C’est devenu un lieu commun que de présenter la tribune du Parlement, sous la III République, comme dominée par deux hommes, se faisant face et s’opposant dans l’hémicycle du Palais-Bourbon, Albert de Mun et Jean Jaurès. N’ayant entendu ni l’un ni l’autre, nous ne pouvons comparer l’emprise de leur éloquence à celle de tel ou tel de leurs successeurs dont nous avons eu occasion d’admirer le talent. Force nous est donc de nous en remettre à l’appréciation de ceux qui furent leurs auditeurs en même temps que leurs collègues. Or, en ce qui concerne Albert de Mun, l’éloge est unanime.
A Charles Maurras, qui lui faisait observer un jour que de Mun lui semblait manquer d’originalité dans la pensée et lui paraissait n’être qu’une voix, Maurice Barrès répondait avec l’accent d’une profonde admiration : « Oui ! mais quelle voix ! » Et, au même Barrès, le socialiste anticlérical Viviani confiait qu’il tenait de Mun pour « le plus grand orateur du Parlement, égal dans la préparation et dans l’improvisation ».
Anatole de Monzie, qui brilla si souvent dans les débats parlementaires et qui avait le droit d’être difficile, nous le présente ainsi dans ses Mémoires de la tribune :
« Albert de Mun avait en effet « la flamme, l’image, le mouvement, l’ampleur, la majesté et pourtant une certaine simplicité, le pathétique, l’ironie, la pureté de la forme, la rigueur de la composition qui dispose des arguments avec une logique pressante » (Cardinal Baudrillart, discours à l’Académie).
Il possédait surtout la seigneurie de la parole, une nonchalance souveraine dans la réplique, un bienveillant dédain que soulignait le pli de sa lèvre.
« Durant que vivait Albert de Mun, point n’était besoin de chercher une définition du gentilhomme. « Voyez de Mun », disait-on. La mince silhouette d’un officier de cavalerie, une démarche souple et ferme, un geste rare, toujours dépourvu d’emphase, conféraient à sa personne un prestige immédiat auquel les rudes démagogues ne se montraient point insensibles. A un haut degré de perfection, la politesse touche et charme les natures les plus renfrognées. Albert de Mun provoquait une contagion de courtoisie : nulle interruption ne s’élevait dans la Chambre de 1910-1914 quand il prononçait une de ces harangues où l’émotion contenue ennoblissait une pure argumentation. »
Mais Anatole de Monzie n’avait entendu Albert de Mun qu’à la fin de sa carrière, alors que ses interventions, raréfiées par la maladie, étaient écoutées avec la déférence que les auditoires les plus hostiles ne refusent pas à celui qui apparaît condamné à un irrémédiable déclin. Trente ans plus tôt, à ses débuts à la Chambre des Députés, Albert de Mun, pour éloquent et distingué qu’il fût, n’abordait pas la tribune dans ce silence respectueux ! A travers sa correspondance avec Maurice Maignen, il est aisé de constater que sa parole soulevait, à l’occasion, autant de réserve désapprobatrice chez ses voisins de travée que d’hostilité véhémente chez ses collègues de gauche. Il n’en reste pas moins qu’Albert de Mun présente un cas exceptionnel d’orateur-né.
Sa carrière n’avait pu lui faire soupçonner à quel point Dieu l’avait doué du don précieux d’exprimer ses sentiments et ses convictions avec une chaleur communicative. La révélation en vint, à lui comme à son entourage, de son premier discours, celui qu’il fit aux ouvriers du Cercle Montparnasse, à la demande de Maurice Maignen. Tandis que ses amis s’entreregardaient, émerveillés, sa femme, étonnée et comme inquiète, répétait à La Tour du Pin : « Mais, qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il a ? ». Il avait simplement ce magnétisme qui émane des grands cœurs et des âmes généreuses, et qui transporte les auditoires lorsqu’il devient le Verbe.
Tous ceux, si nombreux encore, qui ont entendu l’abbé Bergey, se rappellent à quel point ils étaient pris aux entrailles et au cœur par la parole fascinante du populaire curé de Saint-Emilion. Qui a vu une foule paysanne, suspendue à ses lèvres, passer, en quelques instants et à son gré, du sourire aux larmes, a su comment, à la Voix d’un Saint Bernard ou d’un Pierre l’Ermite, jadis, des hommes par milliers se faisaient coudre une croix rouge sur l’épaule droite et partaient à la délivrance du Saint Sépulcre.
Albert de Mun était de la race des prêcheurs de croisades, et si son éloquence parut si parfaite à ses contemporains, c’est qu’elle unissait la clarté élégante de la forme à la noblesse de la pensée et à la force de la foi. Rien n’est plus payant dans l’action civique que le désintéressement dans le zèle.
