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culture et histoire - Page 1860

  • La querelle du paganisme et du christianisme

    Il y a un "esprit" rivarolien, il n'y a pas de doctrine rivarolienne. Depuis leur fondation, Rivarol et ECRITS DE PARIS fédèrent des lecteurs issus de courants très divers. Nos détracteurs nous définissent volontiers tels les vaincus de 1945 ; ce qui n'est pas tout à fait faux, s'il est vrai que Rivarol et ECRITS DE PARIS incarnent ce courant d'idées animant la vraie droite. Mais qu'est-ce que la droite ? De Joseph de Maistre à Mussolini, de saint Thomas d'Aquin à Donoso Cortès, de Bossuet à Franco, de Maurras à Julius Evola, de la monarchie légitimiste au national-socialisme, des catholiques intégristes (toutes tendances confondues) aux néo-païens, il y a des différences doctrinales telles que l'on peut se demander parfois si l'identité de l'esprit rivarolien n'est pas une sensibilité réactive réduite à la dénonciation d'ennemis communs, mais sans unité intrinsèque. On peut toutefois avancer une définition consensuelle. Mérite d'appartenir à la famille des rivaroliens toute personne posant au principe de ses choix politiques la thèse suivante : l'Europe charnelle et territoriale, chargée de son héritage spirituel et ethnique, ainsi prise en ses composantes germanique, celtique et gréco-latine, constitue l'élément intellectuel et physique en lequel la condition humaine accède à la pleine conscience d'elle-même, et par là prend son sens et justifie son existence ; et cela doit être tenu pour vrai non seulement pour les Européens, mais pour tous les peuples de la terre. Reste à se demander ce en quoi consiste cet héritage européen, lequel s'explicite en nations européennes chacune dotée d'un génie propre et insubstituable. Abordons aujourd'hui la question suivante : le christianisme est-il consubstantiel - non seulement de fait mais en droit - à l'identité européenne ? Un problème aussi lourd ne saurait sans ridicule être traité en quelques lignes. Ne seront développées ici que quelques suggestions.
    Le désir le plus profond de l'homme, induit par sa différence spécifique (animal raisonnable), est le désir de connaître. Comme le faisait observer - bien avant Heidegger - Arthur de Gobineau dans son fameux « Essai sur l'origine de l'inégalité des races humaines » (livre I) notre civilisation occidentale « a poussé loin l'esprit compréhensif et la puissance de conquête, qui en est une conséquence : comprendre tout, c'est tout prendre ». Il n'est aucune force créatrice, aucune culture, qui ne s'enracine dans le désir de connaître, lequel culmine dans la contemplation de l'être en tant qu'être. Toute culture est projection d'un idéal expressif de ce que l'homme a à être ; après Pindare (Les Pythiques, 2, 72), même un Nietzsche (Le Gai Savoir § 270) invitait son prochain à devenir ce qu'il est (« du sollst der cerdan, der du bist ») ; devenir ce qu'on est, c'est se conformer à son essence. Mais ce que l'on nomme l'essence d'un être, son paradigme, sa raison d'être, cela désigne une participation à l'acte d'être, c'est-à-dire une modalité dans l'être, ou encore une certaine manière d'être un être. Or c'est de l'acte d'être que l'essence tire son être d'essence et son intelligibilité : l'essence dit le possible, par opposition à l'existence qui dit la réalité, mais même le possible doit avoir une existence de possible pour être dit possible, à peine de n'être rien ; aussi la représentation culturelle de l'essence humaine sera-t-elle d'autant plus exacte que sera plus développée la spéculation sur l'être en tant qu'être. Quand on a tout dit d'un être, il reste à se demander ce que c'est que d'être de l'être ; et ce que l'on sait de cet être est en dernier ressort suspendu à la compréhension de ce qu'est l'être en général. On dira qu'être de l'être, c'est tout simplement n'être pas du néant, et qu'il n'y a pas lieu de s'interroger longuement sur une chose aussi évidente, que ces spéculations sont oiseuses. Le problème est que le néant tient sa définition de celle de l'être dont il n'est que la négation. « Pourquoi y a-t-il de l'être et non pas plutôt rien ? », se demandaient Leibniz et Heidegger. L'homme est immergé dans un monde dont il est solidaire, c'est-à-dire dans un ensemble d'êtres dont l'acte d'exister ne s'impose pas de lui-même, et la recherche du "pourquoi" du monde enveloppe le souci du sens de l'existence de l'homme.
    Méditer sur l'être en tant qu'être, tel fut bien l'effort sublime de la pensée universelle, en Orient et en Occident, et à peu près à la même époque, en rupture avec cette pensée mythique qui faisait le berceau intellectuel de l'humanité. Mais c'est en Grèce, et seulement en Grèce que la philosophie est née ; c'est ainsi par le souci philosophique que se définit d'abord l'esprit occidental. Les premiers penseurs de la Grèce, contemporains à peu près du brahmanisme puis du bouddhisme (6e et 5e siècles, les Upanishad furent composées entre le 8e et le 6e siècle) se sont demandé, comme physiologues, quelle est la nature profonde du réel. Thalès de Milet disait que la nature profonde des choses (et ce qu'il y a de plus profond en elles, c'est bien qu'elles sont de l'être) est eau. Pour Anaximène, elle était air, pour Anaximandre, elle était "apeiron" (l'infini au sens d'indéfini) ; pour Démocrite elle était atome, pour Empédocle d'Agrigente elle était les quatre éléments (eau, terre, feu, air) combinés par l'Amour et la Haine ; pour Pythagore elle était nombre. Pour les Orientaux elle était "Brahma", puissance absolue immanente au monde en lequel elle se manifeste, et associée, comme chez Empédocle, à deux principes contraires (Vishnou qui conserve et Çiva qui détruit), dans une confuse intuition païenne de la Trinité, à l'Est comme à l'Ouest. Puis, s'approfondissant, la pensée universelle a compris que les êtres donnés à notre expérience sont en devenir, que le devenir semble constituer ce qu'il y a de plus commun aux êtres (qui tous naissent et périssent), que l'être en général est aussi ce qui est commun à tous, qu'ainsi l'être en tant qu'être peut être identifié à l'universel devenir (Heraclite). Cependant, ils se sont promptement avisés du fait que devenir consiste à se contester, ainsi à n'être pas ce qu'on est, que donc ce qui est devenir n'est pas le paradigme de ce qui est vraiment, et que l'être en tant qu'être est irréductible à ce qui devient. Dès lors, ce qui est, ce ne sont pas les choses qui sont en devenir, c'est l'essence immobile des choses mobiles, c'est leur concept ou leur idée : ce triangle tracé dans le sable s'effacera, mais non l'idée de triangle et ses propriétés logiques. Ce qui est vraiment, c'est l'idée de ce qui est, c'est l'idéal dont le réel mobile n'est que la réalisation contingente et illusoire, à tout le moins structurellement inadéquate. Or l'idée en général, c'est ce qui est pour la pensée, ce qui subsiste dans la pensée, de sorte que ce qui est, c'est la pensée de l'être, c'est elle qui est être véritablement ; être et pensée ne font qu'un, comme l'enseignera Parménide dans son poème. « Pantarei », dit Heraclite, mais le philosophe qui saisit le devenir n'est pas lui-même en devenir, au moins quant à sa pensée, puisqu'elle peut se l'objectiver, ainsi s'en émanciper, afin d'attester qu'il n'est pas ce qui mérite le nom d'être. Cela dit, penser est penser qu'on pense, sans quoi, ne sachant même pas que quelque chose lui est donné à penser, le moi ne penserait pas. Aussi la pensée, qui est l'être saisi dans son fond, est aussi cogito, l'être en tant qu'être est un cogito. Et c'est à partir de maintenant que se produit une césure qui décide de la dualité du développement de l'Orient et de l'Occident. À l'Est comme à l'Ouest, on prend conscience du constat suivant : l'être en tant qu'être est pensée, ainsi cogito, mais le cogito est duel, sujet et objet, scindé, il consiste dans l'acte d'être pour soi-même un autre ; or l'absolu est simple, parce que, s'il était composé, alors il requerrait un principe de composition qui lui serait antérieur, et alors il ne serait pas l'absolu. La décision orientale est la suivante : l'absolu, étant simple, est au-delà de la pensée, et de ce fait il est au-delà de l'être même, de cet être que les premiers penseurs tenaient pour l'absolu. L'absolu est au-delà de l'être, au-delà de l'essence entendue selon son étymologie : au-delà de l'étance ou étoffe de ce qui est en tant qu'il est, et que les philosophes (moment platonicien, puis aristotélicien, de la pensée universelle) avaient désignée telle la cause (transcendante, puis immanente) de ce qui est, à savoir son essence (au sens devenu classique de quiddité), ainsi son idée. Et si l'absolu est au-delà de l'essence, il est au-delà de l'intelligible, il échappe à tout concept, et tel est bien le constat de penseurs aussi divers que le Platon du livre 6 de la République, de Plotin, de Maître Eckhart, de Descartes (les essences sont créées par un Dieu fantasque qui, tel le dieu de l'islam, décide du vrai et du faux en les créant), de Pascal (notre raison n'est bonne qu'à nous faire prendre conscience de notre misère et de notre finitude), mais aussi de Kant, maître de la modernité, pédagogue du mondialisme démocratique : l'être, dans sa différence d'avec son apparaître, échappe au concept ; il n'est connaissable que comme phénomène construit, ainsi « pour nous » mais non « en soi ». L'absolu est au-delà de notre souci d'intelligibilité : tel est aussi le constat -horresco referens - du saint Thomas d'Aquin de la « Somme théologique » (question 3 article 5) : Dieu n'est pas substance, car tout genre (dont la catégorie de substance) est composé, or Dieu est simple, et ainsi Dieu échappe à tout genre, il échappe à nos catégories et, parce que Dieu est l'être même (celui dont l'essence est d'exister), alors l'être échappe à nos catégories. Qu'est-ce à dire, sinon que, au rebours de l'aristotélisme, les catégories de notre pensée sont des catégories de la pensée de l'être et non point de l'être que la pensée pense ? Et si saint Thomas s'en était tenu là, saint Thomas aurait déjà été kantien, ce que ne cessent d'affirmer sans vergogne nos penseurs contemporains, tel Jean-Luc Marion, dans le sillage de Gilson et de Sertillanges, tous thomistes démocrates-chrétiens. Or notons ceci : si l'absolu est au-delà de l'être, à tout le moins de l'être connaissable, cependant qu'on tient à maintenir la thèse selon laquelle il est, c'est que l'être en tant qu'être est inintelligible, au moins pour nous ; c'est qu'il échappe à tout concept, et voilà que l'on voit poindre l'apophatisme générateur de nihilisme, lequel ne sera évité que par le recours à la foi, mais désormais à une foi qui déclarera la raison incompétente pour donner sens à la vie, ainsi à une foi entée sur le sentiment, sur la volonté pure, sur l'autorité arbitraire ou sur l'élan vital. Et l'apophatisme (de Dieu et de l'être, on ne peut savoir que ce qu'ils ne sont pas) est bien la racine du nihilisme : le mot "sens" a deux sens : signification (intelligibilité) et direction (finalité), lesquelles renvoient à la même chose (l'essence d'un être est sa finalité). Aussi, déclarer que l'être en tant qu'être est inintelligible, c'est lui dénier toute raison d'être, c'est le rendre absurde.
    Tel est au fond le dernier mot de la sagesse orientale, ou plutôt du moment oriental de la pensée universelle : l'absolu est au-delà de l'être, il est l'Ineffable, l'Un, l'inobjectivable et donc l'inconnaissable. Il échappe au Logos et il n'est pas Logos. Mais à ce titre même il est, en toute logique et en droit, immanent au monde : en vertu de son indétermination radicale, il ne possède rien qui le distingue de ce dont il est l'autre. Si tout son "être" est d'être autre, et ainsi d'être autre que l'être, il est "neens", néant, de sorte que, s'il est quand même quelque chose plutôt que rien, cet autre que l'être ne saurait être un autre être (il aurait en commun avec l'être d'être de l'être, et il ne serait pas absolument autre), mais simplement il est comme l'envers de l'être, sa face cachée ; en termes logiques, pour attester la différence de deux choses, il faut qu'elles soient comparables, mais elles doivent avoir quelque chose de commun pour être comparables, elles ne sauraient être à ce point différentes l'une de l'autre qu'elles ne puissent être comparées entre elles ou référées à un terme commun, de sorte que, ce qui consiste dans l'acte d'être le « tout autre » de ce qui est et de ce dont on peut parler, eh bien !, on n'en peut même pas parler pour dire de lui qu'il est autre ; le « tout autre » en vient à se confondre avec ce à quoi il s'oppose. La maximisation de l'apophatisme aboutit à l'athéisme, et elle s'anticipe dans l'immanentisme. L'absolu des Orientaux est l'en-soi du réel, toute son efficience consiste à se manifester dans les êtres divers, il n'a pas d'être propre en dehors de sa manifestation qui pourtant ne l'épuisé pas, mais bien plutôt ne le révèle qu'en le voilant. Tel est bien l'être de Heidegger, cet être qui, dans sa « différence ontologique » d'avec l'étant, « se déclôt dans la dispensation de présence », ne se dévoile qu'en se voilant. Tel est aussi le dernier mot du polythéisme en général : les dieux sont autant de manifestations ou d'avatars d'un absolu inconnaissable, incapable de se dire lui-même adéquatement dans une manifestation qui serait sa Parole et son autorévélation ; s'il le pouvait, il serait cet absolu inclusif de sa manifestation, il serait son dire de soi, il serait sujet, et ainsi il serait un être, un étant ; il serait cet acte d'être identique à son essence. Il ne serait pas ineffable, au-delà de l'être et de la pensée, il serait l'être qui est sa pensée. Et le polythéisme multiplie à l'infini les dieux pour signifier, désespérément et inadéquate-ment, l'infinité d'un absolu que ce même polythéisme, parce qu'il est apophatiste, est incapable de penser autrement que comme immanent au monde. Puis donc que le moment oriental de la pensée est l'apophatisme, alors, quand la pensée nourrit sa vocation à rejoindre l'absolu, elle ne peut le faire qu'en renonçant à elle-même, à son appétit d'intellection, à son désir d'arraisonnement de l'être en tant qu'être par concept, elle doit s'abandonner elle-même, et elle ne peut se mettre en rapport avec l'absolu qu'en tentant de se fondre en lui, de se résorber en lui ; il s'agira de tenter de « vivre l'expérience du divin », de coïncider avec lui sans se l'objectiver, de se fondre en lui dans et par la réalisation d'un "Soi" universel supposé sommeiller au fond de chacun, et dont la conscience individuelle n'est que le paravent illusoire et momentané.
    L'Occident au contraire, c'est le refus prométhéen du renoncement à soi de la pensée conceptuelle. L'absolu est au-delà des êtres (puisqu'ils sont en devenir et contingents), mais il est lui-même être afin d'être intelligible, il est donc étant pour être objectivable. Pour être un étant (c'est-à-dire un être) tout en étant au-delà des étants, il doit être transcendant. Tel est le contenu de la cime de la spéculation grecque, platonicienne (dans son enseignement ésotérique) et aristotélicienne, inchoativement anticipée dans ce moment de la sagesse égyptienne qu'était le culte d'Aton (dieu solaire unique) se substituant à celui d'Amon (le « dieu caché »). Tel est aussi le contenu de l'enseignement mosaïque. Tel est le contenu de ce qui peut être nommé le moment juif de la pensée universelle. Et, pour être immanent dans sa transcendance même, être intelligible et échapper à toute finitude, il doit être trinitaire : seul ce qui a ce qu'il est, ainsi ce dont l'être est d'avoir ce qu'il est, ou encore ce qui consiste dans l'acte de se donner soi-même à soi-même, est capable de donner sans rien perdre, de se manifester sans déchoir, puisqu'en se donnant il ne fait que se conforter dans son être ; par là et en retour, il est capable de se dire univoquement dans sa manifestation, parce qu'il est en mesure de s'identifier à elle sans cesser de lui être transcendant. Et c'est ce que signifie l'Incarnation. Il en résulte que la pensée occidentale, actualisée dans la métaphysique grecque et vouée à se reconnaître dans ce qui la sublime et qui n'est autre que le christianisme, est le dépassement et l'assomption de la pensée orientale. La pensée orientale fidèle à elle-même est ainsi en demeure de se reconnaître le statut de moment de la pensée occidentale, et de plébisciter son magistère. En retour, la pensée occidentale n'est fidèle à son essence qu'en se reconnaissant telle la vérité de la pensée orientale qu'elle reconnaît tel son moment obligé qu'elle assume. Si elle refuse de l'assumer par haine du christianisme, elle rechute, quoiqu'elle en ait, dans cette pensée orientale qu'elle abhorre, et telle est bien l'errance en laquelle nous entraîne, en dernier ressort, la pensée de Heidegger :
    « Il faut réfléchir à ce fait que la société d'aujourd'hui n'est que l'absolutisation de la subjectivité moderne, et qu'à partir de là, la philosophie qui a surmonté le point de vue de la subjectivité n'a nullement droit au chapitre » (1). Dans la même intervention, Heidegger affirmait : « Et l'idée fondamentale de ma pensée est précisément que l’Être, ou encore le pouvoir de manifestation de l’Être, a besoin de l'Homme, et qu'inversement l'Homme n'est Homme que dans la mesure où il se trouve dans le pouvoir de manifestation de l’Être [...] On ne peut interroger l'Etre sans interroger l'essence de l'Homme ».
    Ce qui est important, c'est ceci : dans son souci (légitime) d'écarter le subjectivisme pour s'effacer dans la contemplation de l'être en tant qu'être, Heidegger réhabilite le subjectivisme en interdisant à l'être en tant qu'être d'être sujet, personnalité, pensée et raison. Car rendre l'être en tant qu'être intrinsèquement dépendant de l'homme, c'est déifier la subjectivité humaine sous couvert de l'humilier.
    Au reste, il en est aujourd'hui de la philosophie de Heidegger comme il en fut de celle de Nietzsche. Primitivement exalté par le néo-paganisme dans son culte de la force, le nietzschéisme fut bientôt - et à bon droit - récupéré par des penseurs de gauche - très souvent juifs - reconnaissant en lui une grandiose et esthétisante mise en forme justificatrice de leur propre subjectivisme, ainsi une légitimation du monde moderne. Heidegger fut indubitablement un compagnon de route de la NSDAP dont il s'efforça, sans bonheur, à mettre en forme la doctrine qu'appelait ce mouvement (au vrai, il ne "roula" que pour l'aile gauche d'un mouvement qui, tiraillé entre scientistes et révolutionnaristes, ne trouva aucun penseur susceptible de donner forme rationnelle aux intuitions de Hitler, fors peut-être les élans insuffisants et équivoques, mais se voulant chrétiens, d'un Alphonse de Chateaubriant pour lequel Hitler le catholique - même s'il ne l'était pas assez - avait la plus grande admiration). Mais c'est aujourd'hui la pensée de gauche, souvent juive qui, à bon droit encore (de Martin Buber à Jacques Derrida, en passant par Michel Foucault), le célèbre aujourd'hui, adaptant au "Dasein" collectif d'Israël, ou de la communauté mondiale en totalité, ce que Heidegger avait voulu penser pour les intérêts du seul peuple allemand.
