry Giscard d’Estaing dans son plaidoyer pour l’Europe unie (6) exprime le vœu que le président français, la chancelière allemande, et deux ou trois autres grands dirigeants se mettent autour d’une table pour rédiger le projet d’une Europe unie monétaire, budgétaire et fiscale. Il remarque que la compétence monétaire est réalisée, la compétence budgétaire est en train de voir le jour et que la compétence fiscale reste à faire. Il passe sous silence et ne dit pas un mot de l’Europe de la Défense qui ,dans son esprit, ne pourra sans doute venir qu’ensuite. Le défi  selon Giscard d’Estaing : « Comment organiser une puissance européenne que les autres puissances respectent ; sa réponse : faire l’Europe-Unie pour 2030 ! »

    N’oublions pas que demain le monde unipolaire américain aura disparu avec la montée en puissance de la Chine, de l’Asie, du Brésil, de l’Inde, des pays émergents, de la Russie, de la démographie africaine ! IL importera alors au pôle européen de pouvoir se défendre seul avec ses propres moyens! Cela est d’autant plus vrai que les Etats-Unis commencent déjà à se redéployer vers le Pacifique tandis que le reste du monde, l’Europe exceptée, réarme !

    Marc Rousset, http://fr.novopress.info
    économiste, écrivain, auteur de « La Nouvelle Europe Paris-Berlin-Moscou »

    (1) Philippe Maze-Sencier et Jean-Sylvestre Mongrenier, “Conforter la présence française dans l’OTAN”, Le Figaro du 19 mai 2012
    (2) François Jourdier-Officier contre Amiral (2S), article Revue de la Défense Nationale, publié par Magistro, 2 décembre 2012
    (3) Alexandre Adler, “Cameron ouvre la voie à un fédéralisme européen”, Le Figaro du 13 octobre 2012
    (4) Philippe Migault, chercheur à l’Iris, “Réarmement Légitime”, La Russie d’aujourd’hui, 2012
    (5) Concept du sociologue allemand Max Weber (1864-1920)
    (6) Valéry Giscard d’Estaing, “Plaidoyer pour l’Europe unie”, Le Figaro du samedi 19 Janvier 2013

  • L’adoption/PMA/PGA ouverte au mariage homosexuel est un automatisme lié à l’absence de différence de statut juridique entre le mariage homosexuel et hétérosexuel

    Dans le cadre du débat français sur l’ouverture du mariage civil aux unions de personnes de même sexe, la question a été posée de savoir si les mariages dits "homosexuels" bénéficiaient automatiquement du droit à l’adoption, de la PMA et de la GPA, ou s’il était possible de distinguer l’obtention du droit au mariage homosexuel de celui de l’adoption (voire ensuite de celui à la GPA) pour les mariages homosexuels.

    Cette crainte est fondée : Le droit à l’adoption pour les mariages homosexuels est lié au statut du "mariage" en droit civil, et constitue donc un corollaire juridique inhérent et indissociable au statut de "mariage" civil.

    Dès lors que le statut juridique du mariage aura été amendé (ouverture du mariage aux personnes de même sexe), l’adoption par les couples mariés homosexuels leur sera automatiquement ouverte par voie juridique. Rien ni personne ne pourra s’y opposer. En effet, si l’adoption est reconnue aux couples mariés hétérosexuels, elle ne saurait être refusée aux couples mariés homosexuels (en raison de l’impossible discrimination fondée sur le sexe et/ou sur l’orientation sexuelle) ; le critère juridique reposant sur l’identité des statuts juridiques.

    Puisque l’objectif politique est d’ouvrir le statut juridique du "mariage" aux unions homosexuelles, mariage homosexuel et mariage hétérosexuel sont reconnus identiques, comparables, substituables. Ces statuts sont juridiquement indifférenciés et bénéficient donc de tous les droits attachés au mariage et en particulier de celui de l’adoption.

    Il suffit pour s’en persuader d’étudier l’acquis communautaire de l’Union européenne (c.f. reconnaissance mutuelle des documents de statut civil, problématique de la reconnaissance mutuelle des mariages et adoptions conclus dans un Etat Membre) ainsi que les arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme du Conseil de l’Europe sous l’angle de l’identité juridique des situations dès lors que les parties en cause se trouvent dans une situation juridique comparable à celle des couples mariés, indépendamment du sexe ou de l’orientation sexuelle (cf. l’arrêt "Gas Dubois" (requête no 25951/07) de la CEDH).

    Par conséquent, même si le gouvernement ou l’Assemblée parlementaire retirait de la proposition législative le droit à l’adoption pour les mariages homosexuels, ce droit serait, de toutes les manières, automatiquement reconnu par la jurisprudence européenne sur base de l’identité juridique des mariages homosexuels et hétérosexuels.

    Démonstration :
    - 1. L’arrêt "Gas Dubois" de la CEDH dit en résumé : les deux femmes plaignantes ne pouvaient faire valoir leur droit à l’adoption et donc à la discrimination car, en 2012, le mariage n’était ouvert qu’au couple homme-femme. L’argumentation est fondée sur l’identité différente des deux statuts juridiques.
    - 2. La loi Taubira passe, avec ou sans adoption mais hors PMA. Le gouvernement déclare que la PMA n’est pas à l’ordre du jour.
    - 3. Les Etats généraux sur la Famille et l’Ethique sont lancés sur la PMA
    - 4. Dès l’entrée en vigueur de la loi Taubira, la CEDH sera saisie et condamnera immanquablement la France puisque les deux mariages homosexuel et hétérosexuel seront reconnus identiques.
    - 5. La CEDH prime le droit français, elle retiendra la discrimination (pour les couples mariés homosexuels de ne pas pouvoir adopter) car en droit européen les mêmes droits sont applicables quels que soient les types de couple (non discrimination fondée sur le sexe et/ou l’orientation sexuelle) face aux situations juridiques identiques.
    - 6. L’adoption et la PMA seront donc imposées par la CEDH à la France.
    - 7. Le gouvernement peut se cacher derrière la jurisprudence européenne, et l’adoption pour les mariages homosexuels est assurée.

    Conclusion : On ne peut s’opposer à l’adoption par les couples homosexuels qu’en s’opposant au mariage pour tous, dès l’origine, car tout est lié.

    Tobias Teuscher. Parlement Européen.

    Martha Thès Institut de Politique Familiale France www.ipfe.org

    http://www.actionfrancaise.net

  • Maurice Bardèche ou le fascisme adopté

    Comment un homme épris de grande littérature, de Balzac en particulier, de musique, de cinéma et qui ne s'était jamais directement engagé dans le camp fasciste avant la fin de la Seconde Guerre Mondiale a-t-il pu avec une énergie exemplaire devenir par la suite, contre le courant fabriqué de l'Histoire, un fasciste d'une orthodoxie intellectuelle remarquable ? L'exécution criminelle de Robert Brasillach, son ami, son frère, son complice, le 6 février 1945, explique dans une certaine mesure la ténacité de Maurice Bardèche à découvrir le vrai visage du vainqueur, à démonter ses arguties, à démasquer le Moloch se terrant derrière les agitations épuratrices. Un combat énorme dont il fut longtemps, en Europe, la tête de proue, au profit de la réorganisation des forces de vie, celles prônant la virilité, l'indépendance, le beau et la volonté de perdurer contre l'engeance de mort qui gouverne depuis 1945 l'ensemble du monde occidental. Mais, enfin, comment cet être apparemment fébrile, fils de radical-socialiste bien républicain, adolescent timide, ombrageux et pudique, amoureux de littérature psychologique (et non littéralement à thèse) a-t-il réussi à soustraire sa pensée des seuls plaisirs de l'art qui, seuls, étaient susceptibles de le faire vivre, et bien vivre grâce à un talent et à une intelligence hors du commun ? Avant la fidélité envers les hommes tombés autour de lui à la "Libération", la source de ce galop fasciste d'un demi-siècle ne peut-il pas s'expliquer, "simplement", par l'attrait irrésistible pour la vérité, la vérité qui lui fera mieux comprendre « cette sensation que la terre se dérobait sous ses pieds » après le désastre et l'avènement d'une sorte d'autorité "morale" mondiale imposée par les vainqueurs.
    Cette sensation que la garantie « de mon existence, de mes droits, de ma nation », écrit-il dans Nuremberg ou la terre promise, « cessait d'être ma propriété. Ce socle de mon civisme, de mon dévouement, qui était aussi le socle de ma vie, n'existait plus. » L'ouvrage en question, publiée en 1948, dérange évidemment la France épurée et fait l'objet de saisies. L'auteur récidive, imprudemment selon lui, en fait avec bravoure, en 1950 en publiant Nuremberg II ou Les Faux monnayeurs aux Editions les Sept couleurs. Comme l'écrit Francis Bergeron, auteur d'un Qui suis-je remarquable sur Bardèche, « l'action judiciaire fut relancée, sur l'initiative de diverses associations d'anciens résistants, "proches du Parti communiste", comme on disait pudiquement alors, ainsi que par la presse sioniste d'extrême-droite (La Terre retrouvée, Le Droit de vivre). À la surprise générale, la 7e chambre du tribunal correctionnel prononça la relaxe le 6 février 1951, au nom de la liberté d'opinion, tout simplement. Mais le parquet ayant fait appel, Bardèche est cette fois lourdement condamné : un an de prison ferme et cinquante mille francs d'amende. » Marcel Aymé prit la défense de Bardèche, refusant la Légion d'honneur qu'on venait de lui décerner et « écrivit au président de la République pour l'inviter à se la "carrer dans le train" ! » Bardèche est incarcéré le 30 juin 1952 au soir mais il est heureusement gracié le 14 juillet par René Coty qui aurait été ému par la description des malheurs de la famille Bardèche. Le climat épurateur judiciaire se dissipant légèrement autour de lui, notre normalien se lance dans la politique en participant au congrès des mouvements nationaux européens de Malmö après avoir participé à la fin de 1950 à celui de Rome. Le Mouvement social européen (MSE) est créé et codirigé par Maurice Bardèche et l'Allemand Priester qui représente le Deutsche-Soziale Bewegung. Dans le même temps, le Français monte une nouvelle revue qui sera d'abord l'organe officiel du MSE, Défense de l'Occident. Elle paraîtra jusqu'en 1982, mais cessera rapidement de représenter la ligne du MSE, à la suite d'une brouille exténuante entre Bardèche et le néo-national-socialiste René Binet qui prend la tête du MSE avant son écroulement définitif.
    Une revue d'un énorme intérêt à une époque où la plupart des publications d'extrême-droite défendait un sionisme absolu... Où il est traité avant tout de géopolitique alors que la formation  intellectuelle  de Bardèche aurait laissé penser à une orientation éditoriale davantage culturelle. Ainsi jusqu'en 1982, Bardèche s'attèle à la rédaction et à la gestion de sa revue tout en écrivant des livres approfondissant ses sujets de prédilection comme le magistral Sparte et les Sudistes ! En 1987, un véritable fasciste ne parlant pas la langue de bois est invité à Apostrophes chez Bernard Pivot. Là, Bardèche défend le révisionnisme historique et ridiculise son contradicteur BHL ! Et le grand homme de faire taire l'insolence idiote d'un Pivot ramenant tout sujet à la Shoah sacrée en défendant Brasillach comme s'il avait été exécuté la veille ; grand paradoxe : « C'était la période de la guerre, ce qu'il ne faut jamais perdre de vue si l'on veut comprendre quoi que ce soit et pendant la guerre personne n'a entendu parler de ce qui se passait dans les camps et que Brasillach n'a jamais su parce qu'il est mort avant. » Un discours beaucoup plus révisionniste qu'il n'y paraît au premier abord. À propos des « belles consciences » pleurant sur le sort des passagers des boat-people, Maurice Bardèche commente : « Je suis étonné que ces pures consciences n'aient jamais pensé qu'aux victimes qui les intéressaient. Mais ils devaient penser à d'autres ; je m'étonne qu'ils n'aient pas eu un mot sur les souffrances de la population allemande pendant des années, de ces familles écrasées sous les bombes et ayant tout perdu, qu'ils n'aient jamais dit un mot pour comparer les atrocités commises par les uns ou par les autres. Et, également, ceci est peut-être un détail, mais enfin ils étaient en France et cela les regardait, qu'ils aient tous deux (Sartre et Aron) ignoré complètement l'épuration et ses drames ». Bardèche savait en effet mieux que quiconque à quel point les intellocrates anti-biniou et anti-franchouillards (ces fils de "résistancialistes" persécuteurs de poètes...) détestaient les vrais Français...
    F.-X. R. Rivarol du 4 mai 2012
    Francis Bergeron, Bardèche, Pardès (collection Qui suis-je ?), 128 pages, 12 euros.

  • Journal hebdomadaire de Voix de la Russie – 4 février 2013

    Au sommaire de cette édition du 4 février 2013 :
    - L'État français en faillite : 63 % des Français sont d'accord, ça sent le Sapin ! (voir Le Gaulois)
    - Le Forum de Davos est clos. Pas d'inquiétude, c'est juste une diversion
    - Traité des Forces Conventionnelles en Europe : sans les Russes
    - Mariage pour tous : une minorité sape les fondements de la civilisation européenne
    - Hommage à Evgueni Etvouchenko, le grand poète de l'âme slave

    En bref, mais en détails :
    Ø  L'affaire Cassez : les deux pieds dans le pathos, pour faire oublier le reste
    Ø  L'Iran devient une puissance spatiale
    Ø  Israël veut la guerre en Syrie
    Ø  Il y a 70 ans, Stalingrad ne tombait pas !

    http://www.francepresseinfos.com/

  • MARTIN HEIDEGGER

    Un philosophe des valeurs traditionnelles et révolutionnaires

    Que Martin Heidegger soit le plus grand philosophe de notre siècle, peu de monde en doute à l'approche du troisième millénaire. Que cet ancien recteur de l'université de Fribourg se signala en 1933 par un ralliement sans ambiguïté au national-socialisme alors triomphant, voilà qui, comme on dit, « pose problème » et classe l'auteur de l'essai Etre et temps dans le camp des maudits, d'autant plus impardonné qu'il n'a jamais manifesté le moindre repentir.
    Le pasteur Jean-Pierre Blanchard vient de consacrer un petit ouvrage fort éclairant à la personnalité et à l'œuvre de cet Allemand du Sud très attaché à sa patrie souabe et intransigeant défenseur de l'enracinement.
    Ce livre a le grand mérite d'expliquer clairement les grandes querelles idéologiques auxquelles Heidegger fut confronté : tradition et modernité, romantisme et rationalisme, individu et communauté, conservatisme et révolution, héroïsme et décadence, populisme et étatisme.
    Le pasteur Blanchard démontre à quel point la pensée de cet auteur, totalement en marge de tous les courants actuels, exprime « la nostalgie de la patrie céleste, reflet sublime de ce qu'est la patrie charnelle. Celle-ci s'enracine dans des valeurs organiques, la famille, le métier, le devoir, l'honneur ».
    Il fallait sans doute toute la science théologique d'un ministre de l'Eglise évangélique luthérienne pour affirmer que le grand philosophe, qui avait totalement renié le catholicisme de sa jeunesse, fait finalement retour à une métaphysique chrétienne ...

    Prévenons d'emblée tous ceux qui vont acquérir ce petit essai fondamental qu'il se compose de deux parties bien distinctes.
    La première, intitulée : Faut-il brûler Heidegger ? est une explication des attitudes politiques qui ont tant contribué à diaboliser le philosophe-bûcheron de la Forêt-Noire. Elle se lit sans difficulté pour qui s'intéresse aux aspects idéologiques (le pluriel s'impose) de la révolution national-socialiste.
    La seconde partie, dont le titre, Une quête de retour aux racines, s'éclaire par un -sous-titre explicite : Pour une lecture chrétienne de Heidegger, exige quelques connaissances philosophiques et théologiques, d'autant que le pasteur Jean-Pierre Blanchard a voulu aller « au fond des choses » dans cet univers bien particulier qui confine à la logique comme à la croyance.
    Heidegger - à l'inverse de Nietzsche - est un philosophe difficile, dont la pensée exige un véritable «décodage» par des esprits rompus à cette sorte de gymnastique intellectuelle. Mais il reste, selon l'expression, «incontournable».
    Récupéré par les «existentialistes» au lendemain de la guerre, Heidegger fut longtemps, pour le grand public cultivé, une sorte de personnage mythique, auquel on se référait sans jamais l'avoir lu. Puis est venue l'offensive de la diabolisation, inévitable en notre époque de chasse aux sorcières. Un livre de Victor Farias, paru voici dix ans, devait donner le ton : Heidegger et le nazisme (Le Seuil, 1987).
    Curieusement, l'auteur montrait que si Heidegger devait être finalement mis en cause par le régime national-socialiste en 1934, c'était non pas parce qu'il était jugé trop modéré, mais, au contraire, trop radical, attiré par un personnage tel que Rohm, le chef d'état-major des SA, les sections d'assaut, éliminé lors de la purge sanglante de la Nuit des Longs Couteaux.

