La date de 1453 peut-elle marquer, comme certains l'ont fait, la fin du Moyen Age ? De fait, la disparition de l'Empire byzantin survient alors que la Renaissance a déjà commencé en Italie. Depuis un demi-siècle, les érudits byzantins arrivent en nombre en Occident. La conquête de l'Egypte par les Ottomans a davantage de répercussions pour les transactions commerciales, en particulier celles des cités italiennes, que la chute de Constantinople. En Europe, si beaucoup sont choqués par la tombée de la ville, les Etats et les souverains sont préoccupés par des problèmes plus immédiats géographiquement. La papauté essaie de mener la contre-attaque mais sans y parvenir véritablement. En réalité, la chute de Constantinople est importante d'abord pour les deux camps concernés. Les Ottomans assurent la pérennité de leur empire en Europe en prenant la ville. Ils convoitent alors la Roumélie (« le pays des Romains ») de la même façon que les conquistadors espagnols convoiteront plus tard le Nouveau Monde. Pour les Grecs, c'est la fin d'un empire mais pas d'une civilisation, dont le souvenir perdure jusqu'à la renaissance de la Grèce en tant qu'Etat au XIXème siècle.
Stéphane Mantoux
Le long déclin de l'Empire byzantin...
Lorsque l'armée ottomane se presse sous les remparts de Constantinople, en 1453, l'Empire byzantin est alors réduit à une peau de chagrin. La IVème croisade (1204) et le sac de la capitale par les Latins ont brisé l'Etat puissant qu'était Byzance. Quand l'Empire de Nicée reprend Constantinople en 1261, le basileus n'est plus qu'un souverain grec parmi d'autres : l'empire de Trébizonde et le despotat d'Epire, eux aussi grecs, lui sont hostiles. La Bulgarie et la Serbie, émancipées, rivalisent dans les Balkans. Nicée a dû faire appel aux Génois pour reprendre Constantinople aux Latins : les Génois, désormais installés à Galata/Péra sur la rive de la Corne d'Or, monopolise le commerce de l'empire. Au XIVème siècle, Byzance manque de succomber sous les coups des Serbes, de la révolte de la fameuse compagnie mercenaire catalane, tout en étant affaiblie par les épidémies de peste noire. Ironiquement, ce siècle est aussi celui d'une grande vitalité culturelle et intellectuelle. Cependant, l'union avec Rome sur le plan religieux, que certains empereurs tentent de mettre en oeuvre à des fins politiques, pour sauver l'empire, n'est jamais acceptée par le gros de la population byzantine. Constantinople ne compte plus alors que 100 000 habitants (contre un million au XIIème siècle !) à l'intérieur de ses 22 km d'enceinte : les quartiers sont séparés par des espaces en friche ou de jardins. Seule Sainte-Sophie est correctement entretenue par un Empire privé ou presque de ressources financières.
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Source : Larousse.fr |
Manuel II, qui devient empereur en 1391, a été l'otage du sultan turc. Il a même dû commander un régiment byzantin pour participer à la prise de Philadelphie en Asie Mineure, la dernière ville byzantine encore libre dans cette région. Réaliste, il refuse l'union des Eglises qu'il juge inacceptable par la population. Il tente de solliciter l'aide de l'Occident mais la croisade de 1396 s'achève en désastre devant Nicopolis. En 1402, l'armée ottomane s'approche une première fois de Constantinople mais Manuel II est sauvé par l'intervention de Tamerlan, qui met hors-jeu les Turcs pour une vingtaine d'années. Un nouveau siège en 1422 par le sultan Mourad II n'est pas plus concluant. Mais personne en Occident ne se soucie alors du sort de Byzance, livrée à elle-même.
Manuel II meurt en 1425. Son fils Jean VIII cherche la solution dans l'union des Eglises, alors que la papauté sort enfin du Grand Schisme d'Occident. Au concile de Ferrare/Florence (1438-1439), l'empereur parvient à faire signer un édit d'union à une collation d'écclésiastiques et érudits byzantins, plus ou moins de bon gré. Le pape Eugène IV parvient bien à lancer une croisade, conduite principalement par les Hongrois et par son légat, le cardinal Césarini, mais celle-ci s'achève de nouveau en désastre en 1444, à Varna, face à l'armée du sultan Mourad II. La mort de Jean VIII, en 1448, laisse mal augurer de la survie de l'empire, malgré le renforcement des remparts de Constantinople.
