Texte n°10 (Rétablir la liberté d’expression – XXXe Université annuelle du Club de l’Horloge, les 15 et 16 novembre 2014.
♦ Ivan Blot, homme politique, essayiste, écrivain…
La raison pour laquelle l’Amérique a confisqué la liberté d’expression et la manière adoptée peuvent être analysées dans toute leur ampleur en ayant recours aux outils de pensée forgés par Aristote et Heidegger.
Les outils.
Pour Aristote l’existence de toute institution humaine peut être expliquée par quatre causes : la cause finale, qui est la plus importante, la cause motrice (les hommes), la cause formelle (les normes) et la cause matérielle (la technique et l’économie). Heidegger a repris cette clé d’analyse en observant, par un approfondissement de l’œuvre d’Hölderlin, que l’homme se situait dans un « quadriparti » (Geviert) composé de quatre puissances élémentaires : la Divinité, les Mortels, le Ciel et la Terre. Il ajoute à cela une notion nouvelle, le « Gestell » ou arraisonnement utilitaire. Il soutient la thèse selon laquelle l’homme occidental est aux prises avec un système qui le déshumanise, produit par le rationalisme scientiste. Seules comptent, dans ce système, les procédures juridiques et économiques. L’homme, alors, ne présente plus d’intérêt dans son humanité mais devient un rouage du système utilitaire. Celui-ci subvertit les quatre valeurs du quadriparti pour lui substituer quatre idoles : l’ego qui détrône Dieu, les masses qui supplantent la personne humaine, l’argent qui tient lieu d’éthique et la technique et l’économie qui substituent leur logique au respect des racines qui inscrivent l’homme dans une lignée. Ceci afin d’obtenir des individus interchangeables d’où l’intérêt de l’égalitarisme : l’éradication des racines, de l’idéal, des personnalités indépendantes et de la divinité.
Les trois formes du Gestell au XXe siècle.
Pour Heidegger, le « Gestell » a pris, au XXe siècle, trois formes concurrentes : le fascisme, le communisme et le système occidental. Les deux premières, l’une centrée sur le IIIe Reich, l’autre sur l’URSS se sont effondrées. Il demeure la troisième forme, arrimée aux Etats-Unis. Cette dernière figure suscite de nombreuses protestations, beaucoup considérant qu’il n’est pas possible de mettre sur un même plan politique le IIIe Reich, l’URSS et ce qui est aujourd’hui l’Occident. A cela, Heidegger a répondu que si l’objection était politiquement légitime, elle n’était pas juste d’un point de vue métaphysique, les trois systèmes étant, sous cet angle, analogues. Dans les trois cas, l’homme est soumis à l’arraisonnement utilitaire : la technique et l’économie sont devenues des idoles ; les masses sont mises en avant ; les normes sont matérialistes (argent ou pouvoir) ; l’ego remplace Dieu. Parce qu’il a besoin d’asseoir son pouvoir sur les hommes réduits à l’état de rouages, le système utilitaire, le Gestell, est un adversaire de la liberté d’expression. Mais il peut se servir de l’apparence de celle-ci pour ses fins propres. C’est le pouvoir d’influence (« soft power »), concept développé par l’homme politique américain, Joseph Nye. Dans cette approche, la puissance de persuasion joue le rôle majeur. Il s’agit, pour contrôler les esprits sans coercition directe et asseoir ainsi une domination durable, d’utiliser toutes les capacités de communication offertes par nos sociétés et de décider du calendrier médiatique. Les adversaires sont conduits à penser comme vous.
Les acteurs centraux constituent une oligarchie qui s’est emparé du pouvoir aux USA.