    Issu d'un milieu modeste 
    C'est d'ailleurs une thèse que le pasteur Jean-Pierre Blanchard reprend à son compte, montrant un Heidegger profondément révolutionnaire et «populiste».
    Mais il faut commencer par le commencement : à Messkirch, dans le pays de Bade, où le futur philosophe naît le 26 septembre 1889 (ce qui en fait le strict contemporain, à quelques mois près, d'Adolf Hitler). Sa famille est profondément catholique et son père est même sacristain.
    Issu d'un milieu modeste d'artisans et de paysans, le jeune Martin est élevé de 1903 à 1906 au lycée de Constance, où il est pensionnaire au foyer Saint-Konrad, créé au siècle précédent par l'archevêque de Fribourg, ville dans laquelle il poursuivra ses études jusqu'en 1909. Il décide alors d'entrer au noviciat jésuite de Tisis à Feldkirch (où il ne restera qu'une quinzaine de jours) puis de rejoindre l'internat de théologie de Fribourg, où il étudiera jusqu'en 1911.
    Ce jeune Souabe se place alors dans l'orbite du mouvement social-chrétien, issu du romantisme catholique, qui combat le rationalisme de la philosophie des Lumières. Renonçant à la prêtrise, Heidegger se lance ensuite avec succès dans des études de mathématiques et de philosophie.
    De faible santé, il est mobilisé dans les services auxiliaires durant la Grande Guerre, se marie en 1917 avec une jeune fille d'origine protestante, fille d'un officier de la Reichswehr, devient professeur et publie, en 1927, son livre essentiel : Etre et temps. On peut dire qu'il y oppose une existence authentique à une existence inauthentique ; déracinée, incapable de trouver accès à la véritable vie communautaire, organique, celle qui nous met en relation avec les autres humains : « Sa pensée semble viser à dépasser, de manière positive, ce qui est de l'ordre d'un système fondé sur l'individualisme, lequel génère et ne peut que générer la décadence des peuples et des cultures. Il est le chantre d'un communautarisme qui se veut en même temps traditionnel et révolutionnaire. » Cette idée de communauté n'empêche pas un certain élitisme : « Seule une élite a le droit de diriger la société et l'Etat. »

    L'école, creuset de l'élite
    Au sein de cette élite, le personnage essentiel est le héros - comme le fut l'étudiant Albert Léo Schlageter, fusillé par les occupants français à Düsseldorf en 1923 : « Ceux qui ont su mourir nous apprennent à vivre. »
    Le grand souci du professeur Heidegger reste une rénovation totale de l'enseignement : « C'est au sein de l'école que doivent naître ceux qui seront chargés d'être les guides de la communauté du peuple [ ... ] permettant au peuple allemand de prendre en charge sa propre situation. »
    C'est là rechercher une sorte d'ascèse, à la fois politique et spirituelle, quasi monastique. Heidegger se veut, bien plus qu'un homme de cabinet, un « éveilleur de conscience », tout en souhaitant que se créent de véritables liens institutionnels entre les étudiants et les travailleurs. C'est là une position révolutionnaire, qui va provoquer une tension de plus en plus vive entre lui et le ministère, entre ce penseur libre et les philosophes officiels du régime comme Alfred Rosenberg. Car le recteur de l'université de Fribourg n'apprécie-guère le côté biologique et simplificateur ; il préfère « le retour au génie spirituel du peuple allemand » à « la glorification d'une race supérieure, la race aryenne ».
    Sa pensée se déplace de plus en plus vers sa patrie locale, la Forêt-Noire. Il voit une véritable relation entre le travail paysan et le travail philosophique. Tout, selon lui, doit partir de sa terre alémanique et souabe, ce qui implique une grande méfiance envers les forces urbaines, conservatrices et bureaucratiques.
    Dans cette « petite patrie », il choisit comme une sorte d'intercesseur magique, le père Hôlderlin, auquel il va consacrer un essai capital.
    Très rapidement réduit à une sorte d'exil intérieur dans son chalet de Todtnauberg, près de sa ville natale de Messkirch, il n'en sera pas moins épuré après la guerre et interdit d'enseignement en 1947.
    Il représente jusqu'à sa mort, le 26 mai 1976, à Fribourg-en-Brisgau, un double courant de l'âme germanique : celui du Saint Empire, qui fait de l'Allemagne le cœur de l'Europe, et celui de la « patrie charnelle », le Heimat, qui marque son enracinement dans un terroir séculaire.
    Jean MABIRE National hebdo du 23 au 29 octobre 1997
    Pasteur Jean-Pierre Blanchard : Martin Heidegger, philosophe incorrect, 192 pages, L'AEncre.