… et la naissance et l'ascension d'un nouvel empire, les Ottomans
Byzance est de longue date en relation avec les populations d'origine turque. Depuis le VIème siècle, les migrations turques vers l'ouest avaient fourni à l'empire un vivier commode d'alliés de circonstance ou de mercenaires, parfois convertis au christianisme : Khazars -qui eux choisissent le judaïsme, Coumans ou Pétchénègues. Mais la peuplade des Oghouz a, elle, migré vers la Perse et les terres du calife musulman. Les Turcs se convertissent progressivement à l'islam et en 1055, Tughril Bey, le chef de la tribu Seldjouk, domine complètement le califat abasside. Son successeur et neveu, Alp Arslan, inflige aux Byzantins la terrible défaite de Manzikert, en 1071. Les ghazis, combattants de la foi et barons frontaliers seldjoukides, s'installent progressivement en Asie Mineure, dont la population compte désormais de plus en plus de Turcs. Mais les Seldjoukides se querellent entre eux, l'Empire byzantin se ressaisit sous les Comnènes et la première croisade met un coup d'arrêt à l'expansion turque. Celle-ci ne reprend vraiment qu'au XIIIème siècle après le sac de Constantinople. Le sultan de Roum, dont la capitale est Konya, est alors la puissance dominante en Asie Mineure.
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Source : Larousse.fr |
Les Seldjoukides sont pourtant définitivement balayés par l'invasion mongole de 1243. Battus, tributaires du khan, ils ne tardent pas à perdre leur domination sur l'Asie Mineure. Les émirs frontaliers et autres ghazis, au contraire, en profitent pour étendre leur influence en Asie Mineure, à tel point qu'en 1300, Byzance ne contrôle plus que quelques enclaves minuscules sur la rive asiatique des détroits. L'émir de Menteshe, au sud-ouest de l'Asie Mineure, lance des raids maritimes mais doit faire face aux Hospitaliers de Rhodes. L'émir d'Aydin prend le relais et commence à piller la mer Egée. Le prince de Sarakhan règne sur Magnésie et celui de Karasi sur la plaine de Troie. L'émir de Sinope mène ses pirates en mer Noire. A l'intérieur des terres, les émirs de Karaman et de Germiyan se disputent la successsion seldjoukide. Les Karamanides prennent Konya en 1327 et parviennent à se faire reconnaître comme suzerains par la plupart des ghazis. Sauf par un petit Etat fondé dans la seconde moitié du XIIIème siècle en Bithynie, par Erthugrul, un personnage dont on sait fort peu de choses et qui à sa mort, en 1281, laisse le pouvoir à Osman.
Osman va profiter de sa situation géographique. Il est en effet le seul ghazi frontalier de territoires peuplés de Byzantins, en mesure d'attirer à lui ceux qui sont intéressés par la guerre et le pillage. L'empire ne prête pas suffisamment attention à la puissance d'Osman et un premier corps byzantin est battu entre Nicée et Nicomédie en 1301. Quatre ans plus tard, les mercenaires catalans écrasent à leur tour les Turcs mais se révoltent ensuite contre l'empereur. Osman fournit des mercenaires à l'une et l'autre partie. Il avance jusqu'à la mer de Marmara, conquiert les villes le long de la côte de la mer Noire. Ne disposant pas encore de matériel de siège, car ses soldats sont encore surtout des cavaliers, Osman doit mener de longs blocus. Brousse tombe ainsi en 1326 après dix ans de siège, parce que l'empereur byzantin n'a pu envoyer de secours.