Tocqueville a écrit « De la démocratie en Amérique » en remarquant que la démocratie, par son égalitarisme et son conformisme, pouvait menacer la liberté. A vrai dire, l’Amérique a toujours été plus une oligarchie, centrée sur la fonction marchande, qu’une vraie démocratie. Quelques repères illustrent ce caractère formel de la démocratie aux Etats-Unis. Ainsi, ceux-ci ont longtemps toléré l’esclavage. De manière plus anecdotique, les conditions dans lesquelles fut inaugurée la statue de la Liberté à New York, le 28 octobre 1886, par le président Grover Cleveland méritent d’être rappelées. Les Noirs et les femmes ont été exclus de la cérémonie (sauf l’épouse de Bartholdi et la petite-fille de Ferdinand de Lesseps). En revanche, les francs-maçons étaient en nombre. Curieuse liberté réservée à certains et pas à d’autres ! Déjà bien avant, les Pères de la constitution américaine dont plusieurs étaient des propriétaires d’esclaves, se méfiaient du peuple d’où l’élection du président au suffrage indirect et la création d’un organe aristocratique de membres nommés à vie, la Cour Suprême.
Néanmoins, au XIXe siècle, un conflit opposa les démocrates authentiques, partisans d’instaurer une démocratie directe et l’oligarchie au pouvoir, campant sur les positions acquises, incarnée notamment par les puissantes compagnies de chemins de fer. Ce conflit se produisit dans l’Ouest, ce qui explique la raison pour laquelle le système de la démocratie directe fut adopté par la plupart des Etats de l’ouest, sur le modèle suisse de la démocratie directe (voir le livre d’Yvan Blot : La démocratie directe – Editions Economica).
L’événement qui fut à la source de cette évolution institutionnelle remonte à l’année 1900. En Californie, la compagnie « Southern Pacific » acheta des politiciens et des juges dont les décisions furent prises, notamment, au détriment des agriculteurs. Mais, un procureur, Hiram W. Johnson (1866-1945), fit condamner le président du Congrès de Californie et le président de la Southern Pacific pour collusion. Devenu un héros national il fut élu gouverneur (1911-1917) et il fit réformer la constitution de l’Etat pour établir la démocratie directe.
Toutefois, ce mouvement populiste (c’était leur nom !), s’il s’imposa à l’échelon d’un certain nombre d’Etats, ne put jamais l’emporter au niveau fédéral. En effet, la politique nationale conduite aux Etats-Unis est devenue plus que jamais oligarchique. Seuls des milliardaires peuvent devenir présidents. Sur les risques inhérents à un pouvoir oligarchique, Eisenhower avait exprimé ses craintes dans son discours d’adieu du 17 janvier 1961 : « cette conjonction d’une immense institution militaire et d’une grande industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine. Son influence totale, économique, politique, spirituelle même, est ressentie dans chaque ville, dans chaque parlement d’Etat, dans chaque bureau du gouvernement fédéral, (…) dans les assemblées du gouvernement, nous devons nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait été ou non sollicitée ou exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques ».
Au-delà des deux pouvoirs dénoncés par l’ancien général Eisenhower, le pouvoir oligarchique américain comprend d’autres acteurs. Figurent ainsi les banques dont le rôle politique international est immense (Goldman Sachs ou Morgan), les grands media et de puissants groupes de pression universitaires. Ces différents protagonistes ont tout avantage à s’opposer à la liberté d’expression à chaque fois que leurs intérêts sont en jeu.
A l’issue de cet ensemble d’observations, il convient d’examiner ce que sont les normes juridiques et morales aux Etats-Unis.
Les règles et les valeurs dans un pays de plus en plus divisé.
Juridiquement, la liberté d’expression repose sur le premier amendement à la constitution, inscrit dans le « bill of rights » (déclaration des droits) de 1789. « Le Congrès ne fera aucune loi relative à l’établissement d’une religion ou à l’interdiction de son libre exercice, ou pour limiter la liberté d’expression de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser à l’Etat des pétitions pour obtenir réparation ».
Un exemple relativement récent et assez extrême du point de vue de l’exercice de la liberté d’expression est l’arrêt Texas contre Johnson rendu par la Cour suprême en 1989, relatif à l’outrage au drapeau. En l’occurrence, brûler l’emblème national a été considéré comme une manifestation de la liberté d’expression en vertu du Premier amendement. Toute réglementation visant à réprimer ce type d’offense était donc contraire à la Constitution. A la suite de la décision de la Cour suprême, le Congrès adopta la même année le Flag Protection Act, mais la Cour par un nouvel arrêt du 11 juin 1990 maintint sa décision initiale.
