Chronique d'un désastre annoncé
Général (2s) Antoine Martinez, chroniqueur, essayiste.
Le 29 novembre dernier, Donald Tusk, président du Conseil européen, et Ahmet Davutoglu, premier ministre turc, se sont mutuellement félicités après l'annonce d'un accord turco-européen qui prévoit que la Turquie s'engage à contenir le flot de réfugiés en échange de contreparties politiques et financières, à savoir la relance des négociations d'adhésion à l'Union européenne (UE) et une enveloppe de 3 Mds €.
Cet accord constitue non seulement un véritable marché de dupes accepté en position d'extrême faiblesse, sous la pression du flux massif et incontrôlé de migrants depuis plusieurs mois mais également engagé de façon totalement insensée par des responsables politiques de l'Union européenne – technocrates non élus – qui n'ont jamais reçu mandat des peuples membres de cette Union pour y faire entrer un pays non européen et de surcroît musulman. Il s'agit là d'une décision irresponsable car ne correspondant pas au projet initial de l'Union européenne et contraire à ses intérêts et à ceux de ses peuples. Elle accorde, en outre, des milliards d'euros dont personne ne contrôlera l'usage ainsi que la suppression des visas pour près de 80 millions de citoyens turcs. Elle conforte aujourd'hui la position de force acquise par la Turquie qui joue un rôle plus que trouble et qui exerce un chantage inacceptable parce que l'UE a été et est incapable de protéger ses frontières extérieures.
De plus, le silence complice de nos gouvernants est assourdissant et inquiétant car cet accord est inconséquent et suicidaire pour l'Europe qui s'achemine vers un désastre annoncé pour la simple raison que la Turquie ne peut être ni un membre de l'Union européenne, ni un partenaire dans la crise actuelle des migrants, ni un allié dans la lutte contre l'État islamique.
En premier lieu, la Turquie ne doit pas être admise au sein de l'UE, même si sa candidature a pu être acceptée de façon irresponsable lors du Conseil européen d'Helsinki, le 11 décembre 1999, et des négociations engagées depuis. Il s'agit d'une question de bon sens qui en fait une question de principe. En effet, la première des conditions à remplir pour un pays candidat est d'être un pays européen. Or, géographiquement la Turquie s'étend sur ce que, depuis l'Antiquité, les géographes ont dénommé «Asie Mineure». Nul ne peut le contester. Le nier c'est refuser d'accepter la réalité et s'exposer à des erreurs de jugement qui peuvent conduire à des fautes politiques dont les conséquences ne sont pas mesurables immédiatement.
La géographie disqualifie donc la Turquie comme futur membre de l'UE qui aurait, de fait, une frontière commune avec la Syrie, l'Irak, l'Iran. C'est simplement insensé. Elle discrédite également ceux qui ont accepté sa candidature et qui continuent de la soutenir. Par ailleurs, sur le plan historique, les relations entre l'Europe et la Turquie au fil des siècles ont été plus que complexes et difficiles. La bataille de Lépante (1571), le siège de Vienne (1683), le refoulement des Turcs des Balkans aux XVIIIe et XIXe siècles sont bien la marque d'un antagonisme profond dans la relation Europe-Turquie. Cet antagonisme a d'ailleurs posé depuis longtemps à l'Europe la question de son identité et a été un élément important dans l'émergence d'une conscience européenne. Il ne faut pas oublier que la conquête ottomane a causé, notamment chez les populations chrétiennes des Balkans, un traumatisme dont les conséquences ne sont toujours pas surmontées aujourd'hui.
Enfin, culturellement la Turquie appartient à une civilisation différente par ses valeurs de celle de l'Europe chrétienne issue de l'Antiquité gréco-romaine, de l'humanisme de la Renaissance, des idées des Lumières et de la Révolution française de 1789. Là aussi la géographie y a laissé son empreinte car tout sépare un espace, européen, façonné par l'héritage judéo-chrétien qui a su dissocier le spirituel du temporel d'un autre espace, moyen-oriental, modelé par l'Islam.
Il faut donc accepter l'évidence: ni géographiquement, ni historiquement, ni culturellement la Turquie n'est un pays européen. C'est un fait intangible, incontournable qui s'impose à tous et nos gouvernants seraient bien inspirés – par simple bon sens – de l'admettre et de le dire. Ce serait faire preuve de sagesse politique et, s'ils en sont incapables, qu'ils demandent son avis au peuple directement concerné car il s'agit de son avenir et de celui de l'Europe. Que les peuples européens soient consultés.
Ensuite, dans la crise actuelle des flux migratoires massifs qui sévit depuis plus d'un an et qui submerge l'Europe après avoir provoqué l'éclatement de Schengen et mis en évidence l'incompétence et la passivité criminelles des dirigeants de l'Union européenne, la Turquie ne peut pas être considérée comme un partenaire pour résoudre un problème majeur qui résulte précisément d'une action délibérée et mûrement réfléchie de sa part.
Il faut bien comprendre que la Turquie – pays ami et allié militaire au sein de l'OTAN, pays laïc depuis près d'un siècle par la volonté d'un homme, Atatürk, visionnaire imprégné des principes de 1789, nourri par les auteurs des Lumières et par Napoléon, qui imposa par la force «l'européanisation» de son pays – n'a plus rien de commun avec celle de M. Erdogan et des islamistes au pouvoir aujourd'hui. En effet, deux phrases prononcées par ces deux dirigeants turcs pourraient résumer leur philosophie et leur action à l'opposé l'une de l'autre :
– «Les peuples non civilisés sont condamnés à rester dans la dépendance de ceux qui le sont. Et la civilisation, c'est l'Occident, le Monde moderne dont la Turquie doit faire partie si elle veut survivre. La nation est décidée à adopter exactement et complètement, dans le fond et dans la forme, le mode de vie et les moyens que la civilisation contemporaine offre à toutes les nations. » C'est ce que s'est attaché à réaliser Atatürk et qui s'est perpétué jusqu'au début des années 2000.