Cette même année meurt Osman, qui a fait d'un petit émirat turc frontalier la puissance montante en Asie Mineure. Son fils Orhan va consolider l'oeuvre déjà accomplie. Nicée tombe en 1329 après plusieurs années de siège, puis Nicomédie, de la même façon, en 1337. Orhan profite des guerres civiles à Byzance, entre l'empereur-enfant Jean V et ses régents et Jean Cantacuzène, pour expédier des mercenaires qui demeurent ensuite en Thrace. Jean Cantacuzène, monté sur le trône, est renversé en 1355 : Orhan en prend prétexte et envoie l'année suivante un corps expéditionnaire au-delà des détroits, sur la rive européenne, qui s'empare de la Thrace occidentale et d'Andrinople. Il meurt en 1362 : il lègue à son successeur un Etat plus organisé et une armée désormais non plus composée uniquement de cavalerie légère. En effet, il a mis en place une levée locale de type féodal, complétée par des troupes régulières soldées, dont fait déjà partie le régiment des janissaires. Chaque branche a son uniforme et la mobilisation d'un grand nombre d'hommes en armes est devenue beaucoup plus rapide.
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Source : Memo.fr |
Mourad Ier, qui est le premier à s'intituler sultan, succède à Orhan : après avoir maté quelques révoltes parmi les émirs orientaux, il revient en Europe et isole Constantinople dès 1365 : les faubourgs asiatiques de la ville sont entre les mains des Turcs. C'est seulement alors qu'en Occident, on commence à s'inquiéter de la poussée ottomane contre Byzance. Jean V tente de recruter des troupes en Europe, mais, sans le sou, doit reconnaître le sultan comme son suzerain en 1373 et envoyer comme otage à sa cour son fils Manuel. Mourad Ier n'est gêné que par l'action des Hospitaliers de Rhodes. En 1371, il défait sur la Maritza le roi de Serbie méridionale. Il s'empare de la Bulgarie et de la Macédoine serbe : le roi de Bulgarie, le prince de Serbie septentrionale deviennent ses vassaux. L'immigration turque fait son oeuvre comme elle l'avait déjà fait en Asie Mineure. Thessalonique tombe en 1387. Mourad Ier doit alors affronter le défi posé par les Serbes : ceux-ci sont écrasés à Kosovo, en 1389, non sans que le sultan ait été assassiné avant la bataille par un déserteur. Mourad est le premier souverain ottoman à s'être considéré comme un véritable empereur.
Son fils Bayezid Ier, auréolé de la victoire de Kosovo, fait tomber la Bulgarie, envahit le Péloponnèse en 1394 et songe, dès 1396, à marcher sur Constantinople. Mais il doit faire volte-face vers le nord pour contrer une nouvelle croisade, qui s'achève en carnage sous les murs de Nicopolis. Le prince de Valachie devient son vassal. Une première tentative contre la capitale byzantine en 1402 échoue devant l'irruption de Tamerlan, descendant de Gengis Khan, qui a fait régulièrement irruption dans l'est de l'Asie Mineure à partir de 1386. L'armée ottomane est écrasée à Ankara, en Anatolie, par Tamerlan, mais l'empire n'est pas détruit : au contraire, la colonisation turque est, vers 1410, plus importante en Europe qu'en Asie Mineure. Mehmet Ier, après de sanglantes luttes de pouvoir, monte sur le trône en 1413. Jusqu'à sa mort, en 1421, il bâtit des forteresses, consolide l'administration et embellit les villes de son empire.
Mourad II, son fils, un homme profondément pieux, n'en met pas moins le siège devant Constantinople en 1422. Mais l'armé ottomane ne dispose pas, alors, d'un matériel de siège et d'une artillerie suffisamment efficaces pour emporter une agglomération aussi fortifiée, comme cela sera aussi le cas devant Belgrade en 1440. Ce dernier échec rend confiance à l'Occident : le pape monte une croisade avec l'appui des Hongrois qui s'achève en défaite à Varna, sur le Danube. Mourad II abdique ensuite pour se retirer dans la vie contemplative en faveur de son fils Mehmet. Mais dès 1446, les conseillers du sultan le rappellent sur le trône car Mehmet est jugé trop instable, trop autoritaire : une armée turque ravage le Péloponnèse, puis, en 1448, les Hongrois sont de nouveau battus. Ils ne pourront aider Constantinople pendant le siège final. En Asie Mineure, Mourad absorbe les émirats d'Aydin et de Germiyan, tient les Karamanides en respect. Il réorganise les janissaires en un corps composé d'esclaves chrétiens prélevés sur les populations soumises et entièrement formés à la guerre à partir de leur incorporation. Lorsqu'il meurt, le 13 février 1451, il laisse à son fils Mehmet II un héritage qui reste à compléter par l'objectif de longue date des Ottomans : la prise de Constantinople.
