Le 7 octobre 1571 au large de Lépante en Grèce se déroula une gigantesque bataille navale entre les flottes ottomane et de la Sainte-Ligue qui s’acheva par le triomphe incontestable des marines catholiques, fortes de leur supériorité technique et militaire.
Publié par IDées, la maison d’édition du Bloc identitaire, 1571. Lépante est un « ouvrage collectif [qui] vient de célébrer le 440e anniversaire de la victoire de Lépante. Victoire de l’Europe coalisée face à l’Envahisseur, victoire d’une Europe dépassant les querelles et égoïsmes “ nationaux ” pour faire face (p. 11) ». Son objectif est d’abord d’inciter à réfléchir « autour de Lépante, davantage que sur Lépante uniquement (p. 11) », d’où la contribution de militants plutôt que d’historiens chevronnés. On y trouve aussi en annexes des textes de Cervantès – qui en perdit la main gauche -, de Voltaire et de G.K. Chesterton.
Comme tout travail collectif, les articles sont inégaux. Outre la reprise d’un texte de février 2003 signé par les Jeunesses identitaires, « La Turquie ne passera pas ! », on peut lire « Assaut contre l’Europe » par Benoît Lœuillet, une belle description de « Don Juan d’Autriche, un héros pour les temps présents » par Guillaume Luyt ou l’évocation par Jean-David Cattin de l’Ordre de Malte qui, au XVIe siècle, incarne « l’élite guerrière de l’aristocratie européenne (p. 54) ». Y participent enfin Frédéric Pichon d’Europæ Gentes, Philippe Vardon-Raybaud qui salue la figure d’André Provana de Leyni (1511 – 1592), « le Niçois de Lépante » et l’euro-député de Padanie, Mario Borghezio, qui entend célébrer « Une bataille pour l’Europe ».
Un nouvel intérêt pour Lépante
Quelques mois plus tard, Flammarion publia un épais ouvrage de l’historien militaire italien Alessandro Barbero, riche en notes qui explique les origines et le déroulement de la célèbre bataille. Précédemment, en 2010, les éditions Les Amis du Livre européen avaient sorti Force & Honneur, un recueil de trente grandes batailles européennes dont Lépante traité avec brio par Robert Steuckers. L’ancien directeur des revues Vouloir et Orientations y donne une belle étude, mais du fait des contraintes de place et de mise en page, ne fut publiée qu’une version résumée. Robert Steuckers replace dans la longue durée cette lutte en Méditerranée orientale puisqu’il remonte aux temps des Croisades et insiste sur le désastre européen de Nicopolis en 1396.
Sous le titre mystérieux de La bataille des trois empires, Barbero observe, lui, l’Empire ottoman à son apogée, l’Espagne de Philippe II présente en Italie avec le royaume de Naples et de Sicile, et la Sérénissime République de Venise dont les possessions maritimes (l’État de Mer) sont uniquement méditerranéennes.
Ayant consulté les sources turques, Barbero explique les profondes, vives et sourdes rivalités qui traversent le Divan, le Grand Pacha et les pachas, ce qui n’empêche pas la Sublime Porte d’étendre son emprise plus à l’Ouest, ce qui signifie combattre Venise… Conscient de cette avancée menaçante, le pape Pie V en appelle à une nouvelle croisade qui exigerait une unité d’action des puissances chrétiennes. Il y arrive péniblement avec la Sainte-Ligue. Or « l’alliance est encore fragile, relève Lœuillet, et les rivalités commerciales entre l’Espagne et Venise semblent encore plus fortes que l’ennemi commun ottoman (p. 18) ». En effet, les tiraillements sont permanents entre Venise et sa rivale Gènes, Venise et les États de l’Église, Venise et l’Espagne. Les contentieux éclatent au grand jour d’autant que l’entreprise destinée en théorie à reprendre Chypre coûte chère.