  • Rebelles, révoltés et révolutionnaires

    Avec l’idée de rébellion, la première des choses à faire est certainement de s’interroger sur la définition du rebelle. Et la meilleure façon de le faire est peut-être de comparer la figure du rebelle à deux autres figures, dont le nom commence d’ailleurs par la même lettre : le révolté et le révolutionnaire. Ces trois figures ont bien entendu des points communs. Le rebelle, le révolté et le révolutionnaire, par exemple, incarnent tous trois une légitimité qui s’oppose à la légalité de l’ordre établi. Mais il y a aussi entre eux des différences.
    Le révolté est sans nul doute de tous les temps. Notre passé en est un éloquent témoignage. L’histoire de la France et de l’Europe peut en effet se lire comme une suite presque ininterrompue de révoltes populaires, de mouvements de protestation et de soulèvements insurrectionnels. Des plus anciennes jacqueries paysannes jusqu’à la révolte de la Vendée, de l’époque de Cartouche et de Mandrin jusqu’au soulèvement des canuts lyonnais, de la Guerre des Paysans allemands jusqu’à la très socialiste et très patriotique Commune de Paris, l’indocilité persistante de certaines provinces et de certains milieux sociaux, insurgés, réfractaires et insoumis, est une constante de notre histoire que l’historiographie officielle a trop souvent négligée. Pour ne donner qu’un exemple, alors que certains historiens avaient cru pouvoir parler de "relatif apaisement" à partir de 1670, Jean Nicolas a pu repérer tout récemment quelque 8.500 actes de rébellion ou de révolte en France entre 1661 et 1789 (1). De génération en génération, on se révolte contre la tyrannie, contre la pression fiscale ou l’injustice sociale, contre l’absolutisme, contre les pouvoirs en place. La cible est tantôt le prince, tantôt le prêtre, tantôt l’affameur ou le tyran. A chaque fois, le rejet d’une contrainte insupportable se double d’un véritable instinct de refus, bien souvent entretenu par l’appartenance culturelle ou linguistique, la solidarité professionnelle ou sociale, la claire conscience d’appartenir à une entité collective.
    Les révoltes n’ont évidemment pas touché seulement l’Ancien Régime, elles se sont aussi poursuivies sous la République. L’avènement de l’idéologie des droits de l’homme n’a en effet rien résolu. En universalisant certaines valeurs particulières, elle a mis fin à certaines oppressions, mais en a aussitôt suscité de nouvelles. En se souciant avant tout des individus, elle a négligé les communautés et les peuples. En posant sous une forme exclusivement juridique et morale, en l’occurrence sous l’angle des droits subjectifs inhérents à la nature humaine, des problèmes liés à la notion essentiellement politique de liberté, elle s’est interdit d’aller au fond des choses.
    Le révolutionnaire, lui, apparaît dans des circonstances historiques bien particulières. Par rapport au révolté, il présente surtout deux grands traits caractéristiques : d’une part, il est doté d’une conscience idéologique beaucoup plus forte et, d’autre part, il manifeste une exigence de transformation beaucoup plus radicale. C’est pourquoi il s’oppose à ce qu’il regarde comme purement instinctif, voire naïf, dans la simple révolte. C’est pourquoi également il rejette tout réformisme : à l’idéologie dominante, il entend opposer une autre façon de voir le monde. Le révolutionnaire est bien à cet égard une figure de la modernité, qui ne peut véritablement apparaître qu’à l’époque où les idéologies profanes ont pris le relais des grands récits religieux, à l’époque aussi où la société, travaillée de l’intérieur, peut exploser sous l’effet des actions révolutionnaires.
    Cependant, à côté des révoltés et des révolutionnaires, il y a aussi les dissidents, les libres-penseurs et les libertins, les inventeurs de samizdats avant la lettre, les victimes des chasseurs de sorcières et des tribunaux de la Sainte Inquisition, tous ceux qui au cours de l’histoire ont été persécutés, censurés, emprisonnés pour crime de non-conformité aux orthodoxies du moment — tous ceux qui, de siècle en siècle, se succèdent et se répondent, formant une longue chaîne fraternelle dont les maillons sont les mots d’ordre de la pensée libre. Ceux-là sont déjà des rebelles, et ils existent toujours aujourd’hui. Ce sont ceux qui dérangent, ceux sur qui les tenants de la pensée unique ont choisi de faire le silence. Quand ils ne sont pas embastillés, ils sont tenus à l’écart. Leurs publications sont au mieux tolérées, rejetées dans la marginalité. Ils sont ainsi condamnés à une sorte de mort médiatique et sociale.
    Comme le révolté, le rebelle refuse l’ordre dominant du monde au sein duquel il a été jeté. Comme le révolutionnaire, il le refuse au nom d’un autre système de valeurs, d’une autre conception du monde, qu’il trouve en lui-même et dont il est le porteur. Cependant, contrairement au révolté ou au résistant, le rebelle tire avant tout de lui-même ce qui inspire son attitude. La révolte est liée à une situation, à une conjoncture qui en constitue la cause. Elle prend fin lorsque cette cause a disparu, et que la situation a changé. La rébellion n’est pas seulement liée aux circonstances. Elle est d’ordre existentiel. Le rebelle ressent physiquement l’imposture, il la ressent d’instinct. On devient révolté, mais on naît rebelle. Le rebelle est rebelle parce que tout autre mode d’existence lui est impossible. Le résistant cesse de résister quand il n’a plus les moyens de résister. Le rebelle, même emprisonné, continue d’être un rebelle. C’est pourquoi, s’il peut être perdant, il n’est jamais vaincu. Les rebelles ne peuvent pas toujours changer le monde. Le monde, lui, ne pourra jamais les changer.
    Le rebelle peut être actif ou méditatif, homme de connaissance ou d’action. Sur le plan stratégique, il peut être lion ou renard, chêne ou roseau. Il y a des rebelles de toutes sortes. Ce qu’ils ont en commun est une certaine capacité de dire non. Le rebelle est celui qui ne cède pas. Celui qui refuse, celui qui dit : je ne peux pas. Il est celui qui dédaigne ce que recherchent les autres : les honneurs, les intérêts, les privilèges, la reconnaissance sociale. A la table de jeu, il est celui qui ne joue pas le jeu. L’esprit du temps glisse sur lui comme la pluie sur les canards. Esprit libre, homme libre, il ne met rien au-dessus de la liberté. Il est la liberté même. "Est rebelle, écrit Jünger, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté" (2).
    Face à un monde pour lequel il n’éprouve que mépris amusé ou dégoût affirmé, le rebelle ne peut se satisfaire de l’indifférence, car celle-ci est encore trop proche de la neutralité. Le rebelle est fait pour la lutte, fût-elle sans espoir. Le rebelle s’éprouve comme étranger au monde qu’il habite, mais sans jamais cesser de vouloir l’habiter : il sait qu’on ne peut nager à contre-courant qu’ à condition de ne pas quitter le lit du fleuve. La distance intérieure qui est la sienne ne l’amène pas à refuser le contact, car il sait que ce contact est nécessaire à la lutte. Et s’il a "recours aux forêts", pour reprendre une expression connue, ce n’est pas pour s’y réfugier — bien qu’il soit souvent un proscrit —, mais pour y reprendre des forces vives. D’ailleurs, dit encore Ernst Jünger, "la forêt est partout présente. Il existe des forêts au désert comme dans les villes, où le Rebelle vit caché sous le masque de quelque profession. Il existe des forêts dans sa patrie, comme sur tout autre sol où peut se déployer sa résistance. Mais il existe surtout des forêts sur les arrières mêmes de l’ennemi".
    Le révolutionnaire entend parvenir à un but là où le rebelle incarne avant tout un état d’esprit et un style. Mais bien entendu, le rebelle sait aussi se fixer des objectifs. Par rapport au monde qui l’entoure, par rapport au "cours historique", c’est-à-dire à la conjoncture, il s’efforce d’identifier le moment favorable et de saisir ce moment. Pour rompre l’encerclement, pour tenter d’introduire un grain de sable dans la machine, il raisonne sur des situations concrètes. En cela, il est avant tout mobile. Il mobilise la pensée, et il use d’une pensée mobile. Il n’est pas soldat, mais partisan. Il ne se tient pas derrière une ligne de front — il sait traverser tous les fronts.
    Contre quoi doit-on se rebeller aujourd’hui ? Devant la montée de la pensée unique, devant la montée d’une vague prodigieuse de ce qu’il faut bien appeler le conformisme planétaire, devant les pathologies diverses qui affligent nos sociétés, devant les menaces variées qui pèsent sur elles et assombrissent leur avenir, on n’a que l’embarras du choix. Il me semble cependant que la plupart de ces phénomènes vis-à-vis desquels nous cherchons à réagir ont en grande partie une cause commune, qu’ils se révèlent comme autant de conséquences d’une idéologie bien précise, idéologie séculaire et polymorphe que je propose d’appeler l’idéologie du Même.
    L’idéologie du Même est une idéologie qui se déploie à partir de ce qu’il y a de commun à tous les hommes. Plus précisément, elle se déploie en ne tenant compte que de ce qui leur est commun et en l’interprétant comme le Même, c’est-à-dire qu’elle vise à l’alignement. Elle se réclame fréquemment de l’égalité, mais d’une égalité purement abstraite : en l’absence d’un critère précis permettant de l’apprécier concrètement, l’égalité n’est en effet qu’un autre nom du Même. L’idéologie du Même pose donc l’égalité humaine universelle comme une égalité en soi, déconnectée de tout élément concret qui permettrait précisément de constater ou d’infirmer cette égalité. C’est une idéologie allergique à tout ce qui spécifie et caractérise en propre, qui interprète toute distinction comme potentiellement dévalorisante, qui tient les différences comme contingentes, transitoires, inessentielles ou secondaires. Son moteur est l’idée d’Unique. L’unique est ce qui ne supporte pas l’Autre, et entend tout ramener à l’unité : Dieu unique, civilisation unique, pensée unique.
    Cette idéologie se veut à la fois descriptive et normative, puisqu’elle pose l’identité fondamentale de tous les hommes aussi bien comme un fait acquis que comme un objectif désirable et réalisable — sans jamais (ou rarement) s’interroger sur l’origine de cet écart entre le déjà-là et la réalité à venir. Elle semble ainsi procéder de l’être au devoir-être. Mais en réalité, c’est sur la base de sa propre normativité, de sa propre conception du devoir-être, qu’elle postule un être unitaire imaginaire, simple reflet de la mentalité qui l’inspire.
    Dans la mesure où elle affirme l’identité foncière des individus, l’idéologie du Même se heurte bien entendu à tout ce qui, dans la vie concrète, de toute évidence les différencie. Il lui faut alors expliquer que ces différences ne sont que des spécifications secondaires, fondamentalement insignifiantes. Les hommes, nous dit-elle, peuvent bien différer en apparence, ils n’en sont pas moins les mêmes. Essence et existence sont ainsi disjointes, comme le sont l’âme et le corps, l’esprit et la matière, et même les droits (posés des attributs de la "nature humaine") et les devoirs (qui ne s’exercent qu’au sein d’une relation sociale, dans un contexte précis). L’existence concrète ne serait qu’un habillage trompeur qui empêcherait de voir l’essentiel. Il s’en déduit que l’idéologie du Même n’est elle-même pas unitaire dans son postulat. Héritière du mythe de la caverne platonicien comme de la distinction théologique de l’être créé et de l’être incréé, elle est de structure et d’inspiration dualiste, en ce sens qu’elle ne peut poser la perspective du Même qu’en s’appuyant sur quelque chose qui soit extérieur à la diversité ou qui la transcende.
    Pour éradiquer la diversité, pour reconduire l’humanité à l’unité politique et sociale, l’idéologie du Même a le plus souvent recours, dans ses formulations profanes, aux théories qui placent dans la superstructure sociale, les effets de domination, l’influence de l’éducation ou du milieu, la cause de ces distinctions qu’elle regarde comme un mal transitoire. La source du mal social est ainsi placée à l’extérieur de l’homme, comme si l’extérieur n’était pas d’abord le produit et le prolongement de l’intérieur. En modifiant les causes externes, on pourrait transformer le for intérieur de l’homme, ou bien encore faire apparaître sa véritable "nature". Pour y parvenir, on aura recours, tantôt à des méthodes autoritaires et coercitives, tantôt à des conditionnements ou contre-conditionnements sociaux, tantôt au "dialogue" et à "l’appel à la raison", sans d’ailleurs obtenir plus de résultats dans un cas que dans l’autre — l’échec étant toujours attribué, non à une erreur dans les postulats de départ, mais au caractère encore insuffisant des moyens employés. L’idée sous-jacente est celle d’une société pacifiée ou parfaite, ou du moins d’une société qui deviendrait "juste" dès lors que l’on aurait fait disparaître toutes les contingences extérieures qui empêchent l’avènement du Même.
    L’idéologie du Même est aujourd’hui largement dominante. On pourrait même dire qu’elle est à la fois la norme fondamentale d’où découlent toutes les autres, et la norme unique d’une époque sans normes qui ne veut en connaître aucune autre. Mais elle a aussi une histoire. L’idéologie du Même a d’abord été formulée au plan théologique. Elle apparaît en Occident avec l’idée chrétienne que tous les hommes, quelles que soient leurs caractéristiques propres, quel que soit le contexte particulier de leur existence propre, sont titulaires d’une âme en égale relation avec Dieu. Tous les hommes sont par nature égaux dans la dignité d’avoir été créés à l’image du Dieu unique. Le corollaire, qui a été longuement développé par saint Augustin, est celui d’une humanité fondamentalement une, dont toutes les composantes seraient appelées à évoluer dans la même direction en réalisant entre elles une convergence toujours plus grande. C’est la racine chrétienne de l’idée de progrès. Ramenée sur terre, au travers du lent processus de sécularisation, cette idée donnera naissance à celle d’une raison commune à tous — "une et entière en chacun", dira Descartes —, dont tout homme participerait à raison même de son humanité.
    Je n’ai évidemment pas le temps d’examiner ici la façon dont l’idéologie du Même a engendré au sein de la culture occidentale toutes les stratégies normatives/répressives qu’a si bien décrites par Michel Foucault. Je rappellerai seulement que l’Etat-nation, au cours de sa trajectoire historique, s’est moins soucié d’intégrer que d’assimiler, c’est-à-dire de réduire encore les différences en uniformisant la société globale. Ce mouvement a été poursuivi et accéléré par la Révolution de 1789 qui, fidèle à l’esprit de géométrie, a décrété la suppression de tous les corps intermédiaires que l’Ancien Régime avait laissé subsister. On ne veut plus dès lors connaître que l’humanité et, parallèlement, une citoyenneté dont on conçoit l’exercice comme participation à l’universalité de la chose publique. Les Juifs deviennent des "citoyens comme les autres", les femmes "des hommes comme les autres". Ce qui les spécifie en propre, l’appartenance à un sexe ou à un peuple, est réputé inexistant ou tenu de se faire invisible en se cantonnant dans la sphère privée. Les grandes idéologies modernes s’ordonnent dès lors à un idéal d’instauration ou de restauration de l’unité générale. Elles rêveront en effet, tantôt de l’unification du monde par le marché, tantôt d’une société "homogène" purgée de toute négativité sociale "étrangère", tantôt d’une humanité réconciliée avec elle-même en ayant enfin retrouvé son propre. L’idéal politique sera l’effacement progressif des frontières, qui séparent arbitrairement les hommes : on se dira "citoyen du monde", comme si le "monde" était — ou pouvait être — une entité politique.
    A l’époque de la modernité, comme chacun le sait, cette tendance à l’homogène a été poussée au maximum dans les sociétés totalitaires par un pouvoir central se posant comme seul foyer de légitimité possible. Dans les sociétés postmodernes occidentales, le même résultat est obtenu par la marchandisation du monde. Procédé plus doux, mais aussi plus efficace : le degré d’homogénéité des sociétés occidentales actuelles excède largement celui des sociétés totalitaires du siècle passé.
    C’est cette idéologie du Même que nous voyons aujourd’hui étendre partout son emprise. C’est elle qui est à la source de l’éradication progressive des spécificités culturelles et des modes de vie différenciés. C’est elle qui est à la source de l’indifférenciation croissante des rôles sociaux masculins-féminins, comme elle est à la source d’une immigration massive, incontrôlée, qui engendre chaque jour des pathologies sociales de grande ampleur. C’est elle enfin qui se donne à saisir dans l’avènement de la nouvelle religion des droits de l’homme, qui prétend soumettre la Terre entière à ses diktats juridiques et moraux.
    L’anthropologie culturelle du XXe siècle s’était fondée sur un postulat relativiste, en l’occurrence la conviction que les idées, les valeurs et les comportements caractéristique de chaque peuple ou de chaque culture ne peuvent être compris et appréciés que dans le contexte de ce peuple ou de cette culture. Ce postulat, qui dérivait en partie des représentations organicistes de la philosophie politique romantique du siècle précédent, est lui-même aujourd’hui de plus en plus abandonné sous l’effet de cette idéologie des droits de l’homme, qui prétend éduquer le monde entier en soumettant toutes les cultures aux mêmes valeurs fondamentales, qui ne sont que les valeurs spécifiques d’une culture particulière (3). Sous couvert de générosité, un nouvel impérialisme se met ainsi en place, car ceux qui cherchent à supprimer partout les différences cherchent en fait à faire ressembler toutes les cultures à la leur. C’est une loi qui s’est vérifiée partout dans l’histoire.
    L’idéologie du Même est en outre parfaitement contradictoire. Alors même qu’elle se veut au premier chef unificatrice, elle institue une césure infranchissable entre l’humanité et le reste du vivant, tandis qu’à l’intérieur des sociétés humaines, elle entraîne, du fait de ses postulats individualistes, une désagrégation toujours plus accentuée des structures d’existence commune.
    La visée universaliste est en effet toujours liée à l’individualisme, car elle ne peut poser l’humanité comme fondamentalement une qu’en la concevant comme composée d’atomes inviduels, envisagés le plus abstraitement possible, c’est-à-dire hors de tout contexte et de toute médiation. C’est pourquoi elle vise à faire disparaître tout ce qui fait écran entre l’individu et l’humanité : cultures populaires, communautés vivantes, corps intermédiaires, modes de vie différenciés. L’idéologie du Même étend son emprise en détruisant les différences, mais aussi en détruisant ce qui ordonne ces différences, les structures souples, elles-mêmes différenciées, au sein desquelles elles s’inscrivent. S’attaquant à des différences qui sont toujours ordonnées organiquement, elle suscite du même coup l’émiettement et la division. Faute d’un cadre intégrateur, la fièvre de l’Un aboutit à la dissolution du lien social.
    Cette montée de l’individualisme, dont se félicitent les libéraux, a aussi engendré l’avènement de l’Etat-Providence, dont ils se désolent. C’est une constatation paradoxale, mais qui relève d’une parfaite logique. Plus les structures communautaires s’effondraient, plus l’Etat devait prendre à sa charge la demande de solidarité des individus. Inversement, plus il les sécurisait, plus il les dispensait "de l’entretien des appartenances familiales ou communautaires qui constituaient auparavant d’indispensables protections" (4). Mouvement dialectique et cercle vicieux : d’un côté, la société différenciée se défait, de l’autre l’Etat homogénéisant progresse du même pas que l’individualisme. Plus il y a d’individus isolés, plus l’Etat peut les traiter uniformément.
    Concurrentes et opposées entre elles, les grandes idéologies modernes ont en s’affrontant encore aggravé les divisions, les dissociations produites par la diffusion de l’individualisme. Ce résultat, lui aussi paradoxal, n’a fait que les stimuler dans leur ambition : face au spectre de "l’anarchie", de la "dissolution sociale", de la lutte des classes, de la guerre civile ou de l’anomie sociale, elles n’en ont plaidé qu’avec plus de force pour l’alignement dans le présent et le nivellement dans le futur. Le problème, c’est que l’idéologie du Même ne peut qu’exiger l’exclusion radicale de ce qui ne peut pas être réduit au Même. L’altérité irréductible devient l’ennemi prioritaire, qu’il faut éradiquer à tout prix. C’est le ressort de toutes les idéologies totalitaires : il faut éliminer ces "hommes en trop" qui font obstacle, de par leur existence même, à l’avènement d’une société homogène ou d’un monde unifié. Qui parle au nom de "l’humanité" place inévitablement ses adversaires hors humanité.
    Les tenants de l’idéologie du Même n’en présentent pas moins, régulièrement, la pensée de la différence comme synonyme d’une pensée de l’exclusion. Ils assurent, à l’inverse, que le respect de l’Autre est proportionnel au degré de similitude. L’affirmation de l’égalité se poserait ainsi, non seulement comme indissociable de la négation de la différence, mais comme la conséquence de cette négation. Mais c’est en réalité l’inverse qui est vrai. La preuve en est, d’abord, que toutes les dictatures ont recherché l’homogénéité et l’uniformité, ensuite que la pensée de l’indifférence, la pensée de la similitude, loin de favoriser le rapprochement, la compréhension et l’harmonie, ne cesse de déboucher sur d’autres formes de concurrence sociale et d’hostilité généralisée. Non seulement la différence resurgit toujours, car il n’y a pas deux êtres vivants qui soient en tous points identiques, mais elle resurgit avec d’autant plus de force qu’on cherche à la supprimer (5).
    Hostile à la différence, l’idéologie du Même conduit finalement à l’indifférenciation. Or, l’indifférenciation est toujours le signe de la désintégration sociale, et cette désintégration ne peut qu’engendrer à son tour des conduites agressives et hostiles. Les hommes ont en effet peur du Même, au moins sinon plus que de l’Autre. Les idéologies dominantes croient de manière irénique que l’homogénéisation du monde ne pourrait avoir qu’une fonction pacifiante parce qu’elle permettrait une meilleure "compréhension". On voit au contraire comment elle suscite en retour des crispations identitaires, réveille des irrédentismes séculaires, engendre des nationalismes convulsifs. A l’intérieur même des sociétés, l’idéologie du Même généralise la rivalité mimétique si bien décrite par René Girard, exacerbant le désir de se distinguer avec d’autant plus de force qu’elle interdit la distinction. Le Même s’avère ainsi profondément polémogène. Au mieux, il généralise l’indifférence et l’ennui. Au pis, il entraîne des réactions violentes et déchaîne les passions.
    L’idéologie du Même s’épanouit aujourd’hui sous nos yeux avec le phénomène de la mondialisation. Nous avons déjà eu l’occasion d’en parler il y a quelques années (6). Mais il faut y revenir, puisque la mondialisation — dite aussi globalisation — constitue désormais, qu’on le veuille ou non, le cadre de notre histoire présente.
    Rendue possible par l’effondrement du système soviétique et le développement prodigieusement rapide des procédés de communication électroniques, la mondialisation représente un processus d’unification progressive de la Terre. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle unification. Celle qui s’effectue sous nos yeux s’opère sous l’horizon de la logique du capital et de l’idéologie de la marchandise. En d’autres termes, la Terre tend à s’unifier sous la forme d’un vaste marché. Le marché est par définition le lieu où les différences sont neutralisées, par réduction à de plus ou moins grandes quantités de cet équivalent universel qu’est l’argent. Le marché transforme tout en marchandise, tandis qu’inversement ce qui ne peut être transformé en marchandise échappe au marché. Avec la mondialisation, les pays développés passent de la société avec marché à la société de marché. Cela signifie que des pans entiers de la vie humaine qui y échappaient auparavant, à commencer par les productions artistiques et culturelles, sont désormais inclus dans le marché, tandis que, parallèlement, le modèle du marché s’intériorise dans les esprits, entraînant peu à peu une réification généralisée des rapports sociaux.
    On remarquera tout de suite que ce n’est pas la gauche "cosmopolite" qui a accompli la mondialisation, mais que celle-ci est bien plutôt l’œuvre de la droite libérale. C’est cette dernière qui a facilité, puis accompagné, l’accomplissement de la tendance séculaire du capitalisme à s’étendre toujours plus — le marché n’ayant pas d’autres bornes que lui-même. Le capitalisme s’est ainsi révélé plus efficace que le communisme pour supprimer les frontières, plongeant dans une douloureuse alternative ceux qui le combattaient hier au nom d’un idéal internationaliste.
    Les effets de cette mondialisation marchande sans régulation, sans contrôle ni même orientation, de cette machine qui avance toute seule en écrasant tout sur son passage — ces effets sont bien connus. C’est d’abord la tendance à l’homogénéisation planétaire, à l’uniformisation des modes de vie et des comportements par généralisation d’un modèle anthropologique qui ramène l’homme à sa dimension de producteur-consommateur. La mondialisation tend à la monoculture mondiale. C’est ensuite, et par l à même, un impérialisme qui n’ose pas dire son nom, puisque l’expansion planétaire du marché correspond à l’imposition unilatérale du mode vie occidental à la terre entière. Et c’est aussi le déchaînement, toujours à l’échelle planétaire, d’une vaste propagande publicitaire en faveur d’un idéal de vie réduit à la consommation et au divertissement, propagande qui se double d’un discrédit de tout modèle alternatif, d’une célébration obsessionnelle de l’ordre établi par un système médiatique dont le principal plaisir est de se contempler lui-même dans le miroir qu’il se tend, et de la mise en place, accélérée encore depuis les événements du 11 septembre 2001, d’une sorte de Panopticon planétaire : l’avènement de la société de contrôle et de surveillance totale.
    La mondialisation, c’est encore l’abolition du temps et de l’espace. Tout arrive et se propage désormais en "temps zéro", c’est-à-dire instantanément. Les attentats de New York et de Washington se sont déroulés au même moment sur toutes les télévisions du monde, les transactions commerciales s’opèrent en quelques secondes à la surface de la planète, la moindre crise locale se propage immédiatement dans le monde entier. L’espace est pareillement aboli. Les territoires perdent chaque jour un peu plus de leur importance. Les frontières n’arrêtent plus rien — ni les informations, ni les programmes, ni les signes ou les symboles, ni les flux financiers, ni les marchandises ou les migrations humaines — et de ce fait elle ne jouent plus le rôle qui avait été le leur pendant des siècles : garantir la permanence des identités et des cultures.
    Parallèlement, la distinction entre "intérieur" et "extérieur" perd de sa validité. Il est particulièrement significatif, par exemple, que les forces de police aient aujourd’hui de plus en plus à faire face à des situations de type militaire, tandis que les forces militaires livrent des guerres qui nous sont présentées comme des opérations de police internationales. Cela signifie que la mondialisation fait disparaître la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Dans la mesure où les frontières n’arrêtent plus rien, la mondialisation consacre l’avènement d’un monde sans extérieur, un monde qui par définition n’a rien au-dessus de lui — c’est-à-dire d’une tyrannie globale qui n’est limitée par rien.
    La mondialisation signe par là l’entrée dans l’époque postmoderne : impuissance grandissante des Etats-nations, regain d’importance des communautés locales et des logiques continentales, affaiblissement des organisations de masse au profit des réseaux. Le monde unifié n’a plus de centre ni de périphérie. C’est pourquoi il serait naïf de rechercher un "chef d’orchestre" de la mondialisation. La mondialisation ne dépend de personne, même si elle est en partie — mais en partie seulement — synonyme d’américanisation. Même ceux qui en profitent le plus en sont les outils, les agents, beaucoup plus que les maîtres. Mue par la logique du capital, elle fonctionne comme la technoscience, selon sa logique et sa dynamique propres : sa seule existence est cause de son développement. Dans une telle situation, tout point du globe devient en quelque sorte centre et périphérie à lui seul. Les grandes sociétés industrielles, les cartels de narcotrafiquants, les mafias et les organisations criminelles, fonctionnent sur le même modèle de la délocalisation et de la dispersion.
    Dans le monde des réseaux, la logique disruptive du système est une logique de type viral. Les virus qui atteignent les ordinateurs, les épidémies actuelles (du Sida à la vache folle, de la fièvre aphteuse aux nouvelles maladies infectieuses), les menaces de guerre bactériologique, l’action des organisations terroristes engagées dans la guerre des réseaux : tout cela relève d’un même modèle, typiquement postmoderne, de logique virale.
    Mais la mondialisation, c’est aussi son contraire. Plus elle actualise l’unification, plus elle potentialise la fragmentation. Plus elle actualise le global, plus elle actualise le local. Mouvement dialectique classique. Mais c’est ici qu’il faut faire attention : si la globalisation détruit les identités en même temps qu’elle stimule le désir de les maintenir ou de les faire renaître, celles qu’elle ressuscite ne sont pas les mêmes que celles d’hier. La mondialisation fait disparaître les identités organiques, intégrées, équilibrées, pour les restituer, bien souvent, sous une forme purement réactive, convulsive et crispée. La montée du radicalisme islamiste, la floraison des irrédentismes, l’apparition d’un néoterrorisme global en sont des aspects parmi d’autres. On connaît la formule qui résume cette dialectique : "Djihad vs. McWorld". Elle pose le problème de savoir ce que l’on doit faire quand on refuse "McWorld" sans avoir la moindre sympathie pour "Djihad".
    Il est bien clair qu’il faut relever le défi identitaire. Après la liberté et l’égalité, l’identité est en passe de devenir la grande passion des années qui viennent. La liberté et l’égalité étaient hier niés par des pouvoirs dictatoriaux de type classique. L’identité, elle, devient de plus en plus problématique au fur et à mesure que l’idéologie du Même étend son emprise. Mais ici également, il faut être attentif. L’identité est aujourd’hui un problème au moins autant qu’elle est une solution. S’il y a aujourd’hui demande d’identité, c’est en effet d’abord parce que les identités se sont défaites, qu’elles ne vont plus de soi. Opposer l’identité à la mondialisation ne peut donc se réduire à invoquer un slogan, à se satisfaire d’un mot-fétiche. Même les identités héritées deviennent aujourd’hui des identités choisies, d’abord parce que leur contenu est de plus en plus flou, ensuite parce que les identités ne sont plus opérantes aujourd’hui que pour autant que l’on choisit ou que l’on décide de s’y reconnaître.
    Plutôt que de se contenter d’invoquer l’identité, il s’agit donc d’abord de la définir et de lui donner un sens. De dire en quoi être porteur d’une identité plutôt que d’une autre permet d’attester d’une façon de voir, de penser et de vivre incomparable à nulle autre. L’identité n’est jamais statique, mais dynamique. Elle n’est pas le passé, mais aussi bien la façon dont nous imaginons et reconstruisons ce passé. Complexe, friable, toujours émergente, elle est une narration, dit Paul Ricœur, qui définit l’identité narrative comme la capacité de reconstruire en permanence le passé pour rendre le présent plus cohérent et pour se projeter dans l’avenir (7). Et de même, l’identité n’est pas une essence, mais une substance. Elle n’est pas ce qui s’oppose au changement, mais ce qui permet de rester soi-même en changeant tout le temps. Enfin, loin d’être une propriété isolée, elle est indissociable d’une relation, ce qui signifie qu’elle est toujours réflexive, car on ne se construit que par rapport à autrui. C’est pourquoi il n’y a pas d’identité pensable dans une perspective relevant de la logique du bunker ou de l’ethnocentrisme : la constitution de soi passe toujours par l’échange avec autrui. La mondialisation marque peut-être la fin des identités territoriales, certainement pas celle des identités elles-mêmes. Cela exige de nous un formidable effort pour leur donner un nouveau contenu.
    A l’idéologie du Même, il faut enfin opposer le principe de diversité. Un principe tire sa force de sa généralité même. La diversité du monde constitue sa seule véritable richesse, car cette diversité est fondatrice du bien le plus précieux : l’identité. Les peuples, pas plus que les personnes, ne sont interchangeables. Dire qu’aucun ne possède en soi plus ou moins de valeur qu’un autre ne revient pas à dire qu’ils sont les mêmes — le Même sous diverses guises —, mais qu’ils sont tous différents. La tolérance, si ce mot a un sens, ne consiste pas à regarder l’Autre pour voir en lui le Même, mais à comprendre ce qui le constitue en tant qu’autre, c’est-à dire à saisir ce qu’est l’altérité, réalité irréductible à toute "compréhension" par simple projection de soi. L’impératif qui découle de ce principe est simple : il faut tout faire pour ne pas transmettre à nos descendants un monde moins diversifié, et donc moins riche, que celui que nous avons reçu.
    Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans l’angélisme. Le différentialisme n’interdit pas de porter des jugements de valeur, pas plus qu’il ne condamne à un relativisme ignorant de la vérité. Il s’interdit seulement de camper mentalement sur une position surplombante abstraite, de se poser comme instance dominante (parce qu’ "universelle" ou "supérieure") en vertu de laquelle il serait possible, voire nécessaire, d’imposer aux autres peuples une façon d’être qui n’est pas la leur.
    D’autre part, les identités peuvent s’affronter entre elles, les différences peuvent s’affirmer les unes aux dépens des autres. En pareille occasion, il est évidemment normal de défendre en priorité sa propre appartenance. Mais c’est une chose très différente de défendre son identité contre une affirmation abusive ou une agression (colonisation, immigration de peuplement, etc.), et de considérer que seule a de valeur l’identité à laquelle on se rattache. Le principe de diversité n’est pas remis en cause par la première attitude, alors qu’il l’est par la seconde.
    Il ne s’agit pas non plus de passer d’un excès à l’autre en privilégiant ce qui diffère au point d’oublier ce qui est commun. Nous disons seulement que la différence est plus importante. Elle est plus importante, d’abord, parce que c’est elle qui spécifie, qui définit l’identité, qui fait de chaque personne ou de chaque peuple un être irremplaçable. Elle est plus importante ensuite parce que l’appartenance à l’humanité n’est jamais immédiate, mais au contraire toujours médiate : on n’est humain qu’en tant que l’on appartient à l’une des cultures ou des collectivités constitutives de l’humanité. Elle est plus importante enfin parce que c’est à partir de la singularité que l’on peut accéder à l’universel, et non l’inverse, qui consisterait à déduire d’un universel posé a priori une idée abstraite de la singularité. Toute existence concrète s’avère par l à indissociable d’un contexte particulier, d’une ou plusieurs appartenances spécifiques. Toute appartenance est certes une limitation, mais c’est une limitation qui nous délivre des autres. Le rêve de l’inconditionné n’est qu’un rêve.
    Il y a évidemment contradiction entre l’homogénéisation planétaire et la défense de la cause des peuples, qui implique la reconnaissance et le maintien de leur pluralité. On ne peut défendre à la fois l’idéal d’un monde unifié et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, car rien ne garantit qu’ils en disposeront dans le sens de cet idéal. De même, on ne peut défendre le pluralisme comme légitimation et respect des différences tout en plaidant pour l’égalisation des conditions, qui réduira ces différences. Enfin et surtout, s’il n’y a sur terre que des hommes "comme les autres", à quoi bon proclamer les droits imprescriptibles des individus singuliers ? Comment célébrer à la fois ce qui nous rend singulièrement irremplaçables et ce qui nous rendrait virtuellement interchangeables ? Certes, on peut toujours s’en tirer avec des formules en forme de pirouettes, telles que "l’égalité dans la différence". Mais cette expression n’a aucun sens : elle ne renvoie qu’à une différence indifférente. On ne peut soutenir le droit à la différence tout en pensant que ce par quoi les hommes relèvent du Même est plus fondamentalement constitutif de leur identité sociale que ce par quoi ils se distinguent les uns des autres.
    L’incommensurabilité des personnes ou des cultures n’est pas synonyme d’incommunicabilité. Elle implique seulement la reconnaissance de ce qui les distingue irréductiblement. L’idéologie du Même aspire à la transparence totale, mais le social implique toujours une part opaque. Une société dans laquelle il n’y aurait que des hommes "comme les autres" serait une société où les individus seraient devenus interchangeables, au point que la disparition ou l’élimination de tel ou tel d’entre eux ne revêtirait du point de vue de la société globale qu’un importance relative. La différence est en outre un facteur de résistance, et donc de liberté. Si les individus et les peuples étaient fondamentalement les mêmes, ou s’ils étaient totalement malléables, ils seraient d’autant plus menacés par les propagandes et les conditionnements. Que leur diversité réapparaisse sans cesse, que l’espèce humaine soit aussi fortement polymorphe, montre qu’ils sont anthropologiquement résistants aux modèles homogénéisants.
    La coexistence d’un présent fait d’angoisse et de frustrations, de malaise et d’exclusion, et d’un avenir surtout riche en menaces de toutes sortes, la crise des idéologies modernes et des religions de salut, la peur du chaos social, enfin le spectacle de la dissolution progressive des identités collectives, constitue assurément un mélange détonant. Avec la mondialisation, nous entrons dans une époque devenue muette sur les finalités de la vie sociale, dans un mode de rapport au réel qui place la communication au-dessus de son contenu de vérité, dans une perspective où toute perspective autre qu’économique ou morale est abandonnée.
    La mondialisation est elle là pour toujours ? Nul ne peut le savoir bien entendu, mais on peut au moins faire un certain nombre de constatations. La première est que le système mondialisé reste un système éminemment vulnérable, non pas malgré son extension et le caractère global de son emprise, mais bel et bien à cause de cette extension. Dans un tel système, tout retentit sur tout. La moindre onde de choc, le moindre dysfonctionnement, au lieu de rester circonscrit à son environnement immédiat, se propage instantanément à l’ensemble du système — et d’autant plus vite, comme on a pu le voir encore récemment, que l’asymétrie des forces en présence remplace désormais le rapport de forces tendant à l’ "équilibre".
    La deuxième constatation est que la globalisation donne aussi les moyens de la combattre. Les réseaux sont une arme qui permet de relier entre eux les esprits rebelles dispersés d’un bout à l’autre de la Terre. Le déclin des Etats-nations libère les énergies à la base, crée un nouvel espace pour la démocratie participative, multiplie les possibilités d’action locale autonome. En favorisant la réapparition de la dimension politique du social que les grandes machineries étatiques avaient si longtemps masquée, il favorise du même coup l’application à tous les niveaux du principe de subsidiarité, qui est l’un des meilleurs moyens de porter remède au contenu actuel de la globalisation. Asymétrie des forces : non pas surenchérir dans le global, mais opposer le réseau à la machine, le virus au système, le local au global.
    Enfin, rappelons-le, l’histoire, loin d’être "finie", reste toujours ouverte. Elle l’est même aujourd’hui beaucoup plus encore qu’elle ne l’était hier, dans la mesure où nous sommes entrés de toute évidence dans une période de transition. Aucun futurologue n’avait prévu aucun des grands événements qui se sont produits depuis la chute du Mur de Berlin. Pourtant, tout ce que répète le système médiatique, c’est que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, voire dans le seul monde possible. Ce qu’il répète à satiété, sur tous les tons, c’est qu’il n’y a pas d’alternative, et que toute tentative pour changer de règles ou de normes, ne pourrait aboutir qu’à faire empirer les choses. C’est à ce grand mensonge, devant lequel tant et tant ont déjà capitulé, qu’il faut répondre en affirmant au contraire qu’autre chose est toujours possible.
    Il y a toujours eu des esprits rebelles. Mais le monde actuel leur réserve une place toute particulière. A l’époque de la modernité, le rebelle apparaissait en retrait par rapport au révolutionnaire. Aujourd’hui que la modernité s’achève, il retrouve toute sa place. La mondialisation, je l’ai dit, fait de la Terre un monde sans extérieur, qu’on ne peut plus attaquer à partir du dehors. Un tel monde n’est pas tant voué à l’explosion qu’à la dépression implosive. La mondialisation consacre l’avènement des réseaux, dont l’influence se propage à la façon des virus. Le rebelle est adapté à ce monde, précisément parce qu’il anime des réseaux et propage ses idées de façon virale. Dans un monde qui tend à l’homogène, le rebelle, enfin, est la singularité même.
    Dans un monde toujours plus conforme, il est le non-conformisme même. Dans un monde voué à la transparence totalitaire, il est un point opaque, un sujet qui a su demeurer réel dans un monde d’objets virtuels, un séditieux par excellence dans un monde voué à la surveillance totale, un étranger qu’on pourrait exclure à bon droit au nom de la lutte contre l’exclusion s’il ne s’était pas d’emblée exclu lui-même.
    C’est pourquoi l’avenir appartient à la pensée rebelle, à cette pensée qui observe et dessine des clivages inédits, esquisse une topographie nouvelle, préfigure un autre monde. L’histoire n’est jamais terminée, elle reste toujours ouverte. Elle est toujours imprévisible. C’est pourquoi il faut être attentif à ce qui vient, attentifs à cela même qui ne se laisse pas prévoir, mais seulement pressentir et deviner.
    Alain de Benoist  http://www.theatrum-belli.com
    1. Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Seuil, Paris 2002.
    2. Le traité du Rebelle ou le recours aux forêts, Christian Bourgois, Paris 1981.
    3. Cf. les Actes du débat organisé en 1999 par le département d’anthropologie sociale de l’Université de Manchester : « The Right to Difference is a Fundamental Human Right », in Left Curve, 35, 2001, pp. 112-137.
    4. Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Gallimard, Paris 1998, pp. 68-69.
    5. Comme l’a écrit récemment Wiktor Stoczkowski, « si la pensée de l’exclusion était vraiment faite de conclusions inférées de la seule observation des différences, elle ne pourrait disparaître que dans un monde peuplé de produits, parfaitement identiques, de clonage » (« Les fondements de la pensée de l’exclusion », in La Recherche, janvier 2002, p. 46). L’auteur ajoute qu’« en défendant l’égalité des hommes au nom de l’idée qu’ils sont tous identiques, on oublie qu’ils ne sont identiques que d’un certain point de vue, et que celui qui adoptera un autre point de vue les trouvera différents » (ibid.).
    6. Cf. Alain de Benoist, « Face à la mondialisation », in Les grandes peurs de l’an 2000. Périls et défis du XXIe siècle, Actes du XXXe Colloque national du GRECE, Paris, 1 er décembre 1996, GRECE, Paris 1997, pp. 9-43.
    7. Pour une comparaison entre identité narrative et identité réflexive (qui résulte de la distance prise entre le soi et le moi), cf. Claude Dubar, La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, PUF, 2000.