    L'apophatisme moderne est lui-même un effet du subjectivisme : si l'on ne sait rien de Dieu, on ne sait même pas qu'il est, d'où une tendance presque invincible à l'athéisme, ou bien à une conception de la foi qui la déconnecte de la raison, mais qui par là absolutise la volonté, ou le délire de l'imagination mythologique. Dans les deux cas, la liberté est émancipée du magistère du logos, et le sujet s'absolutise. Cela dit, objectivement habité par un désir infini qui atteste sa dépendance (désirer, c'est manquer), cependant qu'il s'absolutise et refuse toute dépendance, un tel sujet entend se nourrir de son propre désir, et il convertit son désir de Dieu en désir d'être Dieu, ou désir de se déifier ; ce qui donne historiquement les figures du marxisme et du consumérisme libéral, lesquels sont autant d'actualisations de l'idée démocratique.
    Concluons : comme on l'a vu, c'est dans la spéculation occidentale - prise en tant qu'inclusive de ce moment oriental de la pensée universelle que l'Occident assume en le dépassant - que culmine le savoir métaphysique ; c'est dans le christianisme que se révèle l'effectivité de l'Objet - divin - de ce savoir. Force est donc d'en déduire ceci : quelque infidèles (et Dieu sait s'ils l'ont été !) qu'aient pu être maints chrétiens occidentaux à l'égard de l'héritage prodigieux -païen- de la pensée européenne, le christianisme doit être reconnu comme consubstantiel au génie européen ; il l'assume sans s'y réduire, et il est seul à le transcender en le magnifiant. Le moment juif de la pensée universelle est l'acte à raison duquel la pensée orientale accuse réception de sa vocation à son propre dépassement, à la manière de la chrysalide qui ne satisfait son vœu le plus intime qu'en se convertissant (crucifiement plébiscité) en papillon ; et de même que le papillon s'anticipe en ce dont il se fait provenir en le niant souverainement, de même le christianisme, en son exigence de rationalité intégrale promue par la spéculation grecque et confirmée par la Révélation, s'anticipe en son autre (le judaïsme) qu'il réduit au statut de moment subordonné de sa propre complétude indépassable, indépassable parce que systématique, et systématique parce qu'elle est inclusive de ce qui la conteste. Aussi, tout refus du christianisme, assumé dans l'élément de la pensée occidentale, est objectivement porteur, selon un mouvement dialectique se gaussant des aversions subjectives, d'un retour au judaïsme ; si les néo-païens ne l'ont pas compris, les juifs, eux, l'ont parfaitement reconnu :
    « Il n'y a [entre Juifs et chrétiens] ni héritage commun ni dialogue. Le christianisme est issu de sources juives, mais c'est une religion grecque [...] pour nous, du point de vue de la foi, le christianisme n'a aucune importance. Mais, pour les chrétiens, depuis l'an 33, le fait même de l'existence d'un judaïsme est impensable [...] la base de la foi chrétienne est la négation de la légitimité du judaïsme. Le christianisme se considère comme le seul judaïsme authentique [...] les papes [d'avant Vatican II] accomplissaient ce qui devait être accompli : la liquidation du judaïsme »(2).
    Ce qui presque invinciblement fourvoie la sensibilité de l'Occidental néo-païen, lui enjoignant de s'opposer au christianisme comme à un apport pervers dénaturant le génie européen, c'est l'idée que le christianisme est historiquement issu de sources juives supposées intrinsèquement étrangères à la pensée occidentale. Le néo-paganisme, qui se targue d'être le dépositaire exclusif du génie occidental, ne tolère et supporte le christianisme qu'à la condition de le réduire à une idée juive complètement vidée de son contenu et progressivement remplie par des éléments culturels païens ayant vocation à se débarrasser à terme de toute référence biblique. Là contre, il convient de faire observer deux choses. D'abord, si vraiment le christianisme était un rejeton de la pensée orientale ou sémitique supposée incompatible avec le génie de l'Europe, il faudrait vraiment douter du génie de l'Europe ; si l'Europe s'est fait si aisément subvertir pendant vingt siècles par une pensée empoisonnée, s'il fallut attendre Nietzsche et la modernité pour s'en rendre compte, c'est vraiment que la force d'affirmation de soi de l'Occident était bien faible, et dans l'hypothèse on peut se demander ce qui mériterait d'être sauvé en lui. Loin de promouvoir le génie de l'Europe, le néo-paganisme s'en fait l'idée d'un organisme débile ouvert à tous les vents corrupteurs.
    Par ailleurs, si le papillon trouve sa source dans la chrysalide, il n'est pas moins évident que la chrysalide procède du papillon ; elle est posée par lui comme cet élément sacrificiel dont il se fait victorieusement provenir en la niant. L'affirmation du Dieu transcendant - qui plus est de ce Dieu capable, parce que trinitaire, de se faire immanent sans cesser d'être transcendant - est la vérité du génie rationnel de la pensée occidentale, c'est-à-dire de la pensée universelle faisant culminer son génie en Occident. Et la chrysalide juive était, comme on l'a vu, ce en quoi tendait à renoncer à lui-même l'esprit oriental. Deux visions du monde en compétition dont chacune renonce à assumer l'autre et à la dépasser, ce sont des vues du monde qui consentent à se placer au même niveau ; l'une pourra l'emporter sporadiquement sur l'autre, mais ce ne sera jamais qu'une victoire précaire et accidentelle, parce qu'elle laisse subsister hors de soi ce qu'elle combat ; surtout, deux visions du monde consentant chacune à n'occuper qu'une place particulière acceptent chacune d'être limitée par l'autre, au point de ne se définir que par rapport à l'autre que de ce fait elle présuppose et qu'en dernier ressort elle renonce à vaincre souverainement. Une vision du monde n'est jamais victorieuse de toutes les autres qu'à proportion de son aptitude à les assumer en les niant, en les rabaissant au statut de simples moments d'elle-même. En renonçant à se sublimer en christianisme, le judaïsme s'est refusé à lui-même, à la manière d'une chrysalide préférant pourrir en se crispant sur elle-même plutôt que de s'accomplir en mourant à elle-même. En se refusant à cueillir dans le judaïsme l'affirmation surnaturelle dont son génie naturel pressentait le besoin comme de ce qui l'accomplissait ultimement, le paganisme, devenu antichrétien par ce refus même, est tel un papillon incapable de s'épuiser à produire la chrysalide dont il se fait procéder. Il devient stérile et n'a d'autre vocation que d'être balayé par l'histoire.
    Le génie occidental païen, conscience de soi du génie de la pensée universelle, était parvenu aux limites de ce que la raison naturelle peut atteindre par ses propres forces : toute philosophie possible a été au moins esquissée par les Grecs. Un progrès supplémentaire appelait une Révélation surnaturelle. Il était donc logique, afin d'attester le caractère surnaturel (incommensurable à l'ordre naturel) de son Origine, que la Révélation s'incarnât dans un élément historiquement extérieur à celui de la raison occidentale. Mais extériorité historique n'est pas hétérogénéité essentielle.
    Nul n'ignore aujourd'hui, surtout chez les Rivaroliens, l'influence hégémonique de la pensée juive sciemment destructrice des traditions européennes et, au vrai, de toute tradition enracinée. Aussi la tentation est-elle grande, pour un Européen, de renoncer à l'héritage chrétien quand ce dernier - surtout depuis que ses dépositaires les plus autorisés en viennent, par une aberration révoltante, à cautionner un tel point de vue - prétend se définir comme frère cadet du judaïsme. Afin de ne pas tomber dans le piège ci-dessus décrit, il convient de rappeler trois choses simples :
    Ce qui est premier en intention est ultime en exécution ; le christianisme ne procède nullement du judaïsme, c'est le judaïsme qui procède proleptiquement du christianisme.
    De plus, l'erreur théologique (depuis Vatican II) des "autorités" apparentes de l'Eglise catholique, quelque périlleuse qu'elle soit, est une errance accidentelle, et non l'expression des contradictions intrinsèques du message chrétien. L'esprit démocrate-chrétien, rendu possible par Léon XIII, développé par Benoît XV, par Pie XI et par Pie XII, est une perversion surnaturaliste de la saine philosophie convoquée par l'explicitation du dogme catholique encore respecté par ces papes, mais bientôt attaqué à son tour par les successeurs modernistes de ces derniers ; c'est cela même que ne veulent pas comprendre, au plus grand détriment de la Tradition, les supposés défenseurs contemporains du catholicisme intègre. Et c'est sur cette méprise que jouent les néo-païens pour rejeter le christianisme en bloc.
    Enfin, la charge de légitime aversion que suscite en autrui l'entreprise délétère du judaïsme moderne n'est pas imputable à son origine orientale (cette dernière, comme on l'a vu, relève méthodologiquement de la pédagogie divine, et non de l'essence de ce qui est à transmettre) ; une telle charge trouve sa source réelle dans le fait que le judaïsme n'est devenu l'ennemi du genre humain qu'en se refusant à sa sublimation chrétienne. Ce n'est pas le paganisme qui est l'objet de l'aversion des juifs, c'est le christianisme. Et le judaïsme n'est antipaïen que parce qu'il est conscient - mieux que les néo-païens - de la vocation chrétienne du paganisme véritable.
    L'Europe est chrétienne par essence. Les détracteurs du christianisme sont des détracteurs de l'Europe, ils sont les alliés objectifs du judaïsme. Un temps viendra, qui n'est probablement pas très éloigné, où la ligne de démarcation entre fossoyeurs et propugnateurs de l'héritage européen se révélera dans sa claire nudité : seront du côté de l'Europe les vrais catholiques ; rejoindront les assassins de l'Europe les antichrétiens de tout poil, même ceux d'entre ces derniers qui prétendent sauver l'Europe en exténuant ce qui, en elle, reste du catholicisme. Les néo-païens ne retiennent de l'Europe que ce qui les arrange, reconstruisant les racines du génie européen au gré de leurs passions subjectivistes tout inspirées par les idées modernes issues de la Renaissance : panthéisme, gnosticisme, nominalisme, scientisme, nihilisme subjectiviste se voulant héroïque, romantisme, etc. Les choses ne sont certes pas simples, les apparences sont trompeuses ; et il est plus facile de réduire le christianisme à ses caricatures (surtout quand les dépositaires de l'autorité chrétienne en sont en partie responsables), afin de se targuer d'un retour aux grandeurs antiques et païennes supposées incompatibles avec le christianisme - par là elles-mêmes dénaturées et réduites au cache-sexe d'un abandon à la modernité qu'on prétend combattre mais dont on se satisfait complaisamment - que de faire l'effort de penser de manière rigoureuse, et de penser avec sa raison au lieu de divaguer avec ses tripes, ses images, ses rancœurs, ses références littéraires adolescentes (si séduisantes quand vient l'âge de la sénilité) et ses anathèmes faciles. S'il est permis d'illustrer ce qui précède par un détail minuscule, il n'est pas inopportun de faire mémoire du ralliement d'un Alain de Benoist, d'un Alain Soral - autant d'esprits fanatiquement antichrétiens - à la cause de Marine Le Pen : leur Europe, leur paganisme, c'est le « club Med » pour Blancs qu'ils appellent de leurs vœux ; leur "héroïsme" est celui des surhommes de bandes dessinées, leur "culture" celle des esthètes décadents. Leur ralliement (eux les supposés champions de la lutte contre l'Amérique et ses affidés), explicite ou tacite, à un mouvement politique atlantiste, libéral, antirévisionniste, démocrate et sioniste, ne s'explique pas seulement par leur haine - qui les unit entre eux - de la morale et de la vision du monde catholiques. Il s'explique aussi par leur dilection inavouée et inavouable pour ce que leur paganisme d'intention leur interdit d'aimer, mais que leur paganisme réel reconstruit et artificieux - à savoir un néo-paganisme n'ayant de païen que le nom - leur fait logiquement rencontrer et plébisciter : la déification de l'homme, matrice de la modernité et de ses vices (subjectivisme, avortement, euthanasie, individualisme, etc.). Il n'y a pas plus de différence, quant au fond, entre le néo-paganisme et le mondialisme, qu'entre les responsables de la droite libérale et ceux du Parti socialiste. Le paganisme réel était objectivement l'attente, quoique non subjectivement consciente, du christianisme qui l'assume et le transfigure, par là le révèle à lui-même en l'achevant (aux deux sens du terme) ; le néo-paganisme est le refus de la vérité du paganisme réel, à savoir du catholicisme, ainsi le refus de l'essence du paganisme, mais en se parant des attributs les plus extérieurs, les plus accidentels et les plus datés du paganisme. Le pape saint Pie X se plaisait à dire (ce n'était pas tout à fait une boutade) que les racines du modernisme se trouvent dans l'orgueil et dans l'étude des Pères de l’Église. Les modernistes en religion, par-delà l'œuvre dogmatique de la Scolastique, ont excipé - profitant de l'indétermination conceptuelle des commencements - d'un retour aux Pères de l’Église (apophatisme unilatéral), ainsi d'un "traditionalisme" verbal supposé plus vénérable que celui du concile de Trente, pour faire dire à la doctrine des Pères le contraire de ce dont elle était objectivement porteuse, afin de faire se fourvoyer l'Eglise tout entière dans le modernisme qui détruit la Tradition. De même les néo-païens allergiques à l'héritage chrétien, par-delà l'assomption catholique du paganisme, excipent d'un retour au paganisme le plus inchoatif (Nietzsche et Heidegger ne juraient que par les Présocratiques, Platon et Aristote annonçant par trop évidemment le christianisme), pour faire dire à ce dernier le contenu de ce que proclame la modernité subjectiviste. Nous connaissons bien les néo-païens, nous savons leurs slogans, leurs tics cérébraux, leurs lubies, leur mauvaise foi, leur haine de la raison, leur misologie ; « nous ne voulons plus des grenouilles de bénitier, nous voulons nous réconcilier avec le monde, renouer avec ce monde d'avant l'idée de péché, les chrétiens nous donnent la lèpre de la mauvaise conscience et nous aliènent la faveur du peuple qui veut jouir, nous en avons assez d'être ghettoïsés, nous devons faire corps avec l'esprit du monde moderne pour parvenir au pouvoir, et c'est seulement après que nous y serons parvenus qu'il nous sera donné de l'orienter vers nos idéaux élitistes et prométhéens ; le catholicisme est moribond, finissons-en avec lui en hurlant avec les loups ; c'est lui qui nous "plombe" en suscitant l'animadversion du corps social ; appuyons-nous sur l'islamophobie à la mode, fût-elle inspirée par les Juifs, soyons rusés, plus malins que le Malin, pour en finir avec l'immigration, il sera temps ensuite de se retourner contre les Juifs ; soyons efficaces, les idées n'ont de valeur que par les passions qu'elles inspirent, etc. ». Une telle engeance ne comprend pas qu'il faut être Dieu pour être plus malin que le diable, qu'il faut être du côté de Dieu pour combattre le démon, qu'il y a une espèce de logique irrationnelle des passions, que le déchaînement des passions une fois libérées n'est plus maîtrisable, sauf s'il a été inspiré par la raison qui doit leur demeurer immanente pour ne pas se faire subordonner par elles. Un modernisme gnostico-scientiste réservé aux seuls Blancs est une idée aussi contradictoire que celle d'un cercle carré. Le modernisme technico-scientiste est inspiré par le subjectivisme, et le subjectivisme est porteur de l'esprit démocratique et du mondialisme aussi sûrement que la fille de joie l'est de la chaude-pisse. Epouser le modernisme consumériste et technico-scientiste pour le faire se retourner contre le mondialisme, c'est aussi intelligent que de justifier la prostitution pour lui faire combattre les maladies vénériennes. On peut bien, à court terme, contribuer à sauver le corps malade en favorisant les maladies de l'âme, par exemple justifier les prélèvements d'organes sur les moribonds (ainsi les assassiner) pour transplanter ces organes chez les grands accidentés ; c'est cependant perdre son âme, or le corps ne vit en dernier ressort que par l'âme. Des organes tout neufs habités par une âme moribonde ne sont pas vivants longtemps ; il est plus expédient de soigner son âme, même sous le rapport de l'intérêt du corps.
    On ne peut pas sauver l'Occident sans être catholique. Le meilleur de l'apport intellectuel des néo-païens, dans leur critique du christianisme, se réduit (ce qui n'est pas négligeable) à une invitation, adressée aux catholiques, de prendre acte de leurs propres dévoiements, de leur défaut de catholicité ; mais il serait suicidaire de jeter le bébé avec l'eau du bain.
    « La Chrétienté a fait l'Europe, la Chrétienté est morte, l'Europe va crever » (Bernanos). « Ce qui est enjeu est bien plus que la survie de telle ou telle nation, c'est l'héritage tout entier de la civilisation : la sagesse grecque, l'ordre romain et le salut par la révélation chrétienne » (Charles Pérègrin de Corday).
    À vue d'homme, nous sommes seuls, désespérément seuls, déjà vaincus : trahis par les "autorités" religieuses conciliaires et modernistes qui occupent, occultent et éclipsent la Rome catholique ; incompris et insultés par les néo-païens ; marginalisés par les catholiques traditionalistes pusillanimes incapables de comprendre que la subversion dans l'Eglise ne date pas de Vatican II, et hallucinés par une conception judéomorphe de la France (« nouveau peuple élu ») ; vomis par la modernité maçonnique libérale et socialiste ; promis à regorgement par le ressentiment des foules innombrables (musulmanes ou non) du Tiers-monde insurgé ; haïs par les Juifs dont l'Histoire semble saluer aujourd'hui la victoire sans condition. Mais nous avons raison, et nous savons que nous avons raison contre tous. Et la raison, qui prend son temps, a toujours raison. La victoire finale nous appartient.
    STEPINAC. Ecrits de Paris juillet 2011
    1.    Heidegger, déclaration du 25 septembre 1969, sur la chaîne allemande ZDF ; voir Magazine littéraire, Hors-série, n° 9, mars-avril 2006.
    2.    Professeur Yeshayahou Isaï  Leibovitz, Le Nouvel Observateur, 24/12/1992.