Alessandro Barbero rappelle aussi que dans l’espace méditerranéen, le navire adéquat reste la galère avec des rameurs tantôt volontaires, tantôt forcés (des esclaves, des prisonniers ou des repris de justice). La force de propulsion, leur entretien et celui des bâtiments, la fabrication de l’armement accroissent les dépenses si bien que les participants aimeraient que leur lourdeur soit prise en charge par leurs alliés. Dans cette ambiance souvent délétère, on peut imaginer – comme le fait Frédéric Pichon – que « le pape va faire preuve d’un sens du bien commun européen et percevoir la nécessité d’une unité européenne (p. 63) ». On en est en fait loin. Barbero signale que la population orthodoxe de Chypre soumise à l’aristocratie vénitienne accueille avec une joie certaine les Ottomans. Dans le même temps, les Albanais chrétiens, tant orthodoxes que catholiques, se soulèvent contre Istamboul à l’instigation de Venise qui les arment et les financent…
Après maintes difficultés dues à des divergences liées aux intérêts économiques, aux considérations politiques et aux susceptibilités personnelles, Pie V parvient à former une coalition qui réunit Venise, Gênes, les États de l’Église, l’Espagne, la Savoie et l’Ordre de Malte. Enthousiaste, Jean-David Cattin s’exclame : « Ce qui rend cet exploit encore plus remarquable, c’est l’union et la profonde solidarité qui animaient ces Européens à une époque où les royaumes dont ils étaient issus se faisaient souvent la guerre. Dépassant ces querelles stériles, ils surent mourir côte à côte devant la plus grande menace que l’Europe ait connu depuis deux mille ans. Ensemble (p. 59). » Assertion que nuance Barbero, mais qui n’en demeure pas moins vraie. « Victoire européenne. Défaite turque. Un choc brutal, de grande ampleur pour l’époque, mais un choc bref. La bataille, en effet, ne dure que de trois à cinq heures. Mais, et c’est surtout cela qu’il faut rappeler aujourd’hui, elle s’inscrit dans une vaste épopée : celle de l’Europe, toujours divisée en fractions rivales, incapable de bander toutes ses forces dans un effort unique sur le long terme, souligne Robert Steuckers (p. 1).»
Alessandro Barbero insiste, lui, sur des Européens convertis dans l’appareil administratif de l’Empire ottoman. Alger est ainsi à cette époque peuplé de renégats qui, pirates, participent à la mise en esclavage de leurs anciens coreligionnaires…
Lépante et la France
Les auteurs de 1571. Lépante, Guillaume Luyt en particulier, reviennent sur ce « non-dit français » qu’est Lépante. Si Luyt fustige avec raison la vision francocentrée et l’hostilité incessante envers toute idée européenne des nationalistes français, il faut cependant rappeler que la France subit depuis onze ans une guerre civile religieuse qui se traduira dans quelques mois par le massacre de la Saint-Barthélemy (24 août 1572). Par ailleurs, le Roi Très Chrétien est l’allié du Grand Turc (l’ambassadeur de France à Constantinople est le seul diplomate européen présent avec le représentant de Venise). Robert Steuckers indique qu’« en 1542, François Ier s’allie officiellement aux Ottomans. Pendant dix-sept ans, la guerre fera rage entre le binôme franco-turc et les autres puissances européennes. Le premier acte de guerre a lieu en mai 1543 : la flotte de Charles Quint quitte Barcelone sous les ordres de l’empereur lui-même, tandis qu’au même moment la flotte turque, commandée par Kheir ed-Din, quitte Modon/Methoni, un port du Péloponnèse. Elle est forte de 110 galères et de 40 bateaux à voiles. Son objectif ? Ravager le bassin occidental, à commencer par Reggio en Calabre. La malheureuse cité n’est pas la seule à recevoir la visite de Barberousse : Terracina, Civitavecchia et Piombino partagent bien vite son sort. Après avoir mis les côtes italiennes à feu et à sang, Kheir ed-Din cingle vers Marseille pour faire jonction avec la flotte française, dont le capitaine général est le duc d’Enghien. Ensemble, ils prennent Nice, alors italienne, et la mettent à sac. Les Français accordent aux Turcs et aux Barbaresques le droit de mouiller et de passer l’hiver à Toulon, qui est transformée en une enclave musulmane en terre provençale, une enclave que les Français doivent alimenter et approvisionner en toutes sortes de matériels (pp. 16 – 17) ».