  • Quand la CIA finançait la construction européenne

    De 1949 à 1959, en pleine guerre froide, les Américains, par l’intermédiaire de leurs services secrets et du Comité pour l’Europe unie, versent l’équivalent de 50 millions de dollars actuels à tous les mouvements pro-européens, parmi lesquels ceux du Britannique Winston Churchill ou du Français Henri Frenay. Leur but, contenir la poussée soviétique…

    A 82 ans, Henri Frenay, le pionnier de la Résistance intérieure, fondateur du mouvement Combat, arbore une forme intellectuelle éblouissante malgré sa surdité de l’oreille droite et sa récente opération de l’estomac. Pourtant, il n’a plus que trois mois à vivre. En ces jours de mai 1988, il me parle de l’Europe dans son appartement de Boulogne-sur-Seine. De cette Europe fédérale dont il a rêvé en vain entre 1948-1954. De la dette aussi que, en cas de succès, le Vieux Continent aurait contracté envers les Américains, ceux notamment du “Comité”. Et d’insister une fois, deux fois, dix fois, tandis que moi, je m’interroge : pourquoi diable ce mystérieux “Comité” revient-il à une telle fréquence dans nos conversations ? Pourquoi ? Mais parce que Frenay me confie, avec il est vrai d’infinies précautions de langage, son ultime secret : l’aide financière occulte de la CIA via l’American Committee for United Europe – le Comité – à l’Union européenne des fédéralistes dont il a été le président. Pour reconstituer cette filière inédite, il me faudra une quinzaine d’années. Un jeu qui en valait la chandelle puisqu’il me permet d’ouvrir, pour les lecteurs d’Historia, la porte d’un des compartiments les plus secrets de la guerre froide…

    Tout commence à l’automne 1948. Déjà coupée en deux, l’Europe vit sous la menace d’une invasion totale par l’armée rouge. Au “coup de Prague” en février, vient de succéder en juin le blocus de Berlin. Un petit cénacle de personnalités de l’ombre jette alors les bases de l’American Committee for United Europe, l’ACUE – son existence sera officialisée le 5 janvier 1949 à la maison de la Fondation Woodrow-Wilson de New York. Politiques, juristes, banquiers, syndicalistes vont se méler au sein de son conseil de direction. De hautes figures gouvernementales aussi comme Robert Paterson, le secrétaire à la Guerre ; James Webb, le directeur du budget ; Paul Hoffman, le chef de l’administration du plan Marshall ; ou Lucius Clay, le “proconsul” de la zone d’occupation américaine en Allemagne.

    Bien tranquilles, ces Américains-là ? Non, car la véritable ossature de l’ACUE est constituée d’hommes des services secrets. Prenez son président, William Donovan. Né en 1883 à Buffalo, cet avocat irlando-américain au physique de bouledogue, surnommé “Wild Bill” par ses amis, connaît bien l’Europe. En 1915, il y remplissait déjà une mission humanitaire pour le compte de la Fondation Rockefeller. Deux ans plus tard, Donovan retrouvait le Vieux Continent pour y faire, cette fois, une Grande Guerre magnifique. Redevenu civil, “Wild Bill” va se muer en missus dominicus du gouvernement américain. Ses pas d’émissaire officieux le portent vers l’Europe pour des rencontres parfois imprévues. En janvier 1923, alors qu’ils goûtent un repos bien mérité, sa femme Ruth et lui devront ainsi subir une soirée entière les vociférations d’un autre habitué de la pension Moritz de Berchtesgaden. Dix-sept ans plus tard, l’agité, un certain Adolf Hitler, s’est rendu maître de la partie continentale de l’Europe, et c’est “Wild Bill” que Franklin Roosevelt, inquiet, dépéche à Londres s’enquérir auprès de Winston Churchill du potentiel britannique face à l’avancée nazie.

    En juin 1942, Donovan, homme de confiance du président démocrate pour les affaires spéciales, crée l’Office of Strategic Services (OSS), le service secret américain du temps de la Seconde Guerre mondiale dont il devient le chef et qu’il quittera à sa dissolution, en septembre 1945, sans perdre le contact avec l’univers du renseignement : “Wild Bill” tisse des liens privilégiés avec la Central Intelligence Agency, la CIA, créée officiellement le 15 septembre 1947 par une loi sur la sécurité nationale signée par le successeur de Roosevelt, Harry Truman.