  • Méridien Zéro n°142 - La colère qui gronde. En écoute ICI

     

    Le vendredi 26 avril, Méridien Zéro vous a proposé un panorama actu largement consacré à la situation française et tout spécialement au foisonnement d'évènements entourant la loi sur le mariage homo.

    A la barre, le Lt Sturm accompagné de Maurice Gendre, Monsieur K et Adrien Abauzit.

    Lord Igor à la technique.

    Pour écouter l'émission...c'est ICI

    MZ142

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  • Pour en finir avec le Che !

    Le petit boucher de la Cabana

    Voilà quarante ans qu'on te croyait définitivement disparu, camarade, dans la jungle bolivienne (9 octobre 1967), mais tu ressurgis toujours à date anniversaire quand on ne t'exhibe pas quotidiennement sur les tee-shirts, les caleçons ou les bouteilles de vin argentin. Tel l'assassin en cavale dont on affiche le portrait. Telle la crapule que tu étais, Ernesto Rafael Guevara de la Serna.

    Che Guevara, on croyait que tu étais devenu seulement un logo de la marque "Bobo.Inc" mais tu vis toujours nous prévient-on, tu es "une braise qui brûle encore" comme le sous-titre le livre du facteur Besancenot qu'on croyait, progressisme oblige, se chauffer plutôt au "soviet plus l'électricité" (dixit Lénine). Mais se réclamer aujourd'hui d'Ernesto Guevara s'avère plus "sexy", plus "tendance" que d'en appeler à Vladimir Illich Oulianov ou Lev Davidovitch Bronstein (Léon Trotsky) pour redorer le blason ensanglanté du communisme.

    "Ernesto "Che" Guevara n'était ni un saint, ni un surhomme, ni un chef infaillible, prend-il tout de même la peine de nous préciser dans son introduction, il était un homme comme les autres, avec ses forces et ses faiblesses, ses lucidités et ses aveuglements, ses erreurs et ses maladresses. Mais il avait cette qualité rare chez les acteurs de la scène politique (sic) : la cohérence entre les paroles et les actes, les idées et les pratiques, la pensée et l'action." Malheureusement le lecteur ne saura pas dans cet ouvrage quelles furent tes "faiblesses", tes "aveuglements", tes "erreurs" et tes "maladresses", toi l'homme exceptionnel, "révolutionnaire marxiste" mais grand "humaniste".

    Dis merci à Sartre, c'est lui qui a érigé ton mausolée

    Pour cela, il faudra se reporter à un autre livre, qui tombe à point nommé pour répondre à la "guevariamania" de nos contemporains et révèle cette fameuse cohérence entre ta pensée politique et son action de guérillero : La Face cachée du Che, de Jacobo Machover. On le dit « anti-castriste », "gusano", c'est-à-dire « ver de terre » comme on appelle délicatement les exilés cubains dans les milieux de la gauche latino-américaine. Son père fut traducteur de Guevara avant de s'exiler en 1963, non pas à Miami mais à Paris. Le fils est aujourd'hui traducteur, professeur et journaliste - on lui doit notamment un Cuba, totalitarisme tropical- et il s'est justement penché sur tes textes et tes discours, Che, ainsi que sur certains témoignages directs pour éclairer ce côté obscur de ta face d'ange. Un ange aux pieds fourchus si l'on en juge par tes propos, et non un agneau de la révolution sacrifié par la CIA sur l'autel de la révolution comme on t'a repeint au final, en Christ de Mantegna.

    « Le mythe du Che, pour la plupart, explique Jacoba Machover, est celui du martyr révolutionnaire. Il représente pourtant le contraire de ce qu'il a été. Il est devenu intemporel, largement détaché des circonstances qui ont produit un personnage n'hésitant pas à sacrifier ceux qui se trouvaient en face de lui ou même à ses côtés. Guevara entendait faire de sa vie et de sa mort un idéal pour la jeunesse et les générations à venir. L'« homme nouveau », ce devait être lui et lui seul. Il y a partiellement réussi, aidé en cela par ceux qui ont décidé d'ériger son itinéraire en modèle à suivre, plutôt que d'analyser ses combats suicidaires, ses contradictions idéologiques ou ses exactions meurtrières. »
    Selon Machover ce sont, les braves gens, nos intellectuels "made in URSS" qui ont fabriqué cette espèce de mystification collective moderne, Sartre en premier. Quelques mois après ta mort, Che, ne déclarait-il pas à ton propos dans une revue de La Havane: "je pense que, en effet, cet homme n'a pas été seulement un intellectuel mais l'homme le plus complet de son époque." On s'étonnera moins ensuite que Jean Cau, qui fut un temps le secrétaire de l'"agité du bocal", ait lui aussi succombé à cette mystification. A une époque où on le croyait immunisé contre tout romantisme révolutionnaire, il publia un livre intitulé Une passion pour Che Guevara (Julliard, 1979), Jean Lartéguy aussi s'était laissé prendre à ta légende, dans Les Guérilleros (Roula Solar, 1967), quand, enquêtant sur ta disparition, il te comparait à un "Don Quichotte de la révolution", aventurier idéaliste imperméable au marxisme-léninisme...

    Staline II, tu voulais être, mais tu n'as été qu'un « petit » boucher

    Et pourtant, c'était passer sous silence ou ignorer tout simplement l'admiration que tu portas très tôt à Staline. A la mort du maréchal rouge, tu écris ainsi à ta chère tante : "Celui qui n'a pas lu les quatorze tomes de Staline ne peut pas se considérer comme tout à fait communiste." Tu signes certaines de tes lettres du doux pseudonyme de "Staline II" et baptise ton premier enfant "Vladimir", en hommage à Lénine. En 1961, tu déclareras d'ailleurs à la presse française (France Observateur) : "Toute révolution comporte inévitablement une part de stalinisme." Nous sommes loin du libertador romantique, Che.

    Comme le dénonce, faits à l'appui, Jacoba Machover, tu ne fus pas un poète révolutionnaire et rêveur mais bien un idéologue implacable voulant créer un "homme nouveau", n'en déplaise à Jean Cormier, dont on réédite la monumentale hagiographie à faire passer ton maître Fidel Castro pour un gentil organisateur de camp de vacances sous les palmiers. Sur les 524 pages de ce travail indigne d'un journaliste, alors que 150 sont consacrées à l'expédition de deux ans dans la Sierra Maestra 1957-1959), les cinq mois pendant lesquels tu as commandé la prison de la Cabana après la victoire de la guérilla sont évacués en une seule petite phrase : "Chaque jour il y voit rentrer les hommes de Batista, emprisonnés et mis à la disposition des tribunaux révolutionnaires", écrit-il sans complexe...
    Pour lui, La Havane à la chute de Batista, c'était une grande fête, avec rhum et petites pépés sur des airs de mambas. Mais pendant que certains dansaient à la Bodega del medio, d'autres trépassaient à la Cabana. Et pas seulement les séides de Batista. Chrétiens, homosexuels, opposants en tout genre à ton "homme nouveau" sont passés par les armes après un jugement sommaire et "révolutionnaire". On en comptera près de 200 les premiers mois pendant lesquels, "Che", tu officies avec zèle, assistant un cigare aux lèvres aux exécutions. Cela te vaudra d'ailleurs le sympathique sobriquet de "petit boucher de la Cabana".

    Tu avais voulu une « lutte à mort », tu as eu la lutte et la mort
    Pas un mot non plus sur cette déclaration, pourtant officielle, faite à la tribune des Nations Unies en 1964 : "Nous avons fusillé ; nous fusillons et nous continuerons de fusiller tant qu'il le faudra. Notre lutte est une lutte à mort." Aucune ligne non plus sur ton invention, dès 1960, des "camps de travail correctifs", cette première expérience de "Goulag tropical" qui se transformera ensuite en « Unités militaires d'aide à la production ». Tous les « déviationnistes idéologiques » y seront déportés à l'extrême ouest de l'île.
    C'est que tu avais une conception « rédemptrice » du travail qui devait s'effectuer selon des « stimulants moraux » et non matériels. Tu avais ton petit livre rouge à toi, le Socialisme et l'Homme à Cuba, rouge comme les dimanches décrétés jours de travail volontaire. Tu avais d'ailleurs prévenu les Cubains dès 1961, alors fraîchement nommé ministre du Travail : "Les travailleurs cubains doivent petit à petit s'habituer à un régime de collectivisme. En aucune manière les travailleurs n'ont le droit de faire grève." Voilà au moins un point sur lequel Besancenot tombera d'accord avec Sarko. On le lui rappellera pendant les défilés de cet hiver.
    Quant à la légende du libérateur des peuples colonisés, du théoricien de la "guerre de guérilla" souhaitant, après la prise de Santa Clara - beaucoup plus facile qu'on l'a raconté -, "créer deux, trois, une multitude de Vietnam" dans le tiers monde comme tu le déclarais dans ce fameux message à la Tricontinentale, elle est totalement erronée, au moins au sens militaire, tant tes expéditions furent des échecs fracassants.
    Arrivé au Congo en 1965, sans doute poussé par Fidel Castro qui souhaitait se débarrasser d'un si piètre ministre de l'Industrie, en vue d'intégrer l'armée de libération menée par Kabila, c'est, penses-tu, pour y allumer un nouveau foyer de guérilla qui s'étendra sur tout le continent. Durée prévue de l'opération : cinq ans. Tu y resteras en fait seulement sept mois tant le contexte ne correspond ni à ta théorie ni à ta tactique. Comment combattre avec des guerriers africains animistes absorbant des potions contre les balles lorsqu'on est un guérillero cubain marxiste-léniniste ? Ajoutés à cela, les dissensions entre combattants rwandais et congolais, les rivalités ethniques et les problèmes de leadership politique rendent la situation intenable. Mais comment comprendre qu'un tel stratège n'ait pas mieux étudié le contexte local ?
    Idem en Bolivie, où tu débarques un an et demi ans plus tard après une escale à la Havane pour préparer l'expédition qui devait servir d'autre foyer révolutionnaire, latino-américain cette fois-ci. C'était pourtant un pays que tu avais visité lors de ton deuxième voyage dans le sous-continent, en 1953. Entre-temps une réforme agraire a été menée ; un militaire gouvernait certes le pays, mais se réclamant d'un parti révolutionnaire lui aussi. Fidèle à ta doctrine, tu crois pouvoir t'appuyer sur les paysans mais ceux-là ne sont plus sensibles à tes arguments - quand tu parviens à communiquer avec ceux des indigènes parlant une autre langue que le guarani et non pas le quechua comme tu t'étais pourtant évertué à l'apprendre avec tes guérilleros avant de partir ! Par ailleurs, le parti communiste local ne voudra pas de toi, te considérant comme un étranger, toi l'Argentin.
    Les Andes ne deviendront pas ta "Sierra Maestra de l'Amérique latine" mais ton tombeau Che Guevara. C'est sur ordre du général bolivien Barrientos que tu seras exécuté. Par tes frères d'âme à défaut d'armes en somme. Triste fin pour un stratège humaniste et internationaliste.
    Julien Torma, le Choc du Mois n° 16 - Octobre 2007 -

    A lire :
    Jacobo Machover, La Face cachée du Che, Buchet-Chastel, 208 pages, 14 euros.
    Jean Cormier, Che Guevara, éditions du Rocher, 528 pages, 22 euros.
    Olivier Besancenot et Michael Lôwy, Che Guevara, une braise qui brûle encore, Mille et Une Nuits, 246 pages, 14 euros.