Cette alliance franco-ottomane est une exception dans le paysage géopolitique de l’époque. En effet, « le protocole diplomatique impliquait, remarque Barbero, le refus de reconnaître quelque légitimité que ce soit au pouvoir du sultan, assimilé au tyran qu’il est légitime de combattre et même de tuer, selon l’éthique thomiste. Le roi de France n’avait par contre aucun scrupule à commencer ainsi ses lettres adressées à Sélim : “ Très haut et excellent, très puissant, très magnanime et invincible Prince, le Grand Empereur des Musulmans Sultan Sélim Han, tout honneur et vertu abonde, notre très cher et vertueux ami, Dieu veuille augmenter Votre Grandeur et Hautesse avec fin heureuse ” (note 12 p. 584) ». Voilà pourquoi, outre une ignorance historique considérable, les Français restent de marbre à l’évocation de Lépante qui soulève au contraire l’enthousiasme des Corses, des Nissarts et des Savoisiens.
Quelles ont été les conséquences de Lépante ? Est-il fondé d’avancer comme le fait Benoît Lœuillet que « c’est la première fois depuis le XVe siècle qu’un coup d’arrêt est porté à la suprématie turque en Méditerranée. L’expansionnisme ottoman est irréversiblement marqué par la défaite de Lépante (p. 23) » ? Oui, en relativisant le propos, car Barbero estime qu’« il est juste de conclure qu’elle en eut bien peu, et qu’il ne pouvait en être autrement parce qu’elle fut menée en octobre (p. 554) ». Barbero pense que « l’importance historique de Lépante tient surtout à son énorme impact émotif et à la propagande qui s’en suivit. La nouvelle de la victoire fut accueillie dans les capitales catholiques avec un enthousiasme sans précédent, et ce d’autant plus qu’elle arrivait après des années de frustration et de disette. Les célébrations partout proclamées laissèrent une impression durable sur un public pourtant habitué au contraste entre la misère de la vie quotidienne et le luxe somptueux des festivités de l’État (p. 555) ».
Actualité géopolitique d’un affrontement passé
Très réaliste, Mario Borghezio considère, pour sa part, que « l’Europe catholique avait remporté son défi vital mais était en train de perdre, sans s’en rendre compte, sa prépondérance économique et militaire au profit des pays protestants du Nord du continent (p. 78) ». Aujourd’hui, les Anglo-Saxons soutiennent la Turquie et l’islam sunnite djihadiste. Les Jeunesse identitaires regrettaient qu’« à l’axe Paris – Berlin – Moscou (et pourquoi pas Pékin ?), on aura préféré pour notre malheur un axe Washington – Londres – Ankara – Tel Aviv. Ne l’oublions pas, les Turcs savent jouer sur toutes les cordes, l’islamisme le plus radical mais aussi la carte américaine et la carte israélienne (p. 72) ».