    Prenez le vice-président de l’ACUE Walter Bedell Smith, ancien chef d’état-major d’Eisenhower pendant la Seconde Guerre mondiale puis ambassadeur des Etats-Unis à Moscou. A partir d’octobre 1950, celui que ses amis surnomment le “Scarabée” (beetle en anglais) va prendre les commandes de la CIA. 1950, c’est justement l’année où des universitaires comme Frederick Burkhardt et surtout William Langer, historien à Harvard, lancent la section culturelle de l’ACUE. Ces deux proches de Donovan ont servi autrefois dans les rangs de l’OSS. Langer en a dirigé le service Recherche et Analyse et, excellent connaisseur de la politique française, a même commis après-guerre un ouvrage savant qui s’efforçait de dédouaner Le Jeu américain à Vichy (Plon, 1948).

    Prenez surtout Allen Dulles. A l’été 1948, c’est lui qui a “inventé” le Comité avec Duncan Sandys, le gendre de Churchill, et George Franklin, un diplomate américain. Principal associé du cabinet de juristes Sullivan & Cromwell, Dulles n’impressionne guère de prime abord avec ses fines lunettes, ses éternelles pipes de bruyère et ses vestes en tweed. Sauf qu’avec ce quinquagénaire, un maître espion entre dans la danse.

    Retour à la case Seconde Guerre mondiale. Chef de l’OSS à Berne, Dulles noue en février 1943 des contacts avec la délégation de Combat en Suisse. Un temps, il assurera méme le financement du mouvement clandestin. “Coup de poignard dans le dos du général de Gaulle“, s’insurge Jean Moulin au nom de la France libre. “Survie de la Résistance intérieure menacée d’étranglement financier“, rétorque Frenay. Pensant d’abord à ses camarades dénués de moyens, aux maquisards en danger, il ne voit pas pourquoi Combat devrait se priver d’un argent allié versé, c’est convenu, sans contrepartie politique. Cette “affaire suisse” va empoisonner un peu plus encore ses rapports avec Moulin.

    En 1946, Dulles démissionne des services secrets… pour en devenir aussitôt l’éminence grise, prenant une part prépondérante à la rédaction du texte de loi présidentiel sur la sécurité nationale. Cofondateur à ce titre de la CIA (pour les initiés : l’Agence ou mieux, la Compagnie), Dulles pense qu’en matière d’action clandestine, privé et public doivent conjuguer leurs forces. C’est lui qui a déjà inspiré, par l’intermédiaire de ses amis du Brook Club de New York, le versement des subsides de grosses sociétés américaines à la démocratie chrétienne italienne menacée par un parti communiste surpuissant. En 1950, il va reprendre officiellement du service comme bras droit du Scarabée d’abord, comme son successeur à la tête de la CIA ensuite – de février 1953 à septembre 1961. Record de longévité d’autant plus impressionnant que son frère aîné John Foster Dulles, restera, lui, ministre des Affaires étrangères de 1953 à sa mort de maladie en mai 1959.

    Etonnant creuset que l’ACUE, où des personnalités de la haute société et/ou de la CIA côtoient les dirigeants de la puissante centrale syndicale American Federation of Labor, l’AFL, dont ils partagent l’aversion du communisme. Exemples : David Dubinsky, né en 1892 à Brest-Litovsk, en Russie, dirige le Syndicat international de la confection pour dames (ILGWU) : 45.000 adhérents à son arrivée en 1932, 200.000 à la fin des années 1940 ! Ennemi acharné des nazis hier (les syndicalistes proches de l’ACUE sont presque tous juifs), c’est aux commies, les “cocos”, qu’il en veut dorénavant. Jay Lovestone aussi. Conseiller politique de l’AFL, ce Lituanien d’origine sait de quoi il parle : avant sa brutale exclusion puis sa lente rupture avec le marxisme, il fut, entre 1925 et 1929, le secrétaire général du PC américain ! Autre recrue de choix du Comité, Arthur Goldberg, le meilleur juriste de l’AFL. Futur secrétaire au Travail du président Kennedy puis juge à la Cour suprême, Goldberg, né en 1908, a dirigé l’aile syndicale de l’OSS. A ce titre, il fut en son temps le supérieur hiérarchique d’Irving Brown, son cadet de deux ans. Brown, représentant de l’AFL pour l’Europe et grand dispensateur de dollars aux syndicalistes modérés du Vieux Continent. Puisant dans les fonds secrets de la toute jeune CIA, laquelle finance depuis 1946 toutes les opérations anticommunistes de l’AFL, ce dur à cuire ne ménage pas, par exemple, son soutien à Force ouvrière, la centrale syndicale née fin 1947 de la scission de la CGT (lire “Derrière Force ouvrière, Brown, l’ami américain” dans Historia n° 621 de décembre 1997). Pure et dure, la ligne Brown contraste d’ailleurs avec celle, plus nuancée, de la CIA. A la Compagnie, on aurait préféré que les non-communistes restent dans le giron de la CGT, même contrôlée par le PCF…

    C’est qu’au-delà des hommes, il y a la stratégie d’ensemble. Face à l’Union soviétique, Washington développe deux concepts clés : le containment (l’endiguement) et plan Marshall. L’idée du containment, revient à un diplomate russophone, George Kennan, qui la développe dès juillet 1947 dans un article de la revue Foreign Affairs : “L’élément majeur de la politique des Etats-Unis en direction de l’Union soviétique doit être celui d’un endiguement à long terme, patient mais ferme, des tendances expansionnistes russes.

    Le plan Marshall, lui, porte la marque de son inventeur le général George Marshall, chef d’état-major de l’US Army pendant la guerre, et désormais ministre des Affaires étrangères du président Truman. En apportant une aide massive aux pays d’Europe ruinés, les Etats-Unis doivent, selon lui, faire coup double : un, couper l’herbe sous le pied des partis communistes par une hausse rapide du niveau de vie dans les pays concernés ; deux, empêcher leur propre industrie de sombrer dans la dépression en lui ouvrant de nouveaux marchés.

    Pour le tandem Marshall-Kennan, pas de meilleur outil que la CIA (lire l’interview d’Alexis Debat, page 51). Et c’est naturellement un autre ancien de l’OSS, [Frank Gardiner Wisner], qu’on charge de mettre sur pied un département autonome spécialisé dans la guerre psychologique, intellectuelle et idéologique, l’Office of Policy Coordination ! Si ce bon vieux “Wiz” ne fait pas partie du Comité, ses hommes vont lui fournir toute la logistique nécessaire. Mais chut ! c’est top secret…

    L’ACUE allie sans complexe une certaine forme de messianisme américain avec le souci de la défense bien comprise des intérêts des Etats-Unis. Messianique, cette volonté bien ancrée de mettre le Vieux Continent à l’école du Nouveau Monde. Phare de la liberté menacée, l’Amérique a trouvé, la première, la voie d’une fédération d’Etats, succès si resplendissant que l’Europe n’a plus qu’à l’imiter… Cet européanisme made in Washington comporte sa part de sincérité : “Ils m’appellent le père du renseignement centralisé, mais je préférerais qu’on se souvienne de moi à cause de ma contribution à l’unification de l’Europe“, soupire ainsi Donovan en octobre 1952.

    De sa part de calcul aussi. Car en décembre 1956, trois mois avant sa mort, le même Donovan présentera l’Europe unie comme “un rempart contre les menées agressives du monde communiste“. En d’autres termes, un atout supplémentaire de la stratégie américaine conçue par Marshall, Kennan et leurs successeurs : construire l’Europe, c’est remplir un vide continental qui ne profite qu’à Staline, donc, en dernier ressort, protéger les Etats-Unis.

    Ajoutons une troisième dimension. Dans l’esprit des hommes de la Compagnie, rien de plus noble qu’une action clandestine au service de la liberté. Tout officier de la CIA le sait : les Etats-Unis sont nés pour une bonne part du soutien des agents de Louis XVI, Beaumarchais en tête, aux insurgés nord-américains. Ainsi l’opération American Committee, la plus importante, et de loin menée, par l’Agence en Europe pendant la guerre froide, se trouve-t-elle justifiée par l’Histoire.

    Pour chaleureuse qu’elle soit, l’amitié franco-américaine ne saurait toutefois distendre le “lien spécial” entre Grande-Bretagne et Etats-Unis. En foi de quoi, Comité et Compagnie tournent d’abord leur regard vers Londres. Hélas ! Churchill, battu aux législatives de 1945, ronge ses griffes dans l’opposition. Le nouveau secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères, Ernest Bevin, a bien proclamé le 2 janvier 1948 aux Communes : “Les nations libres d’Europe doivent maintenant se réunir.” N’empêche que ses collègues du cabinet travailliste et lui repoussent avec horreur la perspective d’une véritable intégration continentale. Non pas que Bevin craigne de s’affronter aux communistes : deux jours après son discours de janvier, il créait un organisme clandestin de guerre idéologique, l’Information Research Department. Ce méme IRD qui, jugeant La Ferme des animaux et 1984 plus efficaces que mille brochures de propagande, va contribuer à diffuser partout dans le monde les oeuvres de George Orwell. Mais la carte Europe unie, alors là, non !

    Cette carte, Churchill la joue-t-il de son côté par conviction profonde ou par aversion pour ses rivaux politiques de gauche ? Le fait est que le 19 septembre 1946 à Zurich, le Vieux Lion appelle à un axe anglo-franco-allemand, élément majeur selon lui d’une “espèce d’Etats unis d’Europe“. Qu’en mai 1948, Duncan Sandys, taille aux mesures de son homme d’Etat de beau-père le Congrès européaniste de La Haye. Qu’en octobre 1948, Churchill crée l’United European Movement – le Mouvement européen. Qu’il en devient président d’honneur aux côtés de deux démocrates-chrétiens, l’Italien Alcide De Gasperi et l’Allemand Konrad Adenauer, et de deux socialistes, le Français Léon Blum et le Belge Paul-Henri Spaak. Malheureusement pour les “amis américains“, cette tendance “unioniste” ne propose, à l’exception notable de Spaak, que des objectifs européens limités. Reconstruction économique et politique sur une base démocratique, d’accord, mais sans transfert, méme partiel, de souveraineté.

    Le Comité et la tendance “fédéraliste”, dont Henri Frenay émerge comme la figure emblématique, veulent, eux, aller beaucoup plus loin. Aux heures les plus noires de la Seconde Guerre mondiale, Frenay, patriote mondialiste, a conçu l’idée d’un Vieux Continent unifié sur une base supranationale. En novembre 1942, révélera quarante ans plus tard Robert Belot dans le remarquable travail sur Frenay qui vient de lui valoir l’habilitation à diriger des recherches à l’Université, le chef de Combat écrivait au général de Gaulle qu’il faudrait dépasser l’idée d’Etat-Nation, se réconcilier avec l’Allemagne après-guerre et construire une Europe fédérale. Logique avec lui-méme, Frenay se jette dès 1946 dans cette croisade européaniste aux côtés d’Alexandre Marc. Né Lipiansky à Odessa en 1904, ce théoricien du fédéralisme a croisé la trajectoire de Frenay à Lyon en 1941, puis après-guerre. A rebours de l’européanisme de droite inspiré des thèses monarchistes maurrassiennes ou du catholicisme social, les deux amis s’efforcent de gauchir le fédéralisme français alors fort de “plusieurs dizaines de milliers d’adhérents“, ainsi que me l’assurera l’ancien chef de Combat en 1988.

    Orientée à gauche, l’Union européenne des fédéralistes, l’UEF, est créée fin 1946. Elle va tenir son propre congrès à Rome en septembre 1948. Frenay en devient le président du bureau exécutif, flanqué de l’ex-communiste italien Altiero Spinelli, prisonnier de Mussolini entre 1927 et 1937 puis assigné à résidence, et de l’Autrichien Eugen Kogon, victime, lui, du système concentrationnaire nazi qu’il décortiquera dans L’Etat SS (Le Seuil, rééd. 1993). A ces trois dirigeants d’atténuer le profond malaise né de la participation de nombreux membres de l’UEF au congrès de La Haye, où Churchill et son gendre Sandys les ont littéralement roulés dans leur farine “unioniste”.

    Faut-il choisir entre le Vieux Lion et le pionnier de la Résistance intérieure française à l’internationalisme si radical ? Perplexité au Comité, donc à la CIA. Pour Churchill, sa stature d’homme d’Etat, d’allié de la guerre, sa préférence affichée pour le “grand large”, les Etats-Unis ; contre, son refus acharné du modèle fédéraliste si cher aux européanistes américains et bientôt, ses violentes querelles avec le très atlantiste Spaak. En mars 1949, Churchill rencontre Donovan à Washington. En juin, il lui écrit pour solliciter le versement de fonds d’urgence (très riche à titre personnel, l’ancien Premier ministre britannique n’entend pas puiser dans sa propre bourse). Quelques jours plus tard, Sandys appuie par courrier la demande de son beau-père : de l’argent, vite, sinon le Mouvement européen de Churchill s’effondre. Comité et CIA, la principale bailleuse de fonds, débloquent alors une première tranche équivalant à un peu moins de 2 millions de nos euros. Elle permettra de “préparer” les premières réunions du Conseil de l’Europe de Strasbourg, qui associe une assemblée consultative sans pouvoir réel à un comité des ministres statuant, lui, à l’unanimité.

    Pour soutenir leurs partenaires du Vieux Continent, ACUE et CIA montent dès lors des circuits financiers complexes. Les dollars de l’oncle Sam – l’équivalent de 5 millions d’euros entre 1949 et 1951, le même montant annuel par la suite – proviennent pour l’essentiel de fonds alloués spécialement à la CIA par le Département d’Etat. Ils seront d’abord répartis sous le manteau par les chefs du Mouvement européen : Churchill, son gendre, le secrétaire général Joseph Retinger, et le trésorier Edward Beddington-Behrens. En octobre 1951, le retour de Churchill à Downing Street, résidence des premiers ministres anglais, ne tarira pas ce flot : entre 1949 et 1953, la CIA va en effet verser aux unionistes l’équivalent de plus de 15 millions d’euros, à charge pour eux d’en redistribuer une partie à leurs rivaux de la Fédération, la tendance de droite du fédéralisme français, laquelle reverse ensuite sa quote-part à l’UEF. Sommes substantielles mais sans commune mesure avec la manne que l’appareil stalinien international, le Kominform, investit au même moment dans le financement souterrain des PC nationaux et des innombrables “fronts de masse” : Fédération syndicale mondiale de Prague, Mouvement de la paix, mouvements de jeunes, d’étudiants, de femmes…

    Pour Frenay, c’est clair : l’Europe fédérale constitue désormais le seul bouclier efficace contre l’expansionnisme communiste. Mais comment aller de l’avant quand le nerf de la guerre manque si cruellement ? L’UEF n’est pas riche. Son président encore moins, dont la probité est reconnue de tous – après son passage au ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, Frenay, ancien officier de carrière sans fortune personnelle, a quitté l’armée au titre de la loi Diethelm de dégagement des cadres. Comme au temps de “l’affaire suisse”, le salut financier viendra-t-il de l’allié américain ? Oui, assurent dès l’été 1950 les hommes de l’ACUE à un représentant français de l’UEF en visite à New York. Conforme à la position officielle du gouvernement américain en faveur de l’intégration européenne, leur aide ne sera soumise à aucune contrepartie politique ou autre, condition sine qua non aux yeux d’Henri Frenay. Et de fait, à partir de novembre 1950, l’ACUE va financer secrètement à hauteur de 600.000 euros l’une des initiatives majeures de Frenay et des fédéralistes de gauche : la création à Strasbourg, en parallèle du très officiel Conseil de l’Europe, d’un Congrès des peuples européens, aussi appelé Comité européen de vigilance.

    S’associeront à ce projet des socialistes (Edouard Depreux), des religieux (le père Chaillet, fondateur de Témoignage chrétien ), des syndicalistes, des militants du secteur coopératif, des représentants du patronat et même… des gaullistes tels Michel Debré ou Jacques Chaban-Delmas. Mal conçue médiatiquement, l’affaire échoue de peu. Raison de plus pour accentuer le soutien financier, oeuvre du secrétaire général de l’ACUE, Thomas Braden. Connu pour ses opinions libérales, cet ami du peintre Jackson Pollock, n’a pas hésité quand Donovan, son ancien patron à l’OSS, lui a demandé de quitter la direction du musée d’Art moderne de New York.