Nul ne pouvait prêter de bas calculs et des vues égoïstes à cet officier brillant, titré, bien noté, ayant devant lui la promesse de tous les succès d’une carrière militaire et mondaine, et qui prenait sur ses loisirs pour aller haranguer, dans d’obscures salles, de modestes auditoires, à qui il rappelait qu’un chrétien a plus de devoirs à remplir que de droits à revendiquer !
Ce n’est pas lui qui eut l’ambition d’une tribune officielle plus retentissante. Lorsque, le 26 novembre 1875, il donna sa démission de l’armée, il ne songeait qu’à éviter des observations justifiées de la part de ses chefs et à pouvoir consacrer désormais tout son temps à l’Œuvre des Cercles Catholiques d’Ouvriers. Ce sont ses amis qui songèrent à utiliser au Parlement un talent oratoire capable de contrebattre les dogmes funestes semés par la Révolution et de rendre la France à sa vocation royale et chrétienne. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, c’est sur la suggestion de René de La Tour du Pin que le comte de Chambord demanda aux Comités royalistes de l’Ouest de réserver à de Mun une circonscription sûre en Bretagne.
Si, en février 1876, Albert de Mun fut candidat catholique à Pontivy, il y fut aussi candidat légitimiste. Non seulement, il ne fit pas mystère de ses opinions royalistes, mais, nous dit Jacques Piou dans la biographie qu’il consacra plus tard à son collègue et ami, « il avoua hautement ses relations avec le comte de Chambord, dont il avait reçu de précieux témoignages de sympathie, un surtout, encore récent, qui lui avait été au cœur. Son dernier enfant était le filleul du couple royal ; cet honneur était rehaussé par une lettre qui l’avait rempli de gratitude».
Non seulement, il ne taira pas ses convictions politiques, mais il en donnera les raisons avec éclat, notamment dans sa campagne électorale de 1881, à Vannes.
Royaliste, de Mun l’est d’abord parce que la monarchie a fondé la France et qu’elle est conforme au génie français : « la forme sociale et politique dans laquelle un peuple doit entrer et rester n’est pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé »
Royaliste, il l’est encore parce que la monarchie, c’est l’accord harmonieux et constant de la nation et du pouvoir central. En soumettant le peuple à la loi barbare du nombre « ce souverain terrible, tour à tour esclave et tyran, sans nom, sans corps, sans responsabilité », on a tué l’autorité au profit de l’arbitraire.
Royaliste, il l’est enfin parce qu’en France, la monarchie est chrétienne. Cela ne veut pas dire qu’elle est « un gouvernement de curés », loin de là ; mais le roi, qui l’est par la grâce de Dieu, exerce « un pouvoir soumis à la loi divine, qui fait respecter Dieu, et qui laisse l’Eglise libre dans son culte, dans sa parole, dans ses institutions et dans son gouvernement ».
En 1881, le comte de Chambord est encore en vie, et c’est vers lui que monte l’ardent hommage des acclamations qui accueillent le cri final de l’orateur : «Dieu et le Roi ! »
Plus tard, de Mun fera la confidence qu’à la mort du comte de Chambord, s’il y eut encore place dans son esprit pour l’opinion monarchique, il n’y en eut plus, dans son cœur, pour la croyance à la monarchie. Il nous faut bien le croire puisqu’il nous le dit, mais cela ne s’induit pas de sa conduite apparente.
A Gôritz, nous devons le répéter, il rédigera avec La Tour du Pin la dépêche que le duc de La Rochefoucauld-Bisaccia, au nom de tous les royalistes assemblés autour du cercueil d’Henri V, adressera à Mgr. Le comte de Paris, pour saluer en sa personne le représentant incontesté du droit monarchique français.
Bien plus tard, et non pas dans un discours électoral, mais à l’occasion du 15ème anniversaire de la fondation de l’Œuvre des Cercles Catholiques, le 22 mai 1887, il tiendra à réaffirmer avec force son attachement au Prétendant et au principe qu’il représente : « Messieurs, j’ai besoin d’ajouter un mot : je vous ai promis une explication loyale et franche ; il faut la compléter. Je crois que j’exprimerai du reste l’opinion de beaucoup d’entre vous. Chercher ainsi dans principes de l’Eglise le salut de la France, est-ce, du même coup, se désintéresser de la forme de son gouvernement et de sa constitution politique ? Je ne l’ai jamais pensé, je ne l’ai jamais conseillé, et je ne le pense pas encore aujourd’hui. Je vous ai pris pour confidents, j’irai jusqu’au bout. J’ai été profondément attaché au Prince qui a si longtemps représenté devant notre pays la splendide image de la monarchie chrétienne. (Bravos et vifs applaudissements.) Je l’ai servi avec fidélité et je suis resté depuis sa mort, je resterai toujours le serviteur du droit et de l’hérédité monarchique ».