Mais cette longue période pourrait ne représenter qu'une parenthèse de l'histoire de ce pays et n'être plus désormais qu'un souvenir en raison de la réislamisation de la société engagée par M. Erdogan qui rêve du retour de la puissance ottomane rétablissant le califat :
– «Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les mosquées nos casernes.» C'est ainsi que dès le début des révolutions survenues dans le monde arabo-musulman avec le «printemps arabe» la Turquie, ainsi que l'Arabie saoudite et le Qatar ont soutenu activement les djihadistes notamment d'Al-Nosra, Ahrar-al-Sham, Ghouraba-al-Sham et Fatah-al-Islam avec pour objectif le renversement du régime laïc du président Bachar el Assad contribuant, de ce fait, au développement de la guerre civile sur le territoire de la Syrie.
La Turquie est donc responsable, pour partie, comme tous ceux qui soutiennent les djihadistes, des 250 000 morts attribués au seul président syrien ainsi que de l'exode du peuple syrien vers le Liban, la Jordanie et la Turquie, et, depuis plusieurs mois, vers l'Europe. On peut même affirmer que l'invasion migratoire que subit l'Europe depuis plusieurs mois a été non seulement favorisée mais programmée par la Turquie avec deux autres partenaires, la Libye et l'État islamique. La Turquie avait en effet des comptes à régler avec l'UE qui avait bloqué, depuis deux ans, les négociations de sa candidature. Cette punition imposée à l'Europe, qui s'est elle-même affaiblie et privée de toute défense, constitue une attaque sans précédent des nations européennes, visant la déstructuration en profondeur de nos sociétés et de leurs valeurs avec une arme redoutable, la démographie.
La Turquie, qui considère être en position de force aujourd'hui, ne contiendra donc pas le flot des migrants qui sera bientôt complété par celui des citoyens turcs, dès la suppression prochaine des visas obtenue dans l'accord UE/Turquie. Elle accentuera son avantage dans l'optique de son projet de rétablissement de la puissance ottomane, voire de reconquête avec une arme capable de transformer à terme les sociétés : la démographie.
Enfin, la Turquie n'est pas un allié dans la lutte contre l'État islamique. En effet, deuxième armée de l'OTAN, vassale des États-Unis, la Turquie est engagée, avec d'autres, depuis l'émergence du «printemps arabe» , dans un combat visant à faire tomber le régime syrien de Bachar-el Assad, régime laïc ce qui est insupportable pour des musulmans, notamment d'obédience sunnite. Alors, les dirigeants turcs participent non seulement indirectement mais directement au soutien des différentes factions islamistes et djihadistes et de l'État islamique. La situation géographique de la Turquie en a fait un passage géostratégique exploité par ses dirigeants pour le transfert des djihadistes venus des pays d'Europe et d'Asie. Par ailleurs, des livraisons et des ventes d'armes ont lieu ainsi que des soins sanitaires prodigués aux djihadistes blessés dans des hôpitaux en échange de pétrole. D'ailleurs, des journalistes turcs d'opposition ont été récemment inculpés pour avoir dévoilé et publié des articles sur ces livraisons d'armes par les services secrets turcs. En outre, des membres des forces spéciales turques sont engagés dans la partie nord de la Syrie en soutien de factions djihadistes turkmènes. La Turquie fait croire qu'elle participe à la lutte contre l'État islamique alors que dans cette guerre ses seuls objectifs sont le renversement du régime syrien actuel et l'affaiblissement, voire la neutralisation des milices kurdes qui se battent contre les djihadistes et qui sont considérées comme un danger sur le plan politique pour l'État turc.
Mais d'autres développements récents de cette guerre confirment bien que la Turquie n'est certainement pas un allié dans la lutte contre l'État islamique. En effet, elle s'est opposée à la Russie dès l'engagement direct de cette dernière en Syrie contre l'État islamique. Cet engagement russe a provoqué des changements notables sur le terrain en desserrant notamment l'étau qui s'exerçait sur les troupes du régime syrien. Il faut également mentionner qu'au cours d'une des missions exécutées par l'aviation russe, dans le nord-ouest de la Syrie, contre des milices turkmènes, une dizaine de membres des forces spéciales turques engagées aux côtés des djihadistes ont été tués. Et c'est ce qui a conduit à l'incident au cours duquel un chasseur-bombardier russe a été abattu par l'aviation turque. Contrairement aux allégations turques, l'avion russe évoluait dans l'espace aérien syrien, à proximité de la frontière turque et ce sont deux F-16 turcs qui ont pénétré dans le ciel syrien. Il s'agit, en fait, d'une mesure de représailles décidée après la perte des membres des forces spéciales turques.
Comble d'hypocrisie et de cynisme, certaines sources de renseignement confirment que le Pentagone avait été tenu informé de cette opération programmée et que Ankara a consulté Washington avant d'abattre l'avion russe. Doit-on en conclure que les États-Unis ne souhaitent pas la mise sur pied d'une coalition unique avec une Russie trop déterminée aux avant-postes dans la lutte contre l'État islamique ? Cela ne mettrait-il pas en évidence l'emploi ambigu de l'OTAN au seul service des intérêts géopolitiques et géostratégiques des États-Unis hostiles au retour de la Russie sur la scène internationale... ?
Général (2s) Antoine Martinez,7/12/2015
http://www.europesolidaire.eu