    En juillet 1951, Frenay effectue à son tour le voyage des Etats-Unis sous les auspices du Congrès pour la liberté de la culture – une organisation que nous retrouverons bientôt. L’occasion de rencontrer les dirigeants du Comité et ceux de la Fondation Ford (mais pas ceux de la CIA avec lesquels il n’entretiendra jamais de rapports directs) pour leur faire part des besoins matériels des fédéralistes. Message reçu “5 sur 5″ par les Américains…

    A cette date, Braden ne figure plus parmi les dirigeants officiels de l’ACUE. En vertu du principe des vases communicants, l’agent secret esthète vient en effet de rejoindre Dulles à la CIA. Les deux hommes partagent cette idée de bon sens : face aux communistes, ce ne sont pas les milieux conservateurs qu’il faut convaincre, mais la gauche antistalinienne européenne, dont Frenay constitue un des meilleurs représentants. Braden va plus loin : “Comme l’adversaire rassemblé au sein du Kominform, structurons-nous au plan mondial par grands secteurs d’activité : intellectuels, jeunes, syndicalistes réformistes, gauche modérée…“, plaide-t-il. D’accord, répond Dulles. Naît ainsi la Division des organisations internationales de la CIA. Dirigée par Braden, cette direction centralise, entre autres, l’aide de la Compagnie via l’ACUE aux fédéralistes européens. En 1952, l’American Committee for United Europe finance ainsi l’éphémère Comité d’initiative pour l’assemblée constituante européenne, dont Spaak sera président et Frenay, le secrétaire général.

    Brouillés avec la “Fédération”, leur rivale de droite qui servait jusque-là d’intermédiaire pour le versement des fonds CIA-ACUE par le truchement du mouvement churchillien, les amis de Frenay sont très vite au bord de l’asphyxie. Pour parer à l’urgence, Braden, virtuose du financement souterrain au travers de fondations privées plus ou moins bidon, va, cette fois, mettre en place une procédure de versements directs aux fédéralistes de gauche par des antennes para-gouvernementales américaines. A Paris, plaque tournante des opérations de la CIA en Europe avec Francfort, on opérera par le biais de l’Office of Special Representative, conçu à l’origine pour servir d’interface avec la toute jeune Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), ou de l’US Information Service (USIS). Par la suite, un bureau ACUE proprement dit sera ouvert.

    Comme Jean Monnet, président de la Ceca, Frenay caresse, en cette année 1952, l’idée d’une armée européenne, pas décisif vers l’Europe politique selon lui. L’ACUE approuve chaudement. Prévue par le traité de Londres de mars 1952, cette Communauté européenne de défense comprendrait – c’est le point le plus épineux -, des contingents allemands. Reste à faire ratifier le traité par les parlements nationaux. Frenay s’engage avec enthousiasme dans ce nouveau combat. Pour se heurter, une fois encore, à de Gaulle, qui refuse la CED au nom de la souveraineté nationale et, déjà, du projet ultrasecret de force atomique française, ainsi qu’aux communistes, hostiles par principe à tout ce qui contrarie Moscou. D’après les éléments recueillis par Robert Belot – dont la biographie du chef de Combat devrait sortir ce printemps au Seuil -, Frenay demandera même à l’ACUE de financer l’édition d’une brochure réfutant… les thèses gaullistes sur la CED.

    Staline meurt en mars 1953. L’année suivante, Cord Meyer Jr, un proche de la famille Kennedy, remplace Braden à la téte de la Division des organisations internationales de la CIA. Mais 1954 verra surtout cet échec cuisant des européanistes : l’enterrement définitif de la CED. Découragé, Frenay abandonne alors la présidence de l’Union européenne des fédéralistes. A partir d’octobre 1955, les “amis américains” reportent donc leurs espoirs sur un nouveau venu, le Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe de Jean Monnet. Lié à Donovan et surtout à l’ambassadeur américain à Paris, David Bruce, un proche de Franck Wisner, Monnet est trop fin connaisseur du monde anglo-saxon pour accepter directement les dollars de la CIA. Compte tenu de sa prudence de Sioux, l’aide américaine à son courant européaniste devra emprunter d’autres voies. En 1956, Monnet se voit ainsi proposer l’équivalent de 150.000 euros par la Fondation Ford. Une offre qu’il décline, préférant que cet argent soit versé au professeur Henri Rieben, un économiste et universitaire suisse pro-européen qui vient d’être nommé chargé de mission aux Hautes Etudes commerciales de Lausanne. Rieben utilisera ces fonds en toute transparence financière pour créer un Centre de recherches européen.

    En 1958, le retour du général de Gaulle, radicalement hostile aux thèses fédéralistes, annihile les derniers espoirs de l’UEF et de ses amis américains. Dissolution de l’ACUE dès mai 1960 puis cessation des financements occultes par la CIA s’ensuivent. En douze ans, la Compagnie aura quand même versé aux européanistes de toutes tendances l’équivalent de 50 millions d’euros sans être jamais prise la main dans le sac ! Mais pourra-t-on préserver longtemps le grand secret ?

    La première alerte éclate dès 1962. Trop précise sur les financements américains, une thèse universitaire sur les mouvements européanistes doit être “enterrée” d’urgence en Angleterre. Ce remarquable travail est l’oeuvre du fils d’un camarade de résistance de Frenay, Georges Rebattet, créateur en avril 1943 du Service national maquis. Georges Rebattet, le successeur en 1952 de Joseph Retinger comme secrétaire général d’un Mouvement européen dont il a d’ailleurs assaini pour une bonne part le financement.

    Deuxième secousse au milieu des années 1960. L’étau de la presse américaine (le New York Times et la revue gauchiste Ramparts ) se resserre sur une des filiales du “trust” Braden-Meyer, le Congrès pour la liberté de la culture où se côtoyaient des intellectuels antitotalitaires européens de haute volée – Denis de Rougemont, Manès Sperber, Franz Borkenau, Ignazio Silone, Arthur Koestler ou, par éclipses, Malraux et Raymond Aron. Financé par la CIA au travers de la Fondation Fairfield, le Congrès édite en français l’une de ses revues les plus prestigieuses, Preuves. Jouant la transparence, Braden jette alors son pavé dans la mare. “Je suis fier que la CIA soit immorale“, déclare-t-il en 1967 au journal britannique Saturday Evening Post, auquel il confie des révélations sensationnelles sur le financement occulte par la CIA du Congrès pour la liberté et sur le rôle d’Irving Brown dans les milieux syndicaux. Silence radio, en revanche, sur le soutien aux mouvements européanistes, le secret des secrets…

    Ultime rebondissement à partir de juin 1970, quand le conservateur anglais pro-européen Edward Heath arrive à Downing Street. A sa demande, l’Information Research Department lance une vaste campagne pour populariser sous le manteau l’européanisme dans les médias et les milieux politiques britanniques. En 1973, l’Angleterre fait son entrée dans le Marché commun ; le 5 juin 1975, 67,2 % des électeurs britanniques ratifient la décision par référendum. Dans ce renversement de tendance en faveur de l’Europe, un homme s’est jeté à corps perdu : nul autre que le chef de la station de la CIA de Londres, Cord Meyer Jr. Ce bon vieux Cord qui remplaçait vingt ans plus tôt son copain Braden à la tête de la Division des organisations internationales de la Compagnie.

    Par Rémi Kauffer  Historia n° 675 (27 février 2003), via La théorie du tout

    (Titre originel : “La CIA finance la construction européenne”)

    http://fortune.fdesouche.com

  • Vers la révolution médiévale à la française (I)

    Le premier des bienfaits dont nous soyons,
    positivement, redevables à la Science, est d’avoir placé
    les choses simples essentielles et "naturelles" de la vie
    HORS DE LA PORTEE DES PAUVRES.

    Villiers de l’Isle-Adam

    Il ne faut rien attendre des politiques. La crise qui frappe la France frappe partout, parfois plus fort, parfois moins fort. On sait qui est Hollande, on sait qui est Copé ou le suivant, on sait que la candidate en liquette n’a pas daigné se rendre à la manif cardinale, celle qui défendait la famille, la seule importante qui soit, puisque comme le dit Chesterton la famille est le seul état qui crée et qui aime ses citoyens. Les Etats en occident aujourd’hui ne rêvant que de les détruire ou de les polluer, leurs citoyens.

    Mes lecteurs savent que j’insiste beaucoup sur les leçons de l’histoire et des grands esprits ; si l’on peut appliquer Juvénal, La Boétie, Montesquieu ou bien Tocqueville à notre époque, c’est qu’il y a bien peu de chances d’améliorer les choses ! On aurait pu, dans la première moitié du siècle dernier, aux temps de Péguy et Bernanos, et l’on a complètement échoué, se contentant de la mécanisation et des guerres du Péloponnèse, comme dit Stoddard, qui ont exterminé l’élite guerrière et spirituelle de la race blanche et préparé une fin du monde molle et interminable, grise et polluée, flasque et fainéante. On ne l’emportera pas au paradis. De toute manière les temps heureux n’existent pas et les temps brillants sont bien courts ; la Grèce, le siècle de saint Louis, la renaissance italienne, l’époque romantique ? Mais assez de tourisme historique. Et assez de pensée globale et de commentaire creux sur l’actualité et sur ce monde soi-disant devenu fou.

    Pour se sauver, il faut commencer à se sauver soi-même, c’est ce que fait Noé avec sa famille et ses meilleurs animaux. Le système l’a compris et propose des milliers de bouquins aux damnés de la crise, entre deux salles d’attente, ces métaphores du purgatoire où nous passons nos vies. Mais il faut penser une révolution personnelle, immédiate, médiévale et pratique. Les outils sont déjà là, modestes solutions, depuis longtemps : on a Céline et le rigodon, Tolstoï et son mir russe, Tolkien et les Hobbits, William Morris et le socialisme artisanal du règne victorien. Une forme de retour à l’ancienne, une manière chic et étrange de se mettre en marge du monde en recomposant peut-être un passé hybride puisé aux bonnes idées de tous les passés... Cette mise en marge du monde mérite bien sûr un livre que j’écrirai peut-être, et qui s’articulera sur les points fondateurs suivants.

    - La famille et la communauté : il ne faut pas repenser à fonder la grosse société, elle est foutue et je dirai même qu’elle est une abstraction. Il faut penser à sauver les siens, et je dirai non pas tant chercher à sauver leurs corps (on vivra vieux de toute manière, car pour l’instant cela arrange la matrice) que toute leur âme. Le village est aussi à reconstituer avec son espace sacré, toujours attaqué par les médias, y compris et surtout par le prisonnier ; il est vrai qu’on a eu les villages de vacances et la tradition parodiée par la prostitution touristique. Mais Giono ou bien Pagnol y tenaient, à leur regain villageois, et ils avaient raison. On verra les cités médiévales après. Voyez le curieux film de Shyamalan sur Le Village.

    - La mise en colère. On ne se pose qu’en s’opposant. C’est ce qui manque aux chrétiens d’aujourd’hui, on les a rendus tristes et fatigués en interdisant la juste colère. Les pères de l’Eglise défendent la colère, et le Christ se met en colère, et saint Paul défend la colère. « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, et ne donnez pas votre entrée au démon »... Tocqueville l’a dit, que la démocratie vise les âmes. Je dirai en tombant parfois la télé qu’elle cherche à remplir l’enfer, la démocratie, et qu’elle y arrive peut-être, vu le tonnage d’abjections ahuries et vu surtout l’absence de réaction en face : les gens sont désensibilisés comme les zombis. La guerre que nous livre la brutalité technologique, la guerre que nous livre la salauderie médiatique, elle est métaphysique, elle est démiurgique pour qui sait la voir en face. Essayez une nuit de télé ou un jour de dessins animés pour voir. Et pensez au suicide pontifical de Tony Scott, le cinéaste luciférien.

    - Il faut donc fuir la matrice et les médias, comme dit déjà Thoreau en 1840, et je dirai aussi qu’il faut diaboliser ces outils matriciels et technologiques, parce que c’est en diabolisant que l’on crée une civilisation et c’est en diabolisant que l’on ne finit pas en enfer. Tout simplement. Lisez les pères de l’Eglise, ils ne disent pas autre chose, j’en parlerai un jour, mes preuves à l’appui, des pères de l’Eglise. On n’a pas besoin d’un psychiatre ou d’un diététicien ou bien d’un sexologue quand on est un chrétien. On a besoin de s’en tenir aux péchés capitaux. La technophilie est une addiction, une techno-syphilis et il faut s’en soigner avant. Je vois les effets dévastateurs sur l’enfance et sur l’adolescence mais sur la sénescence aussi. Mais je vois aussi que la jeunesse n’était pas très bien avant Internet et avant la télé : il faut donc en tenir compte, apprendre aussi à s’en passer et parfois bien l’utiliser, cette technique, et moins longtemps. Et proposer des vraies activités. Le petit monde fuit dans son iPad parce que le monde s’ennuie et crève à petit feu de sa petite vie. Il faut lui redonner une réalité à tolérer et à aimer. Il faut aussi qu’il se la donne et la vive. Car sinon gare aux vierges folles.

    - Il faut aussi fuir l’argent et penser moins à en gagner qu’à en dépenser peu. Il faut fuir l’idée de l’argent plus encore que l’argent. J’ai un ami millionnaire qui dit que maintenant la vie est tellement chère pour lui le riche qu’il se considère comme faisant partie de la classe moyenne supérieure. Ce n’est pas une blague : le fait que des centaines de millions vivent confortablement maintenant sur la terre retire au gain d’argent une bonne part de sa crédibilité. L’argent offre de moins en moins d’avantages. Pour vivre comme un bourgeois de jadis il leur faut des milliards. Il faut penser aux coins où d’être homme d’honneur on ait sa liberté, et utiliser la technologie pour économiser les transports : le système pas fou s’est bien gardé de le faire !

    - Je continue sur l’argent. Si ce système ne trichait pas, il éclaterait ce soir. La conspiration maintient la fiction d’un demi-million de milliards de dollars de dette planétaire ! lisez bien ce chiffre, car c’est le bon ! Les banques centrales ne cessent de fabriquer des billets pour racheter des dettes et sauver les marchés ! l’argent n’a jamais été à ce point une illusion, une matrice au sens du film. Bernanke, Draghi et les Goldman Guys ont dé-sublimé l’argent pour parler comme Marcuse (à propos du sexe, de l’art et de la culture). Il ne sert plus à grand-chose dans un monde saturé, bourré, obèse et trente mille fois revisité (je pense aux voyages les pauvres : qui est encore assez con pour voyager, comme disait Beckett ?). Je vois aussi que les gens se méfient avec raison du virtuel : ils veulent à nouveau de l’or, ils veulent même cultiver de la terre, revenir au concret, cultiver leur jardin. Personne ne se fie vraiment plus du dollar ou de l’euro, on ne sait à quelle sauce les gars de Goldman nous mangeront quand ils auront tout épuisé. Oublier l’argent, revenez au solide. Ce mot vient de sou d’ailleurs. Cultiver son jardin : l’avenir, disait Audiard, est au kolkhoze fleuri.

    - Il faut aussi fuir les transports. Celui qui ne se déplace pas passe pour un fou, mais il liquide vraiment le système. Rien ne rend plus triste que le métro, les embouteillages, rien n’aliène plus, rien n’ahurit plus à part le centre commercial. Il faut se débarrasser aussi des aéroports, ce monde repose sur les transports ce qui en termes raciniens désigne un mal-être suprême. Pour les transports on aura toutes les guerres que vous voulez, en Irak, Syrie, Libye ou bien ailleurs. C’est l’outil fou qui a détruit le monde, voyez Gautier : « Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c’est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. »

    - Il faut fuir la médecine. A court grâce à Dieu de somnifères j’ai récemment retrouvé la liberté d’un sommeil plus léger, éthéré, moins abruti, plus vivace ; la liberté de mes songes aussi. J’étais aussi idiot que Diogène avec son écuelle. 80 % des dépenses et des gestes médicaux sont de la farce moliéresque. Il faut se libérer de la dictature médicale qui a ruiné l’occident, ajoute des cauchemars inutiles et nous a transformés en petits pleutres et en robots trans-humains. La médecine a couvert la déshumanisation de l’homme en permettant le conséquent recyclage des foetus avortés pour tout type d’industries et d’activités. Un individu qui meurt gâteux à l’hôpital n’est pas un chrétien qui meurt dans sa chambre : quelqu’un aura dévoré son âme avant, le suçant par les tubes.

    - En fuyant la médecine on se libère, et je crois que Molière l’avait très bien compris. On peut aussi se libérer de la drogue, de l’alcool, du tabac, du vin même qui na plus de vin que le nom. C’est ce que j’ai fait et sans être devenu musulman pour autant j’ai retrouvé une acuité et un dynamisme que j’avais perdus. Il faut libérer les enfants et même les adultes de tout type d’addiction en se rappelant que le mal est ancien maintenant (les mémés aimaient les Beatles, les papis dansaient le jerk, ce n’étaient pas des modèles d’ados, déjà, n’oublions pas).