Mehmet II face à Constantin XI : la marche à la guerre (1451-1453)
Jean VIII était l'aîné de 6 frères. Deux, Andronic et Théodore, sont morts avant lui. Deux autres, Dimitri et Thomas, sont éclipsés par la personnalité de celui qui devient le dernier empereur byzantin, Constantin. Né en 1404, il avait gardé Constantinople pendant l'absence de Jean VIII au concile de Ferrare/Florence, avant de s'effacer devant son autre frère Théodore, qui revendiquait la succession. Devenu despote de Morée, dans le Péloponnèse, il reconquiert l'ensemble de la péninsule à l'exception de quatre villes vénitiennes. En 1444, il avance jusqu'au Pinde, mais deux ans plus tard, l'armée de Mourad II, après sa victoire de Varna, ramène Constantin en Morée. Son deuxième mariage lui a apporté des liens avec les Génois. A la mort de Jean VIII, Constantin est à Mistra. Il est désigné officieusement par l'impératrice-mère Hélène, qui écarte Dimitri et Thomas. Constantin est couronné à Mistra, une première pour un empereur byzantin si l'on excepte l'intermède de Nicée... d'aucuns y verront un problème de légitimité. A la recherche d'une troisième épouse, Constantin XI envoie George Phrantzès à Trébizonde. C'est là que le conseiller apprend la mort de Mourad II et l'avènement de Mehmet, ce qui l'inquiète fortement.Mehmet, né en 1432, est le fils d'une esclave turque de Mourad. Dédaigné par son père, il n'en reste pas moins, dès l'âge de 12 ans, le seul héritier possible pour le sultan, si l'on excepte un cousin, Orhan, alors en exil à Constantinople. Mourad envoie une armée de précepteurs pour compenser les lacunes d'une éducation jusqu'alors négligée. Sous la férule d'un Kurde, Ahmed Kurani, ceux-ci enseignent à Mehmet la philosophie et les sciences, aussi bien grecques qu'islamiques. En plus du turc, Mehmet apprend l'arabe, le grec, le latin, le persan et l'hébreu. Quand son père se retire, en 1444, Mehmet doit réprimer des soulèvement en Anatolie. Avec la croisade menée par les Hongrois, le grand vizir Halil Pacha, affolé par les ambitions d'indépendance de Mehmet à l'égard de tout conseil, rappelle son père de son exil contemplatif. Mais après le succès de Varna, Mourad retourne à ses prières. Il faut toute l'insistance d'Halil Pacha pour faire sortir à nouveau Mourad de sa retraite, en raison du mécontentement provoqué par Mehmet dans l'armée, en 1446. Cependant celui-ci, envoyé à Magnésie, prend part dès 1448 à une campagne contre les Hongrois. Il a eu un fils, Bayezid, d'une esclave turque, liaison qui son père désapprouve. Mourad force Mehmet à épouser la fille d'un grand seigneur turcoman, que son fils délaisse. Quand il monte sur le trône, Mehmet II éloigne les conseillers les plus influents de son père tout en gardant à ses côtés Halil Pacha, et en plaçant déjà des hommes à lui comme vizirs, notamment Zaganos Pacha et Shibab al-Din Pacha. Il fait également exécuter son jeune frère pour s'éviter une usurpation potentielle. Mehmet II n'a aucun désir de se rendre populaire, mais son intelligence et sa résolution servent sa première ambition : s'emparer de Constantinople.
L'empereur byzantin, tout comme ses subordonnés tel le despote de Morée, est alors devenu le vassal du sultan ottoman. La capitale de ce dernier est à Andrinople, en Thrace, à 160 km à l'ouest de Constantinople. L'empire de Trébizonde est dirigé par une famille concurrente et quelques enclaves byzantines voisinent sur le pourtour de la mer Noire autour des colonies génoises. Venise et Gênes sont deux grandes puissances maritimes qui contrôlent la plupart des îles et enclaves côtières importantes en mer Egée et en mer Noire. A Athènes se trouvent les restes de l'ancien empire latin avec une famille dirigeante d'ascendance à la fois italienne et catalane, et liée au royaume d'Aragon, présent dans le sud de l'Italie.