Cette tolérance face à la libre expression des opinions est ancrée dans les mentalités. Milton Friedman dit un jour à Yvan Blot, lors d’une rencontre à San Francisco : « Je suis juif et je n’accepte pas vos lois françaises dites antiracistes qui limitent la liberté d’expression. On a le droit de ne pas aimer telle ou telle ethnie. Mais on n’a pas le droit de frapper quelqu’un : pour cela, le code pénal suffit et il n’y a pas besoin de lois spécifiques ». Ivan Blot lui répondit : « Venez dire cela en France à la télévision ! » ; « Ah, non ! répond-il, car je ne veux pas ne plus être invité dans votre pays ». Ce dialogue illustre la pratique de l’autocensure chez un libéral convaincu !
Si ces assises juridiques et intellectuelles sont importantes, elles ne constituent pas, pour autant, un absolu. Certes, la liberté est la première valeur proclamée aux Etats-Unis mais il peut être accordé à d’autres valeurs une force supérieure. Longtemps, ce fut le cas du droit de propriété invoqué pour maintenir l’esclavage. Ainsi, l’une des raisons de la guerre d’indépendance tient à l’affaire James Sommerset, un esclave fugitif qui avait échappé à son maitre lors d’une escale aux îles britanniques. Lord Mansfield, chief justice, saisi de ce cas donna raison au fugitif en 1772 et proclama sa liberté au nom de la Common Law. Dès lors, il y eut une grande crainte en Amérique de voir cette jurisprudence traverser l’Atlantique. La guerre d’indépendance éclata en 1775.
Aujourd’hui, comme valeur, l’égalité semble plus importante que la liberté. Ainsi la Cour Suprême a interdit les prières à l’école publique. Ainsi également, en 2013, les autorités de l’université publique de Sonoma en Californie demandèrent par deux fois à Audrey Jarvis, une étudiante, de cacher le crucifix qu’elle portait. Mais, dans ce dernier cas, cela échoua. Un arrangement fut conclu par l’intermédiaire du Liberty Institute qui rassemble un groupe d’avocats conservateurs travaillant à « la restauration de la liberté religieuse à travers l’Amérique » et des excuses formelles furent présentées à la jeune fille.
Par ailleurs, il faut souligner que le premier amendement ne s’applique qu’aux autorités publiques, en revanche le secteur privé peut s’opposer à la liberté d’expression.
Gertrud Himmelfarb a montré dans son livre « One nation, two cultures » que le consensus américain autour des traditions chrétiennes et de la liberté s’est brisé dans les années soixante. Il en résulte des évolutions profondes par rapport aux principes qui dominaient jusqu’alors. Un exemple parmi d’autres qui illustre ce mouvement est la décision de la Cour suprême rendue le 27 juin 2005 qui déclare inconstitutionnel l’affichage des dix commandements dans les tribunaux de McCreary et Pulaski (Kentucky). Curieusement, la même Cour Suprême a rendu le même jour une autre décision (Van Orden v. Perry) qui déclare constitutionnelle la présence des dix commandements dans le parc du capitole du Texas.
Dans certaines universités règne une véritable dictature du politiquement correct. Ce terme signifie « linguistiquement correct » au regard des mœurs et des opinions dominantes. Au nom de cette posture intellectuelle, une lutte est menée contre tout ce qui est considéré comme des inégalités, sauf celle due à l’argent. Cette lutte anime les mouvements féministes, homosexuels et multiculturels. Le but est de changer les rapports sociaux. L’idée dérive du marxisme-léninisme et de la révolution bolchevique de 1917. La gauche américaine s’en empara vers 1980. La ligne idéologique suivie par celle-ci s’explique par le caractère essentiel du politiquement correct qui place l’égalité au-dessus de la liberté.
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