    - Il faut aussi fuir l’université et même l’école. Elles ne servent plus à rien, sauf à la minorité cooptée qui mène le monde à l’abîme. Plus on a de diplômés, plus on a de bons à rien et de chômeurs, de mal payés, de mécontents. 80 % de nos diplômés des grandes écoles doivent s’expatrier : pourquoi avons-nous alors de grandes écoles ? la moitié des diplômés en Espagne sont au chômage ! De qui se moque-ton ? En Amérique, on est couvert de dettes en sortant de la fac. Mais de qui se fiche-ton ? Le chômage frappera ailleurs demain, les pays émergents et tout le monde : c’est la logique du capital, l’irrationalité acceptable du système. Il faut au contraire apprendre un travail, ou en effectuer un. Il faut oublier dans bien des cas le leurre universitaire, la farce planétaire du diplôme. La mondialisation c’est gagner trois fois plus pour payer dix fois plus, je l’ai bien vu partout où j’ai pu voyager. Et les diplômes de finance et autres ont tué l’humanisme. La culture générale n’est plus qu’un souvenir pour jeu télé ou dîner de cons.

    - Au niveau culturel, je dirai qu’il ne faut plus en consommer. Marcuse rejoint ici Tolstoï : la salle de concert, la salle de musique, le grand stade culturel, c’est déjà de la désublimation, c’est déjà de la mort, du consommer de surgelé, du Picard en pixels et décibels. La culture actuelle, elle, est nulle, satanique ou bien recyclée : tapez-vous MTV la journée ou même la soirée pour bien voir. Il faut plutôt en créer une, de culture et à usage interne. Là je retrouve les socialistes médiévaux anglais du règne de Victoria qui ont accompagné Morris et inspiré Tolkien. Pour le reste la liste des livres à lire des grands classiques s’entend, est vite établie. On laissera Peter Pan et les histoires pour enfants aux Illuminati ! Redécouvrir une vraie culture chrétienne, le chant par exemple qui vous enseigne le pourquoi d’une église médiévale, le pourquoi aussi de notre corps : « Puisque l’homme était un vivant apte à la parole, il fallait que l’instrument de son corps fût construit en rapport avec les besoins du langage », écrit Grégoire de Nysse de son style sublime. Elle est là, la culture réelle, pas dans le Pariscope et les listings.

    - La cuisine. Je la découvre depuis mon mariage et je découvre donc qu’elle est une clé, y compris pour comprendre la Cène ou les noces de Cana. Trouvez quelqu’un sachant cuisiner, ou apprenez-vous-même. Sinon... Il faut pratiquer la musique, créer son orchestre familial comme faisaient les Irlandais il y a encore deux générations, il faut peindre, filmer, composer ses poèmes, sculpter, bricoler, et surtout cuisiner, chacun s’exerçant et chacun pratiquant le domaine dans lequel il excelle. La cuisine est la maison dans la maison, c’est le foyer sacré, ne gâchez pas votre cuisine. Et évitez le restaurant surtout le soir.

    Les Français, nous dit-on, adorent le bricolage, ils n’ont de toute manière plus le choix, et c’est très bien. Retrouver la vraie maçonnerie, la médiévale, l’opérative, pas la spéculative. Il faut travailler de ses mains. Celui qui le fera comme Celui qui était charpentier pourra même en vivre, ce qui lui évitera de prendre sa voiture ou le métro pour aller gagner un salaire dévoré par l’Etat, le stress et les impôts. Qui est assez riche pour travailler ou pour donner du travail encore dans cette France exsangue ?

    - En redécouvrant la culture on peut aussi redécouvrir une donnée importante : penser à réussir sa journée plutôt qu’à réussir sa carrière, ce qui me semble à la fois plus dur et plus audacieux. Voyez et revoyez ce film US incroyable, le Jour de la marmotte en anglais, cette journée qui recommence sans cesse jusqu’au moment où Bill Muray (un monsieur météo d’ailleurs) comprend qu’il peut réussir sa vie en saisissant l’essence d’une journée. Ce n’est pas le meilleur film de tous les temps, c’est le meilleur film de tout le temps.

    - Evidemment, le problème important est celui de l’espace, d’où ma notion de catholique parc. Le premier rêve pour restaurer le monde serait de se passer de voiture. Imaginez un département, une province sans voiture. L’Amérique du Sud me fascine pour cela, on y vit à part plus facilement, la terre est parfois moins chère (même si l’éthanol est passé par-là...), et l’on pourrait s’y rassembler plus facilement en faisant un choix de civilisation comme les monastères chrétiens ou les communautés érémitiques égyptiennes à la fin de l’empire romain. Tout est possible en France dans le centre ou l’Auvergne, en s’organisant mieux même en région parisienne, ce Valois où depuis plus de mille ans bat le coeur de la France (Nerval). On reconnaît les siens à leur mouvement, pas à leur couleur, dit aussi McGoohan. On verra vite la différence. Il y a ceux qui auront été dévorés par la technique, aspirés par leur bouffe, et il y a ceux qui auront gardé la vraie vitalité.

    - Et se faire accuser de secte ? Ce serait presque un compliment. Les premiers chrétiens étaient traités de sectes par tout le monde, relisez Celte. Mais ils ont tenu bon et ont assisté à l’auto-liquidation de l’impériale et dégénérée population d’alors. Au réveil il était midi, à dit Rimbaud, au réveil il n’y aura plus que des chrétiens.

    Ce texte n’est pas un manifeste ; je l’écrirai plus tard, et mieux bien sûr. Mais je développerai tous les points indiqués ci-dessus. Le plus dur n’est pas de vaincre la Bête, le plus dur est de lui survivre. Un père de l’Eglise, encore, Basile, je crois, et j’en termine pour cette fois :

    « La colère est comme le ressort de l’âme ; elle lui donne de la force pour entreprendre et soutenir les bonnes actions. »

    Nicolas Bonnal http://www.france-courtoise.info

  • Regard écologique sur la dette souveraine (2/2)

     

    Financiers, Agences de notation et Marché : levez-vous !

    De tout temps le métier du financier a été de trouver des ressources monétaires pour les affecter à des activités lucratives dont il tirerait un revenu partagé avec celui ayant fourni la ressource. Il en est ainsi de l'assurance-vie dédiée à financer nos retraites et dont le support principal est l'emprunt obligataire. Elle permet de faire vivre les assureurs – mais pas seulement ! – c'est un fait. Mais cela couvre aussi les besoins des Etats qui empruntent. La promesse faite aux épargnants est de disposer de cet argent plus tard. Se pose alors pour les collecteurs non pas seulement la question du revenu issu de ces placements, mais tout simplement celui de leur valeur actualisée sur des durées longues. Si l'emprunteur défaille, les engagements peuvent ne pas être tenus. Le collecteur défaille alors. L’épargnant pleure.

    Si les financiers durent inventer des techniques de plus en plus acrobatiques, c'est que la société leur demandait de le faire pour financer ses ambitions par la dette. Rappelons que tout ceci a commencé avec la crise des subprimes aux Etats-Unis. Les emprunteurs étaient des ménages à faible revenu, ayant déjà connu des défauts de paiement par le passé. Tout banquier sensé se serait normalement défié de cette population. Mais la pression politique fut forte. La réaction des banquiers de mutualiser le risque fut une attitude saine. Mais, en 2008, boum… Et l’on connaît la suite.

    Pour calmer l’opinion, il a fallu rapidement trouver un coupable très symptomatique. Bernard Madoff a fait l’affaire et il est aujourd'hui en prison pour le reste de sa vie. Il avait réalisé une escroquerie de type « chaîne de Ponzi », d'un montant de 65 milliards de dollars américains. Qu'est-ce qu'une chaîne Ponzi ? C'est un montage financier (très) simple par lequel les promesses faites aux uns sont honorées par les versements des suivants… qui ont reçu la même promesse, et ainsi de suite ; c’est un peu comme les régimes d'assurance retraite par répartition qui fonctionnent en payant les rentes des uns par les versements des suivants. Dans l'un et l'autre cas, il n'y a pas d'actifs immobilisés (ou pas beaucoup) en représentation des engagements. Cela fonctionne tant que la promesse attire de nouveaux adeptes, volontaires ou forcés. Tant que ça marche, tout le monde est content. Encore faut-il avoir des garanties sur la solidité des protagonistes.

    Depuis toujours, les prêteurs ont voulu avoir des renseignements sur ceux à qui ils prêtaient. La Banque de France le fait depuis des lustres. L'interdit bancaire est un signal fort pour alerter sur la solvabilité d'un emprunteur. Les agences de notation Moody's, Standard and Poor's et Fitch se font payer pour donner un avis sur la capacité des Etats à payer leurs dettes et voilà qu'elles se retrouvent responsables de la crise financière et accusées de ne pas avoir su anticiper la crise des subprimes ou la situation de la Grèce. Crime de lèse-majesté, elles osent même envisager que la Ve République française et les Etats-Unis seraient potentiellement insolvables. Peut-on accuser le thermomètre d'être responsable de la maladie ? Ces agences sont pourtant sous contrôle de la Securities and Exchange Commission (SEC), l'organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers : le gendarme de la Bourse américain.

    On accuse aussi le Marché. On parle de dictature du marché. Or, un marché est un lieu d'échanges dont la dynamique échappe à ses constituants. Si le marché ne veut plus financer la dette, c'est que chaque opérateur craint de ne jamais être remboursé. C'est tout. Il n'y a pas de volonté de nuire. L’immense majorité des actifs est détenue par des banques ou des sociétés d’assurances. Or, ce sont nos sous qu’elles gèrent. Imagine-t-on un maraîcher, par exemple, proposant sa production sur un marché comme il en existe des milliers en France et acceptant que les clients repartent avec leur achat sans payer, sans même avoir donné la moindre certitude de payer dans le futur ?

    Financiers et agences de notation ne sont donc pour rien dans la crise actuelle, le marché encore moins. Leurs désordres et réactions ne sont que la conséquence de choix politiques et sociaux que l'on n'interroge pas. La réponse doit donc être politique. Augmenter les impôts ne servirait à rien. Cela retardera sans doute un peu les échéances mais ne résorbera pas les causes structurelles des cycles vicieux de l'endettement souverain. La situation des pays concernés est d'ailleurs fort contrastée : alors que les Etats-Unis disposent de réserves fiscales importantes, n'attendant qu'une décision politique pour les utiliser, l'essentiel de leur budget étant consacré à l'armée, la France a sans doute atteint le taquet avec plus de 50% de prélèvements obligatoires.

    On n'évoquera pas la situation de la Grèce. En 2003, dans un entretien privé, un journaliste grec avait exposé les circonstances et les conséquences de l'entrée de son pays dans l'euro. Personne n'était dupe, mais la pression sociale fut forte. Pas de chance : les Grecs étaient nombreux en Allemagne. Comment expliquer à un jardinier grec qui gagnait 200 euros par mois que son homologue allemand en avait, lui, plus de 2.000 ?

    Cessons donc de stigmatiser les banques, les agences de notation, le marché et peut-être d’autres demain. Sans doute y a-t-il quelques aménagements à faire et quelques excès à supprimer, mais l'immense majorité de ces protagonistes a tenté de répondre aux demandes sociales avec ses pratiques, bonnes ou contestables, en espérant se faire un petit billet au passage. Ce qu'il faut donc interroger, c'est la demande sociale.

    La génération dorée, la civilisation des loisirs et le mythe du développement

    Pour le moment, tout est organisé par la génération dorée. Elle aura dominé nos sociétés de 1945-1960 à 2020-2035. En France, elle est associée au baby-boom, à Mai-68, à la génération Mitterrand, à la société libérale-libertaire d'aujourd'hui et au papy-boom qui commencera bientôt. Cette génération dorée qui s'est épanouie dans un âge d'or de notre civilisation européenne a imaginé toutes les utopies et tenté d'en réaliser pas mal. C’est elle qui aura écrit l’histoire de notre temps. Or, maintenant, le réel rappelle, encore modérément, qu'il est incontournable. Pourtant, tout va encore très bien. Les magasins sont pleins. Mais les crises ne sont jamais progressives : il y a des signes prémonitoires, plus ou moins bien interprétés, jusqu'à ce qu’elles s'imposent brutalement. En URSS, les magasins furent vides du jour au lendemain : pas progressivement.

    L’égocentrisme de la génération dorée sera certainement la caractéristique la plus significative que l’on retiendra d’elle. Aucune génération avant, et sans doute après elle, ne l’aura poussé à un tel paroxysme. Accrochés à leurs rentes comme des moules vissées sur leur rocher, même leurs héritiers commencent à trouver qu'ils occupent beaucoup de place. Ainsi, Arnaud Montebourg, du Parti socialiste, pourtant proche de 50 ans à l'heure où ces lignes ont été écrites, fut proprement dénoncé d'avoir osé demander de fixer à 67 ans l'âge limite des candidats PS aux prochaines élections législatives. Jack Lang, 72 ans, ancien ministre sous l’ère Mitterrand, s'insurgea contre cette demande vitupérant que la vraie jeunesse est dans les têtes.

    Cette génération a déjà reçu beaucoup de coups. Mais elle s'en moque car c'est elle qui impose sa partition. Jean Chakir, en 1973, dans Drôle de siècle, avait pointé les manifestations et les conséquences d’une de ses inventions : la civilisation des loisirs. Dans cette bande dessinée très drôle, on y voit des hippies qualifiés de précurseurs, des Africains vendus dans un supermarché, des machines énormes produisant de petits paquets, etc. Le cœur de la population ne travaille plus. Elle s'occupe à ses loisirs. Ce monde vu avec humour n'est pas tout à fait le nôtre, mais une société générant de plus en plus de personnes et de catégories sociales stériles d'un point de vue écosystémique est une réalité bien concrète. Parmi les mythes qui alimentent son inconscient collectif, cette civilisation des loisirs est sans doute celui ayant les conséquences les plus fortes aujourd'hui.

    L'idée est simple : vivre, ou plutôt jouir, sans entraves et sans travailler. Le travail ne doit pas être aliénant mais enrichissant. Machines et immigrés sont là pour assumer les tâches fastidieuses. Bien sûr, d'innombrables personnes ne sont guère concernées par cette utopie. Levées à 6 heures chaque matin, elles restent entre trois et quatre heures dans les transports, puis environ huit à dix heures sur leur lieu de travail pour terminer la journée épuisées. Le métro-boulot-dodo dénoncé dans les années 1970 est encore le quotidien d'une majorité d'Européens en France. Mais à 7 heures, dans le métro parisien, les visages pâles sont rares. Cette idéologie anime encore la génération dorée, celle des hippies précurseurs de Charik qui ont entre 55 et 65 ans aujourd'hui.

    La crainte de manquer de ressources pour financer cette civilisation des loisirs a, depuis, engendré un autre mythe indéboulonnable : le mythe du développement ou de la croissance infinie. Les écologues ont beau ressasser que les croissances infinies n'existent qu'en mathématique, aucun politicien n'ose envisager une autre perspective. Une croissance de 0,1% en plus ou en moins fait passer de l'euphorie à la dépression. C'est à une véritable schizophrénie collective que nous sommes confrontés. La civilisation des loisirs et le mythe de la croissance infinie engendrent des pratiques dont la stérilité écosystémique est la conséquence la plus inquiétante. Depuis trente ans, celle-ci est financée par des dettes dont on décale le remboursement vers d'autres générations. Voudront-elles assumer ?

    Conclusion

    A la différence des écosystèmes naturels, les écosystèmes artificiels, c'est-à-dire ceux organisés par des êtres humains, ont des composantes stériles plus ou moins importantes. Tant que celles-ci restent contenues dans des limites supportables, l'impact sur le fonctionnement de l’écosystème reste modéré. Cependant, quand le seuil critique est atteint, l'écosystème réagit car sa fragilisation met en péril l'existence de tous.

    Transposer ce modèle aux pratiques de nos sociétés modernes permettrait d'identifier les risques et de les résorber. Mais ce travail reste à faire. Interroger au préalable le réductionnisme monétaire contemporain est un premier pas dans cette voie. Avec tout l'humour qui le caractérisait, John K. Galbraith écrivait dans L'Argent (1975) : « On discutera longtemps de savoir si l'amour de l'argent est la racine de tout le mal. Adam Smith (…) parvenait quant à lui en 1776 à la conclusion que, de toutes les activités auxquelles l'homme s'était jusqu'alors essayé – guerre, politique, religion, jeux violents, sadisme (…) –, faire de l'argent restait socialement la moins dommageable. Ce qui ne saurait être mis en doute, c'est que la poursuite de l'argent ou toute association prolongée avec lui sont susceptibles d'induire des attitudes et des conduites non seulement étranges, mais parfois pleinement perverses. »

    Les pistes proposées dans ce court article tentent de fonder une nouvelle approche subsumant le réductionnisme monétaire. L'Ecologie en est la matrice. Elles appellent de nombreux développements et commentaires.

    Frédéric Malaval  15/12/2011 Polemia

  • Regard écologique sur la dette souveraine (1/2)

    Loin d'être financière, la crise de la dette souveraine a des causes écosystémiques. C’est un symptôme. Son origine est que de plus en plus de gens s'accaparent des rentes capitalistiques, salariales ou sociales sans contrepartie écosystémique. Par analogie avec la terminologie des économistes dits classiques, leurs contributions sont stériles. En France, les prélèvements obligatoires étant à des niveaux très élevés, ce modèle ne peut fonctionner qu'en recourant à la dette pour financer les rentes des protagonistes aux activités stériles. Il en résulte une fuite en avant dont la dynamique est la conséquence de notre modèle social. Hier la civilisation des loisirs et le mythe de la croissance aujourd’hui en sont deux des plus importantes composantes. Une approche écologique de nos sociétés permet d'éclairer ces enjeux.