Quant aux Ottomans, leur pouvoir est encore loin d'être assuré comme il le sera au XVIème siècle. Si les vassaux du nord de l'Anatolie, autour de Sinope, sont loyaux, au sud, les Karamanides n'acceptent qu'avec réticence la suzeraineté ottomane. La Horde d'Or, en se dissolvant, a généré un nouveau khanat en Crimée. Le royaume de Pologne-Lituanie a conquis une partie des terres russes jusqu'au rivage de la mer Noire. Quant à la principauté de Moscou, orthodoxe, l'avenir de Constantinople ne la concerne que de loin et le métropolite a d'ailleurs proclamé l'autonomie de l'église russe par rapport à l'Eglise byzantine...
En Occident, on se réjouit de l'accession de Mehmet au trône, au vu de ses débuts peu prometteurs. Toutes les ambassades sont bien reçues : le sultan renouvelle les traités avec Venise et la Hongrie, se montre cordial avec les Byzantins, promet d'entretenir le prince Orhan en exil. Mais les ambassadeurs byzantins ont surtout cultivé des relations étroites avec Halil Pacha, que Mehmet garde bon gré mal gré, car il ne lui a jamais pardonné son éviction du pouvoir et le rappel de son père. En Occident, tout le monde se satisfait de cette attitude conciliatrice qui n'est que de façade. La France et l'Angleterre terminent encore la guerre de Cent Ans, l'empereur Frédéric III est préoccupé par son couronnement impérial, et Alphonse V d'Aragon, roi de Naples depuis 1443, cherche à devenir... empereur de Constantinople. Le pape Nicolas V, homme de paix et érudit, sensible à la culture grecque, souhaite avant toute chose l'édit d'union et n'a pas l'appui d'une puissance séculière.
Mehmet ne tarde pas à montrer ses véritables intentions. A l'été 1451, l'émir kamaranide Ibrahim Bey fomente une révolte en Anatolie avec d'autres émirats vassaux des Ottomans. Mehmet arrive promptement avec son armée et Ibrahim Bey doit faire amende honorable. Sur le chemin du retour, le sultan mate une révolte de ses janissaires, accepte certaines de leurs demandes, mais démet leur commandant et place des hommes à lui dans ce corps d'élite. Constantin XI pousse alors l'audace jusqu'à demander un versement plus important pour le prince Orhan. Mehmet garde l'affaire en suspens pour s'en servir comme prétexte. Bloqué dans la traversée des Dardanelles par la présence d'une escadre italienne, il passe le Bosphore au niveau de la forteresse d'Anatolu Hisar, édifiée par Bayezid. En Europe, on est encore en terre byzantine, mais Mehmet se dit qu'il serait fort judicieux d'implanter là une autre forteresse.
Pendant l'hiver, il fait recruter un millier de manoeuvres et de maçons pour commencer la construction au printemps, à l'endroit où le Bosphore est le plus étroit. Les ambassadeurs byzantins qui viennent se plaindre auprès du sultan sont éconduits et les travaux débutent le 15 avril 1452. Constantin XI fait alors arrêter tous les Turcs à Constantinople. Puis, se ravisant, comprenant qu'il a été trop loin, il envoie une ambassade chargée de cadeaux à Mehmet, qui n'est pas écoutée. Une dernière ambassade en juin tourne à la déclaration de guerre : le sultan fait exécuter les émissaires.