     

  • Peillon et la morale pour tous

    Le ministre de l’Education nationale, Vincent Peillon, vient de présenter, le 22 avril, un rapport intitulé "Pour un enseignement laïque de la morale", rédigé par Alain Bergounioux, historien et inspecteur général de l’Education nationale, Laurence Loeffel, professeur de philosophie de l’éducation à l’université de Lille-3 et Rémy Schwartz, conseiller d’Etat.
    Jusqu’à cette date historique, on ignorait que cet « enseignement laïque » fût absent de nos salles de cours. Ce qui, évidemment, ne semble pas être le cas, si l’on entend par « laïque » la tradition issue des Lumières, dont les enseignants se font généralement, sans trop de recul, les prosélytes. De ce point de vue, tous les préjugés véhiculés depuis deux siècles par le modernisme militant, antireligieux et anti-autoritaire, y sont assénés comme autant de vérités.
    On aurait voulu croire que cette manœuvre assez opaque se serait traduite par la réintroduction du sens du devoir, du travail et de l’effort, valeurs explicitement bannies des réformes depuis quatre décennies, sous le prétexte fallacieux qu’elles seraient source d’inégalité, d’injustice et de stigmatisation des plus faibles. De même aurait-on pu espérer une réaffirmation de l’autorité des maîtres, dont le respect du savoir, de l’âge et du symbole institutionnel est sans doute le début de la sagesse. Au lieu de quoi on nous annonce naïvement, comme il va de soi quand il est question de pédagogie actuelle, de « discussions », de « débats autour des valeurs des droits de l'homme telles que la dignité, la liberté ou l'égalité - notamment entre les filles et les garçons -, la solidarité, l'esprit de justice ». Autrement dit – et cela n’étonnera personne – on proposera une sorte de café du commerce, une foire aux opinions, un forum comme l’on en trouve sur la toile. N’est pas Socrate qui veut, et l’on sait qu’en guise de maïeutique, l’accouchement contemporain n’aboutit qu’à des clones de la non pensée unique, à des poncifs affadis, souvenirs vagues des catéchismes cathodiques ou des prêches idéologiques sermonnés par des associations au-dessus de tout soupçon (et souvent de tout contrôle financier).
    Au demeurant, l’hypothèse scolaire de se référer à des oeuvres littéraires ou à l’Histoire pour susciter la réflexion morale ne suscitera que scepticisme. Cette pâte-là ne laisse suinter la morale que pour faire goûter l’ennui. Les hommes se meuvent ou créent rarement pour des raisons « morales ». L’Histoire est façonnée avec les passions, les haines, les fureurs et une grande dose d’amour de la destruction, tandis que la littérature comporte sa part d’ombre, de Mal, au risque de s’abolir dans la médiocrité.
    Il est malgré tout question de prodiguer cet enseignement durant une heure hebdomadaire en école primaire et en collège, et dix-huit heures annualisées en lycée, au détriment probablement d’autres disciplines. Ce qui rend encore plus perplexe, c’est la suggestion de notre ministre que « cela pourrait passer par exemple par une "forme de contrôle continu au bac" ». Selon quels critères, quels paramètres ?  Devra-t-on être sanctionné en fonction d’une question qui porterait sur notre propension à assassiner, ou à épargner, les petites vieilles, ou à proférer des propos racistes ? On remarquera qu’une telle évaluation se rapproche dangereusement des épreuves de correction politique organisées dans les régimes totalitaires, ou, sur un mode moins excessif, et beaucoup plus humain, risque d’encourager, comme c’est souvent le cas, la double pensée, la dissimulation, une hypocrisie parfois de bonne foi, en tout cas la profération d’un discours attendu, qui ne sera sans doute pas l’expression d’une expérience authentiquement vécue.
    Un tel exercice est en effet redoutable, et on ne fera pas l’injure à Vincent Peillon, agrégé de philosophie, de ne pas y avoir songé. Derrière la simplicité quasi évangélique avec laquelle cette réforme est proposée se profilent des questions redoutables. On a souligné, à juste raison, que c’était la nation qui avait donné naissance à Kant, père de la morale contemporaine, qui avait généré le nazisme. Dernièrement, une étude réalisée aux Pays-Bas et publiée dans l'European Sociological Review montre que les leçons d’anti-racisme données à l’école accroissent souvent les réflexes d’intolérance en dehors de la classe.
    Aussi, il peut arriver que, si les élèves reproduisent volontiers, dans des circonstances artificielles de prise de parole, sollicités par des autorités à qui ils débitent leur catéchisme, une rhétorique bienpensante, une langue de bois convenue, leur comportement, leurs réflexes, quand ils sont naturels, spontanés, authentiques, relèvent franchement de ce que les curés moralistes nomment "intolérance", "racisme", "homophobie" etc. Peut-être le retour du "refoulé", d'autant plus virulent qu'il avait été censuré.
    Reste l’épineux problème du fondement d’une telle « morale laïque », qui se voudrait une « morale commune à tous ». On nous apprend qu’elle serait une "orthodoxie à rebours", «  le contraire du dogmatisme », et qu’elle ferait « le pari de la liberté de conscience et de jugement de chacun : elle vise[rait] l'autonomie ».
    "Chaque citoyen doit construire librement son jugement", a commenté le ministre. C'est aussi "le respect de toutes les convictions, de toutes les croyances". "Une société démocratique ne peut pas vivre uniquement" dans "la peur du gendarme", mais avec ce "qui vient de l'intérieur, ce que nous portons nous-mêmes, ça s'appelle la morale", a-t-il conclu.
    Que la morale vienne de l’intérieur, on l’admettra, mais cela n’explique pas comment elle y est entrée, à moins de concevoir une morale innée, ce que Rousseau ne contesterait pas, mais qu’une infinité de penseurs, et la variabilité factuelle des morales, démentent. En outre, invoquer une libre construction du jugement – affirmation qui contredit l’assertion de l’innéité de la morale -, si une telle démarche correspond au dogme idéologique actuel du pédagogisme et de l’anthropologie postmoderne, impliquerait que l’on n’ait à suivre que la voie de la Raison pour appliquer le Bien, ce qui est sans doute fort abusif, surtout si l’on prétend se passer du « gendarme », pari encore plus aventureux.
    L’accent mis sur la liberté, l’absence de contraintes, l’autonomie, paraît étrange pour celui qui a réfléchi quelque peu à ce qu’est la morale, qui se définit justement – et singulièrement chez Kant !- par des impératifs, des nécessités, des règles, des injonctions communes qu’il est difficile de remettre en cause, sous peine de passer pour un scélérat ou une forte tête. Même Sade, du reste, propose une morale, celle des maîtres, et Pascal, à la suite de saint Augustin, prétendait que les brigands en avait plus que d’autres.
    La modernité, justement, à laquelle se réfèrent des gens comme Péillon, dont ce n’est pas un mystère qu’il appartient à la franc-maçonnerie, se caractérise singulièrement par la relativisation des morales. La découverte et la fréquentation des peuples extra-européens ont permis de saisir que la morale européenne était loin d’être l’unique, et, du reste, des penseurs anciens, d’Hérodote aux plus extrêmes des sceptiques, en avaient fait le fondement de leur vision. La laïcité imposée par les « hussards noirs de la République » relevait en grande partie de la sécularisation de la morale judéo-chrétienne, sans la référence explicite à la religion. Elle en reprenait des préceptes et des valeurs qui les inscrivaient nettement dans un système anthropologique occidental.
    Insister sur le fait que la nouvelle laïcité ne relèverait pas de la « raison d’Etat » est joué sur les mots. Au contraire, elle en est le dernier mot, celui d’un Etat ne s’en voudrait pas un, qui invoque la libre et fragile individualité pour « construire » la personnalité morale, sans doute comme on choisit son sexe, et qui a pour vocation de déraciner, comme la société libérale dont elle est le garant, toute identité, toute appartenance à une tradition, à un système de valeur justifié par les siècles.
    Cette « morale » se veut donc neutre, elle produit le vide existentiel, elle ne propose rien, elle ne se conjugue qu’à la forme négative, et sous l’injonction de la « tolérance » et du « respect », elle conduit, en principe, à admettre toutes les « différences ». Position intenable. Si l’on accepte la "diversité", il faut admettre des altérités radicales, et l’on n’aura pas de « morale pour tous ». La conversion de facto, sinon, de plus en plus, de jure, de l’Europe à une certaine forme de communautarisme, la multiplicité des références culturelles et confessionnelles, empêchent, à moins que l’on ne tombe dans un humanitarisme candide, que ne soit viable un « vivre ensemble » fondé sur une conception solide des droits et des devoirs de l’homme. Une seule solution la rendrait possible, ce serait l’indifférence universalisée, ce repli médiocre de l’homme sur des intérêts uniquement consuméristes, matérialistes, qui caractérise le « citoyen » postmoderne. Le véritable lieu de convivialité tolérante, c’est le supermarché.
    Pour l’heure, si l’on prend au sérieux la morale et la diversité des êtres, pour peu qu’on veuille bien admettre qu’in fine, l’éthique et la conduite humaine concernent surtout les familles et les institutions librement acceptées, qui ne sont pas forcément les écoles de la République, on préférera que chacun fasse la loi chez soi. Le « vivre ensemble », c’est d’abord le vivre, et aucune société ne peut perdurer de manière équilibrée si elle ne se réfère pas à un système de valeur codifié par les siècles et l’assentiment, inscrit souvent dans le paysage, de nombreuses générations antérieures. Aussi bien, la France est-elle une région du monde d’héritage grec, latin et celte (ou germain), de tradition chrétienne, et dont l’Histoire a laissé des marques particulières, glorieuses ou honteuses, mais qui sont les siennes.

    Claude Bourrinet http://www.voxnr.com

  • Jeanne d’Arc contre le nouvel ordre mondial

    Sainte Jeanne d’Arc est célébrée en France, chaque 1er mai, comme la libératrice d’Orléans ayant bouté les Anglais hors de France. Si ce rappel historique est juste, il masque la véritable mission de Jeanne. En effet, on se garde bien d’expliquer la cause profonde poussant une jeune fille de 17 ans à secourir le dauphin Charles et la France prêts à succomber sous les coups de l’Angleterre.

    L’âme de la France, sa civilisation et les caractéristiques propres de son peuple sont dus à un fait majeur : le baptême de Clovis dans la nuit de Noël 496. Cet événement capital permit de jeter les fondements du premier royaume catholique après la chute de l’Empire romain. Alors que l’hérésie arienne (du nom du théologien Arius mettant à mal, sous l’influence de la gnose, le principe de la Trinité) fait des ravages en Europe occidentale et en Orient, le pouvoir politique franc s’associe aux représentants de l’Église restés fidèles à l’orthodoxie de la foi fixée d’une manière définitive par le concile de Nicée (325). Ainsi, l’évêque saint Remi put baptiser et oindre par la « sainte Ampoule » Clovis selon la célèbre formule « Courbe la tête, fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé et brûle ce que tu as adoré. » [...]

    Pierre Hillard - La suite sur Boulevard Voltaire

    http://www.actionfrancaise.net

  • Une aventure intellectuelle : la Jeune Droite

     

    L’ouvrage est volumineux, les références sérieuses et l’étude argumentée. Jeune historien des idées politiques, Nicolas Kessler analyse la Jeune Droite de ses origines à sa disparition. Aile droitière des « non-conformistes des années 1930 », cette galaxie qui s’anime autour de nombreuses revues n’avait jamais fait l’objet d’une enquête approfondie. C’est aujourd’hui chose faite.

     

    Si la Jeune Droite s’intitule ainsi, c’est parce que les jeunes gens qui la constituent ont reçu l’influence et l’héritage du maurrassisme. Cependant, elle doit sa cristallisation au rôle fécond de deux compagnons de route de l’Action française : Henri Massis et Jacques Maritain. L’importance de ces deux écrivains dans la formation des futurs plumes de la Jeune Droite explique la place prépondérante du catholicisme dans leurs écrits.

     

    Dans la continuité d’Antimoderne de Maritain et de La Défense de l’Occident de Massis, les premières publications de la Jeune Droite – les Cahiers de Jean-Pierre Maxence et Réaction de Jean de Fabrègues – s’intéressent aux arts et aux lettres tout en célébrant la Chrétienté, le Moyen Âge et les croisades. Le ton se rapproche plus du catholicisme social « intransigeant » d’un Pie X que du nationalisme intégral de Maurras. À l’individualisme et au matérialisme d’une société sans charmes, ils exaltent les valeurs humanistes et chrétiennes. Ils saluent Bernanos comme leur frère aîné et voient en Charles Péguy un maître. Enfin, le thomisme, alors en plein essor sous l’impulsion de Maritain, les subjugue.

     

    Cette Jeune Droite n’en reste pas moins hétérogène : Maxence et Fabrègues ne s’apprécient guère. Et puis, il y a les ruptures. En 1927, la condamnation de l’Action française par le Pape les déchire, mais ils demeurent fidèles à Maurras. Plus tard, Fabrègues rompt “ politiquement ” avec le chef du royalisme français tout en lui gardant son estime et son admiration.

     

    Avec les répercussions économiques et sociales de la crise de 1929 dans la France du début des années trente, la Jeune Droite s’investit dans des créneaux naguère délaissés tels que l’économie ou le syndicalisme. Aux problèmes récurrents du capitalisme qu’ils détestent et à la fausse solution de la planification, soviétique ou « dirigiste », ils apportent avec Louis Salleron les principes revus et corrigés du corporatisme d’un René de La Tour du Pin et de la doctrine sociale de l’Église de Léon XIII. La crise doit permettre l’instauration d’un « ordre social chrétien » en France.

     

    En liaison avec leurs amis de L’Ordre nouveau (Arnaud Dandieu, Robert Aron, Denis de Rougemont, Alexandre Marc), ils élaborent un personnalisme « de droite ». En dépit d’une méfiance réciproque et sous le patronage de L’Ordre nouveau, la Jeune Droite cherche même à se rapprocher d’Emmanuel Mounier et de son groupe Esprit. Mais les basses manœuvres et les arrières pensées des uns et des autres font échouer l’entente esquissée, ce qui met un terme à la possibilité d’un Front commun de la jeunesse française et européenne de sensibilité non-conformiste.

     

    La Jeune Droite a beau célébrer la catholicité et la mission de la France, elle n’est pas cocardière et encore moins chauvine. Au nationalisme maurrassien qu’elle juge un peu trop positiviste, elle préfère un nationalisme orienté vers l’humanisme et l’universel. Cependant, il serait réducteur de la considérer comme une simple expression d’une pensée catholique néo-réactionnaire, car elle accueille en son sein des agnostiques qui, très vite, démontrent des talents éblouissants. Il s’agit, entre autres, de Maurice Blanchot, Claude Roy et, évidemment, de Thierry Maulnier rencontré par Maxence à la Revue française vers 1930. Partisan des valeurs classiques du « Grand Siècle » et du génie français, et fort proche de Maurras, Maulnier tient un raisonnement néo-nationaliste qui va contribuer à modifier le discours de la Jeune Droite à partir du 6 février 1934.

     

    En attente d’un sursaut spirituel qui s’exprimerait par une révolution personnaliste, communautaire, anticommuniste et anticapitaliste, une « révolution de l’Ordre », la Jeune Droite – qui s’organise autour de la Revue du Siècle devenue plus tard la Revue du XXe Siècle, en Groupe XXe Siècle – décèle dans l’émeute sanglante de la place de la Concorde le signal d’une révolte prochaine. Elle place alors tous ses espoirs dans le peuple et dans ses ligues. C’est l’époque où Jean-Pierre Maxence adhère à la Solidarité française parce qu’elle comprend une proportion sensible d’ouvriers et de paysans et que Maulnier se sent attirer par le Parti populaire français de Doriot. Tous ont le secret dessein de devenir les conseillers du Prince, de trouver une tribune publique plus large que le cercle restreint de leurs abonnés et d’influencer la droite politique.