Prenons toutefois garde de ne pas tomber dans un anti-islamisme primaire ou dans une quelconque turcophobie stérile. « Il semble vain d’agiter le spectre légitime de l’islam s’il s’agit simplement de défendre la civilisation du Mac Donald, de la Star Ac’, de l’individualisme, du délitement des mœurs et de l’athéisme. Autant combattre les mains liées avec une béquille de bois (p. 64) », avertit Frédéric Pichon pour qui le recours au christianisme catholique s’impose. « Notre civilisation est blessée au cœur et c’est en renouant avec Celui qui est la source de tout bien, à savoir au Dieu créateur, personnel et infiniment bon, que l’on pourra constituer une alternative opérante à l’expansion de l’Islam (p. 66). » Or le déclin de l’Europe ne provient-il pas du monothéisme dont les valeurs ont été sécularisées et qui saturent maintenant toute la société postmoderniste ? Le remède monothéiste contre un autre péril, monothéiste lui aussi, n’est guère probant. Pour sa part, Robert Steuckers estime qu’« aujourd’hui, avec le déclin démographique de l’Europe et l’amnésie généralisée qui s’est emparé de nos peuples dans l’euphorie d’une société de consommation, le danger turc est pourtant bien présent. Une adhésion à l’U.E. submergerait l’Europe et lui ferait perdre son identité géopolitique, forgée justement pendant plus d’un millénaire de lutte contre les irruptions centre-asiatiques dans sa périphérie ou carrément dans son espace médian. L’Europe doit être vigilante et ne tolérer aucun empiétement supplémentaire de son territoire : à Chypre, dans l’Égée, dans le Caucase, sur le littoral nord-africain où subsistent les “ presidios ” espagnols, dans les Canaries, il faut être intransigeant. Mais dans quel esprit doit s’inscrire cette intransigeance ? Dans l’esprit de l’Ordre de Saint-Jean, bien évidemment, qui a toujours refusé de lutter contre une puissance chrétienne ou de s’embarquer dans des alliances qui s’opposaient à d’autres pactes où des puissances chrétiennes étaient parties prenantes : on a en tête les alliances contre-nature que concoctaient les Byzantins sur leur déclin et qui ont amené les Turcs en Thrace. L’Ordre a toujours su désigner l’ennemi géopolitique et en a tiré les conséquences voulues. L’idéal bourguignon du XVe siècle, très bien décrit dans le beau livre de Bertrand Schnerb, correspond parfaitement à ce qu’il faudrait penser aujourd’hui, au-delà des misères idéologiques dominantes et des bricolages insipides de nos intellectuels désincarnés ou de nos médiacrates festivistes. Notre idéal remonte en effet à Philippe le Bon, le fils de Jean sans Peur et d’une duchesse bavaroise, qui prête à Lille, le 17 février 1454, le fameux “ Vœu du Faisan ”, un an après la chute de Constantinople. Le “ Vœu du Faisan ” est effectivement resté un simple vœu, parce que Trébizonde est tombée à son tour. Les Ducs de Bourgogne voulaient intervenir en Mer Noire et harceler les Ottomans par le Nord. Deux hommes ont tenté de traduire ce projet dans les faits : Waleran de Wavrin et Geoffroy de Thoisy. L’idéal de la Toison d’Or et l’idéal alexandrin de l’époque s’inscrivent aussi dans ce “ Vœu ” et dans ces projets : il convient de méditer cet état de choses et de l’actualiser, à l’heure où ces mêmes régions balkaniques, pontiques et caucasiennes entrent en turbulences. Et où, avec Davutoglu, la Turquie s’est donné un ministre des affaires étrangères qui qualifie ses options géopolitiques de “ néo-ottomanes ”. Lépante est l’aboutissement d’une guerre longue (pp. 25 – 26) ». Et si le Sahel devenait le nouveau terrain d’action des Européens enfin conscients d’eux-mêmes ?
La survie européenne passe nécessairement par le recours à l’archaïque, la remise en cause complète des valeurs d’une civilisation dorénavant naufragée et la redécouverte d’une vieille mémoire historique collective enfouie – « La longue mémoire, dans les guerres longues, est une arme redoutable, précise Steuckers (p. 26) ». Un autre Moyen Âge doit être devant nous.
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/
• Alessandro Barbero, La bataille des trois empires. Lépante, 1571, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », Paris, 2012, traduction de Patricia Farazzi et Michel Valensi, 684 p., 29 €.
• Robert Steuckers, « 7 octobre 1571 : bataille de Lépante. Réflexions historiques et géopolitiques sur l’aboutissement d’un conflit trois fois séculaire », version intégrale transmise par l’auteur dont sont extraites les citations. Une version condensée a été publiée dans Collectif, Force & Honneur. Ces batailles qui ont fait la grandeur de la France et de l’Europe, Les Amis du Livre européen, Boulogne-Billancourt, 2010, 352 p., 45 €.
• Collectif, 1571. Lépante, IDées, Nice, 2011, 108 p., 10 €.