Le 31 août 1452, Rumeli Hisar, le « coupe-gorge » ou « coupe-détroit », est achevé. Il est pourvue d'une garnison de 400 hommes commandés par Firuz Bey : tout navire passant dans les détroits doit s'acquitter d'une taxe, faute de quoi il risque d'être tiré à vue par les canons turcs expédiant des projectiles de plus de 200 kg ! Mehmet avance alors jusque sous les murs de Constantinople, avec toute son armée. A l'automne 1452, les régiments des provinces de Roumélie rejoignent autour d'Andrinople les troupes d'élite du sultan. Les fabriquants d'armes s'activent tandis que Mehmet étudie les questions militaires, conseillé par un Italien expatrié, Cyriaque d'Ancône, érudit, voyageur et collectionneur d'antiquités. Mehmet s'est également attaché les services d'Urban, un fondeur de canons que l'empereur byzantin a laissé échapper faute de pouvoir lui fournir suffisamment d'argent et de matériaux. C'est Urban qui conçoit les pièces destinées à Rumeli Hisar, puis celles qui doivent détruire les murailles de Constantinople. Le 10 novembre, les canons de la forteresse ouvrent le feu sur deux navires vénitiens qui réussisent à forcer le passage en venant de mer Noire, non sans avoir éprouvé une grande crainte face aux tirs turcs. Le 25 novembre en revanche, le navire vénitien d'Antonio Erizzo est coulé, les survivants sont capturés et empalés sur les rives du détroit. Mehmet ordonne alors à Urban de fabriquer des canons deux fois plus gros, capables de tirer des projectiles de 450 kg !
Vénitiens et Génois hésitent à dégarnir leurs forces en Italie pour sauver Byzance. Les Vénitiens souhaitent aussi maintenir leurs relations commerciales avec le sultan. A Gênes, on s'inquiète surtout pour la colonie de Galata et pour celles de la mer Noire. Le gouvernement ne s'engage pas mais laisse libre cours aux initiatives privées : on conseille au podestat de Galata de faire profil bas, de ne pas provoquer les Turcs. Le pape voit enfin l'occasion de procéder à l'incorporation de l'Eglise byzantine à l'Eglise de Rome. Le cardinal Isidore, métropolite déchu de Kiev récupéré par l'Eglise romaine, arrive à bord d'une galère vénitienne dès novembre 1452. Il amène avec lui une compagnie d'archers, des fabricants de canons de Naples et a aussi recruté des soldats à Chios. Les 200 hommes d'Isidore sont vus par les Byzantins comme l'avant-garde d'une armée beaucoup plus importante... alors qu'en fait, le peuple et une partie du clergé n'acceptent pas l'union avec Rome. Le 12 décembre 1452, à Sainte-Sophie, le cardinal Isidore officialise l'union entre Rome et Constantinople, mais l'acte est mal vu par la population et même par de grands dignitaires comme Luc Notaras, qui aurait déclaré préférer le turban des Turcs à la mitre des Latins, bien que ces propos soient sans doute apocryphes.
En janvier 1453, Mehmet II obtient l'approbation de son conseil pour la prise de Constantinople. L'élite ottomane se divise cependant entre les feudataires plutôt partisans d'une guerre frontalière plus ou moins autonome inspirée par la tradition des ghazis, et les hommes du sultan, « esclaves de la Porte », qui lui doivent tout et qui penchent plutôt pour un renforcement de l'Etat toujours plus centralisé. Le sultan Mehmet II a auprès de lui des partisans des deux politiques. Les armées islamiques rêvent de conquérir Constantinople depuis le VIIème siècle. D'ailleurs, Mehmet II et ses prédécesseurs se sont intitulés « sultan des Romains », ce qui montre bien leurs ambitions. Les musulmans plus orientaux appellent fréquemment les Ottomans du noms de « Rumiyun ». Pour jauger le soutien que la population apporte à son entreprise contre Constantinople, Mehmet n'hésite pas à se déguiser en soldat pour parcourir les tavernes d'Andrinople avec ses conseillers.