     

    Cette recherche de diversification des supports d’expression explique aussi la participation des ténors de la Jeune Droite au Courrier royal, le bulletin mensuel du fils du Prétendant, le jeune comte de Paris. Par leur présence, ils contribuent à rénover le royalisme et à lui faire redécouvrir sa dimension sociale. Quand les relations se détériorent entre le comte de Paris et Maurras, la Jeune Droite rompt encore par fidélité au vieux Provençal avec Henri d’Orléans. Le chapitre consacré au Courrier royal est un des plus aboutis du livre. Il éclaire un épisode fort méconnu du royalisme contemporain mais qui imprégnera durablement le chef de la Maison de France.

     

    La rupture, accrue par l’arrivée du Front populaire au pouvoir, radicalise Maulnier et ses camarades du Groupe XXe Siècle, exaspérés par l’apathie des Français. C’est la période du mensuel Combat (1936 – 1938), puis pendant moins d’un an, de son équivalent polémique, L’Insurgé (janvier – octobre 1937). Contre l’esprit bourgeois et le triomphe des masses, Maulnier, Maxence, Blanchot font feu de tout bois. Le titre des articles dans l’un ou l’autre organe est explicite : « La France intoxiquée par la politique » (René Vincent), « Le terrorisme, méthode de salut public » (Maurice Blanchot), « À bas la culture bourgeoise ! », « Une France qui nous dégoûte », « Sortirons-nous de l’abjection française ? », « Désobéissance aux lois » ou « Nous voulons des agitateurs » (Thierry Maulnier). À l’instar de Maulnier qui préfaça Le Troisième Empire d’Arthur Mœller van den Bruck, le groupe lit les penseurs de la révolution conservatrice d’outre-Rhin (Ernst van Salomon, par exemple), élabore un nationalisme révolutionnaire et social, se mue en droite révolutionnaire. Faut-il pour autant parler d’une « dérive » ou d’une « tentation » fasciste comme l’ont fait Zeev Sternhell et Pierre Milza ? Avec honnêteté et en comparant les itinéraires parallèles de la Jeune Droite et de l’équipe de Je Suis Partout, Nicolas Kessler ne le croît pas, car la Jeune Droite s’est toujours montrée méfiante envers l’expérience italienne. Le corporatisme mussolinien, l’État totalitaire répugnent ces adeptes de la libre personne, enracinée dans ses communautés naturelles et protégée par ses corps intermédiaires. Quant au nazisme, les jeunes maurrassiens y voient, certes, l’éternel esprit de l’Allemagne, « romantique et barbare », mais aussi un système qui mêle massification complète et administration totale. Anecdote éclairante, Nicolas Kessler signale en outre que les articles de Lucien Rebatet seront systématiquement refusés par Combat et L’Insurgé !

     

    À partir de 1938 avec la montée des périls en Europe, la Jeune Droite prend conscience de l’imminence du danger nazi. Récusant ses positions des derniers mois, elle en appelle au redressement de la France, à son réarmement militaire et moral. Dans le même temps, Jean de Fabrègues, quelque peu marginalisé par le caractère polémique, politicien et nationaliste des dernières publications, lance une nouvelle revue, Civilisation, d’orientation explicitement philosophique et catholique.

     

    La soudaine défaite de mai-juin 1940 meurtrit profondément les intellectuels de la Jeune Droite. Tout ce qu’ils avaient prévu et dénoncé se réalise ! Seule note d’espoir dans ce crépuscule : le régime honni laisse la place à la Révolution nationale et à son chef, le Maréchal Pétain. Certains de ses éléments se mettent au service de Vichy soit pour redonner une forme à la jeunesse française et à sa culture avec Jeune France (où la confrontation entre Mounier et Fabrègues y est paroxystique), soit avec la revue Idées conduite par René Vincent. Pourtant, toujours lucide, la Jeune Droite n’hésite pas à critiquer les travers bureaucratiques de l’État français.

     

    La Libération et l’Épuration mettent-elles un terme à la Jeune Droite ? Bien sûr, c’est la fin des revues et d’une aventure; ceux qui y on participé se dispersent. Néanmoins, dès les années 1950, au marxisme dominant, Jacques Laurent qui a collaboré étroitement, avant-guerre, à Combat (en compagnie de Kléber Haedens) célèbre une littérature désengagée que les critiques qualifient vite de « hussarde ». Dans sa conclusion, il est à déplorer que Nicolas Kessler suive l’opinion générale sur l’« embourgeoisement » de Thierry Maulnier. Il ignore que l’ancien co-directeur de Combat et de L’Insurgé, celui qui fut l’une des vedettes de la Jeune Droite, participa activement, à la fin des années 1960, avec Dominique Venner à l’Institut d’Études Occidentales, une des matrices intellectuelles d’où allait sortir quelques années plus tard la « Nouvelle Droite » !

     

    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com

     

    • Nicolas Kessler, Histoire politique de la Jeune Droite (1929 – 1942). Une révolution conservatrice à la française, L’Harmattan, Paris, 2001, 494 p., 38,11 €.

  • Discours de Paul Déroulède sur Jeanne d’Arc à Orléans (1909)

    A l’occasion de la Béatification de Jeanne d’Arc, de grandes fêtes populaires ayant été organisées à Orléans le 6 mai 1909, Paul Déroulède s’y rendit à la tête d’une délégation de la Ligue des Patriotes, pour déposer une couronne sur le monument de la bonne Lorraine. Voici le très beau discours qu’il prononça au banquet qui suivit cette manifestation patriotique :

    Mesdames,
    Messieurs,

    Il n’est pas de disposition d’esprit plus fâcheuse pour un auditoire que de s’attendre à un discours tout différent de celui qui sera prononcé ; il n’est pas non plus de déception qui puisse être plus funeste à un orateur. Je répéterai donc bien vite et bien haut ce qu’a si sagement écrit mon ami Marcel Habert dans le journal la Patrie. Je ne suis venu ici ni pour faire une manifestation politique, ni pour invectiver les ministres, les ministériels et le régime parlementaire, que je juge pourtant fort coupables ; j’y suis venu pour saluer Jeanne d’Arc, pour parler de Jeanne d’Arc, et pour la saluer et pour en parler en patriote chrétien que j’ai toujours été, en républicain catholique que je serai toujours.

     

    Je ne voudrais pourtant pas, messieurs, que cette profession de foi — c’est bien le mot — puisse être attribuée par vous, soit à l’émotion que m’a mise au cœur la pieuse et magnifique cérémonie de tout à l’heure, soit à la reconnaissance qu’a fait naître en moi le geste inspiré par lequel Pie X a porté à ses lèvres le drapeau de la France. Je n’ai attendu ni ce pèlerinage à Orléans, ni cet émouvant écho des cérémonies de Saint-Pierre de Rome pour être ce que je suis et penser ce que je pense. Je rappellerai qu’il y a vingt ans, j’ai tenu ce même langage à la tribune de la Chambre en réponse à la proposition d’un garde des sceaux tendant à supprimer le Dimanche comme jour férié et je rappelle également que, pendant ma dernière campagne électorale en Charente, j’ai aussi nettement réclamé la revision des lois constitutionnelles que la revision des lois antireligieuses.

    Vous me direz peut-être que cela ne m’a pas beaucoup réussi, j’en demeure d’accord, mais vous m’accorderez bien à votre tour qu’à aucune époque de ma vie publique, ce n’a été sur le succès ou sur l’insuccès de mes idées que j’ai réglé ma conscience et mes convictions.

    Ceci posé, me blâme qui voudra, sourie qui voudra, mais qui m’écoutera n’est exposé du moins à aucune surprise et à aucun malentendu.

    Etre de cœur avec les gens n’est trop souvent qu’une formule d’égoïsme et de paresse, il faut, dès qu’on le peut, y être de corps.

    Et ce n’est pas seulement pour les amis vivants qu’il faut prendre la peine de se déranger et de se déplacer, c’est aussi pour les amis morts. Voilà pourquoi mes camarades parisiens et moi sommes venus aujourd’hui à Orléans! Car n’est-ce pas, patriotes, le fait qu’elle ait été promue par l’Église au rang de bienheureuse ne nous empêche pas de considérer toujours la grande Jeanne d’Arc comme notre grande amie. Il y a si longtemps que nous l’aimons d’avoir aimé la Patrie, si longtemps que nous l’admirons d’avoir si généreusement offert sa vie pour empêcher la mort de sa nation ; si longtemps que nous la bénissons d’avoir sauvé la terre et la race, le sang et l’âme de la France ! chère et sainte paysanne, ce n’est pas nous qui contesterons la vérité de ton affirmation ! Assurément oui ! Ta mission était de Dieu, puisque aussi bien il n’est pas dans toute notre histoire de plus divin miracle, il n’en est pas de plus évident que ton apparition libératrice.

    Certes, il y a eu avant elle, il y a eu après elle, de glorieux hommes de guerre élevés dans le métier des armes, de vaillants hommes du peuple enrôlés sous nos drapeaux qui ont utilement et héroïquement servi la Patrie, mais ni avant elle, ni après elle, ni en France, ni en Europe, ni dans l’univers entier, aucune fille des champs ne sachant « ne A ne B » comme elle le disait naïvement elle-même, ne s’est tout à coup métamorphosée en chef d’armée, n’est tout à coup devenue un capitaine victorieux, n’est passée tout à coup du modeste rôle de gardeuse de brebis, au rôle sublime de gardienne du royaume, de conducteur de peuple, de créatrice de courages, de pasteur d’âmes !

    Je sens, messieurs, à quel point est grammaticalement incorrect ce mélange de qualificatifs féminins et masculins, mais il n’est guère possible de parler autrement de cette héroïne qui fut un héros, de cette jeune fille qui a été notre bon ange, de cette créature exceptionnelle qui est un être sans pareil !

    C’est qu’en effet, Jeanne d’Arc avec tout son courage et toute sa charité, tout son enthousiasme et toute sa sagesse, toute son éloquence et toute sa sagacité, Jeanne d’Arc est en même temps une Française et un Français, elle est bien plus, elle est la France même !

    Quelqu’un d’entre vous a-t-il jamais dénombré combien d’années ont suffi à cette fille au grand cœur pour mettre dans notre histoire ce rayon pur et lumineux que rien n’efface, que rien ne ternit, que rien n’égale ; dont cinq siècles passés n’ont fait que raviver la splendeur ; que les matérialistes se sont en vain efforcés d’éteindre et que le jugement de l’Église a définitivement transformé hier en une auréole de béatitude ?

    Deux ans ! En vérité, oui, messieurs ! la mission de Jeanne d’Arc sur la terre de France n’a duré que deux ans. Elle est née à la gloire humaine le 8 mai 1429 en cette même ville d’Orléans qu’elle délivra ! Elle est entrée dans la gloire éternelle le 30 mai 1431, au milieu des flammes du bûcher de Rouen qui fut tout ensemble sa transfiguration et son calvaire.

    Et à quel âge la glorieuse Pucelle avait-elle déjà rempli son extraordinaire destinée ? Ce serait à ne pas le croire, si les textes n’étaient là pour le confirmer : Jeanne d’Arc a dix-sept ans quand elle se présente à la Cour du petit roi de Bourges, elle n’en a pas dix-neuf quand elle comparaît devant l’odieux tribunal présidé en fait par l’indigne évêque de Beauvais, Pierre Cauchon, mais dirigé, excité, soudoyé par le cruel Warwick, mandataire spécial du roi d’Angleterre.

    Vous rendez-vous compte, messieurs, de tout ce qu’il y a d’inouï, de prodigieux, d’incompréhensible, et par cela même d’inexplicable pour toute science purement humaine, non pas seulement dans les hauts faits de la guerrière improvisée ou dans la constance de l’indomptable prisonnière, mais en particulier et précisément dans la résolution initiale de l’humble bergère de Domrémy ?

    Perdue au fond d’un obscur village du pays lorrain, isolée avec ses troupeaux au miheu des champs et des bois, n’étant ni assez riche pour avoir à craindre pour ses domaines, ni assez pauvre pour avoir à fuir la misère, n’ayant aucun intérêt personnel, aucun esprit de vengeance ou d’ambition, sans autre guide que son instinct, sans autre aide que sa foi, la noble créature a conçu à elle seule et par elle-même ce que devait être une nation, ce qu’était une Patrie. Elle a souffert des maux de la France, elle a saigné de ses blessures, elle s’est désespérée de ses défaites et de son invasion, comme d’un mal personnel, comme d’une plaie à son propre corps, comme d’une atteinte à son propre honneur.

    Car ses voix du ciel, dont je ne doute pas, ses voix ne se sont pas adressées à une indifférente, elle ne sont pas venues réveiller un cœur endormi ; elles ont plutôt fini par répondre aux supplications, aux prières et aux angoisses incessantes d’une âme déchirée « par la grande pitié qui était au royaume de France ». Tout a été dit, messieurs, et admirablement dit depuis plusieurs années, depuis quelques semaines, aujourd’hui même au sujet de cette Patriote, unique au monde, que le souverain pontife vient de glorifier et dont tous les Français vraiment Français n’ont jamais cessé et ne cesseront jamais de se glorifier eux-mêmes. Mais de ce que l’adorable fille a reçu, de la bouche des orateurs les plus éloquents et les plus autorisés, des éloges dignes d’elle, il ne s’ensuit pas que je veuille et puisse refuser un verset de plus à ses litanies, une strophe de plus à son hymne, une génuflexion de plus à son nouvel autel.

    La plus belle biographie de Jeanne d’Arc ce ne sont d’ailleurs pas ses admirateurs qui l’ont écrite, sa plus triomphale apologie ce ne sont pas ses défenseurs qui l’ont rédigée, c’est tout d’abord très inconsciemment, et à coup sûr tout à fait contre son gré, le greffier du tribunal de Rouen chargé d’enregistrer au jour le jour les interrogatoires et les réponses de « Jehanne, dite la Pucelle, menteresse, pernicieuse, abuseresse de peuple, devineresse et mécréante » ainsi que la qualifiait péremptoirement l’arrêt infâme du non moins infâme évêque Cauchon.

    Son second panégyriste plus sincère, mais non pas plus convaincant que le premier ce sera, quelques années plus tard, un autre greffier d’un autre tribunal, le tribunal de réhabilitation celui-là, et dont le volumineux compte-rendu abonde en témoignages contemporains sur la pureté, sur la vertu, sur la vaillance physique et sur la valeur morale de cette vraie madone de la Patrie.

    Ces deux documents d’un intérêt poignant et passionné n’ont été publiés pour la première fois dans leur texte intégral que vers le milieu du siècle dernier. De là vient selon moi le long intervalle de temps qui s’est écoulé entre la justification de 1456 et la béatification de 1909. Je serais assez porté à croire que c’est l’étude attentive de ces deux procès qui a inspiré au pieux et érudit évêque Dupanloup la première idée de sa requête au Saint-Siège en faveur de la canonisation de Jeanne d’Arc. Quant à moi, je n’ai pu consulter les pièces authentiques sans que les larmes ne m’aient maintes fois jailli des yeux, et j’ai puisé à leur double source l’admiration émue et émerveillée que j’ai le désir et que je voudrais avoir le pouvoir de faire passer de mon cœur dans vos cœurs.

    Tout d’abord et pour répondre aux sceptiques qui sans autre motif que leur scepticisme même ou que leur indulgence sur ce point émettent volontiers des doutes sur la virginité de cette intrépide chevalière qui passait six jours et six nuits avec son harnois de guerre sur le dos, je leur affirme, et mon affirmation s’appuie sur des textes, que de sa première à sa dernière parole, Jeanne d’Arc a toujours témoigné qu’elle attachait une importance religieuse, ou si les sceptiques l’aiment mieux, superstitieuse, à conserver sa pureté d’âme et de corps.