    La crise

    – Un jour de novembre 2011, près de Notre-Dame de Paris, une rue était fermée pour travaux : sept Africains étalaient consciencieusement du bitume sur la chaussée ; le seul Européen du groupe informait les passants de ne pas passer là…

    – Dans la livraison d’octobre-novembre 2011 (n° 37)  Ile-de-France Le journal du Conseil régional, un article exposait le travail d'un conservateur à l’Agence des espaces verts, émerveillé par un agrion de Mercure, spécimen rare de libellule… 

    Depuis l'automne 2008, chaque jour apporte son lot de désolations sur la crise que nous connaîtrions. Avant de développer ce thème, notons que celle-ci est très supportable : l'immense majorité perçoit des revenus et consomme ; les magasins sont pleins. Rien à voir avec une crise comme celle associée à la Perestroïka en URSS dont la manifestation la plus brutale fut que, du jour au lendemain, il n'y eut plus rien à acheter. La population survécut grâce à l'autoproduction, au troc et à la solidarité. A l’Ouest, nous disposons encore de marges de manœuvre importantes.

    Aujourd'hui, cette crise est assimilée à la crise de la dette souveraine, c’est-à-dire celle portée par la puissance publique. Celle-ci réunit toutes les composantes (Etat, régimes sociaux, collectivités locales, etc.) dont les revenus ne sont pas issus de la décision individuelle de chacun, mais de décisions collectives s'imposant à tous, par la force éventuellement. Notons aussi que la crise de la dette n'a pas pour objet de la rembourser, mais simplement de continuer à emprunter. Or, plus personne ne veut faire crédit.

    Deux niveaux d'analyse sont à distinguer pour éclairer ce que nous vivons aujourd'hui. Le premier relève de l'Economie politique ; le second de l'Ecologie.

    L’économie politique

    Pour les économistes, cette crise est purement financière. A son commencement, en automne 2008, le président de la Banque centrale européenne, interrogé sur son origine, reconnaissait, sûr de lui, que le monde que lui et ses semblables cherchaient à édifier souffrait encore de quelques imperfections. Cette crise allait contribuer à les révéler et à les résoudre. A l'opposé, sur Internet, fleurit, depuis, une pléthore d'analyses. Beaucoup voient dans cette crise la main de la Banque cherchant à installer une tyrannie pour réaliser un destin biblique. Entre les deux, des économistes interviennent quotidiennement pour fournir des analyses et des solutions. Emettre des obligations européennes pour racheter les créances douteuses en est une. D'autres, enfin, avouent, penauds, qu'ils ne comprennent pas ce qui se passe. Qui a tort, qui a raison ? Le débat dans cet espace est suffisamment riche pour ne pas nécessiter une contribution supplémentaire.

    Aussi, le cœur de cet article repose sur une approche écologique de nos sociétés contemporaines.

    L'écologie : la science des écosystèmes

    Pourquoi l'écologie interviendrait-elle dans le champ de l'économie politique ? Plusieurs raisons motivent cette démarche.

    Parmi elles, le constat que l’écologie est la science des écosystèmes. Alors que l'économie s'intéresse à la gestion de la maison (eco nomos), l'écologie construit des discours sur la maison (eco logos). Initialement, l'écologie s'est intéressée à la nature, mais très vite elle a étendu son espace d'intervention aux écosystèmes artificiels, c’est-à-dire ceux créés par des humains. Paul Duvigneaud (1913-1991) fut un des premiers à le faire en étudiant des écosystèmes artificiels comme la région bruxelloise ou une ferme ardennaise.

    C'est en 1935 que le Britannique Arthur Tansley définit l'écosystème comme étant l'ensemble des populations existant dans un même milieu et présentant entre elles des interactions multiples. Puis, les frères Odum, écologues américains, publient en 1953 Fundamentals of Ecology. Leur apport repose sur une analyse de la circulation de l'énergie et de la matière dont la conclusion est que les écosystèmes les plus stables sont ceux qui utilisent le mieux les flux d'énergie. Une multitude de travaux aboutissent à une conception de l'écosystème envisagé comme l'espace où chacun de ses constituants optimise ses chances de survie à court terme et à long terme, soit comme individu, soit comme population. Cette optimisation est à l’origine et la conséquence de l’efficience énergétique de l'écosystème. Les transferts d'énergie au sein des écosystèmes naturels se font par la prédation.

    La conception écosystémique du vivant établit que chaque élément de la faune ou de la flore assure des fonctions essentielles au fonctionnement de l'écosystème dont il est parti, ce dernier permettant rétroactivement à chacune de ces espèces de prospérer. Chaque composante d'un écosystème naturel apporte donc une contribution à l'ensemble. Quand un élément allogène est inadapté aux cycles et aux rapports trophiques constitutifs de l'écosystème, celui-ci est rapidement éliminé. S'il est plus adapté que les composantes originelles de l'écosystème, il élimine l'espèce avec laquelle il est en concurrence écologique. Le fameux équilibre écologique n'est par conséquent qu'une illusion due à son observation sur des échelles de temps humaines, donc très courtes. Tout change en permanence. Les formes et comportements les plus adaptés – individu, population, écosystème – triomphent des contraintes qu’ils rencontrent. Les contraintes les plus décisives sont issues de la géosphère, ensuite de la biosphère, puis de l’artisphère : l’ensemble des écosystèmes créés par les humains.

    Les réponses adaptatives aux changements irrépressibles comme le climat sont donc le moteur de l'évolution. L'optimisation des contraintes énergétiques est la clé de ce succès adaptatif. Voici en résumé, un résumé très concis, la vision de l'écosphère engendrée par l'écologie conçue comme la science des écosystèmes : une somme d’individus, de populations, d’écosystèmes enchâssés les uns aux autres à des niveaux d'intégration différents allant du gène jusqu'aux composantes caractérisant les écosystèmes artificiels, à savoir l'artisphère, la sociosphère, la noosphère.

    Sous cet angle, le développement économique correspond au processus d'artificialisation des écosystèmes. Selon les lieux et les climats, l'exigence d'artificialisation est plus ou moins forte. Ainsi, aux latitudes septentrionales, il est indispensable d'atteindre un niveau d'artificialisation élevé pour survivre. L’hiver oblige à prévoir, à se chauffer, à stocker, etc. Les humains vivant aux latitudes équatoriales ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. En chaque lieu du globe, les données géoclimatiques sont différentes, obligeant à des processus d'artificialisation adaptés à ces contraintes.

    Que ce soit pour les écosystèmes naturels, c’est-à-dire ceux fonctionnant sans la présence d'êtres humains, jusqu'aux écosystèmes artificiels les plus complexes, l'utilité écosystémique est la justification de la présence des populations et des individus qui les composent. Chaque élément capte dans l'écosystème les ressources dont il a besoin pour vivre et se reproduire. Ce faisant, il permet à d’autres de vivre. Cette attitude fondamentalement égoïste, mais vitale, permet à l'écosystème de fonctionner et ainsi d'optimiser les chances de survie de chacun, individus et populations.

    Cette vision étant la clé de l'approche écosystémique, sa transposition aux rapports sociaux aboutit à une conception très utilitaire de ces derniers. A l'instar des écosystèmes naturels, la justification de l'existence d'un individu ou d'une catégorie sociale au sein d'un écosystème artificiel n'est validée que par sa contribution écosystémique, que celle-ci soit actuelle et certaine ou potentielle et donc incertaine. C'est la condition pour participer au jeu du transfert des ressources disponibles.

    Dans d'autres écrits, cette approche avait été développée à partir des notions de valeur-ajoutée écosystémique (Coût du travail et exclusion/ Les 35 heures en question, Editions de l'Aube, 1999) et, plus récemment, de valeur écosystémique. Elle permet de comprendre pourquoi nous recourons à la dette pour entretenir les écosystèmes dans lesquels nous vivons. Schématiquement, de plus en plus de gens s'accaparent des rentes capitalistiques, salariales ou sociales, sans contrepartie écosystémique. Ils prélèvent des ressources pour vivre, sans participer à l'entretien de l'écosystème. Par analogie avec la terminologie des économistes dits classiques, leurs contributions écosystémiques sont stériles. Les prélèvements obligatoires sur ceux fournissant une véritable valeur-ajoutée écosystémique étant très élevés, ce modèle ne peut fonctionner qu'en recourant à la dette pour financer les rentes des protagonistes aux activités stériles. Celle-ci permet, en effet, de mobiliser des ressources sans les prélever sur les contributeurs écosystémiques. Il en résulte une fuite en avant dont la dynamique est la conséquence de notre modèle social.

    Sur la stérilité écosystémique

    Comment qualifier la stérilité écosystémique ? Traiter ce sujet est délicat, car cela revient à stigmatiser certaines catégories sociales. Or, cette dimension n'appartient pas à l'analyste quel qu'il soit, mais à la classe politique. Donner quelques pistes est cependant nécessaire pour éclairer le modèle exposé dans ces lignes, sachant que, d'un point de vue d'écologue, si les évolutions nécessaires ne sont pas faites par des voies pacifiques, elles s'imposeront par des crises majeures affectant aussi ceux qui auraient été préservés par une transition douce.

    Il y a lieu, au préalable, de préciser que la notion de stérilité issue des économistes est différente de la stérilité écosystémique. Leurs réflexions sur une métaphysique de la valeur en sont à l'origine. Parmi eux, les physiocrates français postulèrent que la valeur naît de la terre. Pour les libéraux anglais, la valeur naît du travail. Les socialistes, avec comme figure de proue Karl Marx, adhéraient à l'approche développée par les libéraux. Selon eux, l'essence de la valeur est bien le travail, mais seul le prolétariat crée de la valeur car les autres classes sociales ne travaillent pas. Avant eux, libéraux et physiocrates avaient déjà qualifié de stériles les classes sociales qui ne créent pas de valeur.

    Or, selon une conception écosystémique de nos sociétés, ces classes sociales qualifiées de stériles ne le sont pas. Un dirigeant ou un commerçant, par exemple, ont une fonction écosystémique déterminante. En URSS, la crise des années 1980 n'était pas due à l'absence de production, mais à l'absence d'échanges. Ainsi apparut la nouvelle classe sociale des oligarques, affairistes opportunistes dont le rôle déterminant, à la faveur de la transition de l'économie russe vers l'économie de marché et notamment des privatisations lors des deux mandats du président Boris Eltsine, fut de réorganiser ces échanges et d’en tirer de substantiels profits.

    Dans cet esprit, il faut aussi écarter les classifications traditionnelles. La première oppose les fonctionnaires aux salariés et entrepreneurs relevant de l'économie marchande. Dans l'une et l'autre catégories, des composantes sont indispensables à l'entretien de l'écosystème.

    Une autre opposerait les actifs et les inactifs. Là aussi, c'est compliqué. Il y a des inactifs très entreprenants mais leur action n’est pas reconnue socialement. Hier, la noblesse était qualifiée de oisive par la société bourgeoise. Pourtant, quand elle n'était pas à la guerre, c'est en son sein que sont apparues les innovations devenues des composantes majeures de notre monde moderne. Il faut aussi des gens qui pensent l'avenir. On citera comme illustration le parcours du comte de Buffon dont les contributions comme naturaliste, mathématicien, biologiste, cosmologiste et écrivain ont irrigué la pensée moderne. S’il n'avait pas été un inactif au sens bourgeois du terme, ses inventions seraient-elles apparues ?

    La stérilité écosystémique n'est donc pas réductible aux catégories actuellement en cours. Un salarié du public ou du privé peut n'avoir aucune justification écosystémique alors qu'un bénévole, un retraité, un rentier, voire un valétudinaire, en aurait.

    Comment apprécier alors la frontière entre les deux catégories structurant ce texte ? D'un côté, ceux qui apportent une valeur-ajoutée écosystémique ; de l'autre, ceux qui n'en apportent pas, indépendamment des revenus qu'ils en tirent ou pas.

    La première piste que nous voudrions proposer s'appuie sur les critères retenus pour devenir pilotes-kamikazes en 1945. Les Japonais savaient alors que la guerre était perdue. Ils ne vaincraient pas les Américains dont les porte-avions dominaient la mer. Incapables de les détruire par des armes traditionnelles, ils recoururent à des pilotes-kamikazes pour augmenter les chances d'atteindre ces cibles. Dans un entretien donné au magazine Info-pilote, un rescapé japonais affirmait que les pilotes autodésignés étaient majoritairement des étudiants en lettres. Les futurs scientifiques et ingénieurs étaient d'emblée exemptés d'avoir à se désigner volontaires. Entre un futur poète et un futur technicien, la société japonaise avait fait son choix : les seconds étaient considérés, a priori, plus utiles pour un futur compliqué que les premiers. C’était il y a plus de 65 ans.

    Plus près de nous : il est loisible de s'interroger sur l'énormité des frais de propagande engagés par de grandes firmes pour vendre leurs produits.

    Ainsi, le patron d'un groupe de téléphonie mobile avouait, il y a peu, le pourcentage des revenus qu’il consacrait à la publicité. Enorme. Et pour quel retour écosystémique ? Comme Danny Boom le raille dans un de ses sketches, pourquoi EDF fait-elle de la publicité ? « Ils ont dépensé tout leur argent dans la pub, alors qu'ils ont le monopole. »

    Idem pour le Paysage audiovisuel français. Grâce à la TNT, il existe de nombreuses chaînes de télévision généralistes. Or, elles diffusent à peu près les mêmes programmes. Le contenu des journaux télévisés est strictement identique : mêmes thèmes, mêmes images, mêmes commentaires, etc. Les feuilletons américains passent de l'une à l'autre. Quant aux émissions politiques, les mêmes invités donnent les mêmes réponses aux mêmes questions des mêmes journalistes. Tous ces protagonistes, dont les qualités pourraient s'épanouir dans d'autres fonctions, captent des ressources dont la justification écosystémique semble douteuse.

    Le recours massif à l'immigration est une des conséquences de cette réalité. Précisons d'emblée que d'un point de vue écologique un immigré est un individu installé durablement en dehors de son écosystème d'origine, au même titre qu'un éléphant dans la plaine de la Beauce ou qu'un ours brun dans la jungle congolaise. Un Européen installé durablement en Afrique équatoriale est un immigré.

    En France, la situation est très contrastée. Plus de 10 millions vivraient dans la partie européenne de la France. Dans les sous-sols du quartier d'affaires de La Défense en périphérie de Paris, il n'y a pas beaucoup d'Européens : ils sont dans les tours, propres et au chaud, ou au frais l'été, à faire du marketing, de la finance ou de l'administratif… Le problème est que les enfants d’immigrés les plus intégrés ne veulent pas aller dans les sous-sols et préfèrent travailler, eux-aussi, dans les tours. Cela oblige à faire appel à de nouveaux immigrés, arrachés de leur sol pour accomplir ce qu'il y a à faire dans les sous-sols ; souvent les tâches les plus ingrates mais incontournables écosystémiquement comme, par exemple, le ramassage des ordures.

    En France, le consensus sur l’immigration est total. Depuis 50 ans, les partis de gouvernement encouragent cette immigration car, entre autres, elle permet à leurs électeurs de bénéficier de statuts sociaux confortables qu’ils n’auraient pas autrement. La société française est extraordinairement stable et consensuelle sur ce sujet, car tout va très bien.

    Nous pourrions multiplier à l'infini les situations où une approche écosystémique éclaire des composantes et pratiques sociales dont la viabilité est douteuse. La composante noosphérique de nos écosystèmes artificiels est à l'origine de ces déviances qui, dans un processus naturel, seraient aussitôt sanctionnées, donc cesseraient. En s'affranchissant momentanément de ces contraintes, ils retardent l'échéance régulatrice.

    La conséquence est qu’une activité stérile écosystémiquement capte des ressources qui pourraient être économisées ou alors utilisées ailleurs. Or, par un processus que les écologues ont depuis longtemps identifié mais qu'il n'est pas possible de décrire dans cet article réducteur, le « trop » chez les uns est dû au « pas assez » chez les autres. A l'instar du bruissement de l'aile d'un papillon en Europe qui déclenche une tornade aux Philippines, l'orgie organisée à Paris pour fêter le lancement d'une campagne de pub sur le Développement durable crée une famine en Afrique.

    Comme il est difficile d’admettre que la crise est écosystémique, que chacun de nous en est à l’origine, des boucs émissaires ont été désignés à la population. Financiers, Agences de notation et Marché sont quotidiennement dénoncés comme les responsables de la situation. Or, les uns comme les autres répondent aux demandes que la société dans son ensemble leur adresse.

    A suivre…

    Frédéric Malaval  15/12/2011 Polemia