Le gouverneur militaire des provinces européennes, Dayi Karadja Bey, reçoit l'ordre de lever une armée pour s'emparer des villes de la côte de Thrace. Les cités au bord de la mer Noire se rendent pour éviter la mise à sac. Sélybrie et Périnthe, sur la mer de Marmara, tentent de résister : elles sont prises, pillées, leurs murailles démantelées. En octobre 1452, Mehmet a envoyé dans le Péloponnèse une armée pour occuper les troupes du despotat de Morée et les empêcher de soutenir Constantinople. Le sultan construit également une flotte : concentrée à Gallipoli, elle regroupe des trirèmes, des birèmes, des fustes, d'autres galères et des navires de transport. Elle est commandée par le gouverneur de Gallipoli, Suleiman Baltoglu. Fin mars, la flotte remonte les Dardanelles et débouche en mer de Marmara, à la consternation des Byzantins. Les chiffres varient selon les sources mais elle comprend au moins 6 galères, 18 galiotes et 16 navires de ravitaillement, avec une myriade de navires plus petits, fustes et autres.
Au total, l'armée de Mehmet regroupe alors 80 000 soldats réguliers et peut-être 20 000 irréguliers. L'élite est constituée de 12 000 janissaires. Mais si Mehmet se risque à attaquer Constantinople, c'est que ses fondeurs de canons lui donnent enfin la possibilité d'ébranler les murailles. Urban, après avoir fondu le canon de Rumeli Hisar qui coule le navire vénitien, en fabrique un second en janvier 1453. Long de 8 mètres, il est tiré par 60 boeufs et 700 hommes le manoeuvrent. Mehmet assiste au premier tir à Andrinople : le boulet parcourt un kilomètre et demi avant de toucher sa cible.
En face, Constantin XI s'active frébrilement pour mettre Constantinople en état de défense. Pendant l'hiver 1452-1453, il envoie des navires en mer Egée pour accumuler les provisions. Les défenses de Constantinople sont renforcées, l'argent des églises confisqué pour payer la troupe. La population dégage d'elle-même les douves. Mais les alliés potentiels sont sous la menace du Turc ou se désintéressent du sort de la ville. Le despote Georges de Serbie soutient les Ottomans et envoie même un contingent à Mehmet. Les Vénitiens répondent dès février 1452 qu'ils fourniront seulement des fournitures militaires, rien de plus. La Sérénissime est en effet plus préoccupée de favoriser les relations commerciales avec la puissance montante ottomane que de secourir un empire byzantin déjà considéré comme perdu. Cependant, la colonie vénitienne, dirigée par son bailli Girolamo Minotto, reste pour défendre Constantinople, avec 1 000 hommes et des grands noms de la Sérénissime : Cornaro, Mocenigo, Contarini, Venier. Le médecin de bord Nicolo Barbaro a laissé un des compte-rendus les plus honnêtes du siège. Parmi les Vénitiens, Giacomo Coco, qui commandait l'un des navires ayant échappé à Rumeli Hisar. Cependant, le 26 février 1453, 6 navires et 700 Vénitiens désobéissent à la volonté de Minotto et s'enfuient de Constantinople. Des Génois, Maurice Cattaneo, Jérôme et Léonard de Langasco, les trois frères Bocchiardo, équipent et amènent à leurs frais une petite compagnie de soldats. Le 29 janvier 1453 arrive Giovanni Gustiniani Longo, jeune noble génois, avec 700 hommes, 400 recrutés à Gênes et 300 à Chio et Rhodes. Etant donné qu'il a une réputation de bon défenseur des villes fortifiées, l'empereur le nomme commandant des murailles terrestres avec le rang de protostrator, lui donnant également l'île de Lemnos en récompense de ses services. Gustiniani parvient, tant bien que mal, à obtenir le concours des Vénitiens. La colonie catalane de Constaninople, avec son bailli Péré Julia, participe aussi à la défense. Un aristocrate de Castille, Don Francisco de Tolède, est également présent. Le prince turc Orhan offre ses services et ceux de sa maison à Constantin XI.
Les Vénitiens sont cependant préoccupés d'assurer la sécurité de leurs convois jusqu'en mer Noire. Gabriele Trevisan est envoyé à Constantinople pour aider à la défense de la ville si nécessaire. Le Sénat vénitien décide aussi d'envoyer deux transports avec chacun 400 hommes, escortés par 15 galères, pour le 8 avril. Les Vénitiens de Crète expédient également deux navires en Eubée commandés par Zaccario Grioni. Finalement, c'est Giacomo Loredan qui prend la tête du convoi destiné à Constantinople. Mais cette flotte ne sera pas rassemblée avant la conclusion du siège.