    « Tant que je me garderai pure, disait-elle, les saintes ne m’abandonneront pas, et si je meurs comme je suis née, elles m’ont promis le Paradis ». Jeanne se plaisait en outre à répéter à elle-même et aux autres, ainsi que le raconte une de ses amies de Vaucouleurs, certaine prophétie annonçant que la France perdue par une femme serait sauvée par une vierge des marches de Lorraine… Et puis en vérité, entre son adoration pour Dieu et sa passion pour la France, quelle place aurait pu trouver dans ce cœur déjà si plein une quelconque de nos amours humaines ?

    Plus naturel serait-il encore de la taxer de folie que d’impureté.

    Mais Jeanne n’était pas plus folle que dissolue. Très au-dessus de l’humanité par la sublimité de son sacrifice aussi voulu que consenti, elle se montre logiquement et simplement humaine dans ses relations de la vie quotidienne, charmant jusqu’à ses compagnons d’armes par sa bonne humeur et par son bon sens. Tout en étant une créature d’extase et de foi, elle n’en était pas moins un être de réflexion et de raisonnement. La Providence lui a fort heureusement permis de faire cette importante démonstration en épargnant sa vie sur les champs de bataille.

    Si, en effet, la sainte héroïne y fût tombée frappée à mort, même en un jour de victoire plus décisive que celle d’Orléans ou de Patay, son nom se fût assurément transmis à nous d’âge en âge à côté de ceux de Gaston de Foix et de Bayard, de Du Guesclin et du grand Ferré, ce rude bûcheron qui taillait les Anglais à coups de hache, mais son âme, sa grande âme, fût restée pour nous une énigme et un mystère. Il ne fallait pas moins que cet abominable procès d’accusation en sorcellerie pour nous révéler ce qu’elle était, ce qu’elle voulait et ce qu’elle valait.

    Au cours de ces longs et douloureux débats suscités et conduits sous-main par des capitaines anglais, furieux et honteux d’avoir été vaincus par une enfant, c’est l’enfant qui juge les juges, c’est l’accusée dont chaque répartie condamne les accusateurs à l’impuissance, ou ce qui est pire, à la nécessité d’être injustes. Pas une de ses phrases qui ne soit nette comme une claironnée ou tranchante comme un glaive. Les enquêteurs se perdent en arguties, en sophismes, en obscurités volontaires ou professionnelles. Chacun de leurs points d’interrogation est un piège, chacune de leurs objections un guet-apens. Jeanne les arrête d’un mot et les casuistes restent confondus devant ces deux cas non prévus par eux : la simplicité et le courage.

    Ecoutez-la tenir tête à la meute hurlante des interrogateurs qui la harcèlent tous ensemble en un assaut de questions furieuses : « Mes bons seigneurs, faites l’un après l’autre si vous voulez que j’entende ». A un clerc retors qui essaie de la faire tomber dans le péché d’orgueil et lui pose brusquement ce problème : « Jeanne, vous croyez-vous toujours en état de grâce ? » — « Si j’y suis que Dieu m’y garde, si je n’y suis pas qu’il m’y mette ».

    A cet autre qui lui demande si elle n’a jamais usé de sortilèges pour braver la mort : « Mes sortilèges étaient l’amour de la France et le mépris du danger ». Et, comme la brute insiste et s’enquiert des moyens qu’elle employait pour entraîner ses soldats : « Je leur disais : entrez hardiment emmy les Anglais, et je y entrais la première. » Puis, voici venir la série des questions captieuses : « Quand ils vous apparaissaient, vos saints et vos saintes, étaient-ils tout nus ? — Dieu est assez riche pour vêtir les siens ! »

    Enfin, au méchant évêque de Beauvais qui lui fait un crime d’avoir osé introduire son étendard de guerre dans la cathédrale de Reims, cette réponse qui, pour être la plus connue, n’en est pas la moins belle : « Il avait été à la peine, c’était raison qu’il fût à l’honneur ! » Et elle n’a pas vingt ans ! Et elle est seule, toute seule au milieu de ce prétoire d’assassins gagés par l’Anglais ! Et elle ne quitte l’isolement de son banc d’accusée que pour passer à l’isolement de son cachot de prisonnière. Là, des juges hostiles et perfides, ici des soudards anglais grossiers et violents. Et à aucune heure, en aucun lieu, personne qui la réconforte et qui la guide, qui la conseille et qui la console. Voilà pourtant déjà huit mortels mois que la blessée de Compiègne est traînée de geôle en geôle, de Noyon à Arras, d’Arras à Dieppe, de Dieppe à la tour de Rouen. Mais ici ou là, dans sa cage de fer ou dans sa basse fosse, rien ne brise son courage, rien ne lasse sa volonté, rien ne modifie son attitude ni son langage.

    Et vous douteriez, vous pourriez douter que la main de Dieu ne se soit réellement étendue sur ce front d’enfant pour la préserver du désespoir et de l’égarement, de l’abattement ou du vertige !…

    Cependant, le menu peuple s’émeut au spectacle de tant d’endurance, de tant de magnanimité et de sang-froid. Les superbes répliques de la divine inspirée vont de bouche en bouche augmenter les sympathies ou les respects de tout ce qui n’est pas de connivence avec les « Goddons », comme Jeanne les appelle. Un de ces Goddons lui-même ne peut retenir son admiration et s’écrie bonnement en pleine audience : « Ah ! la brave femme ! que n’est-elle Anglaise ! »

    Aussi, Warwick qui veille et Cauchon qui s’impatiente, décident que les interrogatoires se continueront désormais dans l’intérieur de la prison. Dès lors, comme le feront au dernier jour de leur orgie les terroristes de la Révolution, le tribunal des affidés du roi d’Angleterre qui avait déjà refusé tout avocat à Jeanne lui refuse, par surcroit, tout public. Désormais, elle parlera dans l’ombre, elle se défendra à huis clos, elle luttera au miheu des ténèbres et de la solitude de son cachot ; mais, là encore, là toujours, même en ce lugubre encerclement d’oiseaux de proie dont Warwick continue à aiguiser les becs et les ongles, elle ne baisse ni le ton, ni la voix, non pas même la tête.

    Un jour, le neuvième de mai 1431, l’évêque et ses assesseurs pénètrent dans sa cellule, ils font étaler sous ses yeux tous les appareils de la torture : chevalets, tenailles, poix bouillante. Ecoutez ! cette déclaration de la vaillante vainement menacée : « Quand vous me feriez broyer les membres et arracher l’âme du corps, je ne vous dirais rien autre chose que ce que je vous ai dit, et si je vous disais quelque chose d’autre, je protesterais aussitôt après que vous me l’auriez fait dire par force et contre mon gré ! »

    Paul Déroulède

    Vous en faut-il plus. Patriotes ? Avez-vous besoin de me suivre encore jusqu’au pied de son bûcher ? Avez-vous besoin d’y voir l’héroïne monter sans faiblesse, d’y entendre la chrétienne demander et donner pardon à tous, d’y regarder la martyre brûler et mourir en baisant la croix, pour déclarer avec elle et comme elle en cette heure suprême que la mission de Jeanne était bien de Dieu ?

    Cette mission, messieurs, la missionnaire l’a expliquée elle-même en maints propos et sous maintes formes ; nulle part elle ne l’a mieux résumée qu’en son cri de guerre tant de fois répété : « Il faut bouter l’Anglais hors de France. » Quand Jeanne parle ainsi, ce n’est pas, vous l’entendez bien, qu’elle ait voué une haine particulière à telle ou telle nation, mais c’est que la nation dont elle parle occupe et détient le sol de sa Patrie, opprime et pressure son peuple, blesse et tue les soldats de la France.

    Elle en eût dit tout autant cent cinquante ans plus tard des Espagnols maîtres de l’Artois et du Roussillon ; tout autant, trois siècles après, des Impériaux ravageant les Flandres ; tout autant des coalisés de 1792, des alliés de 1814, tout autant et plus encore de nos envahisseurs de 1870 et des geôliers de notre Alsace et de notre Lorraine.

    Aussi est-ce en souvenir d’elle que je vous jetterai à tous et à toutes ce pressant appel : Espoir quand même. Français et Françaises, courage quand même ! En haut les cœurs et les fronts ! Laissons passer et s’agiter au-dessous de nous les misérables querelles de partis ! Unissons-nous et fondons-nous en une irréductible phalange de protestation nationale ! Et pensons et disons comme la Libératrice : « Oui, tout étranger qui est l’ennemi, tout étranger qui est le conquérant, tout étranger qui veut être le maître, il faut tout faire pour le bouter hors de France ! »

    Il est également de la fière Pucelle, ce noble devis : « Les femmes prieront, les hommes batailleront. Dieu vaincra ! »

    DÉROULÈDE Paul, Qui vive ? France ! « Quand même ! ». Notes et discours, 1883-1910, Paris, Bloud et Cie, 1910, pp. 55-66.

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  • Comme une rébellion qui s’annonce par Georges FELTIN-TRACOL

     

    En cette fin de décennie 2000, la réflexion non-conformiste, radicale et réfractaire virerait-elle à gauche ? La victoire de Sarkozy en France, la crise financière mondiale, les années Bush ont-elles favorisé la redécouverte des penseurs du socialisme européen ? Oui, si on suit Rébellion, un essai publié par les sympathiques Éditions Alexipharmaque.

     

    Le titre n’est pas anodin. Depuis 2003 sort tous les deux mois une revue éponyme, sobre et dense, d’esprit révolutionnaire dont le siège se trouve à Toulouse, ville connue pour sa nature contestataire. Ce recueil de textes s’assigne la mission de diffuser le plus largement possible les principes anti-capitalistes de l’équipe.

     

    Bénéficiant d’une chaleureuse préface d’Alain de Benoist qui replace le cheminement intellectuel de la revue dans la tradition réfractaire française, Rébellion réhabilite les concepts de socialisme, d’anti-libéralisme radical, de lutte des classes, de défense du peuple, dans une vue grande-européenne. En effet, ses rédacteurs se revendiquent du principe de subsidiarité, proposent une Europe solidaire, écologique, fédérale, « à vocation impériale », et vomissent a contrario la pesante et impuissante Union européenne technocratique, atlantiste et ultra-libérale.

     

    On aura compris que leur radicalité est totale. La présente époque, toute orientée vers le matérialisme et la quête effrénée du pognon, les exaspère. Contre cette horreur moderne, Rébellion veut changer la société et de société. Loin de singer le gauchisme parasitaire du Facteur, des pseudo-« anar » et des décroissants verdâtres du dimanche, les sempiternels valets du Système, les auteurs œuvrent et préparent dans les têtes d’abord une inévitable révolution. C’est dans cette perspective que la rédaction a d’abord suscité la formation de Cercles Rébellion avant de constituer une Organisation socialiste révolutionnaire européenne (O.S.R.E.). L’investissement est aussi sectoriel. Aucun champ social (urbanisme, syndicats, éducation, économie) n’est délaissé ! Il s’échafaude ainsi les prochaines tempêtes qui renverseront le Système actuel.

     

    Qu’on ne s’étonne par conséquent de leurs vastes références culturelles : Karl Marx bien sûr, mais aussi Pierre-Joseph Proudhon. Les auteurs prennent le meilleur des deux et jugent que « la pensée de Proudhon et celle de Marx, au lieu de s’exclure, se complètent et se corrigent mutuellement », ce qui ne peut pas être la moindre des choses de la part du théoricien du mutualisme.  Mieux, ils estiment que « l’œuvre de Karl Marx s’imposera naturellement en fournissant des outils d’analyses théoriques en phase avec l’évolution du monde ouvrier. Elle sera certes à l’origine d’interprétations arides et de froides dérives, mais elle conserve jusqu’à nos jours sa pertinence et son utilité dans l’élaboration d’une nouvelle pensée rebelle. Pensée anti-totalitaire et anti-réformiste, qui se nourrira également de l’élan du Socialisme français et du fédéralisme européen ». Pourquoi alors l’auteur du Capital n’est-il pas présent dans la rubrique « Nos figures » de l’ouvrage ? Il aurait très bien pu y figurer à côté de Proudhon, des Communards de 1871, de Jack London, de Georges Orwell, des enfants Scholl de La Rose Blanche anti-nazie, du socialiste indépendantiste irlandais James Connoly ou des fondateurs du « national-communisme » allemand, Heinrich Laufenberg et Fritz Wolffheim. Regrettons aussi l’absence de ce grand socialiste européen fort attaché à la vie des peuples qu’était Jean Mabire (il serait profitable que les auteurs lisent ses articles politiques en faveur d’une vision certaine du socialisme enraciné).

     

    Avec les grands ancêtres du socialisme déjà cités, Rébellion intègre dans sa réflexion d’autres penseurs de l’ultra-gauche : le conseillisme de Pankoeke, les travaux bordiguistes, Debord et les situationnistes, Claude Lefort et Cornélius Castoriadis du temps de Socialisme ou Barbarie… Ne soyons pas en outre surpris de lire ici ou là une citation de Julius Evola ou de Carl Schmitt.

     

    Par cette brève énumération, Rébellion n’hésite pas à franchir les limites de la convenance politique et à se proclamer national-bolchevik sans s’attarder vraiment sur cette autre personnalité attachante que fut Ernst Niekisch. Est-il néanmoins possible de concilier le national-bolchévisme et l’idée fédérale continentale ? Alain de Benoist y répond par la négative : « On ne peut à la fois rejeter le “ nationalisme centralisateur ” et se réclamer d’un “ État de type fédéraliste ”, tout en adhérant à un national-bolchevisme dont l’esprit révolutionnaire se fondait sur un centralisme jacobin exacerbé. » Conscients de cette contradiction, les rédacteurs paraissent aujourd’hui abandonner cette étiquette pour se dire « communistes nationaux ». Ils considèrent que « le cadre de la nation n’est pas neutre, il peut servir à l’élaboration de formes d’existence sociale différentes de celles vécues jusqu’à maintenant ». De ce fait, ne s’inscrivent-ils pas dans cette Modernité finissante, d’autant que Rébellion conçoit la lutte des classes comme le point central d’interprétation du monde actuel ? Est-ce vraiment sensé ? L’acceptation du fait national n’invalide-t-elle pas, par son existence même, le concept de lutte des classes au profit d’une atténuation, voire d’une sublimation, des antagonismes de classes ?

     

    Il est incontestable qu’un conflit mortel oppose actuellement l’hyper-classe ou les oligarchies transnationales mondialistes – dont Jacques Attali en est le symbole le plus évident – aux peuples du monde entier dont certains sont déjà en première ligne avec Hugo Chavez, Mahmoud Ahmadinejad, Evo Moralès, Alexandre Loukachenko ou Hassan Nasrallah. Doit-on pour autant transposer dans la nation l’affrontement entre possédants et salariés alors que se maintiennent péniblement les petits patrons eux-mêmes victimes de la mondialisation ? Et puis, quitte à passer pour provocateur, existe-t-il encore des peuples ou bien n’assistons-nous pas aux débuts de la « multitude » ? Dubitatifs, les auteurs eux-mêmes s’interrogent. « Le peuple est largement manipulé par des “ faiseurs d’opinion ” à la solde de l’oligarchie. La “ démocratie ” n’est plus qu’un paravent politiquement correct pour faire accepter ce que les puissants ont décidé d’imposer aux peuples. » Pis, la société occidentale des droits de l’homme renforce le contrôle social et conditionne les esprits. Informations biaisées, surveillance généralisée des ordinateurs, inculture de masse accélérée, célébration de la consommation et du paraître aux dépens de l’épargne et de la citoyenneté, bref, « là où les nazis et les staliniens ont mis en place le camp de concentration et le goulag, la société de consommation a créé le supermarché ». La notion de peuple est en train de disparaître, mais Rébellion s’attache à la sauvegarder et à la ragaillardir. Dans ces conditions, la lutte des classes n’est-elle pas incongrue ? La priorité n’est-elle pas à la concorde nationale face à l’ennemi globalitaire ?

     

    C’est dans cette vision d’unité populaire que nous invitons les auteurs de Rébellion à examiner ces cas de communisme national (voire nationaliste) que sont la Chine de Mao, la Yougoslavie de Tito (qui était fédérale et autogestionnaire !), l’Albanie d’Enver Hodja et la Corée du Nord de la famille Kim. Rappelons-leur que les cinq étoiles du drapeau de la Chine populaire évoque un consensus « inter-classe » entre la grande étoile incarnant le Parti et les quatre petites (les ouvriers, les paysans, les petits bourgeois – en clair, les classes moyennes – et les capitalistes patriotes).

