On aimerait voir nos dirigeants faire preuve d’autant d’intransigeance et de pugnacité pour faire prévaloir les intérêts de la France.
Qu’un Hongrois, aujourd’hui encore, éprouve un ressentiment toujours renouvelé contre le traité de Trianon qui a amputé son pays de la moitié de son territoire et de sa population ; qu’un Turc, aujourd’hui encore, cultive la nostalgie de cette grande construction disparate et disparue que fut l’empire ottoman ; qu’un Français – oui, même un Français – aujourd’hui encore, regrette le temps pas si ancien où la France donnait le ton au monde et imprimait sa marque sur l’histoire, c’est ce qu’il est aisé de comprendre pour peu que l’on unisse un peu de culture et un peu de sensibilité, et c’est la clé de bien des comportements actuels. Mais ce genre de considération échappe manifestement à un grand journal comme Le Monde, soit qu’il lui passe au-dessus de la tête, soit qu’il le traite par-dessous la jambe.
Commentant l’autre jour la façon dont Vladimir Poutine s’y est pris pour faire échouer in extremis l’accord qui devait sceller l’association de l’Ukraine à l’Union européenne, le journal du soir stigmatisait dans un éditorial au vitriol dont on ne sait s’il relevait davantage de l’inconscience ou de la mauvaise foi les « bonnes vieilles tactiques soviétiques » dont aurait usé le président russe « qui ne recule devant rien ».
Qu’a donc dit, qu’a donc fait Poutine pour mériter d’être ainsi assimilé à feu Brejnev, à feu Khrouchtchev, à feu Staline et implicitement accusé de ressusciter les pratiques en vigueur du temps de l’impérialisme communiste ? A-t-il menacé le pays voisin d’une intervention militaire ? A-t-il massé ses divisions blindées, a-t-il mis en alerte rouge ses missiles et ses sous-marins ? Non, Medvedev et lui-même ont simplement averti leurs homologues ukrainiens que s’ils cédaient à l’attraction de l’Union européenne, ils paieraient deux fois plus cher les fournitures de gaz russe aussi nécessaires à leur industrie qu’indispensables à leur confort et que la Russie se fermerait à l’exportation de leurs produits agricoles. A eux de choisir. C’était dur mais de bonne guerre, de celles qui ne mettent pas la paix en danger.
Lorsque Vladimir Poutine était jeune homme, l’ombre de l’U.R.S.S. s’étendait sur la moitié de la planète et le bloc communiste faisait en apparence jeu égal avec le monde capitaliste. Il y a vingt ans, non seulement, après la Chine et le Vietnam, l’Europe de l’Est retrouvait son indépendance, mais l’U.R.S.S. explosait et la Russie, dans un contexte de démission, de corruption et d’humiliation, réduite comme une peau de chagrin, était ramenée à des frontières antérieures à celles que les tsars, au terme des trois siècles de la dynastie des Romanov, lui avaient données.
De cette blessure, de ce traumatisme, ni le pays ni son président ne se sont remis. Maître tout puissant d’une Russie résiduelle à laquelle il veut rendre son rang de grande puissance, Poutine, dans un patient et continuel effort qui l’apparente aux bâtisseurs d’Etats-nations que furent Richelieu, Cavour ou Bismarck, restaure et reconstruit pierre à pierre l’édifice délabré que lui ont légué ses prédécesseurs immédiats. D’ores et déjà, la Biélorusssie, le Kazakhstan, l’Arménie, l’Azerbaidjan ont adhéré à cette Union douanière qui prélude à l’Union eurasienne dont rêve Poutine et qui donnerait une réalité concrète à la très ectoplasmique Communauté des Etats indépendants.
Dans la grande partie d’échecs qu’a engagée Poutine, l’Ukraine est évidemment une pièce essentielle, l’Ukraine tiraillée entre une appétence pour l’Union européenne et les avantages qu’elle en escompte et son appartenance affective, culturelle, historique, ethnique à l’ensemble russe. Quelles qu’aient été les vicissitudes des rapports entre les deux pays, si attachés que soient les Ukrainiens uniates de l’Ouest à leur autonomie, Kiev, Kharkov, Odessa et Sébastopol sont aussi évidemment russes tout en étant ukrainiennes que Barcelone, Gérone et Tarragone sont espagnoles tout en étant catalanes, que Saint-Sébastien, Bilbao et Santander sont espagnoles tout en étant basques.
Le projet de Poutine, qui n’est pas plus insensé ni monstrueux que le sont ses méthodes est clairement de faire rentrer l’Ukraine comme les autres partenaires de l’Union douanière au bercail de la grande Russie. D’où le chantage qui a fait rebasculer Kiev du côté de Moscou au moment où Bruxelles lui tendait les bras.
Que voulez-vous, Poutine est un patriote russe. Il faudra bien s’y faire, et plutôt que de le stigmatiser, on aimerait, surtout ces derniers temps, voir nos dirigeants et nos diplomates faire preuve, face aux Etats-Unis, face à l’Allemagne, face à la Commission, d’autant d’intransigeance et de pugnacité que lui pour faire prévaloir sur la scène internationale les intérêts d’un pays qui s’appelle encore la France.
Dominique Jamet http://www.voxnr.com/cc/etranger/EFlVFVAluAaolBAwIp.shtml