     

    Nonobstant ces quelques critiques, il est importe de lire cet essai. Certains textes sont excellents comme ceux consacrés au philosophe, poète et dramaturge roumain Lucian Blaga ou l’extraordinaire « Aperçu sur l’ordre politique dans la philosophie européenne ».

     

    Considérer l’ouvrage comme une émanation gauchiste serait au final une ineptie ou la preuve flagrante d’une très grande paresse intellectuelle, d’autant que les auteurs réfutent ce sordide clivage politico-électoral stérile. Rébellion a le mérite de redonner au socialisme son acception originelle. Dans un livre passé bien trop inaperçu, Naissance de la gauche (Michalon, 1998), Marc Crapez démontre qu’à la fin du XIXe siècle, les courants socialistes français ne se trouvaient pas encore à gauche (il faudra attendre les retombées de l’affaire Dreyfus et l’influence de Jean Jaurès pour positionner le socialisme à gauche de l’éventail politique) et s’acquoquinaient avec le nationalisme, « ce nationalisme de 1900, déjà d’extrême droite, note Crapez, et encore d’extrême gauche, reste fondamentalement égalitaire ».

     

    Mieux que Luc Michel et le Parti communautaire national-européen, qu’Alain Soral et Égalité & Réconciliation, qu’Emmanuel Todd et son républicanisme nationiste, Rébellion serait le digne héritier des socialistes patriotes français. Il faut s’en réjouir. Pourtant, à la réhabilitation du socialisme, terme historiquement connoté et lourdement chargé, ne devrait-on pas plutôt repenser le solidarisme ?

     

    Georges Feltin-Tracol septembre 2009 http://www.europemaxima.com

     

    • Louis Alexandre et Jean Galié, Rébellion. L’Alternative socialiste révolutionnaire européenne, Alexipharmaque, coll. « Les Réflexives », 2009, préface d’Alain de Benoist, 275 p., 25 €.

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  • La Hongrie de Viktor Orban, ou le choix du patriotisme Magyar (2/3)

    II. La Grande Hongrie, entre fantasmes et réalités

    Le spectre de Trianon

    Fort de sa majorité des deux tiers, Viktor Orban a désormais les mains libres pour faire adopter ses réformes. L’une de ses premières mesures sera d’octroyer le droit à la nationalité et à un passeport hongrois à la diaspora magyare, décision qui devait provoquer un véritable tollé en Slovaquie et les plus vives critiques européennes. De fait, cette manœuvre aurait pour but d’attirer vers la Fidesz les voix d’environ 500.000 Magyars de l’étranger. Dès janvier 2011, Budapest introduisait une procédure simplifiée pour l’obtention d’un passeport hongrois, une procédure selon laquelle il n’est plus nécessaire aux citoyens magyars de résider sur le territoire de la Hongrie pour obtenir ce passeport. Or, 370.000 demandes de citoyenneté ont ainsi été déposées par les Hongrois des pays voisins et plus de 320.000 candidats ont d’ores et déjà prêté serment de citoyenneté hongroise. Quelques rappels historiques et géopolitiques s’imposent ici. A l’issue de la première guerre mondiale, l’Empire austro-hongrois, allié des autres empires dits « centraux », prussien et ottoman, se voit complètement démembré.par le traité de Saint-Germain-en-Laye (1919).

    Or, l’Empire austro-hongrois était composé de deux parties (si l’on excepte le cas particulier de la Bosnie-Herzégovine), soit la Cisleithanie dominée par les Autrichiens, et la Transleithanie dominée par les Hongrois et correspondant aux frontières historiques du royaume multiséculaire de Hongrie. A l’exemple de l’empire austro-hongrois, le vieux royaume de Hongrie allait à son tour se voir totalement dépecé par le traité de Trianon (1920), que la plupart des Hongrois considèrent encore aujourd’hui comme un traité inique. Ainsi, chaque fois que l’on souhaite accréditer la thèse d’une dérive nationaliste et revanchiste magyare, accuse-t-on la Hongrie et les Hongrois de vouloir remettre en cause Trianon au risque de provoquer un conflit régional de grande ampleur.

    Les minorités magyares de l’étranger

    La Transleithanie, soit le vieux royaume de Hongrie, incluait, outre le territoire de la Hongrie actuelle, une partie du territoire de la Croatie (Zagreb et Slavonie), la Voïvodine (qui est aujourd’hui une région autonome en Serbie), la Slovaquie, la Transylvanie (qui représente la moitié du territoire roumain actuel et s’étend jusqu’aux Carpates), la Ruthénie subcarpatique (actuelle Ukraine extrême-occidentale), un petit territoire slovène (district de la Mur) et quelques régions limitrophes de l’actuelle république d’Autriche. Dans toutes ces régions vivaient ou vivent encore des populations magyares plus ou moins importantes, selon les cas. Dans ce contexte on peut distinguer deux situations particulières. : celle des Magyars de Transylvanie et celle des Magyars « frontaliers ». Les populations magyares de Transylvanie roumaine sont principalement concentrées dans une région qui s’étend entre Cluj, Sibiu et la chaîne carpatique soit dans le centre de l’actuelle Roumanie, et relativement loin, donc, des frontières de la Hongrie (les Magyars de Roumanie sont entre 1,5 et 2 millions). Cette absence de continuité territoriale rend invraisemblable toute idée de rattachement de ces populations magyares à la Hongrie. Deuxièmement, celle des populations frontalières, soit les populations magyares de Roumanie qui longent la frontière hongroise sur une ligne Arad-Oradea-frontière hungaro-ukrainienne (plus d’autres populations magyares vivant entre la frontière hongroise et la région de Cluj); les populations magyares de la frontière hungaro-ukrainienne (Ruthénie subcarpatique) ; les populations magyares de Slovaquie (600.000) qui longent la frontière hungaro-slovaque et se concentrent principalement sur le versant nord du Danube, au sud-est de la capitale slovaque Bratislava ; et enfin, les populations magyares de la région autonome serbe de Voïvodine (entre 250 et 300.000). On constate donc qu’environ 3 millions de Hongrois vivent hors des frontières de la Hongrie (pays d’environ 10 millions d’habitants).

    Les conflits potentiels : Voïvodine, Slovaquie, Transylvanie et Subcarpatie

    1°) Les Hongrois de Voïvodine (Serbie)

    Les Magyars de Voïvodine sont entre 250.000 et 300.000. S’ils ne constituent que 14 % environ de la population de cette région autonome serbe, ils sont principalement concentrés dans la partie nord de cette région nommée Bachka et le nord du Banat serbe, régions limitrophes de la Hongrie. Les Magyars y sont majoritaires dans sept communes et très présents dans deux autres. En 1999, durant les frappes atlantiques sur la Serbie, Budapest (membre de l’OTAN depuis une dizaine de jours !) avait clairement exprimé son intention de venir en aide aux populations magyares de Voïvodine en cas d’agression contre elles. Mais Budapest, désormais membre de l’Alliance, avait aussi prudemment décidé de ne pas se joindre à l’intervention atlantique contre la Serbie. Les tensions entre Hongrois et Serbes n’y ont pas moins persisté jusqu’à récemment. Ainsi, signalait-on en 2009 des persécutions diverses contre les militants hongrois, émanant de la police serbe, de même que des agressions violentes de jeunes hongrois par des bandes de Serbes pour le simple fait qu’ils appartiennent à la minorité magyare de Voïvodine. Lorsqu’on traverse la Voïvodine, on peut voir de nombreux panneaux tagués : là on a fait disparaître la mention d’une localité écrite en serbe, ici une autre, écrite en hongrois, etc. La tension reste perceptible et explique vraisemblablement la diminution de la population magyare durant les vingt dernières années, vraisemblablement de 385.000 à 300.000 environ. A la fin de l’année 2009, la Voïvodine se voyait octroyer une autonomie un plus large, bien que celle-ci n’enthousiasme que peu la minorité magyare représentée par la VMSz (Alliance Magyare de Voïvodine), qui n’y voit globalement qu’une autonomie de façade. Mais onze ans plus tard, le 22 mars 2010, les ministres de la Défense de Hongrie et de Serbie s’engageaient sur la voie d’une coopération militaire. Signe des temps ? Cet accord de coopération fut signé par le gouvernement socialiste hongrois, environ un mois avant son éviction… Depuis l’installation du gouvernement Orban II, par contre, et conformément à la nouvelle règlementation hongroise, des passeports ont commencé à être délivrés à la minorité magyare de Voïvodine, soit sans doute près de 80.000 passeports, rien que pour l’année 2011. Une mesure que certains observateurs considèrent comme pouvant représenter une menace pour les relations hungaro-serbes. C’est sans compter le fait que Budapest peut ainsi monnayer son appui à l’adhésion de la Serbie à l’Union européenne. Un jeu peut-être dangereux sur le long terme ?

    2°) Les Hongrois de Slovaquie

    Les Magyars de Slovaquie sont, eux, au nombre de 600.000, soit le double des Magyars de Voïvodine. Ces populations longent la frontière méridionale de la Slovaquie et se concentrent tout particulièrement dans une région située au nord du Danube, en territoire slovaque donc, entre Bratislava (Slovaquie) et Eztergom (Hongrie). Cette région très majoritairement peuplée de Hongrois a été rattachée, en 1920, à la Tchécoslovaquie parce que l’on a voulu fixer de manière arbitraire la frontière hungaro-slovaque sur le Danube. Cette situation constitue une source permanente de tensions entre Bratislava et Budapest. On peut par exemple imaginer comment fut perçue à Budapest et dans la minorité magyare de Slovaquie, l’entrée, en 2006, du SNS (Parti national slovaque, nationaliste) dans le gouvernement de gauche de Robert Fico (Smer), d’autant que ledit SNS prôna de répandre dans tous les lieux publics, des écoles au Parlement, tous les symboles de la nation slovaque, et de faire du slovaque la langue officielle, y compris dans l’administration et les panneaux de signalisation à l’entrée des communes méridionales à majorité hongroise. D’autre part, la loi votée par le gouvernement hongrois de Viktor Orban permettant l’accès à la nationalité hongroise pour les Hongrois de l’étranger, et notamment de Slovaquie, n’a pas manqué de susciter l’ire de Bratislava, qui par mesure de rétorsion a proclamé que tout Hongrois de Slovaquie qui se verrait octroyer la nationalité hongroise serait automatiquement déchu de sa nationalité slovaque. Les tensions entre Budapest et Bratislava se seraient apaisées sur cette question, d’autant que l’Union européenne s’est révélée incapable d’intervenir concrètement dans cette affaire et que la Roumanie et la Serbie, qui accordent respectivement aux Roumains de Moldavie et aux Serbes de Bosnie-Herzégovine, le même accès à leurs citoyennetés respectives, que la Hongrie l’accorde aux siennes, se trouvent bien isolés. Ainsi l’exemple de Komarom (Komarno, en slovaque), une ville peuplée à 60 % de Hongrois, est-il particulièrement révélateur de ce conflit latent entre les Magyars, qui soulignent l’injustice du tracé frontalier hérité de Trianon, et les Slovaques, qui craignent une magyarisation progressive : « Komarno vit dans un climat d’ambiguïté, plus tendu que celui qui existait au début des années 1990, quand pourtant le Premier ministre slovaque Vladimir Meciar et le Hongrois Joszef Antall échangeaient des insultes de part et d’autre du Danube. A l’époque, les habitants de la ville haussaient les épaules et disaient ne rien avoir à faire avec des querelles de politiciens. Aujourd’hui, bien des Slovaques de la ville pensent que les changements, « l’effacement des frontières », voulus par la municipalité, se font à sens unique. Que Komarno se « magyarise ». Que certains jeunes commerçants hongrois ne parlent pas le slovaque. Que, petit à petit, Janos le Magyar aura de moins en moins en commun avec Juraj le Slovaque ». On le voit, l’apaisement, tout relatif, n’est certes pas la paix. La minorité magyare de Slovaquie est représentée par deux partis : le SMK-MKP, le parti historique de la minorité hongroise de Slovaquie (proche de la Fidesz de Viktor Orban), et une scission de ce parti, intervenue en 2009, le Most-Hid (ces deux mots signifient respectivement « pont » en slovaque et en hongrois), qui semble vouloir jouer la carte d’un certain « multiculturalisme local ».

    3°) Les Hongrois de Transylvanie (Roumanie)

    La plus importante communauté magyare de l’extérieur est de loin celle de Transylvanie (Erdély, en hongrois ; Ardeal, en roumain). Comptant environ 2 millions de personnes, elle se répartit en deux communautés : les Magyars et les Sicules (Széklers, en hongrois). Les Sicules constituent aujourd’hui, avec 845.000 personnes, environ la moitié de la population magyare de Transylvanie (il existe également en Moldavie roumaine, une communauté de 60.000 Magyars parlant un hongrois largement mâtiné de roumain, il s’agit des Csangos, dont le parler est proche de celui des Magyars de Transylvanie). Les Sicules occupent le creux de l’arc des Carpates (haute vallée de l’Olt et de la Mur). L’origine des Sicules reste mystérieuse. Selon certains historiens, ils auraient accompagné les Avars, et donc précédé les Hongrois eux-mêmes. Les Avars constituaient à l’origine un peuple cavalier turc qui se sédentarisa dans les plaines de l’actuelle Hongrie. Leur empire fut détruit par Charlemagne en 791. Selon d’autres historiens, il s’agirait de Khazars magyarisés (un autre peuple semi-nomade turc, originaire d’Asie centrale). Le doute subsiste. Doté d’une identité forte, quoique partiellement diluée dans le cadre du conflit qui oppose par intermittence l’ensemble de la minorité magyare de Transylvanie à Bucarest, la question sicule s’est brusquement imposée récemment au-devant des scènes médiatiques hongroise et roumaine. A l’origine du conflit, le retrait par le préfet roumain de la localité d’un drapeau sicule qui se trouvait dans une salle du conseil départemental de la localité de Covasna, suivi d’une riposte de Budapest qui prit la décision de hisser un drapeau sicule sur le Parlement hongrois, un acte qui entre de toute évidence dans la stratégie du gouvernement hongrois visant à s’attirer les voix des Hongrois de l’étranger dont plus de 300.000 auraient d’ores et déjà prêté serment de citoyenneté hongroise, les consulats de Miercurea Ciuc et de Cluj (Roumanie) étant ceux qui ont traité le plus de demandes. Parallèlement, des poussées nationalistes roumaines anti-hongroises explosent aussi de temps à autre, comme lorsque le 15 mars 2012, jour de la fête nationale hongroise, une centaine de militants du parti nationaliste roumain Noua Dreapta (Nouvelle Droite), manifesta à Cluj, l’un de ses multiples défilés anti-hongrois organisés notamment dans les villes sicules. Tensions persistantes, là encore, malgré des tentatives d’apaisement. Les Magyars de Roumanie sont représentés par l’Union démocrate magyare de Roumanie, qui a joué un rôle important sur la scène politique roumaine après la chute du communisme, et le Parti civique magyar, fondé en 2008.

    4°) Les Hongrois de Subcarpatie (Ukraine)

    Bien moins connue est la situation des Hongrois de Subcarpatie (ou Ruthénie/Ukraine subcarpatique). Les Hongrois de cette région, concentrés sur une bande de territoire qui longe la frontière hongroise, représente environ 0,3 % des 51 millions d’Ukrainiens. L’Oblast de Subcarpatie est la région la plus occidentale de l’Ukraine. Les Magyars, au nombre de 200.000, y représentent 1/8e (12,5 %) de sa population. Au cours du 20e siècle, la Subcarpatie a successivement appartenu à l’Autriche-Hongrie (jusqu’à 1918-1920), à la Tchécoslovaquie (jusqu’à 1938-1939), à la Hongrie (jusqu’à 1946), à l’URSS/République socialiste soviétique d’Ukraine (jusqu’à 1991) et, finalement, à l’Ukraine indépendante. La minorité hongroise de cette région est peu connue et fait bien peu parler d’elle. Soumise à une forte répression au lendemain de la seconde guerre mondiale (les Soviétiques déporteront plus 25.000 Magyars, dont plus du tiers ne sont jamais revenus du Goulag). La minorité hongroise n’a jamais été indemnisée ni matériellement, ni moralement de la terreur stalinienne. Malgré cela, l’activité éducative, littéraire et théâtrale en langue hongroise renaquit dès les années 1970. La Subcarpatie ou Ruthénie subcarpatique a toujours été d’une grande diversité ethnique qui se répartirait  aujourd’hui de la manière suivante : 78 % d’Ukrainiens, 12,5 % de Hongrois, 4 % de Russes, plus des populations roumaines et tziganes. Les Hongrois de Sucarpatie, qui, d’un point de vue confessionnel se répartissent entre 100.000 réformés, 70.000 catholiques et 30.000 gréco-catholiques (catholiques de rite byzantin), connaissent une situation socio-économique pire que celle des Ukrainiens : pour la plupart manuels, ils subissent un taux de chômage plus élevé, leurs gains sont inférieurs à la moyenne nationale, etc. Quant aux lois ukrainiennes visant à la protection de ses minorités, notamment magyares, il semble qu’elles ne soient que partiellement appliquées au niveau local, même si des progrès indéniables ont été réalisés en la matière. Les Hongrois de Subcarpatie sont notamment représentés par l’UMDSz, l’Association démocratique des Hongrois d’Ukraine. A noter que la constitution ukrainienne ne permet pas à ses citoyens d’obtenir la double nationalité. Accepter la nationalité hongroise reviendrait donc, pour les Hongrois de Subcarpatie, à se voir déchoir de leur citoyenneté ukrainienne.

    L’amiral Horthy et la Grande Hongrie

    La Hongrie actuelle, et plus précisément celle de Viktor Orban, quand bien même le voudrait-elle, et rien ne vient le démontrer, ne possède ni les moyens politiques ni les moyens militaires d’une politique expansionniste et revanchiste en Europe centrale. Ceci n’empêche toutefois nullement les médias européens d’accuser régulièrement le gouvernement de Viktor Orban, qualifié lui-même parfois d’ « apprenti autocrate », d’être « plus inspiré par la nostalgie d’une Grande Hongrie nationaliste que par les valeurs de l’Union européenne que son pays a rejoint en 2004 ». Et d’évoquer dans la foulée une supposée « révolution nationale » magyare. Ces accusations font moins référence au royaume de Hongrie, qui disparut définitivement sous les coups du traité de Trianon en 1920, qu’à la tentative de reconstitution d’une « Grande Hongrie » par Miklos Horthy durant la seconde guerre mondiale. Miklos Horthy naquit à Kenderes, en Transylvanie hongroise, en 1868. Il était issu d’une noble famille calviniste. Il fera carrière dans la marine impériale austro-hongroise dont il deviendra amiral et le commandant en chef en 1918. Il sera gravement blessé, durant la première guerre mondiale lors de la bataille du détroit d’Otrante. A la fin de la guerre, l’Autriche-Hongrie est effacée de la carte d’Europe et la Hongrie perd les deux tiers de son territoire. Nommé ministre, Miklos Horthy prend la tête des forces armées du gouvernement contre-révolutionnaire de Szeged qui combat la République des Conseils du communiste Béla Kun qui ne tiendra que 133 jours. Au régime communiste et à sa terreur rouge succèdera bientôt une terreur blanche menées par les forces contre-révolutionnaires dirigées par l’aristocratie hongroise. Elle est dirigée contre tout qui est accusé d’avoir collaboré, de près ou de loin, à tort ou à raison, avec le régime communiste, les juifs, francs-maçons et socialistes, notamment. On considère généralement que cette terreur blanche a été largement tolérée, voire encouragée par Horthy lui-même, qui ne se distança de son armée qu’en 1920, année de son élection comme régent de Hongrie. Celle-ci est désormais dirigée par une oligarchie établie par la régence et l’aristocratie conservatrice. La régence doit être assurée par Horthy jusqu’au rétablissement de la monarchie hongroise. Toutefois, le Régent s’accroche au pouvoir, soutenu par l’aristocratie, l’Eglise et les grands propriétaires fonciers. Des lois antisémites sont instaurées dès 1920. Le régime de Horthy, on le voit, s’apparente donc plus à un pouvoir oligarchique ultraconservateur qu’à un régime fasciste. Il va toutefois s’appuyer sur l’Italie mussolinienne et l’Allemagne hitlérienne pour récupérer, entre 1938 et 1941 (premier et deuxième arbitrage de Vienne), une partie des territoires hongrois perdus en 1920 : régions magyares de Slovaquie méridionale et de Ruthénie subcarpatique (1939), la Transylvanie septentrionale et tout le pays sicule (1940), la Baranya et la Bachka (1941). Pour prix de ses annexions, Budapest va progressivement se laisser entraîner par Berlin sur la voie de la politique hitlérienne: de nouvelles lois antijuives sont édictées (1938), la Hongrie entre en guerre contre l’URSS (1941). Peu à peu, la Hongrie se voit placée sous la coupe de Berlin. Horthy et le gouvernement de Miklos Kallay rechignent, mais il est trop tard.

    L’occupation nazie et les Croix-Fléchées

    Considérer le régime de Horthy comme un régime « fasciste » relève de la simplification. Il s’agit d’un régime ultraconservateur, nationaliste, certes, mais nullement apparenté idéologiquement à l’hitlérisme, ni même au fascisme italien, même s’il en viendra à collaborer avec eux, voire à s’aligner sur eux. La nuance est d’importance. Mais comme dans beaucoup de cas de ce genre, le régime nationaliste et ultraconservateur s’est aussi vu doubler à sa droite par des partis et des mouvements se réclamant peu ou prou d’une forme ou l’autre de fascisme. La Milice de Darnand, la Phalange espagnole, la Garde de Fer roumaine appartiennent globalement à ce genre d’évolution, ceci dit en simplifiant à outrance, chaque cas étant particulier et ne pouvant être intégralement comparé à l’autre, mais nous étendre sur ce point nous mènerait évidemment trop loin de notre sujet. En Hongrie, existait également un mouvement de ce genre. Il se nommait les Croix-Fléchées (l’emblème des Croix-Fléchées est un ancien symbole des tribus magyares) et était dirigé par Ferenc Szalasi. Ce parti était fortement inspiré par le NSDAP. Fondé une première fois en 1935 (interdit deux ans plus tard pour son extrémisme), il est fondé officiellement et définitivement en 1939. Il avoue clairement ses sympathies nazies, antisémites, pro-germaniques et pan-magyares. La même année, il obtient 17 % des voix ainsi que 29 % des sièges au Parlement hongrois. Lorsque Horthy tente de se dégager de l’emprise nazie dans lequel il s’est fourvoyé, Berlin va s’appuyer sur les Croix Fléchées pour prendre le contrôle total de la Hongrie. En février 1942, Istvan Horthy, le fils de Miklos, avait été élu vice-président pour seconder son père, mais Berlin le considérant comme trop modéré, notamment sur la question juive, le fit probablement éliminer : l’avion d’Istvan s’écrasa peu après son envol, le 20 août 1942. Le 17 mars 1944, Hitler exigea d’Horthy qu’il s’implique plus loin dans l’effort de guerre et qu’il accepte l’annexion de la Hongrie par le Reich, ce que le Régent refusa. Le 19 mars 1944, la Wehrmacht occupe la Hongrie, alors que l’Armée rouge progresse dans la plaine ukrainienne. Entre le 15 mai et le 8 juillet 1944, plus de 430.000 juifs sont déportés à Auschwitz, selon les ordres d’Eichmann. Ce processus sera interrompu par Horthy qui, en août, parvient à se dégager de l’emprise de Berlin et conclut un accord d’armistice avec Moscou, mais il est arrêté par les Allemands le 15 octobre et emprisonné en Bavière. Il sera libéré par les Américains en mai 1945 et finira sa vie en exil au Portugal en 1957, à l’âge de 89 ans. Soutien inconditionnel d’Hitler, le parti des Croix-Fléchées de Ferenc Szalasi se voit alors offrir le pouvoir par Berlin. Il dirige la Hongrie d’octobre 1944 à la fin mars 1945. C’est le temps du « Gouvernement d’unité nationale » d’inspiration nazie durant lesquelles nombre d’atrocités furent commises, notamment contre les juifs de Budapest.

    Éric Timmermans, pour Novopress

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  • [Entretien] Albert Salon à L’Action Française : "Libérons les nations francophones."

    UNE VOLONTE FRANÇAISE - Je me souviens et je projette (Glyphe, Paris, 2012), préface de Claude Hagège. : tel est le livre que vous avez écrit.

    L’AF 2862 : S’agit-il d’un livre-projet ? Vous mettez en avant le lien entre le libéralisme apatride et le reniement de la langue française par ses élites…

    Albert Salon : Il s’agit bien d’un projet de redressement de la France, car elle a été plongée dans une sorte d’hébétude paralysante par des décennies de brouillage volontaire de ses repères ancestraux par des forces extérieures et intérieures très diverses mais convergentes. L’ultralibéralisme impérial hégémonique et les divers communautarismes ont convergé en fait dans le brouillage et la fragilisation de la langue française et de la Francophonie.

    Nous avons en 2013 deux exemples aveuglants du brouillage organisé. Le premier, dans l’affaire du « mariage-pour-tous » consiste à donner à « mariage » un sens très différent de celui qu’il a toujours eu en France et ailleurs ; et, dans la même veine : de parler de « couple » là où il s’agit de « paire », « duo », ou « binôme ». Le deuxième se cache dans l’article 2 du projet de loi me Fioraso, où une mesure apparemment anodine aboutit en fait à faire passer à terme nos universités et nos grandes écoles à l’enseignement non plus en français, mais en « globish-pour-tous » y compris pour les étudiants français, signal clair d’abandon du français en France et de largage de la francophonie mondiale.

    Une forfaiture sans nom, ou plutôt : au nom de notre vassalisation à l’empire. Avec l’Académie française que nous avions saisie, et bien d’autres mouvements, dont le vôtre, nous demandons le retrait de ce funeste article 2 du projet Fioraso.

    Pourquoi avoir choisi la forme du dictionnaire ?

    Les "dictionnaires amoureux" et d’autres formes de lexiques sont à la mode. Mais, bien au-delà, j’ai songé que la période actuelle de désarroi, de déclin, de décadence intellectuelle et morale, récurrente dans notre histoire comme dans celle de la Chine, doit à nouveau déboucher sur une "époque" selon Péguy. Il faut pour cela, comme Confucius le conseillait à son empereur qui lui demandait comment sortir d’une grave anarchie, « commencer par rétablir le sens des mots ». Régis Debray l’exprime à sa manière : « La langue est la substance même d’une nation, et si la politique, c’est la mise en ordre du chaos, cela ne peut se faire qu’avec des mots. »

    Travailler au redressement de la France, c’est donc rétablir d’abord le sens de ce qui la nomme, la désigne, la rend intelligible et présente dans les esprits et les cœurs. J’ai choisi cent mots pour exprimer, en un mot France comme en cent mots français en cohérence, le volontarisme de notre espérance.

    Dans sa préface, Claude Hagège parle, à propos de votre livre, d’ « indignation constructive et d’enthousiasme de refondation » ? Cela dépeint-il assez bien votre entreprise ?

    Oui. M. Claude Hagège, Professeur au Collège de France, auteur de Contre la pensée unique (Odile Jacob, Paris 2012), membre d’Avenir de la langue française, grand militant de notre cause, a été aussi orfèvre pour dépeindre ainsi mon livre.

    Qui se souvient et projette ?

    Nous les Français, Québécois, Wallons, tous les francophones et francophiles, qui veulent le réveil et la libération du fait français dans le monde, assailli comme tant d’autres langues et cultures par un mondialisme « pensée unique » porté par un anglo-américain voulu unique. Volonté ferme et tenace de vivre pleinement dans la langue française, dans toutes nos cultures. Volonté de redonner un sens, une orientation, aux 100 mots-clefs de ce dictionnaire du renouveau, des entrées « Afrique, Allemagne, Belgique, Chrétiens, Décadence, Empires, à Racisme, République, Révolutions, Universalisme, en passant par Etat, Europe, France, Histoire, Intégration, Islam, Métissage, Mondialisation et Nation », en cohérence profonde pour relever ensemble de redoutables défis :
    - Le défi de la démographie, des mouvements mondiaux de populations en forte croissance, de l’immigration dans les pays francophones développés, de l’intégration, puis de l’assimilation nécessaire des immigrés, et du degré acceptable de métissage physique et culturel, en combattant à la fois le relativisme du « tout se vaut », les divers fanatismes et communautarismes, et le racialisme qui refait surface et nourrit partout les racismes latents.
    - Le défi culturel d’une nouvelle « réforme intellectuelle et morale », d’une réaffirmation de nos valeurs, de nos capacités de créer, de rejeter toute sujétion impériale et religieuse, et de faire respecter chez nous en France, au Québec, en Wallonie, notre commune laïcité. - Le défi économique et social de la lutte contre la crise provoquée par l’Argent-roi, l’endettement, et la spéculation des institutions financières débridées, en assainissant nos finances, réindustrialisant, instaurant paix et justice sociale par le dialogue et la Participation.
    - Le défi politique pour libérer nos nations francophones de leurs carcans fédéraux, leur rendre la maîtrise de leurs espaces terrestres et maritimes (11,2 M. de km2 pour la France), et leurs choix politiques, stratégiques, et de développement économique et social.
    - Le défi de la formation, d’abord de la reconstruction d’une école d’excellence et du puissant ascenseur social qu’elle fut.

    Avec le fil d’Ariane de la langue française, celui que nos adversaires savent tirer pour défaire tout le tricot, ce livre se veut un révélateur de nos atouts trop négligés, un ouvreur des voies du renouveau. Un programme volontariste, inspiré, de réveil et de libération.

    Où en est la campagne nationale « Communes de France pour la langue française » lancée par Avenir de la langue française (ALF) avec d’autres associations ?

    Lancée en effet par ALF avec l’appui de 31 autres associations françaises et 8 associations hors de France, principalement du Québec, où des actions analogues peuvent être envisagées, cette campagne nationale vise à faire remonter politiquement la vox populi, qui est, elle, profondément attachée à sa langue nationale, sans préjudice des langues régionales, parties fortes de notre patrimoine.
    - Puisqu’un referendum est peu vraisemblable dans le contexte actuel des « partis de gouvernement », il faut un autre canal pour que le peuple manifeste son amour du français.
    - Cet autre canal passe par les Communes ; c’est le vote d’un manifeste par de nombreux conseils municipaux, de villes emblématiques de notre histoire : de Domrémy, Vaucouleurs et Chinon à Reims et Rouen ; de l’Île de Sein à Colombey ; de St Denis à Cluny et Cîteaux, à Vézelay, à Chartres, à Notre Dame ; à Villers-Cotterêts et Versailles ; de Poitiers à Denain et Verdun - qui a voté à l’unanimité -.et de communes jusqu’aux plus modestes ;
    - dans le but de présenter, au moment des élections municipales de 2014, un magnifique bouquet de votes de communes des diverses régions, équivalant alors à un referendum d’initiative populaire pour le français, et contre ce globish que l’on veut nous imposer, pour le seul profit d’une super-classe mondiale apatride financiarisée et désincarnée ;
    - tout le monde est invité à participer activement à cette campagne nationale lancée par Avenir de la langue française (ALF) et soutenue par 32 associations françaises et 8 étrangères, surtout québécoises ; chacun peut aller convaincre un ou plusieurs maires !
    - le manifeste – franco-québécois - proposé au vote de chaque conseil municipal, et de brefs documents de présentation, peuvent être demandés rue Croix des Petits Champs, ou au siège d’Avenir de la langue française (ALF) 34 bis, rue de Picpus, 75012, tel 01 43 40 16 51. avenirlf@laposte.net

    Propos recueillis par Axel Tisserand - L’AF 2862 Albert Salon, docteur d’Etat ès lettres, ancien ambassadeur, président d’Avenir de la langue française (ALF).